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Date : 20050506

Dossier : A-127-04

Référence : 2005 CAF 161

CORAM :       LE JUGE DÉCARY

LE JUGE NADON

LE JUGE SEXTON

ENTRE :

                                            STEPHEN SIMMS et MARLA SIMMS

                                                                                                                                            appelants

                                                                             et

                                                                WILLIAM ISEN

                                                                                                                                                  intimé

                                    Audience tenue à Toronto (Ontario), le 13 janvier 2005.

                                        Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 6 mai 2005.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                   LE JUGE NADON

Y A SOUSCRIT :                                                                                                  LE JUGE SEXTON

MOTIFS DISSIDENTS :                                                                                      LE JUGE DÉCARY


Date : 20050506

Dossier : A-127-04

Référence : 2005 CAF 161

CORAM :       LE JUGE DÉCARY

LE JUGE NADON

LE JUGE SEXTON

ENTRE :

                                            STEPHEN SIMMS et MARLA SIMMS

                                                                                                                                            appelants

                                                                             et

                                                                WILLIAM ISEN

                                                                                                                                                  intimé

                                                       MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NADON


[1]                Cet appel soulève deux questions. La première est celle de savoir si les événements qui ont donné lieu à l'action des appelants en dommages-intérêts pour lésions corporelles constituent un fait maritime et ressortissent par conséquent à la compétence de la Cour. La deuxième question, qui ne se pose que s'il est répondu par l'affirmative à la première question, est celle de savoir si la créance pour lésions corporelles est une créance subordonnée aux dispositions relatives à la limitation de la responsabilité qui sont insérées dans la Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. 1985, ch. S-9, modifiée par la Loi modifiant la Loi sur la marine marchande du Canada (responsabilité en matière maritime), L.C. 1998, ch. 6, (la Loi).

[2]                S'agissant de la première question, j'ai lu, à l'état d'ébauche, les motifs de mon collègue le juge Décary, qui le conduisent à conclure que la créance des appelants pour lésions corporelles ne relève pas du droit maritime canadien et que par conséquent la Cour fédérale n'a pas compétence pour statuer sur l'action de l'intimé en limitation de responsabilité.

[3]                Pour les motifs qui suivent, j'arrive à une conclusion contraire. À mon avis, la créance des appelants relève du droit maritime canadien et ressortit par conséquent pleinement à la compétence de la Cour fédérale en matière maritime.

[4]                Au paragraphe 98 de ses motifs, le juge Décary dit notamment que « l'accident est sans rapport avec la navigation, ni avec les expéditions par eau » . Je ne puis souscrire à l'opinion de mon collègue. D'après moi, il adopte une vue beaucoup trop étroite de la compétence de la Cour fédérale en matière maritime. Je suis d'avis que l'accident est clairement rattaché aux expéditions par eau et à la navigation, et plus particulièrement à la navigation de plaisance.


[5]                Madame la juge Snider, la juge de première instance, est arrivée à la conclusion que l'action des appelants pour lésions corporelles ressortissait à la compétence de la Cour en matière maritime. Aux paragraphes 11 et 12 de ses motifs, elle expose ainsi sa conclusion :

[11]          Les Simms prétendent que l'événement à l'origine de la présente requête concerne l'utilisation d'une corde élastique pour le transport sur terre d'une cargaison sur une remorque. Cela n'a rien à voir avec la navigation et les expéditions par eau. Je ne suis pas d'accord. Les crochets de la corde élastique ont été fixés au navire. La corde a été utilisée pour attacher une bâche moteur au bateau. L'événement résulte directement de l'utilisation du bateau sur un lac et peu avant son transport sur un autre lac. À mon avis, il s'agit d'un événement qui est survenu sur terre, mais il est suffisamment lié à la navigation et au transport maritime pour entrer dans le champ de la compétence en matière maritime de la Cour (ITO International Terminal Operators Ltd., précité).

[12]          La Cour fédérale a statué que le remplissage négligent d'un conteneur à terre pour le transport maritime est suffisamment lié au transport maritime pour entraîner la compétence de la Cour (Peter Cremer Befrechtungskontor GMBH c. Amalgamet Canada Ltd., [1989] F.C.J. no 136 (1re inst.) (QL), confirmée [1990] F.C.J. no 850 (C.A.F.) (QL)). Si le chargement sur terre pour le transport maritime est suffisamment lié à la navigation et aux expéditions par eau, je ne vois pas comment le manoeuvrage du navire lui-même ne l'est pas. Je conclus que la Cour a compétence pour l'audition de la requête dont elle est saisie. J'examinerai à présent la question des dispositions légales sur lesquelles M. Isen cherche à s'appuyer.

À mon avis, la juge Snider est arrivée à la bonne conclusion.

[6]                Aux paragraphes 61 à 67 de ses motifs, le juge Décary résume les règles régissant la compétence de la Cour fédérale et en particulier sa compétence en matière maritime. Après avoir exposé les trois conditions requises pour que la Cour soit compétente, le juge Décary affirme, à juste titre, que la première condition et la troisième condition sont ici remplies, le seul point restant à décider étant celui de savoir si la deuxième condition est remplie, condition qu'il formule ainsi :


[62]         ...

2.             la créance doit être une créance relevant du _ droit maritime canadien _, ainsi que cette expression est définie dans l'article 2 de la Loi sur les Cours fédérales et ainsi qu'elle a été interprétée par la Cour suprême du Canada;

[7]                Avant de dire que la deuxième condition n'est pas remplie, le juge Décary examine attentivement la notion de droit maritime canadien à la lumière d'arrêts de la Cour suprême du Canada, notamment : ITO - International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752; Whitbread c. Walley, [1990] 3 R.C.S. 1273; et Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437.

[8]                Dans l'arrêt ITO, la Cour suprême du Canada avait jugé que le droit maritime canadien embrassait les quasi-délits survenant sur la terre ferme, s'ils sont suffisamment rattachés à la navigation et aux expéditions par eau. Aux paragraphes 20 à 22 de ses motifs, le juge McIntyre, s'exprimant pour les juges majoritaires, explique ainsi la conclusion de la Cour suprême :


[20]          Je suis d'accord pour dire que la compétence historique des cours d'amirauté est importante pour déterminer si une demande particulière est une matière maritime au sens qu'en donne la définition du droit maritime canadien que l'on trouve à l'art. 2 de la Loi sur la Cour fédérale. Je n'irais pas cependant jusqu'à limiter la définition de matière maritime et d'amirauté aux seules demandes qui cadrent avec ces limites historiques. Une méthode historique peut servir à éclairer, mais ne saurait autoriser à limiter. À mon avis, la seconde partie de la définition que donne l'art. 2 du droit maritime canadien a été adoptée afin d'assurer que le droit maritime canadien comprenne une compétence illimitée en matière maritime et d'amirauté. À ce titre, elle constitue une reconnaissance légale du droit maritime canadien comme ensemble de règles de droit fédérales portant sur toute demande en matière maritime et d'amirauté. On ne saurait considérer ces matières comme ayant été figées par la Loi d'amirauté, 1934. Au contraire, les termes « maritime » et « amirauté » doivent être interprétés dans le contexte moderne du commerce et des expéditions par eau. En réalité, l'étendue du droit maritime canadien n'est limitée que par le partage constitutionnel des compétences établi par la Loi constitutionnelle de 1867. Je n'ignore pas, en tirant cette conclusion, que la cour, en déterminant si une affaire donnée soulève une question maritime ou d'amirauté, doit éviter d'empiéter sur ce qui constitue, de par son caractère véritable, une matière d'une nature locale mettant en cause la propriété et les droits civils ou toute autre question qui relève essentiellement de la compétence exclusive de la province en vertu de l'art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Il est donc important de démontrer que la question examinée dans chaque cas est entièrement liée aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale.

[21]          Pour en venir à la demande adressée par Miida contre ITO, on peut constater qu'elle met en cause la négligence dont aurait fait preuve un manutentionnaire acconier dans l'entreposage à court terme de marchandises à l'intérieur de la zone portuaire, en attendant leur livraison au destinataire. Dans Reference re Industrial Relations and Disputes Act, [1955] R.C.S. 529, la Cour a établi que la manutention [TRADUCTION] « est partie intégrante des transports maritimes, » (le juge Locke, à la p. 574). Dans cette affaire, le mot « manutentionnaire » était employé par le juge en chef Kerwin de manière à inclure la catégorie des « entreposeurs » dont il définit les responsabilités ainsi, à la p. 532 :

[TRADUCTION] En général, les entreposeurs livrent la marchandise des hangars aux hayons des camions et aux portes des wagons de chemin de fer, ou bien, ils reçoivent la marchandise en ces lieux, la placent dans les hangars et parfois la déplacent dans les hangars.

Le juge Locke parle lui-aussi, aux pp. 570 et 571, du travail accompli par les manutentionnaires. Une partie de leurs tâches concerne l'entreposage accessoire.

[TRADUCTION] La marchandise dont on ne prend pas livraison immédiatement est placée dans les hangars de la compagnie et les destinataires en prennent subséquemment livraison par camions ou par wagons de chemin de fer.

Il est clair, à mon sens, que cet entreposage accessoire par le transporteur lui-même, ou par un tiers lié par contrat avec le transporteur, est aussi une affaire d'intérêt maritime en vertu du « rapport étroit existant en pratique entre le transit et l'exécution du contrat de transport » (le juge Le Dain en Cour d'appel). On peut donc conclure que la manutention et l'entreposage accessoire, avant la livraison et pendant que la marchandise reste sous la garde d'un acconier dans la zone portuaire, est suffisamment liée au contrat de transport maritime pour constituer une affaire maritime qui relève du droit maritime canadien, au sens de l'art. 2 de la Loi sur la Cour fédérale.

[22]          Au risque de me répéter, je tiens à souligner que la nature maritime de l'espèce dépend de trois facteurs importants. Le premier est le fait que les activités d'acconage se déroulent à proximité de la mer, c'est-à-dire dans la zone qui constitue le port de Montréal. Le second est le rapport qui existe entre les activités de l'acconier dans la zone portuaire et le contrat de transport maritime. Le troisième est le fait que l'entreposage en cause était à court terme en attendant la livraison finale des marchandises au destinataire. À mon avis, ce sont ces facteurs qui, pris ensemble, permettent de caractériser la présente affaire comme mettant en cause du droit maritime canadien.


                                                                                                [Non souligné dans l'original.]

[9]                Arguant de la courte distance entre le hangar des manutentionnaires et le fleuve Saint-Laurent, du lien entre les activités de manutention et le contrat de transport, enfin de l'entreposage de courte durée des marchandises, le juge McIntyre estimait que tous ces facteurs permettaient de caractériser l'affaire comme une affaire « mettant en cause le droit maritime canadien » .

[10]            Le point précis que nous devons décider est donc celui de savoir si les événements qui ont conduit aux lésions subies par M. Simms sont, pour reprendre les propos du juge McIntyre dans l'arrêt ITO, suffisamment liés à la navigation pour constituer une affaire maritime qui relève du droit maritime canadien. Pour répondre à cette question, il importe de garder à l'esprit que le cas dont nous sommes saisis, contrairement au cas ITO, n'intéresse pas la navigation commerciale, mais la navigation de plaisance.

[11]            Dans l'arrêt Whitbread, précité, un bateau de plaisance s'était échoué sur des rochers à proximité de la rive est du bras Indian, une étendue d'eau reliée au bras Burrard, juste au nord de la ville de Vancouver. Par suite de l'échouage, M. Whitbread avait subi de graves lésions corporelles et avait poursuivi le propriétaire du bateau, lequel voulait limiter sa responsabilité en invoquant la Loi sur la marine marchande du Canada, dans sa version d'alors.


[12]            Le point que devait décider la Cour suprême était celui de savoir si la responsabilité délictuelle des propriétaires et exploitants de bateaux de plaisance était un aspect qui ressortissait à la compétence du législateur fédéral en matière de navigation et de bâtiments ou navires. Répondant par l'affirmative à cette question, la Cour a jugé que les propriétaires de bateaux de plaisance pouvaient invoquer les dispositions de la Loi sur la marine marchande du Canada qui concernent la limitation de la responsabilité. Elle a saisi l'occasion pour rappeler que le droit maritime s'étendait « aux délits civils commis au cours d'activités qui ont lieu à terre et sont suffisamment liés à la navigation ou aux expéditions par eau... » (voir le paragraphe 25 des motifs).

[13]            Il importe aussi de signaler que, au paragraphe 19 (page 1289) de ses motifs, dans l'arrêt Whitbread, la Cour suprême précisait que, si un délit survient dans un contexte maritime, il est « ... régi par un ensemble de règles de droit maritime relevant de la compétence exclusive du Parlement » . Une fois qu'il est constaté qu'un délit civil est suffisamment rattaché à la navigation et aux expéditions par eau, toute créance qui en résultera sera soumise au droit maritime canadien.


