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Date : 20030626

Dossier : A-577-01

Référence : 2003 CAF 284

CORAM :       LE JUGE DESJARDINS

LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE NOËL

ENTRE :

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                                       appelante

                                                                                   et

                                                                       KRUCO INC.

                                                                                                                                                           intimée

                                       Appel entendu à Montréal (Québec) le 28 mai 2003.

                                          Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le 26 juin 2003.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                            LE JUGE NOËL

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                          LE JUGE DESJARDINS

                                                                                                                            LE JUGE LÉTOURNEAU


Date : 20030626

Dossier : A-577-01

Référence : 2003 CAF 284

CORAM :       LE JUGE DESJARDINS

LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE NOËL

ENTRE :

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                                       appelante

                                                                                   et

                                                                       KRUCO INC.

                                                                                                                                                           intimée

                                                           MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NOËL


[1]                 Il s'agit d'un appel interjeté à l'encontre d'une décision du juge Dussault de la Cour canadienne de l'impôt (publiée sous Kruco Inc. c. La Reine, 2001 DTC 668; [2001] 4 C.T.C. 2053), accueillant l'appel interjeté par le contribuable à l'encontre de sa cotisation pour l'année d'imposition 1989 et renvoyant l'affaire au ministre du Revenu national (le ministre) pour un nouvel examen et une nouvelle cotisation en tenant pour acquis que les rajustements de 23 518 455 $ au total concernant les crédits d'impôt à l'investissement de Kruger et de l'une de ses filiales, lesquels rajustements sont attribuables aux actions du capital social de Kruger détenues par l'appelante, ne sont pas autorisés par le paragraphe 55(2) de la Loi de l'impôt sur le revenu (la Loi).

Introduction

[2]                 La question en litige porte sur la notion de revenu protégé découlant du paragraphe 55(2) :



55(2) Lorsqu'une corporation résidant au Canada a reçu, après le 21 avril 1980, un dividende imposable à l'égard duquel elle a droit à une déduction en vertu du paragraphe 112(1) ou 138(6), comme partie d'une opération ou d'un événement ou d'une série d'opérations ou d'événements (sauf comme partie d'une série d'opérations ou d'événements qui ont commencé avant le 22 avril 1980) dont l'un des objets (ou, dans le cas d'un dividende visé au paragraphe 84(3), dont l'un des résultats) a été de diminuer sensiblement la partie du gain en capital qui, sans le dividende, aurait été réalisée lors d'une disposition d'une action du capital-actions à la juste valeur marchande, immédiatement avant le dividende et qui pourrait raisonnablement être considérée comme étant attribuable à quoi que ce soit qui n'est pas du revenu gagné ou réalisé par une corporation après 1971 et avant l'opération ou l'événement ou le début de la série d'opérations ou d'événements visés à l'alinéa (3)a), nonobstant tout autre article de la présente loi, le montant du dividende (à l'exclusion de la partie de celui-ci, si partie il y a, qui est assujettie à l'impôt en vertu de la Partie IV qui n'est pas remboursé en raison du paiement d'un dividende à une corporation lorsqu'un tel paiement fait partie de la série d'opérations ou d'événements)a) est réputé ne pas être un dividende reçu par la corporation;

b) lorsqu'une corporation a disposé de l'action, est réputé être le produit de disposition de l'action, sauf dans la mesure où il est inclus par ailleurs dans le calcul de ce produit; et

55(2) Where a corporation resident in Canada has after April 21, 1980 received a taxable dividend in respect of which it is entitled to a deduction under subsection 112(1) or 138(6) as part of a transaction or event or a series of transactions or events (other than as part of a series of transactions or events that commenced before April 22, 1980), one of the purposes of which (or, in the case of a dividend under subsection 84(3), one of the results of which) was to effect a significant reduction in the portion of the capital gain that, but for the dividend, would have been realized on a disposition at fair market value of any share of capital stock immediately before the dividend and that could reasonably be considered to be attributable to anything other than income earned or realized by any corporation after 1971 and before the transaction or event or the commencement of the series of transactions or events referred to in paragraph (3)(a), notwithstanding any other section of this Act, the amount of the dividend (other than the portion thereof, if any, subject to tax under Part IV that is not refunded as a consequence of the payment of a dividend to a corporation where the payment is part of the series of transactions or events)

(a) shall be deemed not to be a dividend received by the corporation;

(b) where a corporation has disposed of the share, shall be deemed to be proceeds of disposition of the share except to the extent that it is otherwise included in computing such proceeds; and

c) lorsqu'une corporation n'a pas disposé de l'action, est réputé être un gain de la corporation pour l'année au cours de laquelle le dividende a été reçu de la disposition d'un bien en immobilisation.

