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     Date: 19990514

     Dossier: A-409-98

Coram:      LE JUGE DÉCARY

         LE JUGE LÉTOURNEAU

         LE JUGE NOËL

Entre:

     AIR CANADA

     Appelante/Intimée

     - et -

     LE COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES DU CANADA

     Intimé/Requérant

     Audience tenue à Ottawa (Ontario) le mercredi 5 mai 1999.

     Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le vendredi 14 mai 1999.

MOTIFS DU JUGEMENT PAR:      LE JUGE DÉCARY

Y ONT SOUSCRIT:      LE JUGE LÉTOURNEAU

     LE JUGE NOËL

     Date: 19990514

     Dossier: A-409-98

Coram:      LE JUGE DÉCARY

         LE JUGE LÉTOURNEAU

         LE JUGE NOËL

Entre :

     AIR CANADA

     Appelante/Intimée

     - et -

     LE COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES DU CANADA

     Intimé/Requérant

     MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DÉCARY

[1]      Le 13 septembre 1996, le commissaire aux langues officielles du Canada ("le commissaire") a déposé une requête en vertu de l'alinéa 78(1)a) de la Loi sur les langues officielles1 ("la Loi") pour exercer un recours contre Air Canada avec le consentement d'un plaignant, M. Robert Jolette.

[2]      M. Jolette avait déposé 4 plaintes contre Air Canada en mars 1994, une cinquième en avril 1994 et une sixième en octobre 1994. Les seules questions qui sont devant nous dans cet appel d'une décision de monsieur le juge Dubé2 sont les suivantes:     1) quel est le statut des plaintes susdites, à la lumière du fait qu'elles auraient été déclarées "fermées" ou "fermées avec suivi" par la commissaire quelque temps en 1994 et en 1995?     2) dans l'hypothèse où ces plaintes étaient encore actives, le commissaire a-t-il mené à leur égard l'enquête prescrite par le paragraphe 58(1) de la Loi? Le juge Dubé a répondu dans l'affirmative à la première question. La seconde question ne paraît pas avoir été soulevée devant lui.

La première question:      "plainte fermée",

                 "plainte fermée avec suivi".

[3]      Le procureur d'Air Canada a reconnu à l'audience que cette question en était une de fait. Or, le juge Dubé en est arrivé à la conclusion de fait qu'en dépit de l'expression malheureuse employée par le commissaire ("plainte fermée", dans le cas des cinq premières plaintes, "plainte fermée avec suivi" dans le cas de la sixième) pour décrire alors ce qu'il dit décrire désormais en termes de "plaintes en suspens", les plaintes en question n'étaient pas des plaintes fermées et que son enquête à leur égard n'était que suspendue. Il faut dès lors se demander s'il y avait suffisamment d'éléments de preuve au dossier qui donnent ouverture aux conclusions du juge Dubé.

[4]      Le juge Dubé pouvait très certainement conclure comme il l'a fait en ce qui a trait à la sixième plainte. La lettre que le commissaire envoyait au plaignant, le 7 février 1995, disait, notamment, ce qui suit3:

         Étant donné que la Société a pris des mesures correctives pour adresser votre plainte, nous comptons fermer le dossier. Toutefois, soyez assuré que nous poursuivrons la question des annonces dans le contexte de notre enquête sur place. Il me fera plaisir de vous informer des résultats de cette enquête.         

Et le fac-similé que le commissaire envoyait à Air Canada, le 8 février 1995, se lisait4:

     [...] we will be closing this file. However, we will be doing a follow-up in the context of the on-site review we plan to conduct at the airport in February.         

Quand on considère la suite des événements, qu'il m'est inutile de narrer ici, et quand on sait, de la déclaration assermentée de M. Charlebois, chef de groupe au Commissariat aux langues officielle sous l'autorité du directeur général des enquêtes, que cette façon de procéder du commissaire signifie que "le dossier de plainte est alors fermé sous réserve des conclusions du suivi que le Commissaire entreprendra pour vérifier la mise en oeuvre de ces engagements"5, force est de constater que le juge Dubé pouvait conclure que la sixième plainte était une "plainte avec suivi", donc une plainte susceptible d'être réactivée, et ce à la connaissance même d'Air Canada.

