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Date: 19991110


Dossier: A-623-98

CORAM:      LE JUGE DÉCARY

         LE JUGE LÉTOURNEAU

         LE JUGE NOËL



ENTRE:

     GROUPE TREMCA INC.

     -et-

     JAGNA LIMITED

     Demanderesses/Appelantes

ET:

     TECHNO-BLOC INC.

     Défenderesse/Intimée






     Audience tenue à Montréal (Québec), le mardi, 9 novembre 1999



     Jugement rendu à Montréal (Québec), le mercredi, 10 novembre 1999






MOTIFS DU JUGEMENT PAR:      LE JUGE DÉCARY







Date: 19991110


Dossier: A-623-98

CORAM:      LE JUGE DÉCARY

         LE JUGE LÉTOURNEAU

         LE JUGE NOËL

    

ENTRE:

     GROUPE TREMCA INC.

     -et-

     JAGNA LIMITED

     Demanderesses/Appelantes

     ET

     TECHNO-BLOC INC.

     Défenderesse/Intimée


     MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR

     (Prononcés à l'audience à Montréal (Québec)

     le mercredi, 10 novembre 1999)


    

LE JUGE DÉCARY


[1]      Nous sommes d'avis que le juge Blais a eu raison d'écarter la décision du protonotaire et de déclarer les procureurs des appelantes inhabiles à représenter celles-ci en raison d'un conflit d'intérêts avec l'intimée. La décision du juge Blais est publiée à (1998) 159 F.T.R. 1, et celle du protonotaire à (1998) 158 F.T.R. 68.

[2]      Le protonotaire avait en effet imposé auxdits procureurs un fardeau de preuve inférieur à celui qu'exigeaient les circonstances.

[3]      En 1990, les procureurs qui représentent aujourd'hui les appelantes avaient été consultés par l'intimée relativement à la mise en marché d'un produit susceptible de contrefaire un brevet détenu par les appelantes. Les procureurs avaient alors émis l'opinion que le brevet n'empêcherait pas la mise en marché du produit et ils avaient conseillé à l'intimée de ne pas signer la licence d'exploitation que lui proposaient les appelantes relativement à ce produit. L'intimée, à la suite de cette opinion, n'avait pas signé la licence et avait mis sur le marché un produit à peine différent de celui à propos duquel elle avait consulté ces procureurs.

[4]      Sept ans plus tard, en 1997, les appelantes, représentées par ces mêmes procureurs qui avaient jadis conseillé l'intimée, instituent contre l'intimée des procédures en contrefaçon de leur brevet relativement à ce nouveau produit.

[5]      Il s'agit là, à notre avis, d'un cas de conflit d'intérêt qui tombe, à sa face même, sous le rang de l'interdiction faite à l'avocat qui a agi pour un client d'agir contre ce même client dans la même affaire ou dans une affaire connexe. (Voir à cet égard, les commentaires no. 8 du chapitre V du Code de déontologie professionnelle de l'Association du Barreau canadien).

[6]      Il a été fait grand état, dans le jugement attaqué et dans les plaidoiries, de l'arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans Succession MacDonald c. Martin, [1990] 3 R.C.S. 1235. Cet arrêt a certes énoncé les principes généraux applicables en matière de conflit d'intérêts, mais il faut se garder d'y chercher une solution automatique à tous les litiges qui surviennent dans ce domaine. Le contexte était celui d'un conflit d'intérêts appréhendé en raison du fait qu'"une avocate junior représentant l'appelant a changé d'emploi et a été engagée par le cabinet d'avocats occupant pour l'intimé." (p. 1239). Il y était question de "mobilité" de l'avocat, de "changements dans la composition et dans les méthodes de gestion des cabinets se (traduisant) par de nouvelles conceptions de la déontologie de la profession et de "fusion, totale ou partielle, et (de) déplacement des avocats d'un cabinet à un autre" (p. 1243).

[7]      Aux fins de déterminer s'il y avait un conflit d'intérêts tel qu'il disqualifiait l'avocat, la Cour suprême a imposé une démarche à trois temps.

[8]      Dans un premier temps, le client doit prouver "l'existence d'un lien antérieur dont la connexité avec le mandat dont on veut priver l'avocat est suffisant" (à la page 1260).

