Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 22050506

Dossier : A-491-03

Référence : 2005 CAF 156

CORAM :       LE JUGE ROTHSTEIN

LE JUGE NOËL

LE JUGE SEXTON

ENTRE :

                                                          DOUGLAS MARTIN et

                            ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

                                                                                                                                            appelants

                                                                             et

                                           PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                                  intimé

                                       Audience tenue à Ottawa (Ontario) le 15 mars 2005

                                         Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le 6 mai 2005

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                            LE JUGE ROTHSTEIN

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                                 LE JUGE NOËL

                                                                                                                             LE JUGE SEXTON


Date : 22050506

Dossier : A-491-03

Référence : 2005 CAF 156

CORAM :       LE JUGE ROTHSTEIN

LE JUGE NOËL

LE JUGE SEXTON

ENTRE :

                                                          DOUGLAS MARTIN et

                            ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

                                                                                                                                            appelants

                                                                             et

                                           PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                                  intimé

                                                       MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE ROTHSTEIN

INTRODUCTION

[1]                Le présent appel d'une décision de la Cour fédérale publiée à [2004] 1 C.F. 625 porte sur la question de savoir si environ 150 gardiens de parc chargés de faire respecter la loi dans les parcs nationaux devraient être autorisés à porter des armes de poing.


LES FAITS

[2]                En janvier 2000, le directeur général de Parcs Canada a donné pour directive de ne pas inclure automatiquement un revolver dans l'équipement des gardiens de parc chargés de l'application de la loi en vertu de la Loi sur les parcs nationaux, L.C. 2000, ch. 32.

[3]                En juin 2000, l'appelant, Douglas Martin, gardien au parc national de Banff, a déposé une plainte en vertu de la partie II du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L-2 (le Code). La partie II du Code porte sur la santé et la sécurité au travail. La plainte alléguait que les gardiens de parc chargés de l'application de la loi devraient être équipés d'armes de poing et qu'ils devaient recevoir une formation pour savoir comment les manier.

[4]                Une enquête a été menée par M. R.G. Grundie, un agent de santé et sécurité désigné par le ministre du Travail en vertu du paragraphe 140(1) du Code. Aux termes de la directive qu'il a donnée le 1er février 2001, M. Grundie a déclaré qu'il estimait que certaines des fonctions d'application de la loi exécutées par les gardiens de parc exposaient ceux-ci à des lésions corporelles graves ou même à un risque de décès parce qu'ils n'étaient pas munis des équipements de protection personnelle nécessaires :

Les gardiens de parc qui sont censés exercer des activités d'application de la loi telles que patrouiller, cueillir des renseignements, mener des enquêtes et effectuer des arrestations à la suite de possibles infractions, aux fins de la gestion des ressources et du maintien de l'ordre public, activités au cours desquelles ils encourent le risque de se voir infliger des lésions corporelles graves ou de mourir, ne sont pas munis des équipements de protection personnelle nécessaires. Dans des circonstances similaires, les agents de la paix exerçant des fonctions semblables, comme c'est le cas par exemple pour les agents de pêche fédéraux, les agents chargés de l'exécution de la Loi sur la faune d'Environnement Canada et les agents de conservation provinciaux sont autorisés à porter un revolver.


[5]                Par conséquent, en vertu de l'alinéa 145(2)a) du Code, l'agent Grundie a ordonné à Parcs Canada de prendre, dans un délai de six mois, des mesures propres :

a) soit à écarter le risque, à corriger la situation ou à modifier les fonctions d'application de la loi des gardiens;

b) soit à protéger les gardiens contre ce danger.

[6]                En vertu de l'alinéa 145(2)b), il a également ordonné à Parcs Canada de « mettre fin aux activités qui constituent un danger jusqu'à ce que vous vous soyez conformés aux directives énoncées aux (alinéas a) et b)). »

[7]                 Parcs Canada et M. Martin (ainsi que l'Alliance de la fonction publique du Canada) ont interjeté appel de la décision de M. Grundie devant un agent d'appel en vertu du paragraphe 146(1) du Code. Parcs Canada réclamait l'annulation de la décision de M. Grundie. M. Martin et l'Alliance sollicitaient pour leur part une ordonnance enjoignant expressément à Parcs Canada de munir les gardiens de parc d'armes de poing et de mettre en place une procédure pour identifier et armer les gardiens de parc visés.