[14]            Dans l'arrêt Succession Ordon, précité, la Cour suprême rappelait encore une fois, au paragraphe 71, que, pour savoir si une question soumise à la Cour relève du droit maritime, il faut se demander si cette question « est entièrement liée aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale » . Les juges Iacobucci et Major, qui s'exprimaient pour la Cour, écrivaient ensuite, au paragraphe 73, que, pour savoir si une question est entièrement rattachée aux affaires maritimes, il faut procéder à un « examen du contexte factuel de la demande » .

[15]            Je passe maintenant aux événements particuliers qui nous sont soumis, ainsi qu'au contexte dans lequel ils se sont déroulés, afin de savoir si l'affaire dont nous sommes saisis est une affaire maritime.

[16]            Avant le 1er août 1999, l'appelant, Stephen Simms, et l'intimé, qui - c'est tout à leur honneur - sont restés amis tout au long de ces événements malheureux, avaient décidé de faire une excursion en bateau au lac Muskoka, en Ontario. Leur sortie a débuté tôt le matin du 1er août, lorsqu'ils quittèrent le chalet de l'intimé, dans la région Orillia-Coldwater, en Ontario, où le bateau de l'intimé, un Mercruiser Calais Bowrider de 17 pieds de 1998 (le bateau), était habituellement amarré à un quai, sur un lac du voisinage. Ils avaient quitté le chalet de l'intimé dans un véhicule Pontiac 1997, le bateau de l'intimé placé sur une remorque, elle-même fixée au véhicule.


[17]            Après être arrivés à Gravenhurst (Ontario), ils ont lancé le bateau dans le lac Muskoka, en se servant d'une rampe publique de mise à l'eau. À la fin de la journée, le bateau est retourné à la rampe de mise à l'eau et l'intimé a reculé son véhicule et sa remorque vers le lac, après quoi le bateau fut placé sur la remorque. L'intimé a alors tiré le véhicule et la remorque en terrain plat et entrepris de bien fixer la bâche du moteur, au moyen d'un câble élastique, pour l'empêcher de claquer au vent durant le transport sur la route. Malheureusement pour M. Simms, le câble élastique a glissé des mains de l'intimé et l'a frappé à l'oeil droit.

[18]            L'intimé, propriétaire d'un navire de moins de 300 tonneaux, a introduit devant la Cour fédérale une procédure de limitation de sa responsabilité, se fondant entre autres sur le paragraphe 577(1) de la Loi, qui prévoit une responsabilité maximale de 1 million de dollars pour les créances fondées sur un décès ou des lésions corporelles.

[19]            Comme dans l'affaire ITO, précitée, le délit civil présumé était donc survenu sur la terre ferme. Plus précisément, il était survenu près de la rampe de mise à l'eau de Gravenhurst, peu après que le bateau fut sorti de l'eau, au moment où le câble élastique, qui a blessé M. Simms, était appliqué par l'intimé à la bâche du moteur, pour que le bateau puisse être transporté à son lieu habituel d'amarrage près du chalet de l'intimé.

[20]            À mon avis, le lancement d'un bateau de plaisance dans un lac et son retrait de l'eau après une journée de navigation constituent des activités terrestres qui sont suffisamment rattachées à la navigation de plaisance et qui sont donc sujettes au droit maritime canadien.


[21]            Contrairement à un navire commercial, qui généralement ne sort pas de l'eau, sauf s'il doit être mis en cale sèche pour réparations et expertises, un bateau de plaisance sera généralement sorti de l'eau par son propriétaire pour une diversité de raisons : entreposage d'hiver, transport sur la route, entretien et réparations, etc. En l'espèce, l'intention de l'intimé était de retourner son bateau à son lieu habituel d'amarrage, près de son chalet. Il lui était donc nécessaire, eu égard aux circonstances, d'attacher la bâche du moteur. Il s'ensuit à mon avis que l'action consistant à fixer la bâche du moteur fait partie intégrante de l'action qui consiste à enlever le bateau de l'eau et qu'elle est donc entièrement liée à la navigation au point de ressortir au droit maritime canadien.

[22]            Nul n'a prétendu devant nous que l'action consistant à attacher la bâche du moteur devait être effectuée sur la terre ferme. Je ne doute guère que cet exercice aurait pu être effectué alors que le bateau se trouvait encore dans l'eau. Si les lésions étaient survenues alors que le bateau se trouvait encore dans l'eau, il est improbable qu'une exception d'incompétence serait soulevée aujourd'hui devant nous. Si je dis cela, c'est simplement pour montrer que, à mon avis, le lien entre d'une part les événements qui ont conduit aux lésions de M. Simms et d'autre part la navigation n'est pas rompu parce que les événements se sont produits sur la terre ferme.

[23]            Je dois aussi mentionner que, compte tenu des circonstances de cette affaire, je n'accorde aucune valeur au fait que la bâche du moteur était attachée afin précisément de l'empêcher de claquer au vent durant le transport du bateau sur la route. Dans l'affaire ITO, les marchandises se trouvaient dans un hangar, au port de Montréal, dans l'attente d'être chargées sur un camion pour livraison au destinataire, mais la Cour suprême n'a pas tenu compte de ce fait lorsqu'elle s'est demandé s'il existait un lien suffisant entre le quasi-délit d'une part et la navigation et les expéditions par eau d'autre part.


[24]            Dans l'arrêt Succession Ordon, précité, la Cour suprême a dit clairement que, pour savoir si une question est « entièrement liée aux affaires maritimes » , il faut examiner le contexte factuel de la créance. Les événements et circonstances de la présente affaire, que j'ai exposés plus haut, m'incitent à conclure que la question est entièrement liée à la navigation de plaisance au point de constituer légitimement du droit maritime canadien relevant de la compétence législative fédérale. Je suis donc d'avis que les événements qui ont donné lieu à l'action des appelants en dommages-intérêts à l'encontre de l'intimé ressortissent clairement à la compétence de la Cour fédérale en matière maritime.


[25]            Pour conclure sur ce point, je voudrais faire observer que, dans son analyse du « droit maritime canadien » , le juge Décary ne s'est pas limité aux arrêts de la Cour suprême du Canada que j'ai évoqués plus haut. Il s'est aussi référé aux arrêts suivants de la Cour suprême : Q.N.S. Paper Co. c. Chartwell Shipping Ltd., [1989] 2 R.C.S. 683, Monk Corp. c. Island Fertilizers Ltd., [1991] 1 R.C.S. 779, Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., [1997] 3 R.C.S. 1210, et Holt Cargo Systems Inc. c. ABC Containerline N.V. (Syndics de), [2001] 3 R.C.S. 907, ainsi qu'à des décisions de la Cour d'appel fédérale et de la Cour fédérale, et finalement à des décisions de la Cour d'appel de l'Ontario et de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique. Je ne vois pas la nécessité d'examiner ces arrêts, sauf un, car ce sont essentiellement des cas d'espèce. Qu'il s'agisse d'arrêts juridiquement valides ou non, il ne m'est pas nécessaire de m'y arrêter, compte tenu des principes exposés par la Cour suprême dans les arrêts ITO, Whitbread et Succession Ordon.

[26]            Je dois cependant dire quelques mots sur l'examen que fait le juge Décary, aux paragraphes 58 à 60 de ses motifs, de l'arrêt rendu par la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire Axa Insurance c. Dominion of Canada General Insurance Co., [2004] O.J. no 4492. Contrairement à mon collègue, je ne crois pas que cet arrêt soit ici instructif ou pertinent.

[27]            Dans cette affaire, la Cour d'appel de l'Ontario devait définir la portée relative de chacune de trois polices d'assurance du Dr Isen, à savoir une police d'assurance automobile standard (la police Axa), une police d'assurance bateau (la police Dominion) et une police d'assurance des propriétaires occupants (la police Cooperators). Le juge de première instance avait estimé que la police Axa et la police Dominion s'appliquaient toutes les deux et que par conséquent, les deux assureurs devaient être garants. Il avait cependant conclu que la police Dominion ne prévoyait qu'un excédent de garantie et qu'elle entrerait donc en jeu après épuisement de la garantie prévue par la police Axa. Finalement, il avait estimé que la police Cooperators ne s'appliquait pas en raison des exclusions contenues dans cette police.


[28]            Il importe de faire remarquer, comme l'a fait la Cour d'appel de l'Ontario lorsqu'elle a confirmé le jugement de première instance, que la compagnie Dominion avait admis que sa police d'assurance bateau s'appliquait aux circonstances factuelles de l'accident. Au paragraphe 7 de ses motifs, le juge MacPherson écrivait que [traduction] « la compagnie Dominion reconnaît que sa police s'applique au litige Simms-Isen, s'imposant ainsi des obligations de défense et d'indemnisation » .

[29]            En affirmant, au paragraphe 60 de ses motifs, que « l'arrêt Axa est néanmoins instructif » , le juge Décary semble arguer du fait que la Cour d'appel de l'Ontario a jugé que la police Axa s'appliquait et qu'elle était la police principale, tout en concluant que la police Dominion ne constituait qu'un excédent de garantie. L'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario résulte clairement du texte de chaque police et en particulier de l'insertion, dans la police Dominion, d'une clause d' « excédent de garantie » . Ainsi, le Dr Isen pouvait se prévaloir à la fois de la police Axa et de la police Dominion.

[30]            Malheureusement, on ne saurait dire, à mon avis, que l'arrêt Axa est de quelque manière instructif ou utile en ce qui a trait à l'exception d'incompétence soulevée devant la Cour. Cette question n'était évidemment pas soumise à la Cour d'appel de l'Ontario et l'on ne saurait dire que sa décision appuie l'une ou l'autre des vues opposées qui nous sont soumises en ce qui a trait à l'exception d'incompétence.

[31]            Je passe donc à la seconde question, à laquelle je me propose également de répondre par l'affirmative. En raison de sa conclusion sur l'exception d'incompétence, le juge Décary s'abstient finalement de répondre à cette question.


[32]            Je reconnais avec le juge Décary que, contrairement aux conclusions présentées par les parties au juge de première instance, et à nous-mêmes en appel, les dispositions qu'il faut appliquer pour répondre à la deuxième question sont le paragraphe 577(1) de la Loi et l'alinéa 1a) de l'article 2 de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes, et modifications (la Convention), dispositions que, par commodité, je reproduis ici :

577. (1) La limite de responsabilité du propriétaire d'un navire jaugeant moins de 300 tonneaux à l'égard de créances - autres que celles mentionnées à l'article 578 - nées d'un même événement est fixée à :

a) un million de dollars pour les créances pour mort ou lésions corporelles;

b) cinq cent mille dollars pour les autres créances.

*************

577. (1) The maximum liability of a shipowner for claims arising on any distinct occasion involving a ship with a tonnage of less than 300 tons, other than claims mentioned in section 578, is

(a) in respect of claims for loss of life or personal injury, $1,000,000; and

(b) in respect of any other claims, $500,000.

*************



                   Article 2

Créances soumises à la limitation

1.     Sous réserve des articles 3 et 4, les créances suivantes, quel que soit le fondement de la responsabilité, sont soumises à la limitation de la responsabilité :

a)         créances pour mort, pour lésions corporelles, pour pertes et pour dommages à tous biens (y compris les dommages causés aux ouvrages d'art des ports, bassins, voies navigables et aides à la navigation) survenus à bord du navire ou en relation directe avec l'exploitation de celui-ci ou avec des opérations d'assistance ou de sauvetage, ainsi que pour tout autre préjudice en résultant; [...]                [Non souligné dans l'original.]

                   Article 2

Claims subject to limitation

1.     Subject to Articles 3 and 4 the following claims, whatever the basis of liability may be, shall be subject to limitation of liability:

(a)    claims in respect of loss of life or personal injury or loss of or damage to property (including damage to harbour works, basins and waterways and aids to navigation), occurring on board or in direct connexion with the operation of the ship or with salvage operations, and consequential loss resulting therefrom; [...]

       [Emphasis added].

[33] Je souscris entièrement aussi à l'analyse du juge Décary (voir les paragraphes 55 et 56 de ses motifs) concernant la raison pour laquelle la question énoncée par la protonotaire était imparfaite. Comme mon collègue, je suis d'avis que le mot « créances » , qui apparaît au paragraphe 577(1) de la Loi, doit être lu en même temps que l'alinéa 1a) de l'article 2 de la Convention et plus particulièrement en même temps que les mots « créances [...] pour lésions corporelles [...] survenus [...] en relation directe avec l'exploitation du navire [...] »

[34] Il s'agit donc de savoir si les lésions corporelles subies par l'appelant, Stephen Simms, sont survenues en relation directe avec l'exploitation du bateau de l'intimé. À mon avis, la réponse à cette question ne suscite aucun doute.

[35] D'abord, j'examinerai les mots « in direct connection with » . Le Oxford Compact Thesaurus, 2001, 2e édition, Oxford University Press, à la page 161, donne le sens suivant aux mots « in connection with » :

in connection with: regarding, concerning, with reference to, with regard to, with respect to, respecting, relating to, in relation to, on, connected with, on the subject of, in the matter of, apropos, re, in re.