(c) where a corporation has not disposed of the share, shall be deemed to be a gain of the corporation for the year in which the dividend was received from the disposition of a capital property.

[C'est nous qui soulignons]

[3]                 L'alinéa 55(5)c), également pertinent à l'issue du présent appel, précise ce qui suit :

55(5) Aux fins du présent article :

[...]

c)

le revenu gagné ou réalisé par une corporation pour toute une période au cours de laquelle elle était une corporation privée est réputé être son revenu pour la période déterminé par ailleurs en supposant qu'aucun montant n'a été déductible par la corporation en vertu de l'alinéa 20(1)gg) ou de l'article 37.1;

[...]

55(5) For the purposes of this section,

...

(c)

the income earned or realized by a corporation for a period throughout which it was a private corporation shall be deemed to be its income for the period otherwise determined on the assumption that no amounts were deductible by the corporation by virtue of paragraph 20(1)(gg) or section 37.1;

...


[4]                 Bien que cette expression ne figure pas dans la Loi, la notion de revenu protégé est utilisée dans le domaine fiscal pour désigner le montant à concurrence duquel les dividendes non imposables versés à des sociétés peuvent être versés sans pour autant donner lieu à un gain en capital en vertu du paragraphe 55(2). De manière générale, le revenu protégé correspond aux revenus gagnés ou réalisés par une corporation après 1971, sous réserve des nuances dont il sera question ci-après, lesquelles font l'objet du présent appel.

Les faits

[5]                 Les faits pertinents sont énoncés en détails dans la décision visée par l'appel et il n'est donc pas nécessaire de les répéter. Il est suffisant dans la présente instance de s'en remettre à l'exposé sommaire suivant.

[6]                 Pendant toute la période pertinente à l'application du paragraphe 55(2) et de l'alinéa 55(5)c), Kruger était une corporation privée.

[7]                 Avant le 30 août 1989, l'intimée était actionnaire minoritaire de Kruger, détenant 3 627 100 actions ordinaires (32,493 %) et 100 actions privilégiées de son capital social.

[8]                 À partir de 1986, un différend est survenu entre l'intimée et la haute direction de Kruger. L'intimée a déposé plusieurs demandes en vertu de la Loi sur les corporations commerciales canadiennes, alléguant différentes actions et omissions qui auraient constitué de l'oppression à son encontre à titre d'actionnaire minoritaire.


[9]                 Le 25 août 1989, les parties sont parvenues à un règlement en vertu duquel Kruger rachetait les 3 627 100 actions ordinaires et les 100 actions privilégiées de son capital social détenues par l'intimée, en contrepartie de 99 000 000 $ et de 100 $ respectivement, ouvrant la voie à un dividende en vertu de la Loi, au titre du paragraphe 84(3).

[10]            Dans le cadre de ce règlement, Kruger s'est engagée à ce qu'au moins 70 000 000 $ de revenus protégés soient affectés au rachat des actions ordinaires.

[11]            Dans sa déclaration de revenu pour l'exercice 1989, l'intimée a pris pour acquis qu'un dividende de 73 000 000 $ avait été payé à même des revenus protégés. Elle a donc déclaré un gain en capital de 17 027 105 $, conformément au paragraphe 55(2).

[12]            En cotisant l'intimée, le ministre a procédé à trois rajustements négatifs concernant les revenus protégés de l'intimée, dont deux ont été rejetés par le juge de la Cour de l'impôt. Le premier de ces rajustements portait sur les crédits d'impôt à l'investissement pour les biens admissibles dont se sont prévalus Kruger et l'une de ses filiales depuis 1971. Plus particulièrement, ces crédits, une fois réclamés, ont entraîné une réduction du coût en capital (ou sa fraction non amortie) des biens en cause, en application de l'alinéa 13(7.1)e) et du sous-alinéa 13(21)f)(vii) de la Loi.