[8]                Les audiences ont été présidées par M. Serge Cadieux, an agent d'appel désigné par le ministre en vertu du paragraphe 145.1(1) du Code. Aux termes de sa décision du 23 mai 2002, M. Cadieux a accueilli l'appel de Parcs Canada et a annulé la décision de M. Grundie. Il s'est dit d'avis que la preuve ne permettait pas de conclure à l'existence d'une situation de « danger » au sens de l'article 122 du Code.

[9]                M. Martin et l'Alliance ont présenté une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale qui, par ordonnance rendue le 6 octobre 2003, a rejeté leur demande.

[10]            M. Martin et l'Alliance interjettent appel de ce jugement devant notre Cour.

QUESTION EN LITIGE

[11]            Les appelants affirment qu'on devrait fournir des armes de poing aux gardiens de parc chargés de l'application de la loi et qu'on devrait leur donner une formation au sujet de leur maniement. Ils demandent à la Cour de renvoyer la question à l'agent d'appel pour qu'il rende une nouvelle décision en tenant compte de la définition qu'il convient de donner au terme « danger » à l'article 122 du Code.

ANALYSE

Norme de contrôle


[12]            Il est d'abord nécessaire d'examiner la question de la norme de contrôle. On ne reproche aucune erreur de fait à la juge de la Cour fédérale. La Cour procédera donc au contrôle judiciaire de cette décision pour y déceler toute erreur de droit en appliquant la norme de la décision correcte. Pour décider si la juge en question a commis une erreur de droit, la Cour doit d'abord déterminer quelle norme de contrôle elle a retenue pour procéder au contrôle de la décision de l'agent d'appel Cadieux. La Cour examinera aussi la décision de M. Cadieux en appliquant la norme de contrôle appropriée.

[13]            La juge a procédé à une analyse fouillée de la question de la norme de contrôle. Son avant-dernière conclusion était que la norme de contrôle applicable à la décision d'un agent d'appel sous le régime du Code était celle de la décision manifestement déraisonnable. Elle a d'ailleurs cité les propos de la juge McLachlin (maintenant juge en chef) dans l'arrêt Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l'industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. 644, dans lequel la juge McLachlin a expressément conclu que les cours de justice doivent faire preuve de circonspection et de retenue dans l'examen des décisions de tribunaux administratifs spécialisés comme la Commission du travail et que cette retenue s'étend à la fois àla constatation des faits et àl'interprétation de la loi et que ce n'est que lorsque l'interprétation donnée aux dispositions législatives est manifestement déraisonnable que la cour peut intervenir. Jusque-là, je suis d'accord avec l'analyse de la juge. Elle a toutefois poursuivi en disant ce qui suit, au paragraphe 41 de ses motifs :

Malgré tout, l'analyse de notre Cour aura valeur de précédent pour les décisions d'autres agents d'appel, et pourra ainsi avoir en bout de ligne une incidence sur la santé et la sécuritéd'employés. Cela donne à penser qu'un examen plus approfondi de la décision de l'agent d'appel serait indiqué en l'espèce.


[14]            Elle a par conséquent conclu que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable simpliciter. Devant la Cour, M. Martin et l'Alliance proposent une norme de contrôle qui appelle encore moins de retenue. Ils font valoir que, parce que c'est la première fois que la Cour est appelée à se prononcer sur la question de la nouvelle définition du mot « danger » à l'article 122, la norme de contrôle appropriée devrait être celle de la décision correcte, d'autant plus que la décision de la Cour aura valeur de précédent et que la question revêt une importance capitale.

[15]            Il est vrai que les cours de justice ont fait preuve de moins de retenue envers les décisions des tribunaux administratifs lorsque des questions de droit ayant valeur de précédent étaient en cause, mais il s'agissait dans la plupart des cas d'appels prévus par la loi (voir, par exemple l'arrêt Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets), [2002] 4 R.C.S. 45).

