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Date : 19990528

CORAM:      LE JUGE MARCEAU

         LE JUGE DESJARDINS

         LE JUGE NOËL

     Dossier : A-392-98

ENTRE:

     FRANCINE LÉGARÉ

         Demanderesse

     - et -

     LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

     Défendeur

    

     Dossier : A-393-98

ENTRE:

     JOHANNE MORIN

     Demanderesse

     - et -

     LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

     Défendeur

     MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR

     (Prononcés à l"audience à Québec, Québec,

     le vendredi 28 mai 1999)

LE JUGE MARCEAU

[1]      On sait que depuis 1990, un emploi entre personnes unies par un lien de dépendance au sens de la Loi de l"impôt sur le revenu n"est plus nécessairement exclu des emplois que vise et protège la Loi sur l"assurance-chômage.1 Cette année-là, en effet, le Parlement modifia l"article 3 de la Loi relatif aux emplois exclus2 et adopta, pour ce qui est des emplois entre personnes liées, la règle nouvelle suivante:

3. (2) Les emplois exclus sont les suivants:

[...]

c) [...] tout emploi lorsque l"employeur et l"employé ont entre eux un lien de dépendance, pour l"application du présent alinéa:

     [...]

     (ii) l"employeur et l"employé, lorsqu"ils sont des personnes liées entre elles, au sens de cette loi, étant réputés ne pas avoir de lien de dépendance si le ministre du Revenu national est convaincu qu"il est raisonnable de conclure, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rétribution versée, les modalités d"emploi ainsi que la durée, la nature et l"importance du travail accompli, qu"ils auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable s"ils n"avaient pas eu un lien de dépendance;

3. (2) Excepted employment is

[...]

(c) [...] employment where the employer and employee are not dealing with each other at arm"s length and, for the purposes of this paragraph,

     [...]
     (ii) where the employer is, within the meaning of that Act, related to the employee, they shall be deemed to deal with each other at arm"s length if the Minister of National Revenue is satisfied that, having regard to all the circumstances of the employment, including the remuneration paid, the terms and conditions, the duration and the nature and importance of the work performed, it is reasonable to conclude that they would have entered into a substantially similar contract of employment if they had been dealing with each other at arm"s length;

[2]      La Cour est ici saisie de deux demandes de contrôle judiciaire portées à l"encontre de deux jugements d"un juge de la Cour canadienne de l"impôt dans des affaires reliées l"une à l"autre et entendues sur preuve commune où se soulevaient une fois de plus les difficultés d"interprétation et d"application de cette disposition d"exception du sous-alinéa 3(2)c )(ii). Une fois de plus, en effet, car plusieurs décisions de la Cour canadienne de l"impôt et plusieurs arrêts de cette Cour se sont déjà penchés sur le sens pratique à donner à ce sous-alinéa 3(2)c )(ii) depuis son adoption en 1990. On voit tout de suite en lisant le texte les problèmes qu"il pose par delà la pauvreté de son libellé, problèmes qui ont trait principalement à la nature du rôle attribué au ministre, à la portée de sa détermination et, par ricochet, à l"étendue du pouvoir général de révision de la Cour canadienne de l"impôt dans le cadre d"un appel sous l"égide des articles 70 et suivants de la Loi.

[3]      Les principes applicables pour la solution de ces problèmes ont été abondamment discutés, encore qu"apparemment, à en juger par le nombre de litiges soulevés et les opinions exprimées, leur exposé n"ait pas toujours été pleinement compris. Pour les fins des demandes qui sont devant nous, nous voulons reprendre, en des termes qui pourront peut-être rendre plus compréhensibles nos conclusions, les principales données que ces multiples décisions passées permettent de dégager.

[4]      La Loi confie au ministre le soin de faire une détermination à partir de la conviction à laquelle son examen du dossier peut le conduire. L"expression utilisée introduit une sorte d"élément de subjectivité et on a pu parler de pouvoir discrétionnaire du ministre, mais la qualification ne devrait pas faire oublier qu"il s"agit sans doute d"un pouvoir dont l"exercice doit se fonder pleinement et exclusivement sur une appréciation objective des faits connus ou supposés. Et la détermination du ministre n"est pas sans appel. La Loi accorde, en effet, à la Cour canadienne de l"impôt le pouvoir de la réviser sur la base de ce que pourra révéler une enquête conduite, là, en présence de tous les intéressés. La Cour n"est pas chargée de faire la détermination au même titre que le ministre et, en ce sens, elle ne saurait substituer purement et simplement son appréciation à celle du ministre: c"est ce qui relève du pouvoir dit discrétionnaire du ministre. Mais la Cour doit vérifier si les faits supposés ou retenus par le ministre sont réels et ont été appréciés correctement en tenant compte du contexte où ils sont survenus, et après cette vérification, elle doit décider si la conclusion dont le ministre était "convaincu" paraît toujours raisonnable.