[13]            En conséquence, le ministre a également procédé à un rajustement négatif du calcul du revenu protégé au motif que le montant réduit en vertu duquel la déduction pour amortissement pouvait être réclamée donnait lieu à un revenu fictif, à savoir [traduction] « un revenu reconnu dans le calcul du revenu en vertu de la Division B de la Partie I de la Loi, bien qu'il ne soit appuyé par aucune entrée additionnelle de fonds » (exposé des faits et du droit de l'appelante, paragraphe 4). Cette modification a entraîné un rajustement négatif de 66 024 068 $, dont 32,493 % ou 21 453 200 $ ont été affectés aux actions détenues par l'intimée.

[14]            Le deuxième rajustement effectué par le ministre découle de l'application de l'alinéa 12(1)t), qui exige que les crédits d'impôt à l'investissement soient directement inclus dans le revenu lorsque l'alinéa 13(17.1)e) et le sous-alinéa 13(21)f)(vii) ne s'appliquent pas. Une fois encore, le ministre était d'avis que cette inclusion n'était pas appuyée par une entrée de fonds correspondante, donnant par conséquent lieu à ce qu'il appelle des revenus fictifs. Des 6 355 999 $ de rajustement découlant de cette modification, 2 065 255 $ ont été attribués aux actions de l'intimée.

[15]            En procédant à ces rajustements d'impôt, l'agent de l'évitement fiscal du ministre, Pierre Jolin, a déclaré qu'il s'était appuyé sur le texte d'un exposé présenté en 1981 par John R    Robertson, de Revenu Canada, lors de la conférence annuelle de la l'Association canadienne d'études fiscales. Dans son exposé, M. Robertson a énoncé 22 propositions concernant le calcul du revenu protégé, communément appelées les règles de Robertson dans le milieu fiscal. Plus particulièrement, le ministre s'est appuyé sur la règle xx de Robertson, qui se lit comme suit dans sa version française :

Tout montant qui a été inclus dans le revenu imposable qui ne représente pas un revenu véritablement gagné par la corporation (...), notamment un revenu fictif, doit être déduit.


[16]            M. Jolin a reconnu que le premier rajustement n'était pas, au sens strict, lié au revenu fictif mais qu'il était plutôt une conséquence du rejet de la déduction d'une dépense réellement encourue en raison de l'alinéa 13(7.1)e) et du sous-alinéa 13(21)f)(vii) de la Loi. Il a en outre expliqué que le motif justifiant ce rajustement était toutefois semblable à celui se rapportant au revenu fictif (transcription de l'interrogatoire préalable, cahier d'appel, volume I, questions 201 à 206). Le témoignage ne fait aucune allusion au fait que la déduction en cause était optionnelle.

[17]            En appel devant la Cour canadienne de l'impôt, l'intimée a contesté les trois rajustements négatifs effectués par le ministre concernant le calcul du revenu protégé de Kruger. Le juge de la Cour de l'impôt a accueilli l'appel en partie, concluant que les deux rajustements relatifs aux crédits d'impôt à l'investissement n'étaient pas justifiés. Cette décision fait l'objet du présent appel.

Motifs de la décision du juge de la Cour de l'impôt

[18]            Le juge de la Cour de l'impôt a estimé que « revenu gagné ou réalisé » au paragraphe 55(2) doit être interprété comme se rapportant au revenu pour fins fiscales. Le « revenu gagné ou réalisé » d'une corporation privée est réputé, en vertu de l'alinéa 55(5)c), être son revenu déterminé par ailleurs en supposant qu'aucun montant n'était déductible par la corporation en vertu de l'alinéa 20(1)gg) ou de l'article 37.1 de la Loi. Les motifs font mention de la décision du juge Sarchuk dans 454538 Ontario Ltd. c. M.R.N., 93 DTC 427, où il a été décidé que le revenu déterminé par ailleurs signifiait le revenu déterminé en vertu de la Division B, Partie I de la Loi.