[16]            Je crois que la situation est différente dans le cas du contrôle judiciaire de décisions rendues par des tribunaux administratifs qui sont assujetties à de fortes clauses privatives. Dans le cas des décisions rendues par des agents d'appel en vertu du Code, les clauses privatives sont libellées en des termes forts :

146.3 Les décisions de l'agent d'appel sont définitives et non susceptibles de recours judiciaires.

146.4 Il n'est admis aucun recours ou décision judiciaire - notamment par voie d'injonction, de certiorari, de prohibition ou de quo warranto - visant à contester, réviser, empêcher ou limiter l'action de l'agent d'appel exercée dans le cadre de la présente partie.

146.3 An appeals officer's decision is final and shall not be questioned or reviewed in any court.

146.4 No order may be made, process entered or proceeding taken in any c

court, whether by way of injunction, certiorari, prohibition, quo warranto or otherwise, to question, review, prohibit or restrain an appeals officer in any proceeding under this Part.


[17]            Le professeur David Mullan fait remarquer qu'en pareil cas, [traduction] « le législateur a exprimé sa confiance en la capacité de l'auteur de la décision d'interpréter des questions de droit relevant du champ d'application de sa loi constitutive et de constituer une jurisprudence ayant valeur de précédent, c'est-à-dire un ensemble de décisions susceptibles de s'appliquer à d'autres cas dans l'avenir. » (Mullan, David J., "Establishing the Standard of Review : The Struggle for Complexity?" (2004), 17 C.J.A.L.P. 59, à la page 77). On pourrait s'interroger sur l'opportunité de mettre à l'abri du contrôle plus inquisiteur des tribunaux l'interprétation que des agents d'appel sans formation juridique font de la loi. La Cour doit toutefois appliquer la loi telle qu'elle est. Elle ne peut appliquer des principes de common law qui sont implicitement incompatibles avec un texte de loi clair. Lorsque le législateur s'exprime de façon aussi claire qu'il l'a fait dans le Code canadien du travail, il serait à mon avis illogique que les tribunaux s'arrogent le pouvoir de fixer la jurisprudence qu'un tribunal administratif doit suivre en ce qui concerne l'interprétation de sa loi constitutive.

[18]            Pour ces motifs, je suis d'avis que la norme de contrôle de la décision de M. Cadieux est celle de la décision manifestement déraisonnable.

Défaut de M. Cadieux d'appliquer les dispositions pertinentes

[19]            La décision de M. Grundie était fondée sur le paragraphe 145(2) du Code. Le paragraphe 145(2) s'applique lorsqu'un agent de santé et sécurité estime que l'exécution d'une tâche constitue un danger pour un employé au travail. Voici le texte du paragraphe 145(2) :


145(2) S'il estime que l'utilisation d'une machine ou chose, une situation existant dans un lieu de travail ou l'accomplissement d'une tâche constitue un danger pour un employé au travail, l'agent_ :

a) en avertit l'employeur et lui enjoint, par instruction écrite, de procéder, immédiatement ou dans le délai qu'il précise, à la prise de mesures propres_ :

(i) soit à écarter le risque, à corriger la situation ou à modifier la tâche,

(ii) soit à protéger les personnes contre ce danger;

b) peut en outre, s'il estime qu'il est impossible dans l'immédiat de prendre les mesures prévues à l'alinéa a), interdire, par instruction écrite donnée à l'employeur, l'utilisation du lieu, de la machine ou de la chose ou l'accomplissement de la tâche en cause jusqu'à ce que ses instructions aient été exécutées, le présent alinéa n'ayant toutefois pas pour effet d'empêcher toute mesure nécessaire à la mise en oeuvre des instructions.