[9]      Dans un deuxième temps, une fois ce fardeau rempli, la Cour "doit en inférer que des renseignements confidentiels ont été transmis, sauf si l'avocat convainc la Cour qu'aucun renseignement pertinent n'a été communiqué". À ce stade, de poursuivre le juge Sopinka au nom de la majorité, "c'est un fardeau de preuve dont (l'avocat) aura bien de la difficulté à s'acquitter. Non seulement la Cour doit être convaincue, au point qu'un membre du public raisonnablement informé serait persuadé qu'aucun renseignement de cette nature n'a été transmis, mais encore la preuve doit être faite sans que soient révélés les détails de la communication privilégiée".

[10]      Dans un troisième temps, une fois franchies les deux premières étapes, la Cour doit "décider si un mauvais usage sera fait des renseignements confidentiels." (à la page 1261). Et de poursuivre le juge Sopinka, "un avocat qui a appris des faits confidentiels pertinents ne peut pas agir contre son client ou son ancien client. Il sera automatiquement déclaré inhabile à agir. Peu importe qu'il donne l'assurance ou qu'il promette de ne pas utiliser les renseignements. L'avocat ne peut pas compartimenter son esprit de façon à trier les renseignements appris de son client et ceux obtenus d'autres sources." (nos soulignements)

[11]      La Cour Suprême du Canada traitait, dans l'affaire Succession MacDonald, d'un conflit appréhendé dans le contexte d'un méga-cabinet. Une avocate avait travaillé activement au dossier à l'égard duquel le nouveau cabinet qui l'employait agissait contre son ancien client. C'était une illustration moderne du type de conflit qui guette les avocats en cette ère de mobilité engendrée entre autres par les fusions de cabinets et où, par conséquent, des informations données à un avocat risquent de se retrouver dans un autre cabinet.

[12]      La situation est toute autre, en l'espèce, qui est une illustration du type de conflit traditionnel: un client se confie à un cabinet, lequel poursuit ensuite ce client. Il n'y a qu'un seul cabinet qui soit impliqué et la question de savoir si des renseignements, une fois jugés confidentiels et pertinents, se sont retrouvés dans un autre cabinet ne se pose pas puisque ces renseignements ne circulent qu'à l'intérieur de ce cabinet. Le troisième facteur retenu par le juge Sopinka dans Succession MacDonald, soit celui de "la mobilité raisonnable qu'il est souhaitable de permettre au sein de la profession" (à la page 1243), n'entre pas en jeu dans ce type traditionnel de conflit. Ce n'est pas l'avocat qui change de cabinet, c'est le cabinet qui change de client. Il s'ensuit que l'équilibre qu'il faille viser en l'espèce se situe entre le premier facteur identifié par le juge Sopinka - "le souci de préserver les normes exigeantes de la profession d'avocat et l'intégrité de notre système judiciaire" et le second facteur, - "le droit du justiciable de ne pas être privé sans raison valable de son droit de retenir les services de l'avocat de son choix".

[13]      Il nous semble que dès lors qu'un cabinet d'avocats émet une opinion légale qui amène le client à adopter une ligne de conduite particulière, ce cabinet se place dans une situation de conflit d'intérêts, non plus appréhendée, mais apparente, s'il s'avise par la suite de poursuivre ce client pour des activités reliées à cette ligne de conduite. Ce cabinet doit assumer les conséquences de ses choix de client et le premier choisi devra demeurer, règle générale, le seul servi relativement à un problème lié au mandat donné. Le cabinet qui vient, en semblables circonstances, assumer la représentation d'un deuxième client, aura fort à faire pour démontrer à la Cour que le droit du second client de retenir ses services l'emporte sur le droit du premier client de tenir pour acquise la fidélité de son avocat.

[14]      En l'espèce, il nous apparait évident que le client s'est acquitté du premier fardeau qui lui est imposé: il y a une connexité entre le mandat qu'il avait donné aux procureurs des appelantes en 1990 et le mandat dont se réclament aujourd'hui les mêmes procureurs à l'encontre de leur ancien client, qui est telle qu'il y a lieu, sans autre questionnement, de passer à la seconde étape.

[15]      En ce qui a trait à cette seconde étape, il nous apparait tout aussi évident que des "renseignements confidentiels pertinents" ont été confiés par l'intimée aux procureurs des appelantes. Ces derniers ont su que l'intimée cherchait à se situer hors de portée de l'application du brevet des appelantes. C'était là, en définitive, la raison pour laquelle l'intimée avait consulté ces procureurs et ces derniers sont mal placés, aujourd'hui, pour prétendre que ce qui s'est dit, à l'époque, n'est ni confidentiel ni pertinent aujourd'hui. L'intimée a donné suite à l'opinion légale et aux conseils qu'elle a reçus en 1990. Cela, à notre avis, est de la plus haute pertinence quand c'est cette activité qui est à l'origine de l'action intentée contre elle par ceux-là mêmes qui l'avaient conseillée.