[5]      La situation est toutefois différente en ce qui concerne les cinq premières plaintes. La preuve documentaire à leur égard est fort mince et se limite à toutes fins utiles à cette note de service que le commissaire envoyait à Air Canada le 18 juillet 19946:

     [...] As a result of the commitments made, we are now closing these files.         

Nulle part au dossier n'est-il indiqué qu'Air Canada aurait été informée que ces plaintes, quoique fermées, donneraient lieu à un suivi. Qui plus est, la lettre précitée du commissaire au plaignant, le 7 février 1995, indique clairement que les plaintes antérieures à mai 1994 avaient été définitivement classées par le commissaire, lequel s'était satisfait, à leur égard, des mesures correctives prises par Air Canada. Ce n'est qu'une fois qu'il eut constaté, sur réception de nouvelles plaintes, que ces mesures correctives n'avaient pas produit les résultats escomptés, que le commissaire est revenu à la charge avec ces nouvelles plaintes.

[6]      La situation n'est pas sans rappeler celle que cette Cour a récemment rencontrée, dans Le Commissaire à l'information du Canada c. Le Ministre de la défense nationale7, où le commissaire à l'information jugeait lui-même closes les plaintes qu'il avait classées en se disant satisfait des engagements pris à leur égard par le Ministre de la défense nationale. Une fois les plaintes ainsi closes, s'il advenait que ledit ministre ne respectât pas ses engagements, de nouvelles plaintes devaient être formulées.

[7]      Ici, le commissaire a lui-même établi une procédure en vertu de laquelle les plaintes sont soit actives, soit fermées, soit en suspens et susceptibles d'être réactivées. Autant la preuve au dossier permet de conclure que la sixième plainte était en suspens, autant cette preuve force à conclure que les cinq premières plaintes étaient fermées.

[8]      Le procureur du commissaire a d'ailleurs reconnu à l'audience que le débat relatif aux cinq premières plaintes était en quelque sorte académique dès lors que la sixième plainte pouvait aller de l'avant. En effet, l'article 79 de la Loi permet exceptionnellement au commissaire, dans le cadre du recours judiciaire entrepris selon la partie X de la Loi, de mettre en preuve les renseignements relatifs à des plaintes similaires faites contre Air Canada. Dans la mesure où les cinq premières plaintes se faufilaient dans le dossier de la sixième plainte par la porte arrière, le procureur se disait satisfait et concédait à toutes fins utiles que les cinq premières plaintes avaient bel et bien été "fermées".

[9]      L'appel, sur ce point, devra donc être accueilli en partie:    le recours judiciaire entrepris par le commissaire avec l'assentiment du plaignant ne pourra aller de l'avant qu'à l'égard de la sixième plainte, celle qui porte le numéro 1479-94-A2.

La seconde question:      l'enquête sur les plaintes

[10]      Il ressort des articles 58, 64(1), 77 et 78 de la Loi qu'une plainte doit viser "un cas précis", que le commissaire doit faire enquête sur ce cas précis et que le commissaire doit communiquer "de la manière qu'il juge indiqué[e]" ses conclusions au plaignant. La Loi n'exige pas, à proprement parler, que le commissaire fasse "rapport" au plaignant. Le "rapport" en tant que tel doit plutôt être transmis au président du Conseil du Trésor ainsi qu'à l'administrateur général de l'institution fédérale concernée (paragraphe 63(1)).