145(2) If a health and safety officer considers that the use or operation of a machine or thing, a condition in a place or the performance of an activity constitutes a danger to an employee while at work,

(a) the officer shall notify the employer of the danger and issue directions in writing to the employer directing the employer, immediately or within the period that the officer specifies, to take measures to

(i) correct the hazard or condition or alter the activity that constitutes the danger, or

(ii) protect any person from the danger; and

(b) the officer may, if the officer considers that the danger or the hazard, condition or activity that constitutes the danger cannot otherwise be corrected, altered or protected against immediately, issue a direction in writing to the employer directing that the place, machine, thing or activity in respect of which the direction is issued not be used, operated or performed, as the case may be, until the officer's directions are complied with, but nothing in this paragraph prevents the doing of anything necessary for the proper compliance with the direction.


[20]            M. Cadieux reprochait à M. Grundie d'avoir abordé la question sous l'angle du paragraphe 145(2). À son avis, M. Grundie aurait dû examiner la plainte de M. Martin en vertu de l'article 124 et il aurait dû donner des directives en vertu du paragraphe 145(1) du Code. L'article 124 dispose :

124. L'employeur veille à la protection de ses employés en matière de santé et de sécurité au travail.

124. Every employer shall ensure that the health and safety at work of every person employed by the employer is protected.                        

[21]            S'il estime qu'une des dispositions de la partie II du Code, en l'occurrence l'article 124, a été violée, l'agent de santé et sécurité peut donner des directives en vertu du paragraphe 145(1) :

145. (1) S'il est d'avis qu'une contravention à la présente partie vient d'être commise ou est en train de l'être, l'agent de santé et de sécurité peut donner à l'employeur ou à l'employé en cause l'instruction :

a) d'y mettre fin dans le délai qu'il précise;

b) de prendre, dans les délais précisés, les mesures qu'il précise pour empêcher la continuation de la contravention ou sa répétition.

145. (1) A health and safety officer who is of the opinion that a provision of this Part is being contravened or has recently been contravened may direct the employer or employee concerned, or both, to

(a) terminate the contravention within the time that the officer may specify; and

(b) take steps, as specified by the officer and within the time that the officer may specify, to ensure that the contravention does not continue or re-occur.          

[22]            M. Cadieux a estimé que M. Grundie avait conclu à la contravention de l'article 124.

[147] Dans le cas présent, l'agent de santé et de sécurité avait abouti à la conclusion

[...] que l'Agence ne prenait pas les mesures qu'elle devrait raisonnablement prendre pour atténuer ou gérer les risques reconnus comme étant inhérents aux tâches d'application de la loi des gardes

ce qui revient à dire, à mon avis, que l'employeur ne s'est pas acquitté de l'obligation générale qui lui est faite, aux termes de l'article 124 du Code, de veiller à la protection de ses employés.


Il a ensuite fait observer que, si M. Grundie avait abordé la question à partir du paragraphe 145(1), son intervention aurait pu s'avérer « plus indiquée, efficace et bénéfique » pour toutes les personnes en cause dans cette affaire :

[148]    À mon avis, si l'agent de santé et de sécurité avait abordéla question de l'armement à partir du paragraphe 145(1), son intervention aurait pu s'avérer plus indiquée, efficace et bénéfique pour tous ceux impliqués dans cette affaire. Le fait d'avoir bâti son raisonnement sur le paragraphe 145(2) du Code, comme nous allons le voir, va àl'encontre des intérêts des employés dans cette affaire.

[23]            Selon M. Cadieux, en abordant la question à partir du paragraphe 145(2), M. Grundie a invoqué un paragraphe « dont les dispositions sont très précises en ce sens que le concept est restrictif et fondé sur une norme extrêmement rigoureuse [...] Le concept de "danger" tel qu'il est défini dans le Code est très spécifique parce qu'il ne s'applique que dans des circonstances exceptionnelles » (paragraphe 150). M. Cadieux ntait pas disposé à conclure à l'existence d'un « danger » en l'espèce.

[24]            M. Cadieux s'est toutefois dit d'avis que l'article 124 « est suffisamment général pour englober toutes les professions où "l'intentionnalité" ou l'imprévisibilité du comportement humain est l'élément prédominant du travail » (paragraphe 198). Il a estimé que l'intentionnalité et l'imprévisibilitédu comportement humain constituaient des caractéristiques inhérentes aux fonctions d'application de la loi exercées par les gardiens de parc. Or, à mon humble avis, si c'est bien ce qu'il pensait, je crois qu'il aurait dû trancher la plainte en vertu de l'article 124 et donner au besoin des directives en vertu du paragraphe 145(1).