[19]            Aux termes du paragraphe 55(2) et de l'alinéa 55(5)c), le juge de la Cour de l'impôt a déterminé que les rajustements apportés au revenu protégé à l'étape du calcul du revenu devaient se limiter aux rajustements prévus à l'alinéa 20(1)gg) ou à l'article 37.1 de la Loi. Si le Parlement avait eu l'intention d'autoriser d'autres rajustements, il l'aurait précisé.

[20]            À cet égard, le juge de la Cour de l'impôt a reconnu que certains rajustements pouvaient être effectués sans avoir d'incidence sur le calcul du revenu d'un contribuable. Effectivement, des rajustements peuvent et doivent être faits concernant la trésorerie et les postes du bilan, sans qu'ils n'aient d'incidence sur le calcul du revenu comme tel.

[21]            Dans Deuce Holdings, le juge Bell a décidé qu'un rajustement négatif du revenu protégé pouvait être fait en ce qui concerne l'impôt payé ou exigible. À la page 931, il affirme ce qui suit :

Il est logique que le paragraphe 55(2) tienne compte du fait que le produit qui aurait été réalisé, si ce n'avait été du dividende, lors de la disposition d'une action à la juste valeur marchande immédiatement avant le dividende, aurait été calculé après impôt. La juste valeur marchande d'une action, en ce qui concerne l'élément « revenu » , serait établie sur la base après impôt. Aucun acheteur rationnel ne paierait une action du capital-actions d'une corporation sans tenir compte de l'impôt payé ou payable sur le revenu de cette corporation.

[22]            De la même manière dans Gestion Jean-Paul Champagne inc. c. M.R.N. 97 DTC 155, le juge Lamarre Proulx a estimé que des rajustements pouvaient être effectués pour des bénéfices déjà distribués, notamment sous forme de dividendes, de même que pour des dépenses non déductibles.


[23]            Le juge de la Cour de l'impôt a explicitement rejeté l'argument du ministre voulant que des rajustements négatifs puissent être effectués pour ce qu'il appelle un revenu fictif, à savoir le revenu découlant des crédits d'impôt à l'investissement réclamés par l'appelante. L'argument du ministre est fondé sur la décision de la Cour dans Canada c. Brelco Drilling Ltd. [1999] 4 C.F. 35, dans laquelle il été statué que le revenu protégé s'entendait du revenu protégé « en mains » , c.-à-d. le revenu disponible.

[24]            Le juge de la Cour de l'impôt a établi une distinction entre la présente instance et Brelco au motif que dans cette affaire, le rajustement en cause (qui découlait des pertes de sociétés étrangères affiliées) n'avait aucune incidence sur le calcul du revenu. D'après lui, ces montants pouvaient à juste titre être déduits du revenu protégé, à condition qu'ils correspondent au mouvement de trésorerie indiqué dans le bilan et qu'ils n'aient pas d'incidence sur le calcul du revenu.

[25]            Dans la présente instance, le juge de la Cour de l'impôt a estimé que les rajustements effectués par le ministre avaient une incidence sur le calcul du revenu. En procédant aux rajustements négatifs, le ministre a soustrait du revenu protégé des montants « qui font partie du revenu au sens fiscal établi comme base d'imposition » . À ce titre, le juge de la Cour de l'impôt a décidé que le ministre avait agi « directement àl'encontre » du libelléde l'alinéa 55(5)c) (motifs de la décision, paragraphe 84).


[26]            Répondant à l'affirmation du ministre voulant que le gain « réel » soit imposé par l'extraction du revenu fictif, le juge de la Cour de l'impôt fait remarquer que la tentative de saisir le gain « réel » était illusoire puisque la notion de revenu en vertu de la Loi (à la base du calcul du revenu protégé) est elle-même une fiction (motifs de la décision, paragraphe 83). À ce sujet, le juge de la Cour de l'impôt a donné une série d'exemples démontrant que la notion de revenu pour les fins de l'impôt diffère de la notion économique ou comptable du revenu.

[27]            Finalement, le juge de la Cour de l'impôt fait valoir que les rajustements effectués par le ministre équivalent à une double imposition. À cet égard, il s'exprime comme suit (motifs de la décision, paragraphe 84) :

... sanctionner cette position (du ministre) équivaudrait à accepter que l'augmentation du revenu au sens fiscal de Kruger par l'effet des crédits d'impôt à l'investissement ait été imposée une première fois comme revenu ordinaire entre ses mains, puis, selon l'interprétation du paragraphe 55(2) proposée par l'intimée, qu'un montant correspondant soit imposé à nouveau entre les mains de l'appelante, Kruco, comme gain en capital, ce qui va aussi manifestement à l'encontre de l'esprit des dispositions en cause.