[11]      En l'espèce, le commissaire a regroupé dix-huit plaintes pour fins d'enquête. Il a identifié ces plaintes dans son rapport, en a fait le sommaire, dit en avoir fait l'examen et a fait de nombreuses recommandations que l'on pourrait qualifier de systémiques. Il est vrai qu'il n'a pas fait état de manière spécifique, dans son rapport, de chacune des plaintes et que son rapport ne contient pas, à proprement parler, de "conclusions". Le paragraphe 64(1) de la Loi n'exige cependant pas du commissaire qu'il tire ses "conclusions" de manière formelle dans son rapport. En l'espèce, le 18 juillet 1996, le commissaire, "conformément à l'article 64(1) de la Loi sur les langues officielles", a fait parvenir son "rapport final d'enquête" à M. Jolette dans une lettre dont je reproduis des extraits8:

     [...]         
         Comme vous le savez déjà, nous avons invité toutes les parties impliquées à réagir à nos conclusions en avril 1996 et nous avons intégré les éléments essentiels de leurs commentaires à la Partie VIII du rapport.         
     [...]         
         Comme votre plainte concerne la Partie IV de la LLO, vous pouvez exercer un recours en vertu de l'article 77. Le délai de soixante jours court à partir de la date à laquelle vous recevrez cette lettre.         
         L'article 78 prévoit également que le Commissaire peut exercer lui-même le recours si le plaignant y consent.         
     [...]         

     (mes soulignements)

Le commissaire, clairement, faisait ainsi savoir au plaignant que sa plainte était fondée et qu'il pouvait désormais exercer le recours judiciaire prévu par la Loi.

[12]      Il eût été préférable, c'est certain, que le commissaire prit le soin d'écrire, dans son rapport, qu'il avait examiné chacune des plaintes et conclu à leur bien-fondé de manière individuelle, mais les termes du rapport ainsi que les recommandations qu'il contient permettent d'en inférer que c'est ce que le commissaire avait fait. Le commissaire aurait pu faire preuve de plus de rigueur, mais un manque de rigueur ne donne pas en lui-même matière à cassation. De plus, si je m'attarde à la sixième plainte, laquelle visait une annonce qu'Air Canada n'aurait pas faite dans les deux langues officielles, le rapport contient le passage suivant9:

         iii) Annonces         
     Les AVSC avec qui nous nous sommes entretenus savaient pour la plupart que les annonces doivent être faites dans les deux langues officielles. À cette fin, les agents unilingues non seulement peuvent s'adresser au kiosque des annonces pour qu'on y fasse les annonce en français, comme nous l'avons dit plus haut, mais ils peuvent aussi utiliser la version française des annonces sur un écran d'ordinateur, s'ils se sentent suffisamment à l'aise en français pour lire le texte déjà prêt. Néanmoins, outre les trois plaintes reçues en 1994, nous avons entendu sur place une annonce unilingue anglaise concernant un vol à destination de Thunder Bay, bien que cette route soit désignée bilingue.         
     Le Commissaire recommande donc à Air Canada :         
         6.      d'établir, d'ici au 15 mai 1996, un système de surveillance visant à faire en sorte que toutes les annonces soient faites dans les deux langues et d'émettre des rappels à l'ordre au besoin.         

     (mon soulignement)

Il ne me paraît pas déraisonnable de déduire de ce passage que le commissaire a conclu que les trois plaintes en question, dont celle du plaignant, étaient bien fondées.

[13]      Les pouvoirs du commissaire aux langues officielles ont ceci d'unique que la Loi lui permet expressément, de par les termes de l'article 79, de déposer dans le cadre d'un recours judiciaire relatif à une plainte précise "les renseignements portant sur des plaintes de même nature". Le recours ne cesse pas d'être particulier, en ce que la plainte en litige est celle-là qui fait l'objet du recours, mais le législateur a voulu que la Cour, qui, de par le paragraphe 77(4), peut "accorder la réparation qu'[elle] estime convenable et juste eu égard aux circonstances" (ce sont là les mêmes termes qu'on retrouve au paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés), puisse être saisie d'une vue d'ensemble, donc de l'ampleur du problème si problème il y a.