[5]      C"est guidés par ces principes que nous avons considéré les deux cas qui nous sont ici soumis et dont les données factuelles sont relativement simples.

[6]      Les deux demanderesses travaillent périodiquement pour la corporation Les Serres Roger Cloutier et Frères Inc. depuis nombre d"années. Elles étaient plus particulièrement à l"emploi de la corporation durant les périodes auxquelles les dossiers devant nous se réfèrent, soit: du 2 mai au 16 septembre 1994; du 1er mai au 15 septembre 1995; et du 1er avril au 6 septembre 1996.

[7]      La corporation Les Serres Roger Cloutier et Frères Inc. (je parlerai dorénavant des "Serres Cloutier") s"occupe de la culture et de la vente de fleurs annuelles et de tomates de serres. Ses installations sont situées à Bernières, St-Nicolas et elle dispose de ses produits tant sur place que sur les marchés de la ville de Québec. Il s"agit d"une entreprise familiale, ses seuls actionnaires étant deux frères, et d"une entreprise évidemment saisonnière, mais d"une entreprise d"une envergure certaine puisqu"elle opère plus de trente bâtiments de culture et son chiffre d"affaires atteint deux cent mille dollars par année.

[8]      Au cours de sa saison de pleine activités, soit approximativement de la fin avril à la mi-septembre, la corporation a besoin des services d"une dizaine d"employés pour appuyer le travail plus permanent des deux propriétaires-actionnaires. Parmi ces employés sont, comme dit ci-haut, les deux demanderesses, mais elles sont les épouses des deux propriétaires, d"où le problème de savoir si leur emploi est exclu des emplois assurables comme étant entre personnes liées et donc non couvert par la Loi sur l"assurance-chômage. Ce n"est apparemment, pour des raisons qu"on ignore, qu"en 1996 que la Commission jugea à propos de s"en inquiéter et d"en saisir le ministre qui détermina que, pour les années 1994, 1995 et 1996, l"exception du sous-alinéa 3(2)c )(ii) ne pouvait en l"espèce s"appliquer et que partant les emplois étaient exclus. La Cour canadienne de l"impôt, aussitôt saisie, procéda à son enquête mais refusa d"intervenir.

[9]      Nous sommes tous d"avis que les deux demandes de révision qui sont devant nous ne peuvent que réussir. Nous doutons qu"il ait été vraiment possible pour le ministre de démontrer le caractère raisonnable de sa détermination en s"appuyant sur les seuls faits dont il fit état devant la Cour canadienne de l"impôt en réponse à l"avis de contestation. Mais de toute façon, nous sommes fermement d"opinion que le juge de la Cour canadienne de l"impôt, devant qui fut apportée une longue preuve qui qualifia ces faits, les plaça en contexte et les expliqua, ne pouvait plus considérer comme demeurant objectivement raisonnable la réaction initiale du ministre.

[10]      Notons d"abord que personne n"a jamais mis en doute que les demanderesses ont été à l"emploi de la corporation à plein temps (44 heures/semaine) durant les trois périodes en cause; qu"elles étaient employées pour accomplir des tâches précises en considération d"un salaire déterminé, qui leur fut payé; que ces tâches étaient vitales pour la bonne marche de l"entreprise et qu"elles impliquaient des éléments de responsabilité et des aspects de confiance d"importance; que n"eut été de la disponibilité des deux demanderesses, la corporation eut dû nécessairement avoir recours à d"autres candidats de qualité égale et à des conditions salariales équivalentes.

[11]      Mais alors quels étaient donc ces faits qui avaient si mal impressionné le ministre? Il en mentionna cinq: 1- les demanderesses avaient un salaire de 10,00 $ l"heure alors que les autres employés ne touchaient que le salaire minimum de 6,00 $; 2- ce salaire des demanderesses était même supérieur à celui des actionnaires eux-mêmes; 3- en 1994 et 1995, ce salaire des demanderesses ne leur fut pas versé régulièrement à toutes les semaines comme ça avait été le cas auparavant et le fut par la suite, mais ne le fut qu"en deux étapes à la fin de l"année; 4- en 1996, alors que le salaire des employés était porté à 7,00 $, le salaire minimum, celui des demanderesses était resté à 10,00 $; et 5- les trois enfants en bas âge de l"une des demanderesses, dont le domicile est attenant aux serres, pouvaient parfois être présents dans les serres ou sur les terrains qui les encadrent.