Arguments de l'appelante

[28]            L'appelante, au nom du ministre, admet que le juge de la Cour de l'impôt a correctement décidé que le libellé de l'alinéa 55(5)c) ne l'autorise pas à déduire le revenu fictif dans la calcul du « revenu gagné ou réalisé » par une corporation (exposé des faits et du droit, paragraphes 72 et 78). Elle soutient toutefois que rien dans cette disposition n'empêche de déterminer si le revenu fictif en cause peut effectivement contribuer au gain en capital fictif découlant du paragraphe 55(2).


[29]            Selon l'appelante, le sens réputé de revenu sert uniquement de point de départ pour la détermination du revenu protégé exigée par le paragraphe 55(2). En procédant à cette détermination, il faudrait non seulement établir si ce revenu était « en mains » mais également, s'il a jamais été disponible. Le revenu fictif découlant de ces crédits d'impôt à l'investissement n'a jamais été disponible; au surplus, le gain en capital faisant l'objet du litige n'est pas « raisonnablement (...) attribuable » à ce revenu. On ne peut pas non plus affirmer que les rajustements effectués par le ministre constituent une double imposition.

[30]            En parvenant à la conclusion contraire, le juge de la Cour de l'impôt a ignoré l'objet du paragraphe 55(2) et l'expression « raisonnablement attribuable » , exigeant qu'il retire le revenu fictif découlant des crédits d'impôt à l'investissement du revenu déterminé par ailleurs en vertu de l'alinéa 55(5)c).

Analyse et décision

[31]            À mon humble avis, le juge de la Cour de l'impôt est parvenu à la bonne conclusion, essentiellement pour les motifs qu'il a exposés et que j'ai tenté de résumer aux paragraphes qui précèdent.


[32]            Les publications récentes dans le domaine fiscal indiquent qu'au moment où le paragraphe 55(2) a été promulgué, le Parlement faisait face à un dilemme fondamental en ce qui concerne le choix du meilleur outil législatif pour combattre le « dépouillement des gains en capital » . Il s'agissait de s'assurer que le gain en capital inhérent aux actions d'une corporation, attribuable à une plus-value non réalisée des actifs sous-jacents de la corporation depuis 1971 ne fasse pas l'objet d'un évitement par l'utilisation des dividendes non imposables versés à une société (paragraphe 112(1)). Parallèlement, le Parlement ne voulait pas freiner le flux de dividendes exemptés d'impôt attribuables à des revenus déjà imposés.

[33]            L'une des options envisagées par le Parlement était d'établir une définition exhaustive du compte de bénéfices par référence aux périodes de contrôle, ce qui aurait permis de mesurer exactement, lorsqu'un dividende est versé, le gain en capital inhérent aux actions et attribuable à autre chose qu'un revenu.

[34]            Toutefois, le Parlement a jugé que cette méthode était complexe et excessivement exigeante. Dans leur rapport de 1980 sur les règles relatives au dépouillement des gains en capital, Brown et McDonnell souligne ce qui suit :

[Traduction] ... la tâche liée au calcul des bénéfices au cours de ces périodes de contrôle, compte tenu des éléments complexes que cela comporte, et le fait que des dispositions de rapport complexes auraient été nécessaires pour toutes les sections visées par la réorganisation de la Loi de l'impôt sur le revenu, auraient entraîné l'ajout de plusieurs pages à la Loi. De même, la tâche liée au calcul pour chaque actionnaire, à tout le moins, et peut-être pour l'ensemble des actionnaires de toutes les corporations canadiennes, d'un montant correspondant à la totalité des bénéfices au cours de la période de contrôle pour le comparer aux dividendes réels aurait exigé un calcul gargantuesque de la part des contribuables et un lourd fardeau de surveillance pour Revenu Canada. (Brown et McDonnell, Capital Gains Strips: a Critical Review of the New Provisions, 1980 Conference Report, Association canadienne d'études fiscales, 1981, p. 60 et 61)