[16]      Nous en arrivons ainsi à la troisième étape, et là, la Cour suprême est catégorique: l'avocat qui a appris des faits confidentiels pertinents ne peut agir contre son ancien client. Le pendule, qui se voulait jusque-là mobile, pointe dorénavant, sans possibilité de retour, vers le conflit d'intérêts. C'est ici que le protonotaire, à notre avis, a fait fausse route.

[17]      Le protonotaire s'est à tort arrêté à la seconde étape. Il a omis, dans son examen des renseignements confidentiels, de tenir compte de la totalité des échanges qui étaient survenus entre les parties et, surtout, du fait qu'en l'espèce les procureurs des appelantes avaient été informés de la stratégie de l'intimée. Il aurait dû juger pertinente aux fins du litige la ligne de conduite que l'intimée avait adoptée à la suite de l'opinion reçue. Bref, il a erré en principe en n'adaptant pas aux circonstances de l'affaire les directives générales données par la Cour suprême dans Succession MacDonald.

[18]      Cela étant, le juge Blais pouvait revoir le dossier de novo et les appelantes ne nous ont pas convaincus que le juge, ce faisant, avait commis quelque erreur justifiant notre intervention.

[19]      Nous faisons nôtres, en terminant, ces propos du juge Gonthier, alors juge de la Cour supérieure du Québec, qu'a retenus le juge Blais au paragraphe 39 de ses motifs et qu'avait en partie repris le juge Sopinka, à la page 1256:

Cependant, le respect du secret professionnel n'est pas le seul motif d'interdire le conflit d'intérêts même sans égard à la simultanéité des mandats. Permettre qu'un avocat puisse conseiller et agir pour des clients ayant des intérêts opposés, même successivement, dans une même affaire sans leur accord, serait miner la confiance que doit avoir le justiciable envers son avocat et serait incompatible avec la loyauté dont ce dernier est redevable envers son client. Ce sont là deux conditions intimement liées entre elles et essentielles à l'accomplissement par l'avocat de son rôle de conseiller de son client et de représentant de celui-ci auprès du Tribunal. Une telle pratique serait d'autant plus inadmissible qu'en ce domaine il est nécessaire non seulement d'assurer l'indépendance et le désintéressement de l'avocat mais également de la rendre manifeste. C'est à ce prix que non seulement justice sera faite mais également paraitra être faite selon la maxime bien connue sur laquelle repose l'intégrité du système judiciaire dont les avocats sont un élément essentiel. Une telle pratique peut être contraire aussi au droit des parties à la tenue d'une audition en pleine égalité comme le prescrit l'article 23 de la Charte.
Ces conclusions rejoignent l'interprétation que fait la profession elle-même du conflit d'intérêts exprimée dans le Code de déontologie professionnelle de l'Association du Barreau canadien où l'on retrouve une disposition générale fort semblable à l'article 3.05.04. au chapitre 5.     

[20]      L'appel sera rejeté avec dépens.


     Robert Décary

     j.c.a.






























     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION D'APPEL

     NOMS DES AVOCATS ET DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


NO DE LA COUR :      A-623-98

INTITULÉ :      GROUPE TREMCA INC.

     -et-
     JAGNA LIMITED

     Demanderesses/Appelantes

     ET

     TECHNO-BLOC INC.

     Défenderesse/Intimée

LIEU DE L'AUDIENCE :      Montréal, Québec

DATE DE L'AUDIENCE :      le 9 novembre 1999

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR DE L'HONORABLE JUGE DÉCARY, L'HONORABLE JUGE LÉTOURNEAU ET L'HONORABLE JUGE NOËL

EN DATE DU      10 novembre 1999


COMPARUTIONS :

Me François Grenier      pour les Demanderesses/Appelantes

Me Jean Carrière      pour la Défenderesse/Intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

LÉGER ROBIC RICHARD

Montréal (Québec)      pour les Demanderesses/Appelantes

MENDELSOHN ROSENTZVEIG

SHACTER

Montréal (Québec)      pour la Défenderesse/Intimée


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