[12]      Je viens de dire qu"à notre avis ces seuls faits nous paraissent en eux-mêmes peu aptes à expliquer et à défendre la réaction du ministre ou de son délégué. L"exclusion des emplois entre personnes liées au niveau de la Loi sur l"assurance-chômage repose évidemment sur l"idée qu"on peut difficilement se fier aux affirmations des intéressés et que la possibilité d"emplois fictifs, aux conditions farfelues, est trop présente entre personnes pouvant si facilement agir de connivence. Et l"exception de 1990 a simplement voulu diminuer la portée de la présomption de fait en acceptant d"exclure de la sanction (ce qui n"était que justice) les cas où la crainte d"abus n"avait plus raison d"être. C"est dans cet esprit qu"à notre avis, après avoir reconnu ici la réalité de l"emploi, l"importance des tâches, la normalité de la rémunération, il est difficile d"attacher l"importance que le ministre a attaché aux faits invoqués par lui pour exclure l"application de l"exception. Ce sont sur les éléments essentiels du contrat de louage de services qu"il faut s"attarder pour se convaincre que l"existence du lien de dépendance entre les contractants n"a pas eu sur la détermination des conditions de l"emploi une influence abusive. Dans cette optique, la pertinence des faits invoqués, même non expliqués, paraît fort douteuse. Mais inutile d"insister. Si les faits invoqués pouvaient légitimement laisser planer un doute suffisant quant au caractère objectif des conditions du contrat de travail des demanderesses, la mise en contexte de ces faits suite à la preuve devant la Cour canadienne de l"impôt " preuve acceptée presqu"intégralement par le juge de la Cour " ne peut que mettre à plein jour le caractère non raisonnable de la conclusion initiale du ministre. Il a, en effet, été clairement expliqué et prouvé que le salaire des demanderesses était supérieur au salaire minimum des autres employés à cause des tâches de responsabilité qu"elles assumaient et que c"était le salaire courant dans l"industrie pour des emplois similaires; et a été clairement expliqué et prouvé que les actionnaires avaient convenu de diminuer leur propre rémunération courante dans une réaction de participation aux besoins pécuniaires et au développement de l"entreprise; il a été clairement expliqué et prouvé qu"une tornade en 1994 avait détruit une grande partie des bâtiments de l"entreprise, d"où était résulté une période de confusion, puis de reconstruction et de difficultés financières; enfin, il a été expliqué et prouvé que la présence des enfants de l"une des demanderesses sur les terrains des serres n"était susceptible d"affecter en rien l"accomplissement des tâches assumées et la prestation des services convenus.

[13]      Nous sommes d"avis qu"au terme de son enquête, le juge de la Cour canadienne de l"impôt ne pouvait pas ne pas conclure que le ministre finalement avait tiré sa conclusion à tort; qu"il n"était que "raisonnable de conclure, compte tenu de toutes les circonstances ... que [Les Serres Roger Cloutier et Frères Inc. et les demanderesses] auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable s"ils n"avaient pas eu un lien de dépendance".

[14]      Les demandes de contrôle judiciaire seront donc accueillies; les décisions de la Cour canadienne de l"impôt dans les dossiers de Cour 97-63 (UI), 97-373 (UI) et 97-710 (UI) seront annulées; et les dossiers seront renvoyés à la Cour canadienne de l"impôt pour qu"elle infirme la détermination du ministre et lui renvoie le dossier afin qu"il émette une nouvelle détermination en tenant pour acquis que les demanderesses occupaient un emploi assurable au cours des périodes en cause.

     "Louis Marceau"

     j.c.a.


Date : 19990528

CORAM:      LE JUGE MARCEAU

         LE JUGE DESJARDINS

         LE JUGE NOËL

     Dossier : A-392-98

ENTRE:

     FRANCINE LÉGARÉ

         Demanderesse

     - et -

     LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

     Défendeur

    

     Dossier : A-393-98

ENTRE:

     JOHANNE MORIN

     Demanderesse

     - et -

     LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

     Défendeur

Audience tenue à Québec, Québec, le mardi 25 mai et le vendredi 28 mai 1999.

Jugement prononcé à l"audience le vendredi 28 mai 1999.

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR PAR:      LE JUGE MARCEAU

     EN LA COUR D'APPEL FÉDÉRALE


Date : 19990528

     Dossier : A-392-98

ENTRE:

     FRANCINE LÉGARÉ

         Demanderesse

     - et -

     LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

     Défendeur

    

     Dossier : A-393-98

ENTRE:

     JOHANNE MORIN

     Demanderesse

     - et -

     LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

     Défendeur

     MOTIFS DU JUGEMENT

     DE LA COUR


__________________

1 Depuis 1996, soit postérieurement aux décisions ici en cause, la Loi sur l"assurance-emploi a remplacé la Loi sur l"assurance-chômage mais les dispositions pertinentes au présent litige sont restées substantiellement les mêmes.

2 S.C. 1990, chap. 40.

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