[36] La version française de l'alinéa 1a) de l'article 2 de la Convention utilise les mots « en relation directe avec » . Le Nouveau Petit Robert, 1996, texte remanié et amplifié sous la direction de Josette Rey-Debove et Alain Rey, à la page 1915, définit notamment comme il suit le mot « relation » :

II. Lien, rapport. ... A. 1. Rapport, connexion, corrélation ... 2.. Caractère de deux ou plusieurs choses entre lesquelles existe un lien = rapport; liaison. Établir une relation entre deux phénomènes. Mettre deux événements en relation. Ce que je dis n'est pas de relation avec ce qui précède. ...

Cette définition s'accorde avec celle qui est donnée de l'expression « in connection with » , dans le Oxford Compact Thesaurus, précité, lequel, entre autres choses, associe ces mots aux mots « relating to » ou « in relation to » .

[37] Dans l'arrêt Mantini c. Smith Lyons LLP (2003), 64 O.R. (3d) 505, la Cour d'appel de l'Ontario a eu l'occasion d'interpréter les mots « in connection with » , bien que dans un contexte différent. Après s'être référée à un jugement de la Cour divisionnaire de l'Ontario, Denison Mines Ltd. c. Ontario Hydro, [1981] O.J. no 807 (QL) (C. div.), la Cour d'appel de l'Ontario n'a eu aucune hésitation à dire que ces mots avaient un [traduction] « sens très étendu » (paragraphe 19 des motifs). Je ne puis que souscrire à cette affirmation.

[38] Bien que les mots « directe » et « direct » qu'on trouve dans les versions française et anglaise de l'alinéa 1a) de l'article 2 de la Convention restreignent quelque peu la portée des mots « in connection with » , je demeure persuadé que ces mots ont un sens étendu.


[39] Je passe maintenant aux mots « l'exploitation [du navire] » et « the operation of the ship » . Le Compact Oxford English Dictionary of Current English, 2e édition, édité par Catherine Soanes, aux pages 602 et 603, définit ainsi le mot « operation » :

1. the slide bars ensure smooth operation: functioning, working, running, performance, action. 2. the operation of the factory: management, running, governing, administration, supervision. 3. a heart bypass operation: surgical operation. 4. a military operation: action, activity, exercise, undertaking, enterprise, manoeuvre, campaign. 5. Their mining operations: business, enterprise, company, firm; informal outfit.

                                                                                                [Non souligné dans l'original.]

[40] S'agissant du mot français « exploitation » , Le Nouveau Petit Robert, précité, à la page 865, en donne notamment la définition suivante :

1. Action d'exploitation, de faire valoir une chose en vue d'une production (cf. mise en valeur). Exploitation du sol, d'un domaine = 1. culture, mise en exploitation d'une terre. Méthodes, systèmes, modes d'exploitation = faire-valoir, fermage, métayage. « L'homme a mis en exploitation à peu près tout l'espace dont il pouvait espérer tirer partie » (Gide). Exploitation du sous-sol, d'une mine. Exploitation d'un brevet = Action de faire fonctionner en vue d'un profit. Exploitation d'une ligne aérienne, d'une ligne de chemin de fer. Exploitation concédée par l'État à une société privée = concession. comptab. Compte d'exploitation générale : compte exposant les charges et produits tirés à l'activité courante d'une entreprise. inform. Systèmes d'exploitation : ensemble de programmes constituant le logiciel de base d'un ordinateur et assurant la gestion des divers logiciels = aussi superviseur. cin. Visa d'exploitation d'un film. [...]

[41] Le Robert & Collins Super Senior / Grand dictionnaire français-anglais/anglais français, 2000, 2e édition, Dictionnaires Le Robert, Paris, à la page 177 (français-anglais), traduit ainsi le mot français « exploitation » :


a, (= action) (mine, sol) = working, exploitation; (enterprise) running, operating - mettre en exploitation (domaine, ressources) = to exploit, develop - frais/méthodes d'exploitation - running or operating costs/methods - satellite en exploitation = working satellite - copie d'exploitation (ciné) - release print (also visa).

                                                                                                [Non souligné dans l'original.]

[42] J'en conclus que les mots « survenus [...] en relation directe avec l'exploitation [du navire] » , dans l'alinéa 1a) de l'article 2 de la Convention, sont assez larges pour englober les créances des appelants. D'abord, je suis d'avis que les lésions subies par M. Simms sont survenues par suite de l'exploitation du bateau de l'intimé. D'après moi, l' « exploitation du navire » comprend nécessairement toutes les activités se rapportant à l'utilisation du navire en général, par exemple le lancement du bateau dans l'eau, sa navigation et son retrait de l'eau. Partant, les créances pour lésions corporelles ne se limiteront pas aux créances résultant de lésions causées par le navire lui-même, par exemple une collision entre deux ou plusieurs navires, le fait pour un navire de heurter un quai ou autre objet, etc.

[43] Deuxièmement, les mots « en relation directe avec » doivent aussi recevoir une interprétation libérale. À mon sens, il existe un lien manifeste entre les lésions subies par M. Simms et l'exploitation du bateau de l'intimé, et ce lien est un lien direct.


[44] Pour conclure, je suis également d'avis que les événements qui ont donné lieu aux créances des appelants, en raison du fait qu'ils sont entièrement liés à la navigation de plaisance, constituent des créances ressortissant au droit maritime canadien et que la Cour fédérale en a donc été régulièrement saisie. Je suis également d'avis que, puisque les lésions corporelles subies par M. Simms sont survenues en relation directe avec l'exploitation du bateau de l'intimé, les créances des appelants sont sujettes aux dispositions de la Loi qui prévoient une limitation de la responsabilité.

[45] Je rejetterais donc l'appel et répondrais ainsi à la question posée, que j'ai reformulée :

Q.      Les événements et circonstances qui ont donné lieu à un incident ayant causé des lésions corporelles à Stephen Simms le 1er août 1999 constituent-ils des « créances pour lésions corporelles survenues en relation directe avec l'exploitation » du bateau de l'intimé, selon ce que prévoient le paragraphe 577(1) de la Loi et l'alinéa 1a) de l'article 2 de la Convention?

R.      Oui.

[46] L'intimé aura droit à ses dépens.

                                                                                      _ M. Nadon _                  

                                                                                                     Juge                         

« Je souscris aux présents motifs

J. Edgar Sexton »

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


LE JUGE DÉCARY (motifs dissidents)

[47] Les appelants Simms ont déposé devant la Cour de justice de l'Ontario une action en dommages-intérêts à l'encontre de l'intimé, le Dr Isen, à la suite de lésions corporelles subies par l'un des appelants, le Dr Stephen Simms, le 1er août 1999. L'intimé a nié toute responsabilité et, en tout état de cause, il fait valoir qu'il est fondé à limiter sa responsabilité à 1 000 000 $, en application de l'article 577 de la Loi sur la marine marchande du Canada (L.R.C. 1985, ch. S-9, modifiée par la Loi modifiant la Loi sur la marine marchande du Canada (responsabilité en matière maritime), L.C. 1998, ch. 6) (la Loi).

[48] L'intimé a donc, en application de l'article 581 de la Loi, déposé devant la Section de première instance de la Cour fédérale (aujourd'hui la Cour fédérale) une action en vue d'obtenir un jugement déclaratoire fixant à 1 000 000 $ sa responsabilité maximale quant à la créance du coappelant, le Dr Simms.

[49] Devant la Cour fédérale, les parties se sont entendues, ainsi que l'autorise l'alinéa 220(1)c) des Règles de la Cour fédérale (1998) (aujourd'hui les Règles des Cours fédérales), pour que la Cour statue sur un point litigieux « que les parties ont expos[é] dans un mémoire spécial [...] en remplacement de [l'action] » . La question avait été formulée ainsi par la protonotaire Tabib :

[traduction] Les faits et les circonstances qui ont donné lieu à un événement ayant causé une lésion corporelle à Stephen Simms le 1er août 1999 forment-ils des créances nées d'un même événement impliquant un navire jaugeant moins de 300 tonneaux pour l'application du paragraphe 577(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada?


[50] Madame la juge Snider a répondu par l'affirmative au point exposé dans le mémoire spécial. Selon elle, l'incident en cause relevait du droit maritime canadien et les dispositions de la Loi qui concernent la limitation de la responsabilité s'appliquaient puisqu'il s'agissait d'un incident qui impliquait un navire, selon les termes de l'article 577 de cette Loi.

[51] D'où le présent appel interjeté par les appelants, qui sont les défendeurs devant la Cour fédérale, mais les demandeurs devant la Cour de justice de l'Ontario.

[52] La législation applicable à l'époque était la Loi modifiant la Loi sur la marine marchande du Canada (responsabilité en matière maritime), L.C. 1998, ch. 6. Cette Loi était en vigueur entre le 12 mai 1998 et le 10 mai 2001, date à laquelle est entrée en vigueur la Loi sur la responsabilité en matière maritime (L.C. 2001, ch. 6). Ses dispositions pertinentes étaient ainsi formulées :

             Définitions

[...]

2.     Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.

[...]

« Cour d'Amirauté » La Cour fédérale.

[...]

         Interpretation

...

2.    In this Act,

"Admiralty Court" means the Federal Court;

...

Limitation de responsabilité en matière de créances maritimes

574.      Les définitions qui suivent s'appliquent au présent article et aux articles 575 à 583.

Limitation of Liability for Maritime Claims

574.      The definitions in this section apply in this section and in sections 575 to 583.



« Convention » La Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes conclue à Londres le 19 novembre 1976, dans sa version modifiée par le Protocole, dont les articles 1 à 15 figurent à la partie I de l'annexe VI et l'article 18 figure à la partie II de cette annexe.

[...]

"Convention" means the Convention on Limitation of Liability for Maritime Claims, 1976, concluded at London on November 19, 1976, as amended by the Protocol. Articles 1 to 15 of the Convention are set out in Part I of Schedule VI and Article 18 of the Convention is set out in Part II of that Schedule.

...

575.      (1)         Les articles 1 à 6 et 8 à 15 de la Convention ont force de loi au Canada.

575.      (1)         Articles 1 to 6 and 8 to 15 of the Convention have the force of law in Canada.

(2) L'article 7 de la Convention a force de loi au Canada à la date d'entrée en vigueur de l'article 578.

(2) Article 7 of the Convention has the force of law in Canada on the coming into force of section 578.

(3) Les articles 576 à 583 l'emportent sur les dispositions incompatibles des articles 1 à 15 de la Convention.

[...]

(3) In the event of any inconsistency between sections 576 to 583 and Articles 1 to 15 of the Convention, those sections prevail to the extent of the inconsistency.

...

577.      (1)         La limite de responsabilité du propriétaire d'un navire jaugeant moins de 300 tonneaux à l'égard de créances - autres que celles mentionnées à l'article 578 - nées d'un même événement est fixée à :

a) un million de dollars pour les créances pour mort ou lésions corporelles;

b) cinq cent mille dollars pour les autres créances.

[...]

577.      (1)         The maximum liability of a shipowner for claims arising on any distinct occasion involving a ship with a tonnage of less than 300 tons, other than claims mentioned in section 578, is

(a) in respect of claims for loss of life or personal injury, $1,000,000; and

(b) in respect of any other claims, $500,000.

...



578.      (1)         La limite de responsabilité du propriétaire d'un navire - pour lequel aucun certificat n'est requis au titre de la partie V - à l'égard de créances nées d'un même événement pour mort ou lésions corporelles de passagers du navire est fixée à deux millions d'unités de compte ou, s'il est supérieur, au nombre d'unités de compte que représente le produit de 175 000 unités de compte par le nombre de passagers à bord du navire.

[...]

578.      (1)         The maximum liability of a shipowner for claims arising on any distinct occasion for loss of life or personal injury to passengers of a ship for which no certificate is required under Part V is the greater of

(a) two million units of account, and

(b)    the number of units of account calculated by multiplying 175,000 units of account by the number of passengers on board the ship....

581.      (1)         Lorsqu'une créance est formée ou appréhendée relativement à la responsabilité d'une personne, laquelle peut être limitée en application des articles 577 ou 578 ou du paragraphe 1 des articles 6 ou 7 de la Convention, la Cour d'Amirauté peut, sur demande de cette personne ou de tout autre intéressé - y compris une partie à une procédure relative à la même affaire devant tout autre tribunal ou autorité -, prendre toute mesure qu'elle juge appropriée, notamment :

a) déterminer le montant de la responsabilité et faire le nécessaire pour la constitution et la répartition du fonds de limitation y afférent conformément aux articles 11 et 12 de la Convention; [...]

581.      (1)         Where a claim is made or apprehended against a person in respect of a liability that is limited by section 577 or 578 or paragraph 1 of Article 6 or 7 of the Convention, the Admiralty Court, on application by that person or any other interested person, including a person who is a party to proceedings in relation to the same subject-matter in any other court, tribunal or other authority, may take any steps it considers appropriate, including, without limiting the generality of the foregoing,

(a) determining the amount of the liability and providing for the constitution and distribution of a fund pursuant to Articles 11 and 12, respectively, of the Convention, in relation to the liability; ...