[25]            M. Cadieux n'a pas précisé les critères dont il aurait tenu compte s'il avait jugé l'affaire en vertu de l'article 124. Il n'appartient pas à la Cour de prescrire ces critères. Je tiens toutefois à signaler qu'il est précisé à l'article 122.1 que la partie II du Code a pour objet de prévenir les accidents en milieu de travail et que l'article 122.2 prévoit que, lorsque les conditions applicables sont réunies, des mesures de prévention doivent être prises, sous la forme notamment de fourniture de matériel, d'équipement ou de dispositifs de protection en vue d'assurer la santé et la sécurité des employés. Voici le texte des articles 122.1 et 122.2 :

122.1 La présente partie a pour objet de prévenir les accidents et les maladies liés à l'occupation d'un emploi régi par ses dispositions.

122.2 La prévention devrait consister avant tout dans l'élimination des risques, puis dans leur réduction, et enfin dans la fourniture de matériel, d'équipement, de dispositifs ou de vêtements de protection, en vue d'assurer la santé et la sécurité des employés.

122.1 The purpose of this Part is to prevent accidents and injury to health arising out of, linked with or occurring in the course of employment to which this Part applies.

122.2 Preventive measures should consist first of the elimination of hazards, then the reduction of hazards and finally, the provision of personal protective equipment, clothing, devices or materials, all with the goal of ensuring the health and safety of employees.

[26]            Dans le passé, on doutait qu'agent d'appel puisse agir en vertu du paragraphe 145(1) lorsqu'un agent de santé et sécurité avait déjà pris une décision en vertu du paragraphe 145(2) (voir le jugement Terminus maritimes fédéraux c. Syndicat des débardeurs SCFP, section locale 375 (2000), 192 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.), confirmé à (2001), 213 F.T.R. 59 (C.A.F.)). À la suite de cette décision, le Code a cependant été modifié par l'insertion du paragraphe 145.1(2), qui dispose :


(2) Pour l'application des articles 146 à 146.5, l'agent d'appel est investi des mêmes attributions - notamment en matière d'immunité - que l'agent de santé et de sécurité.

(2) For the purposes of sections 146 to 146.5, an appeals officer has all of the powers, duties and immunity of a agent de santé et sécurité.

[27]            Aux termes de l'article 146.1, l'agent d'appel peut « modifier, annuler ou confirmer » les instructions de l'agent de santé et sécurité. L'agent d'appel peut par ailleurs annuler les instructions que l'agent de santé et sécurité a données en vertu du paragraphe 145(2) et qui, selon lui, ne sont pas indiquées. Toutefois, comme il est maintenant investi des mêmes pouvoirs que l'agent de santé et sécurité, il peut aussi modifier les instructions en donnant celles que, selon lui, l'agent de santé et sécurité aurait dû donner.

[28]            L'appel interjeté devant l'agent d'appel est un appel de novo. Aux termes de l'article 146.2, l'agent d'appel peut convoquer des témoins et les contraindre à comparaître, recevoir sous serment, par voie d'affidavit ou sous une autre forme, tous témoignages et renseignements qu'il juge indiqués, qu'ils soient admissibles ou non en justice, et procéder, s'il le juge nécessaire, àl'examen de dossiers ou registres et àla tenue d'enquêtes. Compte tenu de ces vastes pouvoirs et de l'ajout du paragraphe 145.1(2), il n'y a aucune raison qui justifierait d'empêcher l'agent d'appel de rendre une décision en vertu du paragraphe 145(1), s'il estime qu'il y a eu contravention à la partie II du Code et ce, malgré le fait que l'agent de santé et sécurité a donné des instructions en vertu du paragraphe 145(2).


[29]            Dans le cas qui nous occupe, il était manifestement déraisonnable de la part de M. Cadieux de ne pas apprécier les faits portés à sa connaissance en vertu de l'article 124 et, s'il l'estimait indiqué, de donner des instructions en vertu du paragraphe 145(1).