[14]      Les fonctions du commissaire ont aussi ceci de particulier que le commissaire a, d'une part, l'obligation, de par le paragraphe 63(1) de la Loi, de transmettre, à la fin de chaque enquête, un "rapport motivé" au président du Conseil du Trésor ainsi qu'à l'institution fédérale concernée s'il est d'avis que suite doit être donnée au rapport et, d'autre part, la possibilité, de par le paragraphe 63(3), de faire dans son rapport "les recommandations qu'il juge indiquées".

[15]      Il n'est pas étonnant, dans ces circonstances, que lorsqu'il revêt son chapeau d'enquêteur puis de "rapporteur", le commissaire passe indistinctement du particulier au général. Ce n'est pas dire qu'il ne doit pas avoir lui-même distingué, au cours de son enquête, entre le particulier et le général; c'est dire qu'il peut l'avoir fait sans que cela ne soit dit expressément. Des inférences sont ici permises, qui ne le seraient peut-être pas en d'autres circonstances, dès lors que la Cour peut se satisfaire que le commissaire s'est penché sur le cas particulier.

[16]      La Loi elle-même fait en sorte qu'une plainte particulière puisse servir de porte d'entrée dans tout le système d'une institution fédérale. C'est ce qu'a voulu le Parlement, de manière à donner plus de dents encore à une loi, la Loi sur les langues officielles, qui est un instrument privilégié de reconnaissance, d'affirmation et de prolongement des droits linguistiques reconnus par la Charte canadienne des droits et libertés.

[17]      Autant dire qu'il s'agit d'un domaine où une approche procédurière ne doit pas trouver place. La Loi elle-même invite à passer du particulier au général et une institution fédérale contre laquelle une, puis plusieurs plaintes sont portées peut difficilement feindre la surprise ou crier à l'injustice si le commissaire, en cours d'enquête, dans son rapport, dans ses conclusions, dans le cadre d'un recours judiciaire, a tôt fait de transformer un débat sur un cas particulier en un débat général.

[18]      Air Canada a su, tout au long de l'enquête qu'a menée le commissaire en 1995 et en 1996 sur le service bilingue d'Air Canada à l'aéroport international Lester B. Pearson de Toronto, que la sixième plainte de M. Jolette était l'une des plaintes sur lesquelles le commissaire enquêtait. Air Canada ne s'en est jamais offensée, ni pendant l'enquête, ni au moment du dépôt du rapport provisoire du commissaire en juillet 1995, ni au moment du dépôt du rapport provisoire amendé en avril 1996, ni au moment du dépôt du rapport final en juillet 1996. En plaidant vice de forme, surprise et injustice, Air Canada plaide en réalité, dans les circonstances de ce dossier, ignorance de la loi.

[19]      L'appel devrait donc être accueilli en partie, mais sans frais, à la seule fin de modifier le dispositif de l'ordonnance du juge de première instance de manière à ce qu'il se lise comme suit:

             
     La requête sur les moyens préliminaires est accueillie en ce qui a trait aux plaintes nos 0463-94-A2, 0465-94-A2, 0484-94-A2, 0491-94-A2 et 0492-94-A2, et elle est rejetée quant à la plainte no 1479-94-A2.         

     "Robert Décary"

     j.c.a.

"Je suis d'accord.

     Gilles Létourneau, j.c.a."

"Je suis d'accord.

     Marc Noël, j.c.a."


__________________

1      L.R.C. 1985 (4e supp.), c. 31.

2      Commissaire aux langues officielles du Canada c. Air Canada (1998), 152 F.T.R 1.

3      D.A. vol. 1, à la p. 147.

4      D.A. vol. 1, à la p. 148.

5      D.A. vol. 1, à la p. 54.

6      D.A. vol. 1, à la p. 139.

7      (19 avril 1999), A-785-96 (C.A.F.), inédit.

8      D.A. vol. 2, aux pp. 301-302.

9      D.A. vol. 2, aux pp. 285-86.

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