[53]            La disposition applicable de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes, avec ses modifications (la Convention), est l'article 2, alinéa 1a) :



                   Article 2

       Créances soumises à la limitation

1.     Sous réserve des articles 3 et 4, les créances suivantes, quel que soit le fondement de la responsabilité, sont soumises à la limitation de la responsabilité :

a) créances pour mort, pour lésions corporelles, pour pertes et pour dommages à tous biens (y compris les dommages causés aux ouvrages d'art des ports, bassins, voies navigables et aides à la navigation) survenus à bord du navire ou en relation directe avec l'exploitation de celui-ci ou avec des opérations d'assistance ou de sauvetage, ainsi que pour tout autre préjudice en résultant; [...]

                   Article 2

   Claims subject to limitation

1.     Subject to Articles 3 and 4 the following claims, whatever the basis of liability may be, shall be subject to limitation of liability:

(a) claims in respect of loss of life or personal injury or loss of or damage to property (including damage to harbour works, basins and waterways and aids to navigation), occurring on board or in direct connexion with the operation of the ship or with salvage operations, and consequential loss resulting therefrom; ...

[54] Les dispositions applicables de la Loi sur la Cour fédérale (son appellation à l'époque) sont les suivantes :

2.          Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.

[...]

« droit maritime canadien » Droit - compte tenu des modifications y apportées par la présente loi ou par toute autre loi fédérale - dont l'application relevait de la Cour de l'Échiquier du Canada, en sa qualité de juridiction de l'Amirauté, aux termes de la Loi sur l'Amirauté, chapitre A-1 des Statuts révisés du Canada de 1970, ou de toute autre loi, ou qui en aurait relevé si ce tribunal avait eu, en cette qualité, compétence illimitée en matière maritime et d'amirauté.

[...]

2.          In this Act,

...

"Canadian maritime law" means the law that was administered by the Exchequer Court of Canada on its Admiralty side by virtue of the Admiralty Act, chapter A-1 of the Revised Statutes of Canada, 1970, or any other statute, or that would have been so administered if that Court had had, on its Admiralty side, unlimited jurisdiction in relation to maritime and admiralty matters, as that law has been altered by this Act or any other Act of Parliament.

...

22.        (1)         La Section de première instance a compétence concurrente, en première instance, dans les cas - opposant notamment des administrés - où une demande de réparation ou un recours est présenté en vertu du droit maritime canadien ou d'une loi fédérale concernant la navigation ou la marine marchande, sauf attribution expresse contraire de cette compétence.

22.        (1)         The Trial Division has concurrent original jurisdiction, between subject and subject as well as otherwise, in all cases in which a claim for relief is made or a remedy is sought under or by virtue of Canadian maritime law or any other law of Canada relating to any matter coming within the class of subject of navigation and shipping, except to the extent that jurisdiction has been otherwise specially assigned.



(2) Il demeure entendu que, sans préjudice de la portée générale du paragraphe (1), la Section de première instance a compétence dans les cas suivants :

[...]

d) une demande d'indemnisation pour décès, dommages corporels ou matériels causés par un navire, notamment par collision;

[...]

g) une demande d'indemnisation pour décès ou lésions corporelles survenus dans le cadre de l'exploitation d'un navire, notamment par suite d'un vice de construction dans celui-ci ou son équipement ou par la faute ou la négligence des propriétaires ou des affréteurs du navire ou des personnes qui en disposent, ou de son capitaine ou de son équipage, ou de quiconque engageant la responsabilité d'une de ces personnes par une faute ou négligence commise dans la manoeuvre du navire, le transport et le transbordement de personnes ou de marchandises;

[...]

(2) Without limiting the generality of subsection (1), it is hereby declared for greater certainty that the Trial Division has jurisdiction with respect to any one or more of the following:

...

(d) any claim for damage or for loss of life or personal injury caused by a ship either in collision or otherwise;

...

(g) any claim for loss of life or personal injury occurring in connexion with the operation of a ship including, without restricting the generality of the foregoing, any claim for loss of life or personal injury sustained in consequence of any defect in a ship or in her apparel or equipment, or of the wrongful act, neglect or default of the owners, charterers or persons in possession or control of a ship or of the master or crew thereof or of any other person for whose wrongful acts, neglects or defaults the owners, charterers or persons in possession or control of the ship are responsible, being an act, neglect or default in the management of the ship, in the loading, carriage or discharge of goods on, in or from the ship or in the embarkation, carriage or disembarkation of persons on, in or from the ship;

...

(3) Il est entendu que la compétence conférée à la Cour par le présent article s'étend :

[...]

c) à toutes les demandes, que les faits y donnant lieu se soient produits en haute mer ou dans les eaux canadiennes ou ailleurs et que ces eaux soient naturellement ou artificiellement navigables, et notamment, dans le cas de sauvetage, aux demandes relatives aux cargaisons ou épaves trouvées sur les rives de ces eaux;

[...]

(3) For greater certainty it is hereby declared that the jurisdiction conferred on the Court by this section is applicable

...

(c) in relation to all claims, whether arising on the high seas, in Canadian waters or elsewhere and whether those waters are naturally navigable or artificially made so, including, without restricting the generality of the foregoing, in the case of salvage, claims in respect of cargo or wreck found on the shores of those waters; ...


[55]            Je voudrais faire observer, dès le départ, que la présente affaire a été plaidée devant la Cour fédérale et devant la Cour d'appel fédérale à partir d'un postulat juridique erroné. Même si la question formulée en anglais par la protonotaire Tabib parlait de « claims arising on any distinct occasion involving a ship with a tonnage of less than 300 tons _, soit les mots mêmes du paragraphe 577(1) de la Loi, le débat entre les parties s'est limité aux mots « involving a ship » . C'était là, à mon humble avis, une erreur de droit significative qui a vicié les motifs de la décision du juge de première instance de même que les conclusions écrites et orales des avocats qui se sont exprimés devant nous.


[56]            Simplement, les mots « involving a ship » , qui n'ont pas d'équivalent dans la version française, ne servent qu'à décrire le navire auquel s'applique la disposition, c'est-à-dire un navire jaugeant moins de 300 tonneaux. Ces mots ne qualifient pas les « créances » et n'intègrent pas dans la Loi une exception à la règle énoncée dans l'alinéa 1a) de l'article 2 de la Convention, selon laquelle les créances soumises à la limitation de la responsabilité sont les créances « pour lésions corporelles [...] survenu[es] [...] en relation directe avec l'exploitation [du navire] » . Lu comme il convient - et je ne vois aucune ambiguïté dans la manière dont il est formulé - le paragraphe 577(1) se réfère simplement aux créances (au sens de la Convention) nées d'un même événement (de telle sorte que chaque événement donne au propriétaire du navire la possibilité de limiter sa responsabilité) lorsque le navire auquel se rapportent les créances jauge moins de 300 tonneaux. Les mots « involving a ship » dans la version anglaise sont redondants parce que, comme l'atteste sa nature même, le paragraphe 577(1) s'applique aux propriétaires de navires. Le paragraphe 578(1), par exemple, n'utilise pas les mots « involving a ship » , même s'il est implicite que les créances concernent un navire. Comme il n'y a aucune contradiction entre le paragraphe 577(1) de la Loi et l'alinéa 1a) de l'article 2 de la Convention en ce qui a trait à la nature des créances en cause, le paragraphe 575(3) de la Loi, selon lequel la Loi l'emporte en cas d'incompatibilité, n'entre pas en jeu. Le débat aurait donc dû porter sur le mot « créances » , au paragraphe 577(1) de la Loi, et les mots « en relation directe avec l'exploitation [du navire] » , à l'alinéa 1a) de l'article 2 de la Convention.

Les faits

[57]            Les parties se sont entendues sur les faits. Je crois utile de reproduire leur entente dans sa totalité, à l'exception du dernier paragraphe, qui se réfère à quelques photographies annexées.

[traduction]

3.      À toutes les époques pertinentes, le demandeur William Isen était le propriétaire d'un bateau de 17 pieds Mercruiser Calais Bowrider de 1998, portant le numéro d'immatriculation 25E12907, ci-après appelé le « navire » .

4.      Le navire avait une jauge brute de moins de 300 tonneaux.

5.      Le navire était habituellement amarré à un quai, sur un lac adjacent à un chalet appartenant à William Isen, dans la région Orillia-Coldwater, en Ontario (le chalet Isen).

6.      Le navire était équipé d'un moteur en Z et d'un système de propulsion. L'accès au moteur et à l'arbre de transmission se faisait grâce à une ouverture à l'arrière même de l'intérieur du navire. L'ouverture du moteur était dissimulée par un morceau de bois, lequel était recouvert d'un vinyle matelassé et servait de siège lorsque l'accès au moteur n'était pas requis. Le couvercle du moteur pivotait à l'extrémité de la poupe et, pour accéder au moteur et à l'arbre de transmission, il fallait lever le couvercle.


7.      Lorsque le navire était transporté sur une remorque, le vent avait pour effet de soulever la bâche du moteur et de la faire claquer au vent. Le demandeur se servait donc d'un câble souple, communément appelé sandow, pour assujettir la bâche et l'empêcher de claquer au vent. Le sandow avait à chacune de ses extrémités un crochet métallique. Le crochet d'une extrémité du sandow était fixé à un taquet sur le plat-bord du côté gauche du navire. Le sandow était alors tendu sur tout l'intérieur du navire, et l'autre extrémité du sandow était fixée à un taquet sur le plat-bord du côté droit du navire. Cela avait pour effet d'assujettir la bâche du moteur.

8.      Le demandeur avait acheté un sandow séparément du navire. Le sandow était d'environ trois pieds de long, lorsqu'il n'était pas tendu ou étiré. Il avait un crochet métallique à chacune de ses extrémités. On ne sait pas où exactement il avait été acheté.

9.      Le sandow qui était utilisé lors de l'incident du 1er août 1999 ne servait que lorsque le navire était remorqué sur la route. Lorsque le sandow n'était pas utilisé, il était rangé sur le navire.

10.    Avant le 1er août 1999, le demandeur et les défendeurs, qui étaient et sont demeurés des amis personnels, avaient pris la décision de faire une excursion en bateau sur le lac Muskoka, dans la province de l'Ontario.

11.    Le demandeur a transporté le navire à l'aide d'une remorque attachée à un véhicule Pontiac Transport 1997, depuis le chalet Isen, le long de la route 11, jusqu'à la localité de Gravenhurst (Ontario). À l'arrivée dans la localité de Gravenhurst, le navire a été lancé dans le lac Muskoka à l'aide d'une rampe publique de mise à l'eau.

12.    Durant la journée du 1er août 1999, le navire a servi à transporter plusieurs fois d'un endroit à un autre le demandeur et les défendeurs.

13.    Le matin du 1er août 1999, le demandeur a attaché la bâche du moteur du navire à l'aide du sandow. À la fin de la journée d'excursion sur le lac Muskoka, le navire a été ramené à la rampe de mise à l'eau, à Gravenhurst.

14.    Après l'arrivée à la rampe de mise à l'eau, le demandeur a reculé vers les eaux du lac Muskoka le véhicule Pontiac Transport 1997, auquel était attachée la remorque, après quoi le navire a été placé sur la remorque. Le demandeur a ensuite déplacé vers un terrain plat le véhicule et la remorque, sur laquelle se trouvait le navire, après quoi il s'est de nouveau affairé autour du navire.

15.    Le demandeur a retiré le sandow de son lieu de rangement sur le navire, il est allé du côté droit du navire, près de la poupe, il a attaché le crochet d'une extrémité du sandow à un taquet fixé au plat-bord du côté droit du navire, il a étiré le sandow sur toute la largeur du navire et il a attaché l'autre extrémité du sandow au taquet fixé sur le plat-bord du côté gauche.

16.    Le défendeur, Stephen Simms, se tenait près du côté droit du navire. Le demandeur se tenait près du côté gauche. Le demandeur s'employait à vérifier si le sandow était bien attaché au taquet du côté gauche. Alors que le sandow était tendu, l'extrémité gauche a glissé des doigts du demandeur. L'extrémité gauche du sandow est passé par-dessus le navire et a frappé le défendeur Stephen Simms à l'oeil droit.

17.    Le défendeur Stephen Simms a subi des lésions corporelles après avoir été frappé à l'oeil droit par l'extrémité métallique du sandow.


18.    En même temps que l'extrémité du sandow frappait le défendeur Stephen Simms à l'oeil droit, l'autre extrémité était encore attachée au taquet du plat-bord du côté droit de la poupe.

19.    Les défendeurs ont déposé devant la Cour de justice de l'Ontario, à Toronto, une action portant le numéro 00-CV-917044 CM, dans laquelle ils réclament des dommages-intérêts au demandeur en conséquence des lésions corporelles subies le 1er août 1999. Le défendeur Stephen Simms a demandé des dommages-intérêts de 2 000 000 $, plus les intérêts avant jugement. La défenderesse Marla Simms a réclamé des dommages-intérêts de 200 000 $, plus les intérêts avant jugement, en conformité avec les dispositions de la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990 ch. F-3.

20.    Le demandeur dans cette action a nié être responsable envers les défendeurs des lésions subies le 1er août 1999.

21.    Les défendeurs ont réclamé au demandeur des dommages-intérêts dépassant 1 000 000 $ et n'ont pas accepté de limiter leur créance à la somme maximale de 1 000 000 $.