Analyse du « danger » effectuée par M. Cadieux

[30]            La question que M. Cadieux a examinée était celle de savoir si, sans armes de poing, les gardiens de parc chargés de l'application de la loi étaient exposés à un « danger » au sens où l'entend le Code. Le mot « danger » est défini à l'article 122 :

« _danger_ » Situation, tâche ou risque - existant ou éventuel - susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée, ou de la rendre malade - même si ses effets sur l'intégrité physique ou la santé ne sont pas immédiats -, avant que, selon le cas, le risque soit écarté, la situation corrigée ou la tâche modifiée. Est notamment visée toute exposition à une substance dangereuse susceptible d'avoir des effets à long terme sur la santé ou le système reproducteur.

"danger" means any existing or potential hazard or condition or any current or future activity that could reasonably be expected to cause injury or illness to a person exposed to it before the hazard or condition can be corrected, or the activity altered, whether or not the injury or illness occurs immediately after the exposure to the hazard, condition or activity, and includes any exposure to a hazardous substance that is likely to result in a chronic illness, in disease or in damage to the reproductive system;   

[31]            M. Cadieux a estimé que la situation des gardiens ne répondait pas à la définition du danger au sens du Code pour les raisons suivantes :

1.         Il n'y avait aucun fait pour appuyer l'allégation de danger et il était donc impossible d'établir objectivement l'existence d'un danger (paragraphe 152);


2.         Une agression pouvait se produire à n'importe quel moment dans l'exercice des fonctions d'application de la loi des gardiens, mais il était impossible d'établir quand et dans quelles conditions cette agression se produirait; le risque d'agression était donc hypothétique (paragraphe 153);

3.         On ignore de qui et de quoi il s'agit, à quel endroit on se trouve et dans quelles circonstances on se trouve. Cette situation tient au fait que l'argument repose sur l'imprévisibilité du comportement humain qui est, par définition, hypothétique et conjectural (paragraphe 155);

4.         Les preuves anecdotiques relatives aux incidents de violence dont des agents auraient été victimes confirment seulement qu'il y a des risques inhérents à l'exercice des fonctions d'application de la loi. Ces preuves ne sont pas utiles pour décider s'il y a ou non un « danger » au sens où l'entend le Code (paragraphe 161);

5.         On ne peut pas conclure positivement à l'existence d'un « danger » actuel ou futur en se fondant uniquement sur des événements passés (paragraphe 162);

6.         Le risque a déjà été atténué par suite de la fourniture d'équipements de protection individuels (paragraphe 170);

7.         Le fait que certaines visiteurs aient un casier judiciaire ou qu'ils fassent l'objet d'une interpellation ne suffit pas pour justifier l'existence d'un « danger » au sens où l'entend le Code, sans preuves plus précises (paragraphes 173 et 174);

8.         Les études recommandant le port d'armes de poing présentent de l'intérêt dans le contexte d'une évaluation des risques mais non dans celui du danger (paragraphe 175);


9.         Il n'y a aucune preuve que les gardiens de parc se soient jamais trouvés dans une situation où ils encouraient des lésions corporelles graves. Le risque de subir des lésions corporelles graves constitue une préoccupation légitime, mais l'absence de connaissances établissant incontestablement qu'un tel cas se produira n'est pas en accord avec la définition d'un « danger » telle qu'elle figure dans le Code (paragraphe 177);

10.       Le port d'armes de poing constitue presque une « norme de l'industrie » , mais, même si elle existait, cette norme ne permettrait pas, à elle seule, de conclure qu'il y a « danger » au sens où l'entend le Code (paragraphe 183);

11.       M. Grundie n'a pas tenu compte du facteur obligatoire des « attentes raisonnables » . Ses conclusions reposaient sur des hypothèses. Il n'a pas été établi que les tâches d'application de la loi existantes ou éventuelles occasionnaient des blessures sitôt entreprises (paragraphe 196).                        