[35]            Le Parlement a opté pour une méthode plus ciblée et moins encombrante. Le paragraphe 55(2) prévoit (lu de pair avec l'alinéa 55(5)f)), en effet, que lorsqu'un dividende (versé ou réputé) a entraînée une réduction substantielle du gain en capital qu'aurait produit une vente fictive des actions à leur juste valeur marchande, et lorsque ce gain peut être raisonnablement attribué à autre chose qu'un « revenu gagné ou réalisé » après 1971, le dividende est réputé être un gain en capital pour ce qui concerne la proportion ainsi attribuée. Théoriquement, cette méthode permet de dégager l'impôt applicable à la portion du gain fictif attribuable à la plus-value des actifs sous-jacents tout en maintenant le régime d'exonération pour la partie du gain attribuable à un « revenu gagné ou réalisé » depuis 1971.

[36]            Ce qu'il est important de retenir dans la présente instance est qu'en établissant cette répartition, le « revenu gagné ou réalisé » est « réputé » être un revenu calculé par ailleurs (en vertu de la Loi), sous réserve uniquement des deux exceptions mentionnées à l'alinéa 55(5)c) (dans le cas des corporations privées).

[37]            Le point de départ de la répartition prévue au paragraphe 55(2) a donc été fixé par le biais d'une disposition déterminative, laissant pour seul exercice la détermination de la partie du revenu fictif pouvant être raisonnablement considérée comme étant attribuable à autre chose que ce revenu.


[38]            Il ne fait aucun doute que cet exercice exige un examen afin de vérifier si le « revenu gagné ou réalisé » est resté en mains ou est demeuré disponible pour financer le paiement du dividende. Il s'ensuit, par exemple, que les impôts ou les dividendes payés à même ce revenu doivent être extraits du revenu protégé (voir Deuce Holdings Ltd., supra et Gestion Jean-Paul Champagne inc., supra).

[39]            L'appelante soutient que le revenu fictif en cause doit être enlevé du « revenu gagné ou réalisé » selon la même logique que celle retenue pour les dividendes ou les impôts. En effet, puisque ce revenu ne correspond à aucune entrée de fonds, il ne peut être (et ne peut jamais avoir été) disponible ou en mains. Suivant cette logique, l'appelante prétend qu'il devrait être également enlevé du « revenu gagné ou réalisé » .

[40]            Le problème avec cet argument est qu'il se heurte au fait que le « revenu gagné ou réalisé » , aux fins du paragraphe 55(2), est réputé être le revenu calculé conformément à l'alinéa 55(5)c) (dans le cas des corporations privées). Cette disposition ne crée pas une présomption simple; elle est libellée de manière impérative et la situation de fait visée par la présomption doit être acceptée comme telle.

[41]            Réduire ce revenu par référence aux sorties de fonds, qui ont lieu après que le revenu ait été calculé conformément à l'alinéa 55(5)c) mais avant que le dividende ait été versé, ne heurte pas cette présomption puisque le montant réputé est accepté comme point de départ et modifié seulement par référence aux événements subséquents qui sont pertinents au calcul du paragraphe 55(2), soit les sorties de fonds effectuées après que le revenu ait été déterminé - conformément à la présomption - et qui servent à réduire le revenu auquel le gain en capital peut être « raisonnablement attribuable » .


[42]            Toutefois, ce que propose l'appelante est une modification du calcul du revenu actuellement prévu par la Loi au motif qu'une partie de ce revenu, bien que calculé et assujetti à l'impôt conformément à la Loi, n'a en réalité jamais été disponible ou en mains. Ce rajustement altère le montant réputé être un revenu gagné ou réalisé par une corporation privée au sens de l'alinéa 55(2)c) de la Loi. Bien que l'utilisation de ce revenu, une fois calculé conformément à cette disposition, doive être analysée pour déterminé s'il demeure disponible, le fait que ce revenu soit réputé par mesure législative empêche tout examen qui viserait à vérifier si ce revenu a jamais été disponible ou en mains. Pour résumer, le ministre n'est pas habilité à modifier le montant qui, par décision du Parlement, est réputé être un « revenu gagné ou réalisé » par une corporation privée aux fins du paragraphe 55(2).