22.    Le bateau de 17 pieds Mercruiser Calais Bowrider de 1998 est un « navire » au sens du paragraphe 576(3) de la Loi sur la marine marchande du Canada, modifiée par la Loi modifiant la Loi sur la marine marchande du Canada (responsabilité en matière maritime), L.C. 1997-1998, ch. 6.

23.    Le demandeur est un « propriétaire de navire » au sens du paragraphe 576(3) de la Loi sur la marine marchande du Canada, modifiée par la Loi modifiant la Loi sur la marine marchande du Canada (responsabilité en matière maritime), L.C. 1997-1998, ch. 6.


[58]            Le paragraphe 19 de l'exposé des faits doit être complété par une référence à un arrêt récent rendu par la Cour d'appel de l'Ontario le 4 novembre 2004, dans l'affaire Axa Insurance c. Dominion of Canada General Insurance Co., Co-Operators Insurance Company, Stephen Simms, Marla Simms et William Isen, [2004] O.J. no 4492. Les parties sont les compagnies d'assurances mêmes qui sont concernées par le présent litige et auprès desquelles le Dr Isen (l'intimé ici) est assuré. La police Axa est une police standard d'assurance automobile dont la limite est de 1 000 000 $; la police assure à la fois le véhicule automobile et la remorque du Dr Isen. La police Dominion est une police d'assurance bateau, elle aussi d'une limite de 1 000 000 $, qui assure à la fois le bateau et la remorque. La police Co-Operators est la police d'assurance des propriétaires occupants, elle aussi d'une limite de 1 000 000 $, qui assure certains bateaux lorsque le dommage ne découle pas, directement ou indirectement, de l'utilisation ou de l'exploitation d'un véhicule automobile ou d'une remorque. La Cour d'appel de l'Ontario devait, au tout début du litige Simms-Isen, décider les points se rapportant à la protection offerte par les diverses polices.

[59]            Confirmant le jugement du juge Matlow, le juge MacPherson a estimé que la police Axa s'appliquait et qu'elle était la police principale, notamment parce que [traduction] « la fixation d'un coussin à un bateau sur une remorque attachée à une automobile, comme mesure de précaution nécessaire pour préparer le bateau en vue de son transport sur une route, est une activité qui concerne la propriété, l'utilisation et l'exploitation de l'automobile et de la remorque » (paragraphe 20). Le juge MacPherson a aussi considéré que la police Dominion - qui, la compagnie Dominion l'avait admis, s'appliquait aux circonstances considérées - n'était qu'un excédent de garantie, c'est-à-dire que [traduction] « elle n'entre en jeu qu'après que la limite de 1 000 000 $ inscrite dans la police Axa est épuisée » (paragraphe 22). Le juge MacPherson a finalement estimé que la police Co-Operators excluait l'incident de sa garantie.

[60]            Bien qu'il ne soit pas contraignant et qu'il ne soit pas directement pertinent, l'arrêt Axa est néanmoins instructif. Je relève que l'avocat de l'intimé n'a pas donné à entendre que l'affaire dont nous sommes saisis concerne l'assurance maritime.


Compétence de la Cour fédérale

[61]            Il est bien établi en droit que trois conditions essentielles doivent être réunies avant que l'on puisse conclure à la compétence de la Cour fédérale :

1.              il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral;

2.              il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l'attribution légale de compétence;

3.              la loi invoquée dans l'affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l'article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

                                                                [ITO - International Terminals Operations Ltd. c.

                                                                          Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752

                                                             (également appelée l'affaire du Buenos Aires Maru)]

[62]            En l'espèce, les trois conditions se transposent de la manière suivante :

1.          la compétence doit avoir été attribuée à la Cour fédérale soit par la Loi sur la marine marchande du Canada, soit par l'article 22 de la Loi sur les Cours fédérales;

2.          la créance doit être une créance relevant du « droit maritime canadien » , ainsi que cette expression est définie dans l'article 2 de la Loi sur les Cours fédérales et ainsi qu'elle a été interprétée par la Cour suprême du Canada;

3.          la Loi sur la marine marchande du Canada ou la Loi sur les Cours fédérales doit être une « loi du Canada » .

[63]            La troisième condition est manifestement remplie.


[64]            La première condition l'est aussi, la Cour fédérale étant expressément investie par la Loi sur la marine marchande du Canada d'une compétence pour instruire une demande de déclaration de limitation de la responsabilité. Il n'est donc pas nécessaire à ce stade de dire si la demande originale est une demande d'indemnisation pour lésions corporelles « survenu[es] dans le cadre de l'exploitation d'un navire » , au sens de l'alinéa 22(2)g) de la Loi sur les Cours fédérales. La demande en cause devant la Cour fédérale n'est d'ailleurs pas à proprement parler celle qui concerne les lésions corporelles, mais celle qui concerne la limitation de la responsabilité.

[65]            Il est cependant important de se rappeler que la première condition - l'attribution d'une compétence - ne doit pas être confondue avec la seconde - une question ressortissant au droit maritime canadien. Dans l'arrêt ITO, le juge McIntyre avait souligné, à la page 772, que le paragraphe 22(2) de la Loi sur les Cours fédérales n'est « d'aucun secours » pour savoir si une créance ressortit au droit maritime canadien :

Même si on pouvait démontrer qu'une demande relève du paragraphe 22(2), les choses ne s'arrêtent pas là. Ce paragraphe n'est qu'attributif de compétence; il ne crée pas de règle de droit applicable. On doit encore être en mesure d'indiquer sur quelle loi fédérale existante applicable se fonde l'attribution de compétence.

(Voir aussi la décision Kusugak, infra, au paragraphe 46, et la décision Newterm, infra, au paragraphe 45)


[66]            En conséquence, les demandes d'indemnisation dont il est question au paragraphe 22(2) de la Loi sur les Cours fédérales seront interprétées étroitement, si cela est nécessaire, pour que cette disposition demeure constitutionnellement valide. Le législateur fédéral ne pouvait, sous la rubrique « navigation and shipping » , au paragraphe 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867, conférer à la Cour fédérale une compétence à l'égard de questions relevant essentiellement des attributions provinciales. Je relève que l'expression « navigation and shipping » a été rendue par « la navigation et les bâtiments ou navires (shipping) » dans la traduction actuelle (encore non officielle) de l'ancienne Loi sur l'Amérique du Nord britannique, et par « la navigation et la marine marchande » dans le Rapport final du Comité de rédaction constitutionnelle française, daté de décembre 1990. La Loi sur les Cours fédérales, en son paragraphe 22(1), utilise elle aussi les mots « navigation ou marine marchande » , et le titre français de la Canada Shipping Act est « Loi sur la marine marchande du Canada » .


[67]            On peut dire la même chose, à mon avis, de l'article 581 de la Loi sur la marine marchande du Canada. Cet article confère à la Cour fédérale une compétence en ce qui a trait aux demandes de limitation de la responsabilité, mais il va sans dire que, à moins que telles demandes se rapportent à des créances en matière maritime, c'est-à-dire des créances reconnues en droit maritime canadien, la deuxième condition du critère ITO n'est pas remplie. Il existe bien sûr « un ensemble de règles de droit fédérales qui constitue le fondement de l'attribution légale de compétence » , en ce sens que la notion de limitation de la responsabilité en matière maritime est connue et développée en droit fédéral canadien, mais cette notion ne peut s'étendre au-delà des questions maritimes. L'article 581 de la Loi sur la marine marchande du Canada, tout comme l'article 22 de la Loi sur les Cours fédérales, doit être interprété étroitement, si cela est nécessaire, pour être constitutionnellement valide. Il ne peut servir à limiter la responsabilité dans une affaire non maritime.

Droit maritime canadien

[68]            Dans l'arrêt ITO, la Cour suprême du Canada avait affaire à un quasi-délit survenu sur la terre ferme et se rapportant à des marchandises récemment déchargées qui avaient été volées après avoir été livrées à un entrepôt portuaire. Le juge McIntyre, s'exprimant pour les juges majoritaires, avait expliqué ainsi pourquoi, à son avis, la créance ressortissait au droit maritime canadien :

Au risque de me répéter, je tiens à souligner que la nature maritime de l'espèce dépend de trois facteurs importants. Le premier est le fait que les activités d'acconage se déroulent à proximité de la mer, c'est-à-dire dans la zone qui constitue le port de Montréal. Le second est le rapport qui existe entre les activités de l'acconier dans la zone portuaire et le contrat de transport maritime. Le troisième est le fait que l'entreposage en cause était à court terme en attendant la livraison finale des marchandises au destinataire. À mon avis, ce sont ces facteurs qui, pris ensemble, permettent de caractériser la présente affaire comme mettant en cause du droit maritime canadien.

                                                                                  [pages 775-776]

Il avait auparavant défini le « droit maritime canadien » comme une expression comprenant deux catégories :

1)          la première (à la page 771) :

« tout cet ensemble de règles de droit appliquées en 1934 en Angleterre par la Haute Cour, en sa juridiction d'amirauté, qui peuvent avoir été, à l'occasion, modifiées par le Parlement fédéral et qui se sont développées jusqu'à ce jour au gré des précédents judiciaires. » ;


2)          la deuxième (à la page 774) :

« Une compétence illimitée en matière maritime et d'amirauté. À ce titre, elle constitue une reconnaissance légale du droit maritime canadien comme ensemble de règles de droit fédérales portant sur toute demande en matière maritime et d'amirauté. On ne saurait considérer ces matières comme ayant été figées par la Loi d'amirauté, 1934. Au contraire, les termes _ maritime _ et _ amirauté _ doivent être interprétés dans le contexte moderne du commerce et des expéditions par eau. En réalité, l'étendue du droit maritime canadien n'est limitée que par le partage constitutionnel des compétences établi par la Loi constitutionnelle de 1867. Je n'ignore pas, en tirant cette conclusion, que la cour, en déterminant si une affaire donnée soulève une question maritime ou d'amirauté, doit éviter d'empiéter sur ce qui constitue, de par son caractère véritable, une matière d'une nature locale mettant en cause la propriété et les droits civils ou toute autre question qui relève essentiellement de la compétence exclusive de la province en vertu de l'art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Il est donc important de démontrer que la question examinée dans chaque cas est entièrement liée aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale. »

[69]            Dans le présent appel, nous ne sommes pas concernés par la première catégorie, puisque la Haute Cour, en sa juridiction d'amirauté, n'avait pas compétence à l'égard d'incidents survenant sur la terre ferme.


[70]            L'arrêt ITO a soulevé une vive controverse. Cette controverse est très éloquemment évoquée dans un article publié dans University of British Columbia Law Review, « A definition of Canadian Maritime Law » , (1996) 30 U.B.C.L. Rev. 137, par le professeur William Tetley, c.r., un éminent spécialiste et praticien du droit maritime. Réitérant d'une manière plus marquée l'opinion qu'il avait d'abord exprimée en 1988 ( « The Buenos Aires Maru - Has the whole nature of Canadian maritime law been changed » , (1988) 10 Sup. Ct. Law Review 399), il faisait les observations suivantes, que je reproduis ici pour illustrer la tâche délicate que doivent accomplir les tribunaux depuis l'arrêt ITO pour savoir si un incident donné ressortit au « droit maritime canadien » :

[traduction]

¶ 1        Au cours des vingt dernières années, le sens de l'expression « droit maritime canadien » a subi des modifications considérables qui l'ont rendue méconnaissable. La transformation s'est répercutée sur la vie et la pratique des avocats, juges et législateurs spécialisés en droit maritime, qui ont vu soudainement s'accroître le pouvoir du Parlement fédéral sur « la navigation et les bâtiments ou navires » . Simultanément, la compétence des provinces sur les « droits civils » s'est considérablement réduite. La perturbation a soufflé sur la classe politique, où le changement est considéré comme une nouvelle incursion inutile d' « Ottawa » dans les attributions provinciales.

[...]

¶ 5        En résumé, le concept élargi de « droit maritime canadien » a introduit confusion et incertitude dans la pratique du droit maritime et du commerce maritime. Il a aussi entraîné une foule de litiges sur des questions de compétence. Il y a également des lacunes dans le droit maritime du Canada, mais il n'y a pas eu de retombées appréciables pour l'industrie maritime ou pour la société canadienne en général.

[...]

¶ 10      L'élargissement inattendu de la compétence de la Cour fédérale, de même que la définition élargie de l'expression « droit maritime canadien » , est un récit intéressant, bien que triste, que l'on trouvera dans quelques arrêts de la Cour suprême du Canada.

[...]

¶ 67      Dans l'arrêt Quebec North Shore Paper, la Cour suprême du Canada disait que, à l'exclusion du droit provincial, une loi fédérale « existante et applicable » doit constituer le fondement de l'attribution, par le Parlement fédéral, de la compétence des tribunaux de l'article 101. S'agissant des questions maritimes, ce principe a modifié la compétence de la Cour fédérale du Canada, ainsi que celle des cours supérieures des provinces. Il en a résulté une confusion parmi les tribunaux, les avocats et le public. Il a contribué aussi à la notion étendue de « droit maritime canadien » , notion qui a conduit à un arrêt très important, l'arrêt Buenos Aires Maru.