[32]          J'ai beaucoup de mal à suivre le fil du raisonnement de M. Cadieux. Je vais citer quelques exemples pour illustrer cette difficulté. D'une part, M. Cadieux signale que les allégations de danger de M. Martin ne sont pas étayées par suffisamment de faits et que les allégations en question sont par conséquent hypothétiques et conjecturales. D'autre part, il affirme que des éléments de preuve anecdotiques portant sur des cas où les agents sont exposés à de la violence ne sont pas utiles et qu'en fait, « on ne peut pas conclure positivement à l'existence d'un "danger" selon la définition du Code en se fondant uniquement sur des événements passés » (paragraphe 162).

[33]       M.Cadieux estime par ailleurs que le risque d'être blessé, qui fait partie intégrante du travail de gardien de parc, a été atténué efficacement à ce jour grâce aux connaissances spécialisées et à la formation que les gardiens reçoivent et à leur équipement de protection individuel. Il n'explique pas pourquoi l'instauration d'autres mesures d'atténuation des risques, telles que le port d'armes de poing, ne réduirait pas encore plus les risques de blessures.

[34]       M. Cadieux affirme qu'il n'y a aucun élément de preuve suivant lequel des gardiens de parcs ont subi des blessures corporelles graves au travail. Il est difficile de concilier cette assertion avec son affirmation précédente suivant laquelle les éléments de preuve portant sur des incidents antérieurs ne sont pas utiles et ne sauraient être invoqués pour justifier une conclusion de danger. Il ajoute que rien ne permet de penser qu'une telle situation se produirait à l'avenir. Enfin, il n'explique pas comment satisfaire aux exigences en matière de preuve auxquelles il faut selon lui répondre.


[35]       Parce que l'imprévisibilité du comportement humain constitue un aspect incontournable du travail de ceux qui sont chargés de l'application de la loi, M. Cadieux conclut qu'elle ne saurait constituer un « danger » au sens du Code. Il serait donc impossible de conclure que les fonctions d'application de la loi comportent un « danger » . M. Cadieux n'explique pas pourquoi il en serait catégoriquement ainsi.

[36]       En résumé, il est difficile de voir comment, dans ces conditions, M. Cadieux aurait été disposé à admettre quelque preuve que ce soit qui aurait démontré l'existence d'un danger au sens du Code. Il écarte d'emblée tout élément de preuve positif portant sur une anecdote déjà survenue tout en acceptant les anecdotes négatives. Il rejette les éléments de preuve portant sur les risques de blessures qui pourraient se produire à l'avenir en affirmant que ces éléments de preuve sont hypothétiques et conjecturaux.

[37]       Je conviens qu'une conclusion de danger ne peut reposer sur des conjectures ou des hypothèses. Mais lorsqu'on cherche à déterminer si l'on peut raisonnablement s'attendre à ce qu'un risque éventuel ou une activité future cause des blessures avant que le risque puisse être écarté ou que la situation soit corrigée, on traite nécessairement de l'avenir. Les tribunaux administratifs sont régulièrement appelés à interpréter le passé et le présent pour tirer des conclusions sur ce à quoi on peut s'attendre à l'avenir. Leur rôle en pareil cas consiste à apprécier la preuve pour déterminer les probabilités que ce qu'affirme le demandeur se produise plus tard.


[38]       En procédant à son analyse du « danger » , M. Cadieux devait appliquer la définition du « danger » aux faits allégués dans la preuve dont il disposait. Il devait tenir compte des risques éventuels et des activités à venir. En qualifiant d'inutiles, d'hypothétiques et de conjecturaux les éléments de preuve relatifs aux risques éventuels et aux activités à venir, il faisait en sorte qu'il était impossible que quelque élément de preuve réponde à la définition.

[39]       Suivant M. Cadieux, l'article 124 et le paragraphe 145(1) sont des dispositions du Code qui s'appliquent mieux au cas qui nous occupe. Cela est fort possible, mais il est loin d'être évident qu'une conclusion de danger et la publication de directives en vertu du paragraphe 145(2) soient absolument exclues, comme M. Cadieux le laisse entendre dans ses motifs.