[43]            S'il subsistait le moindre doute à cet égard, il suffirait de souligner les deux exceptions découlant de l'alinéa 55(5)c). Ces exceptions ajoutent effectivement au revenu réputé « gagné ou réalisé » l'ancienne déduction relative aux biens à porter à l'inventaire (alinéa 20(1)gg)) et l'ancienne déduction additionnelle au titre de la recherche et du développement (article 37.1). Comme l'appelante le soulignait à juste titre (exposé des faits et du droit, paragraphe 76), ceci confirme que ces deux déductions ne sont pas associées à des sorties de fonds réelles.


[44]            Cela démontre que le Parlement avait à l'esprit le problème que l'appelante souligne aujourd'hui et qu'il a tout de même choisi de faire en sorte que le « revenu gagné ou réalisé » d'une corporation soit réputé être le revenu calculé en vertu de la Loi, sous réserve uniquement des deux exceptions mentionnées ci-haut. Compte tenu de ce fait, on ne peut valablement prétendre que le Parlement n'avait pas l'intention de faire du revenu ainsi « réputé » un revenu immuable.

[45]            Cette courte analyse démontre que Brown et McDonnell ont correctement cerné l'intention ayant conduit à l'adoption du paragraphe 55(2) en rédigeant ce passage cité par le juge de la Cour de l'impôt, au paragraphe 82 de ses motifs :

L'objet du paragraphe 55(2) est de permettre le paiement d'un dividende libre d'impôt entre sociétés afin de diminuer le gain en capital potentiel dans la mesure où celui-ci est attribuable à la conservation d'un revenu gagné après 1971. Par ailleurs, il vise aussi à empêcher le paiement d'un dividende supérieur à ce montant afin de diminuer les gains en capital attribuables à tout ce qui ne serait pas du revenu gagné après 1971 qui a été conservé. Il y a supposition implicite que l'on peut déterminer d'une part la partie de tout gain résultant de la vente des actions qui est attribuable au revenu gagnéaprès 1971 qui a étéconservé, et d'autre part, la partie qui est attribuable à tout autre élément. Il semble être tenu pour acquis que chaque dollar de revenu gagnéaprès 1971 qui est conservéproduira une augmentation équivalente en dollars de la valeur des actions en question et qu'un gain supérieur à ce montant est nécessairement attribuable à un autre élément. [C'est nous qui soulignons].

[46]            La présomption sous-jacente au paragraphe 55(2) exige que dans le calcul du revenu protégé, l'on accorde crédit à l'intégralité du montant réputé être, par décision du Parlement, le « revenu gagné ou réalisé » d'une corporation privée. Une fois ce postulat établi, la conclusion du juge de la Cour de l'impôt voulant que le rajustement proposé par le ministre entraînerait l'imposition de montants qui ont déjà été imposés à titre de revenu devient évidente.

[47]            Je rejetterais l'appel avec dépens.


                     « Marc Noël »                             

Juge                                     

« Je souscris à ces motifs.

Alice Desjardins, juge »

« Je souscris à ces motifs.

Gilles Létourneau, juge »

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                               COUR D'APPEL FÉDÉRALE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Dossier :                     A-577-01                       

INTITULÉ :              SA MAJESTÉ LA REINE c. KRUCO INC.

                                                         

LIEU DE L'AUDIENCE :                                MONTRÉAL

DATE DE L'AUDIENCE :                              28 MAI 2003

MOTIFS DU JUGEMENT :                         LE JUGE NOËL

Y ONT SOUSCRIT :                                        LE JUGE DESJARDINS

LE JUGE LÉTOURNEAU

DATE :                        26 JUIN 2003

COMPARUTIONS :                                                    

GUY LAPERRIÈRE                                            POUR L'APPELANTE

SUSAN SHAUGHNESSY

ANDRÉ P. GAUTHIER                                                  POUR L'INTIMÉE

JOSÉE VIGEANT

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :                   

MORRIS A. ROSENBERG                                            POUR L'APPELANTE

OTTAWA (ONTARIO)

HEENAN, BLAIKIE                                           POUR L'INTIMÉE

MONTRÉAL (QUÉBEC)                                               


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