[...]

¶ 72      Cinquièmement, la portée considérable que le juge McIntyre a donnée à la deuxième catégorie du droit maritime canadien - la « compétence illimitée en matière maritime et d'amirauté » - complique davantage le problème. Les tribunaux doivent maintenant se demander si un litige donné est « entièrement » rattaché au commerce et à la navigation d'aujourd'hui au point de justifier l'application de ce corpus grandissant de droit maritime. Le critère du lien complet, nécessairement subjectif, a conduit à l'examen de nombreuses solutions. La Cour fédérale en est venue à exercer un rôle dans des affaires qui avant 1986 auraient presque certainement été jugées par les tribunaux provinciaux appliquant des règles provinciales. Comme le juge McIntyre l'a lui-même reconnu dans l'affaire du Buenos Aires Maru, la deuxième branche du droit maritime canadien menace constamment de contrarier et d'éroder des domaines légitimes de compétence provinciale - surtout celui de la propriété et des droits civils.

...

¶ 73      Il est douteux que tous ces bouleversements aient été bénéfiques pour la Confédération canadienne de provinces. À l'évidence, dans un État fédératif comme le Canada, l'uniformité du droit maritime est souhaitable. Cependant, si l'uniformité requiert un empiétement sur des domaines tels que l'assurance, le mandat, le dommage à une cargaison sur la terre ferme, la vente, le dépôt et la passation de marchés, la faute et la faute de la victime entraînant partage de la responsabilité, enfin les conflits de lois, le prix à payer pour atteindre à une telle uniformité risque d'être trop élevé pour le fédéralisme jeune et encore fragile du Canada. Il y a seulement quelques années, les juges et avocats spécialisés en droit maritime s'accordaient en général à reconnaître que les domaines susmentionnés relevaient exclusivement du domaine provincial. L'approche expansionniste adoptée en ce qui concerne le droit maritime canadien et la compétence de la Cour fédérale en matière maritime - au nom de l' « uniformité » du droit et de la pratique en matière de « navigation ou marine marchande » , d'un océan à l'autre - obscurcit les eaux du droit maritime et perturbe le délicat équilibre constitutionnel entre les compétences fédérales et les compétences provinciales. Par ailleurs, cette approche renforce les craintes ressenties au Québec, même parmi les non-séparatistes, à l'égard du pouvoir croissant d' « Ottawa » . Le spectre d'un pouvoir fédéral par trop envahissant est vu comme une menace à la pureté et à l'intégrité de la tradition civiliste et aux compétences légitimes de la magistrature du Québec.

¶ 74      Le temps est peut-être venu d'écouter l'appel du doyen André Braën. Dans le paragraphe final de son ouvrage intitulé « Le droit maritime au Québec » , il dit :

À moins que la Cour suprême ne nuance, sinon n'écarte carrément son approche, nous croyons que le Parlement canadien doit intervenir pour rétablir l'intégrité de la tradition civiliste au Québec dans les affaires maritimes qui relèvent de sa compétence. Il assurerait ainsi la pérennité du bijuridisme au Canada.

                                                                                                                       [Notes omises.]


[71]            D'autres ont exprimé des vues semblables : H. Patrick Glenn, « Notes of Cases: Maritime Law - Federal Court Jurisdiction - Canadian Maritime Law » , (1987) 66 Revue du Barreau canadien 360; André Braën, « Le droit maritime au Québec » (Montréal : Wilson & Lafleur, 1992) et « L'arrêt ITO-International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., ou comment écarter l'application du droit civil dans un litige maritime au Québec » , (1986-87) 32 McGill L.J. 386; Pierre-Marc Couture-Trudel et Éric Labbé, « Le droit civil en matière maritime au Québec » , (1997) 11 R.J.E.U.L. 3; Guy Lefebvre et Normand Tamaro, « La Cour suprême et le droit maritime : La mise à l'écart du droit civil québécois est-elle justifiable? » , (1991) 70 Revue du Barreau canadien 121; Guy Lefebvre, « L'uniformisation du droit maritime canadien aux dépens du droit civil québécois : lorsque l'infidélité se propage de la Cour suprême à la Cour d'appel du Québec » , (1997) 31 R.J.T. 577; Guy Tremblay, « L'application du droit provincial en matière maritime après l'affaire Succession Ordon » , (1999) 59 R. du B. 679.

L'après-ITO : La jurisprudence de la Cour suprême du Canada

[72]            La Cour suprême du Canada a eu de nombreuses occasions, depuis l'arrêt ITO, d'appliquer la notion de « droit maritime canadien » .

[73]            Dans l'arrêt Q.N.S. Paper Co. c. Chartwell Shipping Ltd., [1989] 2 R.C.S. 683, la Cour a jugé qu'un contrat de services d'acconage conclu par un mandataire au Québec constituait une demande ressortissant au droit maritime canadien. Le juge La Forest s'était exprimé ainsi :

En l'espèce, il ne fait pas de doute qu'il est question de droit maritime. L'alinéa 22(2)m) de la Loi sur la Cour fédérale ... porte expressément que les services d'acconage font partie du droit maritime canadien.


                                                                                                                               [page 695]

[74]            Dans la mesure où il semble confondre l'attribution d'une compétence (paragraphe 22(2)) avec le contenu du droit maritime canadien (article 2), l'arrêt Chartwelll Shipping contredit probablement l'arrêt ITO. Comme l'écrivait le juge McIntyre dans l'arrêt ITO, l'article 2 définit le contenu du droit maritime canadien et, en ce sens, il constitue une règle de fond, mais il n'en va pas de même pour l'article 22. Quoi qu'il en soit, la question n'a pas été pleinement étudiée dans l'arrêt Chartwell Shipping, la Cour suprême se demandant plutôt si les principes du droit civil étaient applicables aux questions relevant du droit maritime canadien. Peut-être l' « acconage » est-il une notion associée à ce point au droit maritime que la Cour ne s'est jamais véritablement demandé si la question ressortissait bel et bien au droit maritime canadien.


[75]            Dans l'arrêt Whitbread c. Walley, [1990] 3 R.C.S. 1273, la Cour suprême a jugé qu'une réclamation en dommages-­intérêts pour lésions corporelles subies après qu'un bateau de plaisance eut heurté des rochers dans les eaux à marée situées au nord de Vancouver constituait une demande en droit maritime canadien. Le juge La Forest., s'exprimant pour la Cour, avait rappelé, à la page 1290, que « l'attribution d'une compétence à la Cour fédérale [...] ne sera valide et ne produira d'effets que s'il existe "une législation fédérale applicable" nécessaire à son exercice » , propos qui, à mon avis, nous ramènent à l'affirmation du juge McIntyre, dans l'arrêt ITO, selon laquelle l'article 22 de la Loi sur les Cours fédérales confère une compétence, mais ne crée pas une règle de fond. S'exprimant sur la question du « droit maritime canadien » , le juge La Forest relève que « le droit maritime d'Angleterre n'était pas limité aux délits commis en haute mer ou dans les eaux britanniques, mais s'étendait aux délits commis à l'intérieur de l'aire de flux et de reflux » . Il ajoutait :

Mise à part la jurisprudence, la nature même des activités relatives à la navigation et aux expéditions par eau, du moins telles qu'elles sont exercées ici, c'est que des règles de droit maritime uniformes s'appliquant aux voies navigables intérieures sont nécessaires en pratique.

                                                                                                                             [page 1294]

J'estime qu'il est évident que cette nécessité d'une uniformité juridique est particulièrement pressante dans le domaine de la responsabilité délictuelle pour abordages et autres accidents de navigation. Comme il ressort clairement même d'un examen rapide des textes de base sur les expéditions par eau ou le droit maritime, l'existence et l'étendue d'une telle responsabilité doivent être déterminées selon « les règles d'une bonne navigation » , lesquelles, à leur tour, sont jugées par renvoi aux « règles de barre et de route » pour la navigation qui sont codifiées depuis longtemps dans les Règles sur les abordages... Il me semble évident que le palier de gouvernement habilité à édicter et à modifier ces « règles de barre et de route » pour la navigation doit aussi être compétent à l'égard de la responsabilité délictuelle à laquelle ces règles sont si intimement liées.

                                                                                                                  [pages 1295-1296]

[...] Et je pense qu'il est évident que le Parlement doit, par nécessité pratique, être compétent en matière de responsabilité délictuelle à l'égard des bateaux de plaisance comme des navires commerciaux. ... ce que j'ai dit précédemment au sujet du lien entre la responsabilité délictuelle fondée sur la conduite négligente des navires et les règles de barre et de route de la navigation qui font partie des règles sur les abordages serait tout aussi applicable à un abordage entre un bateau de plaisance et un navire commercial qu'à un abordage entre deux navires commerciaux.

                                                                                                                             [page 1297]

[76]            Dans l'arrêt Monk Corp. c. Island Fertilizers Ltd., [1991] 1 R.C.S. 779, les parties avaient conclu un contrat pour la fourniture de produits devant être importés à bord d'un navire. La Cour suprême (la juge L'Heureux-Dubé était dissidente) a jugé que la demande du courtier pour le paiement des surestaries, la livraison de la cargaison excédentaire et le coût de location des grues de quai était une demande qui ressortissait au droit maritime canadien.


[77]            Dans l'arrêt Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., [1997] 3 R.C.S. 1210, il s'agissait d'un incendie qui s'était déclaré sur une plate-forme de forage et qui avait causé d'importants dommages. La Cour a jugé que le droit maritime canadien était applicable :

Il s'agit en l'espèce de responsabilité délictuelle dans un contexte maritime... La plate-forme n'était pas seulement une plate-forme flottante, mais un bâtiment navigable... Subsidiairement, même si la plate-forme n'est pas un bâtiment navigable, la réclamation fondée sur la responsabilité délictuelle qui a été exercée à la suite de l'incendie n'en serait pas moins une question maritime puisque l'objet principal de la plate-forme Bow Drill III était une activité se déroulant dans des eaux navigables.

                                                                                                                       [paragraphe 85]

Des considérations de principe viennent étayer la conclusion selon laquelle le droit maritime régit la réclamation fondée sur la responsabilité délictuelle exercée par les demanderesses. L'application des lois provinciales aux délits maritimes nuirait à l'uniformité du droit maritime.

                                                                                                                       [paragraphe 88]

[78]            Dans l'arrêt Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437, les juges Iacobucci et Major ont réexaminé le critère de l'arrêt ITO :

L'expression « droit maritime canadien » définie à l'art. 2 de la Loi sur la Cour fédérale désigne un vaste ensemble de règles de droit fédérales régissant toutes les demandes concernant des questions maritimes et d'amirauté. Le droit maritime canadien ne se restreint pas au droit anglais applicable en matière d'amirauté au moment où celui-ci a été adopté en droit canadien en 1934. Au contraire, le terme « maritime » doit être interprété dans le contexte moderne du commerce et des expéditions par eau; on doit considérer que l'étendue du droit maritime canadien n'est limitée que par le partage constitutionnel des compétences établi par la Loi constitutionnelle de 1867. Le critère permettant d'établir si la question examinée relève du droit maritime exige de conclure que cette question est entièrement liée aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale : ITO, précité, à la p. 774; Monk Corp., précité, à la p. 795.

                                                                                                                         [à la page 489]


Les circonstances qui avaient conduit à l'arrêt Succession Ordon se résumaient à deux accidents de navigation qui s'étaient produits sur des eaux navigables en Ontario. Dans le premier accident, un passager s'était noyé après qu'un bateau de plaisance eut coulé. Dans le deuxième accident, une collision avait entraîné des décès et de graves lésions. La Cour a jugé que les réclamations des personnes à charge pour les accidents mortels ressortissaient au droit maritime.

[79]            La Cour suprême examinait la validité constitutionnelle de certaines lois provinciales, mais les observations suivantes sont néanmoins utiles ici :

Le premier volet vise à déterminer si la question précise en litige dans une action relève de la compétence législative fédérale exclusive sur la navigation et les expéditions par eau en vertu du par. 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867. S'agit-il véritablement d'une question relevant des règles du droit maritime canadien relatives à la négligence? Comme le juge McIntyre l'a dit dans l'arrêt ITO, précité, à la p. 774, et comme le juge Iacobucci l'a répété dans l'arrêt Monk Corp., précité, à la p. 795, il faut déterminer si les faits d'une affaire donnée soulève une question maritime ou d'amirauté, ou plutôt une question qui constitue, de par son caractère véritable, une matière d'une nature locale mettant en cause la propriété et les droits civils ou toute autre question qui relève essentiellement de la compétence exclusive de la province en vertu de l'art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. À cette fin, le critère applicable est de se demander si la question examinée dans une instance donnée est entièrement liée aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale. Ainsi qu'il ressort clairement de la jurisprudence récente de notre Cour sur ce point, la réponse à cette question passe par l'examen du contexte factuel de la demande.

                                                                                                                      [pages 491-492]

[...]