[40]       Voici, à cet égard, les éléments de preuve dont disposait M. Cadieux :

1.         des incidents anecdotiques passés concernant des gardiens de parc, mais dont aucun n'impliquait de lésions corporelles graves ou de décès;

2.         Parcs Canada fournissait aux gardiens de parc des gilets pare-balles, des matraques, un neutralisant en aérosol à base de poivre de Cayenne et des armes d'épaule;

3.         la description d'emploi des gardiens de parc

a)        les oblige à agir comme agents de la paix;

b)          les oblige à exécuter des fonctions d'application de la loi difficiles et complexes notamment par la participation à des descentes, la recherche de preuves matérielles et d'indices, la saisie de pièces à conviction, l'obtention et la signification de mandats et l'arrestation de suspects;


c)         les oblige à se préparer en vue de fréquentes périodes de concentration intense où ils pourraient être appelés à intervenir rapidement et où ils seraient placés dans des situations à risque élevé de maintien de l'ordre;

d)         précise que les gardiens de parc s'exposent à des risques d'agressions physiques, de blessures graves et même de mort dans le cadre de l'exécution de leurs fonctions d'application de la loi et qu'ils sont susceptibles d'être physiquement confrontés à des individus hostiles, dangereux ou armés.

[41]       Ce sont tous là des éléments de preuve dont M. Cadieux aurait dû tenir compte pour évaluer la question du danger. Ce sont des éléments de preuve que M. Cadieux aurait dû apprécier pour décider si la plainte de M. Martin était justifiée.

[42]       Il n'appartient pas à notre Cour d'apprécier ces éléments de preuve ou de tirer des conclusions sur la question de savoir si la preuve permettait de conclure que l'on pouvait raisonnable s'attendre à ce que des gardiens de parc soient blessés ou même si l'on devrait fournir des armes de poing aux gardiens de parc. Cette décision incombe à l'agent d'appel. La Cour doit toutefois déterminer si l'agent d'appel a tenu compte de tous les éléments de preuve pertinents. En ne tenant pas compte de tous les éléments de preuve pertinents en l'espèce, l'agent d'appel a agi de façon manifestement déraisonnable.



DISPOSITIF

[43]       Comme M. Cadieux n'a pas appliqué les dispositions de la partie II du Code canadien du travail qu'il avait jugées applicables en l'espèce, je conclus que sa décision était manifestement déraisonnable. Il a également agi de manière manifestement déraisonnable en ne tenant pas compte de tous les éléments de preuve pertinents. Je suis d'avis d'accueillir l'appel avec les dépens tant en l'espèce que devant la Cour fédérale, d'annuler la décision de la Cour fédérale et celle de M. Cadieux et de renvoyer l'affaire à l'agent d'appel pour qu'il rende une nouvelle décision.

                                                                           « Marshall Rothstein »        

                                                                                                     Juge                     

« Je suis du même avis. »

Le juge Marc Noël

« Je suis du même avis. »

Le juge J. Edgar Sexton

Traduction certifiée conforme

Richard Jacques, LL.L.


                             COUR D'APPEL FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         A-491-03

INTITULÉ :                                        DOUGLAS MARTIN ET AUTRE c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

APPEL DE L'ORDONNANCE RENDUE PAR LA JUGE TREMBLAY-LAMER LE 6 OCTOBRE 2003 (DOSSIER T-950-02)

LIEU DE L'AUDIENCE :                  OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 15 MARS 2005

MOTIFS DU JUGEMENT :             LE JUGE ROTHSTEIN

Y ONT SOUSCRIT :              LE JUGE NOËL         

LE JUGE SEXTON

DATE DES MOTIFS :                       LE 6 MAI 2005

COMPARUTIONS :

Andrew Raven                                                  POUR LES APPELANTS       

Paul Champ                                          

Kirk N. Lambrecht, c.r.                                                 POUR L'INTIMÉ

J. Sanderson Graham                            

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raven, Allen, Cameron, Ballantyne &                POUR LES APPELANTS

Yazbeck, srl

Ottawa (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                                          POUR L'INTIMÉ

Sous-procureur général du Canada       

Ottawa (Ontario)          


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