Cette règle plus générale de l'inapplicabilité constitutionnelle des lois provinciales est essentielle pour répondre aux questions constitutionnelles en cause dans les présents pourvois. Les règles relatives à la négligence du droit maritime sont un élément du contenu essentiel de la compétence du Parlement sur le droit maritime. L'établissement de la norme applicable, des éléments et des conditions en matière de responsabilité pour négligence des navires ou des personnes qui en répondent est depuis longtemps un aspect essentiel du droit maritime, et l'attribution au fédéral de la compétence exclusive sur la navigation et les expéditions par eau visait sans aucun doute à exclure la compétence provinciale sur les règles relatives à la négligence, entre autres matières maritimes. Comme nous le verrons plus loin, de solides raisons militent en faveur de l'uniformité des règles relatives à la négligence en droit maritime canadien. De plus, les règles et principes spéciaux applicables en matière d'amirauté régissent la question de la négligence sur les eaux d'une façon particulière, s'attachant à la « bonne navigation » et à d'autres questions proprement maritimes. Les règles du droit maritime relatives à la négligence peuvent être considérées comme une partie intégrante de ce qui constitue la « spécificité fédérale » du droit maritime, pour reprendre l'expression employée par le juge Beetz dans Bell Canada, précité, à la p. 762.

                                                                                                                               [page 498]

                                                                                                [Non souligné dans l'original.]

[80]            Finalement, dans l'arrêt Holt Cargo Systems Inc. c. ABC Containerline N.V. (Syndics de), [2001] 3 R.C.S. 907, la Cour suprême a jugé que la Cour fédérale exerçait validement sa compétence en matière maritime lorsqu'elle avait rejeté la requête de syndics de faillite en suspension des procédures se rapportant à la vente d'un navire jusqu'à ce que la Cour supérieure du Québec siégeant en matière de faillite statue à titre définitif.

L'après-ITO : La Cour d'appel fédérale, la Cour fédérale et autres tribunaux

[81]            La Cour d'appel fédérale, la Cour fédérale et d'autres tribunaux canadiens se sont montrés conscients au fil des ans du fait que la notion de « droit maritime canadien » ne devrait pas servir de prétexte à un empiétement sur ce qui essentiellement constitue un champ de compétence provinciale.

[82]            Dans une affaire portant sur un échange de permis de pêche délivrés pour des bateaux de pêche, la Cour d'appel fédérale a récemment jugé que la compétence de la Cour fédérale en matière maritime ne doit pas s'étendre à des questions essentiellement non maritimes sous le prétexte du « contexte moderne du commerce et des expéditions par eau » . Dans l'arrêt Radil Bros. Fishing Co. c. Canada (Ministère des Pêches et des Océans, Région du Pacifique), [2002] 2 C.F. 219 (C.A.), j'exprimais, au nom de la Cour, les vues suivantes :


[53]          Je ne vois dans les arrêts ITO et Monk rien qui donne à penser que les tribunaux devraient d'emblée élargir la notion de « droit maritime canadien » . Bien au contraire, la Cour a pris soin de s'assurer que « le fondement ou la source » de la revendication soit « entièrement lié aux affaires maritimes » , de manière à ne pas empiéter sur ce qui constituait, de par son caractère véritable, une matière relevant de la compétence provinciale. Ce n'est pas là une tâche facile à accomplir, comme en témoigne la longue analyse à laquelle se sont livrés le juge McIntyre dans l'arrêt ITO et le juge Iacobucci dans l'arrêt Monk avant de conclure que la Cour avait compétence, et comme en témoignent également les avis dissidents des juges Beetz, Chouinard et Lamer dans l'arrêt ITO, et du juge L'Heureux-Dubé dans l'arrêt Monk. Dans la mesure où tout accroissement de la notion de « droit maritime canadien » se fait généralement aux dépens de la compétence provinciale en matière de « propriété et droits civils dans la province » , il est facile de comprendre l'hésitation des juges de droit civil à inclure dans le droit maritime fédéral des matières qui ne sont pas traditionnellement rattachées au contexte du commerce et de la navigation. C'est en effet une chose d'adapter, comme nous y invite la Cour suprême, la compétence de la Cour fédérale en matière maritime au « contexte moderne du commerce et des expéditions par eau » , c'en est une autre de l'élargir, sous prétexte de la moderniser, aux revendications dont le fondement ou la source était, et est encore, essentiellement une matière non maritime.

...

[60]          Aucun de ces précédents ne vient en aide à l'appelante. Bien au contraire, ils tendent à montrer que la Cour n'affirmera pas sa compétence en matière maritime sur des revendications résultant d'un contrat de mandat, à moins que le contrat invoqué ne soit véritablement un contrat maritime. Tel n'est pas le cas ici, où le seul facteur qui pourrait être rattaché au droit maritime est le fait que le permis à l'égard duquel a été conclu le contrat de mandat se trouve à avoir été délivré pour une activité devant se dérouler en mer. Il n'y a pas de contrat de transport de marchandises par mer. Il n'y a pas d'assurance maritime. Il n'y a pas de marchandises en jeu. Rien n'est arrivé en mer. La navigabilité des navires n'est pas en cause. Les navires ne sont pas parties à l'action. Il n'y a pas de procédure in rem. Il n'y a pas de courtiers maritimes. Il n'y a pas de lois, de principes ou de pratiques maritimes qui soient applicables. Au mieux, et accessoirement, on pourrait dire que la demande se rapporte à la capacité d'un navire d'effectuer certaines activités de pêche en conformité avec des exigences qui n'ont rien à voir avec la navigation et la marine marchande, et tout à voir avec les pêches.

[83]            Dans une affaire qui concernait l'exécution d'une sentence arbitrale étrangère rendue à la suite de la violation d'une charte-partie, l'arrêt Compania Maritima Villa Nova S.A. c. Northern Sales Co., [1992] 1 C.F. 550 (C.A.), le juge Stone écrivait, au paragraphe 24 :


[24]          À mon avis, la création d'une cause d'action visant la reconnaissance et l'exécution de la sentence arbitrale étrangère en litige, découlant comme elle le fait de la violation de la charte-partie relativement au paiement des droits de surestarie, est une matière maritime ou si étroitement liée aux affaires maritimes qu'elle constitue légitimement du droit maritime canadien. La sentence découle indirectement de la charte-partie et se résume, en réalité, à une conclusion reconnaissant la validité et le montant approprié de la demande de droits de surestarie.

[84]            Dans une affaire qui concernait de prétendues fausses déclarations de courtiers maritimes, l'arrêt H. Smith Packing Corp. c. Gainvir Transport Ltd. (1989), 61 D.L.R. (4th) 489 (C.A.F.), la juge Desjardins écrivait, à la page 494 :

... La question centrale en l'espèce est donc celle de savoir si les règles du mandat et le contrat existant entre un expéditeur et son agent maritime, dans le cas de présentation inexacte des conditions auxquelles le transporteur devait transporter la cargaison à bord d'un navire et de l'étendue de l'assurance que possédaient le propriétaire et l'administrateur du navire, sont intimement liés au contrat même de transport par mer au point de relever de la catégorie « expéditions par eau » , au sens où ce terme est employé au par. 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867, Agence Maritime c. Canada Labour Relations Board (1969), 12 D.L.R. (3d) 722, [1969] R.C.S. 851] ou d'une matière accessoire à cette catégorie. En pareil cas, le droit du mandat revêtirait un double aspect. Sous son aspect fédéral, le mandat relèverait de la compétence fédérale.

En l'espèce, c'est l'existence du contrat de transport par mer qui a donné lieu aux déclarations de l'agent maritime, tant à l'égard des conditions de transport de la cargaison qu'à l'égard de la couverture de celle-ci par une assurance. N'eût été de ce contrat, ces déclarations n'auraient jamais été faites. Il serait difficile de nier que ces déclarations étaient intimement liées au contrat de transport par mer et à l'opération d'expédition elle-même. Dans ces circonstances, le droit du mandat devient une « loi du Canada » au sens de l'article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[85]            Dans l'arrêt The CSL Group Inc. c. Canada, [1998] 4 C.F. 140 (C.A.F.), plusieurs compagnies de navigation avaient poursuivi la Couronne pour être remboursées d'un manque à gagner qui avait résulté de restrictions imposées par l'Administration de la voie maritime du Saint-Laurent et rendues nécessaires par le fait que les équipages de la Garde côtière étaient en grève. Le juge Marceau écrivait, au paragraphe 11 :


[11]          Il est vrai que l'on peut douter sérieusement de l'approche du juge qui semble tenir pour acquis que le litige en est un de droit maritime. La faute reprochée, il me semble, n'a rien à voir avec le droit maritime et les dommages réclamés formés uniquement de pertes de profit ne concernent aucunement les navires des appelantes ou leurs cargaisons puisqu'il s'agit de dommages essentiellement économiques. On ne retrouve pas le lien, même indirect, avec les opérations de transport de marchandises par eau que la Cour suprême, dans l'arrêt ITO - International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752, à la page 774, déclarait suffisant mais essentiel pour faire entrer une situation sous la bannière du droit maritime parce que « entièrement liée aux affaires maritimes » [...]

[86]            Dans l'arrêt Ruby Trading S.A. c. Parsons, [2001] 2 C.F. 174 (C.A.F.), le juge Sexton estimait que la Cour fédérale avait compétence pour statuer sur une action engagée par un armateur étranger contre quatre de ses membres d'équipage étrangers et contre un syndicat canadien, à qui il imputait la rupture du contrat conclu entre l'armateur et les membres d'équipage, et contre le représentant du syndicat et les mêmes membres d'équipage, qu'il accusait d'avoir comploté pour causer un préjudice économique. Le juge Sexton s'est exprimé ainsi :

[28]          Compte tenu des principes énoncés dans les affaires susmentionnées, j'estime que les demandes présentées par l'intimée dans l'action principale sont suffisamment reliées aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale. L'intimée soutient que les membres d'équipage appelants travaillaient dans un contexte maritime, soit l'exploitation d'un navire. L'appelant Parsons, représentant la FIT (organisme qui représente exclusivement des marins marchands), est monté à bord du navire et a invité les membres de l'équipage à rompre leurs contrats. Les membres d'équipage appelants ont violé leurs contrats en refusant de travailler à bord du navire. Cette décision a eu pour effet d'entraver l'exploitation du navire; son chargement n'a pu être embarqué et son départ a été retardé, ce qui a causé un préjudice à l'intimée.

[87]            Dans l'arrêt Pakistan National Shipping Corp. c. Canada, [1997] 3 C.F. 601 (C.A.), des pertes avaient été essuyées à la suite de l'affaissement d'une cargaison durant son transport par mer. Le juge Stone s'est exprimé ainsi, au paragraphe 23 :


... Il semble donc que le fondement des réclamations de l'action principale pour les pertes subies du fait de l'affaissement des fûts de plastique arrimés dans la cale pendant le voyage au Pakistan était la capacité des fûts de supporter les conditions auxquelles serait soumis le navire. Il convient de noter que la demande en garantie se fonde sur les déclarations inexactes faites avec négligence par l'intimée selon lesquelles les fûts de plastique qu'elle avait fabriqués étaient suffisamment robustes pour supporter un voyage en mer. Elle ne se fonde pas sur la simple fourniture de fûts défectueux par le tiers aux fournisseurs des marchandises qui ont par la suite été transportées dans ces fûts à bord du navire. À mon avis, la demande en garantie est entièrement liée à la compétence de la Cour en matière maritime et d'amirauté...

[88]            L'application de cet arrêt a été écartée dans l'arrêt Garfield Container Transport Inc. c. Uniroyal Goodrich Canada Inc., n ° du greffe A-556-94, C.A.F., en date du 30 avril 1998, qui concernait des frais impayés réclamés par une société de camionnage pour le transport routier de marchandises. Au paragraphe 4 de cet arrêt, le juge Denault s'était exprimé ainsi :

[...] l'action de l'appelante dans la présente affaire n'est pas entièrement liée à une affaire maritime, étant donné qu'elle se rapporte uniquement à des frais impayés réclamés par une entreprise de camionnage pour le transport par route de marchandises.

[89]            Dans l'arrêt Matsuma Machines Corp. c. Melburn Truck Lines Ltd., n ° du greffe A-213-96, C.A.F., en date du 12 mars 1997, le juge Pratte a considéré que le chargeur et le receveur d'une cargaison dont on avait constaté la détérioration au moment de sa livraison pouvaient assigner devant la Cour fédérale le transporteur maritime, mais non le transporteur routier qui avait transporté le conteneur de Port Elizabeth à Mississauga, puis à Oakville.

[90]            Dans l'arrêt Caterpillar Overseas S.A. c. Canmar Victory (Le), [1999] A.C.F. n ° 1829, n ° du greffe A-488-98, où il s'agissait d'une entreprise qui s'était engagée à placer des marchandises dans un conteneur qui devait être transporté par mer, le juge Létourneau s'était exprimé ainsi :


¶ 2            Il ressort des preuves et témoignages produits que la tierce partie Industrial Crating Inc. s'était chargée d'emballer des marchandises dans un conteneur maritime, sachant qu'il serait embarqué à bord d'un navire à Montréal pour un transport transatlantique. En effet, il est allégué que la tierce partie se disait spécialiste du chargement et de l'arrimage de marchandises dans les conteneurs maritimes (Affidavit d'Anne Norsk, Dossier d'appel, languette 8, page 2, paragraphe 7). Pareille entreprise est une entreprise de nature maritime (McGregor Cory Cargo Services B.V. c. Peter Cremer Befrachtungskontor GMBH et al., [1990] A.C.F. n ° 850, C.A.F., n ° 279-89, 11 septembre 1990). Elle fait partie intégrante des choses maritimes et est intimement liée au transport de marchandises par mer.

¶ 3            La même conclusion s'applique aux réclamations puisque le contrat entre la tierce partie et Dan Transport Corporation portait, ainsi que le fait valoir l'avis de mise en cause, sur le chargement, le blocage et le calage de marchandises dans un conteneur maritime.

[91]            Dans l'affaire Newterm Ltd. c. Mys Budyonnogo (Le), [1992] 3 C.F. 255, un navire était peint au pistolet par son équipage alors qu'il était amarré au quai, et des dommages avaient été causés par les nuages de peinture à 400 voitures entreposées à proximité. La juge Reed a considéré que « l'activité qui aurait donné lieu au dommage fait partie intégrante des transports maritimes et a un rapport étroit avec la conduite du navire et le transport maritime » (au paragraphe 24). Elle avait auparavant proposé le critère suivant, au paragraphe 22 :

¶ 22          Quoi qu'il en soit, il me semble que l'avocat de la demanderesse et celui de la seconde défenderesse ont raison de préconiser l'adoption d'un critère fonctionnel afin de décider si des dommages ont été, aux fins du droit maritime, « causés par un navire » . Lorsqu'un navire est sur l'eau et que le dommage résulte du fait de l'équipage agissant sur les instructions du capitaine, lesquels agissements sont entièrement liés au fonctionnement du navire, le dommage doit alors être considéré comme ayant été « causé[...] par un navire » . Voilà une formulation intéressante de la distinction qu'il convient d'établir.


[92]            Dans l'affaire Kusugak c. Northern Transportation Co., 2004 CF 1696, une action en dommages-intérêts avait été engagée contre notamment le Commissaire du Nunavut après qu'eut sombré un navire chargé d'une cargaison de propane et de matériaux de construction. On avait fait valoir que l'Organisation des mesures d'urgence établie par le Nunavut n'avait pas informé de la situation les autorités compétentes, dont la Garde côtière canadienne, afin de permettre une opération rapide de recherche et de sauvetage. Le Nunavut a déposé une requête en radiation de la procédure introduite contre lui, en alléguant l'incompétence de la Cour fédérale. La juge Heneghan a accueilli la requête et radié la procédure. Elle s'est exprimée ainsi :

[35]          La jurisprudence prédominante exige la présence d'un lien étroit entre les allégations figurant dans la déclaration et le droit maritime canadien. Je cite à nouveau l'arrêt Radil, précité, dans lequel la Cour d'appel fédérale a déclaré ce qui suit à la page 242 :

[...]

[36]          Ces principes trouvent application en l'espèce. La demande présentée par les demandeurs contre les défendeurs du Nunavut n'a rien à voir avec le domaine de la navigation et de la marine marchande. Ces défendeurs n'ont aucun lien avec le navire « Avataq » . Ils ne participaient pas à l'exploitation de ce navire dans une des capacités mentionnées à l'alinéa 22(2)g) de la Loi. La demande présentée contre eux est uniquement fondée sur les principes de common law en matière de faute, indépendamment des principes du droit maritime canadien, et ne relève donc pas de la compétence de la Cour.

[37]          Je ne peux retenir l'argument des demandeurs selon lequel les activités terrestres des défendeurs du Nunavut, c'est-à-dire la fourniture d'une aide d'urgence, constituent un lien essentiel avec les activités maritimes et le droit maritime canadien. Les défendeurs du Nunavut ont pour rôle principal d'exercer leurs fonctions respectives dans la gouvernance du Nunavut. La participation des défendeurs du Nunavut aux affaires maritimes, à la marine marchande et à la navigation est simplement accessoire. Ce lien accessoire ne permet pas de conclure que la demande des demandeurs découle du droit maritime canadien.

[...]

[41]          À mon avis, l'aspect maritime de la demande présentée par les demandeurs contre les défendeurs du Nunavut est le fait que l'accident à l'origine de la demande concernait l'exploitation d'un navire. Cela n'est pas suffisant pour conclure que ce fait donne naissance à une demande fondée sur le droit maritime canadien en l'absence d'allégations indiquant que les défendeurs du Nunavut étaient reliés d'une manière ou d'une autre à l'exploitation, au contrôle ou à la possession du navire, ou qu'ils en étaient responsables.


[93]            Dans l'arrêt Dreifelds c. Burton (1998), 156 D.L.R. (4th) 662 (Cour d'appel de l'Ontario), il s'agissait d'une personne qui avait succombé à la suite d'une embolie alors qu'elle se livrait à la plongée sous-marine à partir d'un bateau. La faute alléguée reposait sur les préparatifs et la conduite des opérations de plongée, et non sur l'exploitation du bateau sous affrètement. La Cour d'appel de l'Ontario a estimé que les opérations de plongée n'étaient pas entièrement rattachées à la navigation et à la marine marchande :

[traduction]

¶ 17          À mon avis, la jurisprudence que j'ai mentionnée permet de conclure que les activités dommageables exercées dans les cours d'eau du Canada ne relèvent pas toutes du droit maritime canadien. L'activité mise en cause dans la procédure ne relèvera du droit maritime canadien que si elle est suffisamment rattachée à la navigation ou à la marine marchande pour répondre au critère exposé par le juge McIntyre dans l'arrêt I.T.O., que j'ai cité plus haut.

¶ 18.         Ainsi que le révèlent les actes de procédure, les points à décider dans la présente affaire portent presque uniquement sur la prétendue faute commise dans les préparatifs et la conduite des opérations de plongée au cours desquelles Peter Dreifelds a perdu la vie. Aucune faute n'est alléguée dans l'exploitation du bateau affrété. D'ailleurs, au moment de l'accident, M. Driefelds n'était en aucune façon rattaché au bateau. L'utilisation du bateau comme moyen de transport jusqu'à l'emplacement des opérations de plongée est sans aucun rapport avec les actes fautifs allégués. Nul n'affirme non plus que les actes fautifs allégués ont entravé de quelque façon la navigation ou réduit la navigabilité d'un cours d'eau.

¶ 19.         Je suis donc d'avis que l'objet de la présente affaire n'est pas entièrement rattaché aux affaires maritimes et que par conséquent il ne relève pas du droit maritime canadien. Il s'agit d'un accident de plongée sous-marine, une activité qui, à mon avis, n'est pas suffisamment rattachée à la navigation et à la marine marchande pour que le droit maritime s'y applique. L' « essence » de cette action est plutôt une affaire de nature locale, qui requiert donc d'être résolue d'une manière conforme à la législation provinciale applicable, à savoir la Loi sur le droit de la famille.

                                                                                                                      [le juge Goudge]

[94]            Dans l'arrêt Shulman c. McCallum, [1993] B.C.J. no 1494, la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a jugé que le droit maritime canadien était applicable à une affaire où des décès étaient survenus par suite d'une collision entre un bateau à moteur et un barrage de rondins qui se trouvait dans les eaux du lac Comox.


[95]            Venant à la défense de la juge de la Cour fédérale, je m'empresse de noter, avec une certaine stupéfaction, que la plupart des décisions mentionnées dans les paragraphes 73 à 80 des présents motifs lui ont été signalées, mais aucune des décisions mentionnées dans les paragraphes 82 à 94. Elles ne nous ont pas été signalées non plus.

[96]            La limitation de responsabilité qui est revendiquée ici se rapporte à un incident qui, à mon humble avis, n'est pas, à l'évidence, « entièrement relié aux affaires maritime » , tels que ces mots ont été interprétés par les tribunaux de ce pays. Le fait que l'incident impliquait un bateau de plaisance (arrêt Whitbread) ne transforme pas cet incident à première vue terrestre en un incident maritime. Il faut se garder de confondre l'expression « marine marchande » ( « shipping » ) avec le mot « navire » . Maints aspects qui intéressent les navires sont sans rapport aucun avec la marine marchande. L'arrêt Whitbread concernait un bateau de plaisance qui avait heurté des rochers dans des eaux à marée. Le juge La Forest s'était référé à la responsabilité délictuelle « dont il est question dans un contexte maritime » (paragraphe 19) et « qui est fondée sur l'utilisation de voies navigables » (paragraphe 26). Le juge La Forest parle aussi de « la nature même des activités relatives à la navigation et aux expéditions par eau... [qui] fait que des règles de droit maritime uniformes s'appliquant aux voies navigables intérieures sont nécessaires en pratique » (paragraphe 27). Dans l'arrêt Succession Ordon, la Cour suprême évoquait « les règles et principes spéciaux applicables en matière d'amirauté [qui] régissent la question de la négligence sur les eaux d'une façon particulière, s'attachant à la "bonne navigation" et à d'autres questions proprement maritimes » (à la page 498).


[97]            L'accent devrait porter moins sur le fait qu'un « navire » était impliqué (naturellement, les bateaux de plaisance sont moins susceptibles, sur terre, qu'ils soient entreposés, en cours de réparation ou transportés sur la route, de déclencher l'application des principes de droit maritime) et davantage sur l'endroit où l'incident s'est produit (naturellement, plus on est éloigné des eaux navigables, plus est ténu le lien possible avec les affaires maritimes) et sur la nature véritable de l'incident.


[98]            Comme dans l'affaire Radil Bros. Fishing, il m'est difficile ici de voir comment la nature véritable de l'incident pourrait être qualifiée de maritime. Il s'est produit sur la terre ferme. Les lésions ont été causées sur la terre ferme par une personne qui n'était ni sur le bateau ni dans l'eau. Il n'y a aucun contrat de transport de marchandises par mer. Il n'y a pas de cargaison en cause. Rien ne s'est produit sur l'eau dont on pourrait dire qu'il est directement, voire indirectement, rattaché à l'accident. La navigabilité du navire n'est pas en cause, la question étant au mieux celle de savoir si un bateau préparé sur la terre ferme pour un transport par route était apte à un tel transport. Il n'y a aucune procédure in rem. Il n'y a aucun débat portant sur la bonne navigation. Il n'y a pas de lois, de règles, de principes ou de pratiques en matière d'amirauté qui soient applicables. L'accident est sans rapport avec la navigation, ni avec les expéditions par eau. Il n'y a aucune nécessité pratique d'une loi fédérale uniforme fixant la manière d'empêcher la bâche d'un moteur de claquer au vent lorsqu'un bateau de plaisance est transporté sur la terre ferme dans une remorque. Le seul facteur pouvant établir un lien avec le droit maritime est le fait que le bateau de plaisance venait d'être sorti de l'eau et qu'on s'affairait à l'arrimer sur la remorque lorsque l'accident est arrivé. Cela ne suffit pas manifestement à constituer un lien intégral avec la navigation et la marine marchande et à justifier un empiétement sur la propriété et les droits civils.

[99]            Finalement, j'arrive à la conclusion que la demande en cause n'est pas une demande ressortissant au droit maritime canadien et que la demande de limitation de la responsabilité n'entre pas dans le champ de la Loi sur la marine marchande du Canada.

[100]        J'accueillerais l'appel, j'annulerais le jugement de la Cour fédérale et je répondrais ainsi à la question posée :

Q.             Les faits et les circonstances qui ont donné lieu à un événement ayant causé une lésion corporelle à Stephen Simms le 1er août 1999 forment-ils des créances nées d'un même événement impliquant un navire jaugeant moins de 300 tonneaux pour l'application du paragraphe 577(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada?

R.             Non, puisque les faits et les circonstances ne forment pas une question maritime entrant dans le domaine du droit maritime canadien.

L'appelant devrait obtenir ses dépens devant la Cour d'appel fédérale et devant la Cour fédérale.

                                                                                                                                _ Robert Décary _                 

                                                                                                                                                     Juge                            

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                                     COUR D'APPEL FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                             A-127-04

INTITULÉ :                                                                            SIMMS et al c. ISEN

LIEU DE L'AUDIENCE :                                                      TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                                    LE 13 JANVIER 2005

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                 LE JUGE NADON

Y A SOUSCRIT :                                                                    LE JUGE SEXTON

MOTIFS DISSIDENTS :                                                       LE JUGE DÉCARY

DATE DES MOTIFS :                                                           LE 6 MAI 2005

COMPARUTIONS :

David R. Tenszen                                                                      POUR LES APPELANTS

Marc D. Isaacs                                                                          POUR L'INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Thomson, Rogers                                                                      POUR LES APPELANTS

Avocats

Toronto (Ontario)

Strathy & Associates                                                                 POUR L'INTIMÉ

Avocats

Toronto (Ontario)


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