Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20040405

Dossier : A-321-03

Référence : 2004 CAF 140

CORAM :       LE JUGE ROTHSTEIN

LE JUGE SEXTON

LE JUGE PELLETIER

ENTRE :

                                                SUNTEC ENVIRONMENTAL INC.

                                                                                                                                             appelante

                                                                                                                                    (défenderesse)

                                                                             et

                                                  TROJAN TECHNOLOGIES INC.

                                                                                                                                                 intimée

                                                                                                                                  (demanderesse)

                                   Audience tenue à Ottawa (Ontario) le 12 novembre 2003

                                         Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le 5 avril 2004

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                               LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                       LE JUGE ROTHSTEIN

                                                                                                                              LE JUGE SEXTON


Date : 20040405

Dossier : A-321-03

Référence : 2004 CAF 140

CORAM :       LE JUGE ROTHSTEIN

LE JUGE SEXTON

LE JUGE PELLETIER

ENTRE :

                                                SUNTEC ENVIRONMENTAL INC.

                                                                                                                                             appelante

                                                                                                                                    (défenderesse)

                                                                             et

                                                  TROJAN TECHNOLOGIES INC.

                                                                                                                                                 intimée

                                                                                                                                  (demanderesse)

                                                        MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

[1]                La Cour est saisie de l'appel d'une ordonnance accueillant une requête en jugement sommaire présentée par l'intimée dans une action en contrefaçon de brevet. De nombreuses questions ont été soulevées lors des débats, mais la question qui déterminera l'issue de l'appel est celle de la portée de l'article 216 des Règles de la Cour fédérale (1998) (les Règles), qui concerne les jugements sommaires.


[2]                L'intimée, qui était demanderesse en première instance, est titulaire d'un brevet portant sur un mécanisme d'épuration de liquides au moyen de rayons ultraviolets. Elle fabrique et vend des systèmes de désinfection par ultraviolets qui sont utilisés pour le traitement des eaux usées. L'appelante fabrique elle aussi des systèmes de désinfection des eaux usées par rayons ultraviolets et elle livre concurrence à l'intimée. Les deux parties vendent des systèmes consistant en une série de lampes à rayons ultraviolets montées sur un cadre. Ce cadre, qui est commandé par un ballast, est immergé dans un bassin d'eaux usées qui sont purifiées par exposition aux rayons ultraviolets lorsqu'elles circulent dans le mécanisme. Dans le cas du dispositif de l'intimée, c'est un ballast unique, qui est monté sur un cadre situé au-dessus des eaux usées, qui commande chacune des lampes à rayons ultraviolets au moyen d'un fil électrique. Le mécanisme de l'appelante comprend un ballast immergé pour chacune des branches qui composent le cadre, rendant ainsi inutile le fil électrique.


[3]                Parmi les questions soumises au juge des requêtes, il y a lieu de mentionner celle de l'interprétation et de la contrefaçon du brevet, ainsi que la question de l'invalidité du brevet pour cause d'antériorité et d'évidence et celle de la propriété du brevet qui avaient été soulevées en défense mais pas sous forme de demande reconventionnelle. Dans une décision longuement motivée de plus d'une quarantaine de pages, le juge des requêtes a donné gain de cause à l'intimée sur toutes les questions et a rendu un jugement en conséquence. Devant nous, l'avocat de l'appelante, qui n'est pas celui qui occupait pour elle en première instance, a soulevé la question de l'application de l'article 216 des Règles à la présente affaire, une question qui, comme l'a signalé le juge des requêtes dans ses motifs n'était « pour [l']essentiel, [pas] contesté[s] devant [lui] » .

[4]                Au début de ses motifs, le juge des requêtes a précisé qu'il faisait sien le raisonnement suivi par le juge Russell dans l'affaire Apotex Inc. c. Canada, (2003), 25 C.P.R. (4th) 479, 2003 CFPI 414, au sujet des principes régissant les jugements sommaires :

[9] Les parties n'ont pas de différend important en ce qui concerne les principes généraux applicables dans une requête en jugement sommaire fondée sur les articles 213 à 219 des Règles de la Cour fédérale (1998). Conformément à ce qui est exposé dans des décisions telles que Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd. S.A. et al. (1996), 111 F.T.R. 189, je dois conclure soit que les réclamations en cause ne présentent aucune véritable question litigieuse, soit que la question en litige est tellement douteuse qu'elle ne mérite pas d'être interprétée dans son propre contexte et devrait être instruite si les faits nécessaires ne sont pas dégagés ou si une question sérieuse est soulevée au sujet de la crédibilité.

[10] Le fardeau d'établir qu'il n'existe pas de véritable question litigieuse repose sur le requérant, mais les deux parties doivent « présenter leurs meilleurs arguments » pour que le juge des requêtes puisse trancher cette question, et le juge doit « examiner de près » le fond et, si possible, tirer des conclusions de fait et de droit si les documents le permettent : F. Bon Langsdorff Licensing Limited c. S. F. Concrete Technology Inc. (1999), 165 F.T.R. 74.


[5]                Le juge des requêtes est ensuite passé à l'interprétation des revendications du brevet à la lumière du témoignage des experts de chacune des parties, MM. Moreland et Scheible. Les experts se contredisaient et, malgré le fait que tous les deux avaient été contre-interrogés au sujet de leur affidavit, le juge des requêtes a signalé que « lors du contre-interrogatoire, ni l'avis d'expert de M. Moreland ni celui de M. Scheible n'a été ébranlé » . Le juge des requêtes a formé sa propre opinion au sujet du sens des expressions en litige. Il a ensuite abordé la question de l'invalidité. Il a estimé que « la preuve produite est suffisante pour conclure que le brevet Glatthar [qui aurait été antérieur à l'invention] ne contient pas d'indications d'une clarté telle qu'une personne du métier qui en prend connaissance et s'y conforme "arrivera infailliblement" à l'invention qui fait l'objet de la revendication 36 du brevet en cause » .

[6]                 Le juge des requêtes a ensuite abordé la question de l'évidence de l'invention. Il a refusé de tenir compte d'un document, la brochure d'Heraeus, au motif qu'elle n'était pas datée et qu'aucune preuve de la date de publication n'avait été soumise à la Cour. Il a fait remarquer que rien ne démontrait que les documents relatifs à l'installation avaient été, à un moment quelconque, rendus publics. Il a estimé, compte tenu des faiblesses de la preuve soumise par l'appelante, que ces documents « constituent une indication tout à fait insatisfaisante du caractère évident de la revendication 42 [...] » . Il a ajouté que « selon la preuve présentée par Suntec [l'appelante] devant la Cour et, en particulier, par M. Scheible à l'appui de l'argument voulant que les revendications contestées du brevet en cause sont évidentes, je conclus que Suntec ne s'est pas acquittée du fardeau qui lui incombait sur cette question » .

[7]                Sur la question du droit de propriété du brevet, lequel est fonction de la paternité de l'invention, le juge des requêtes a suivi le raisonnement suivant :

[51] ... En tenant compte des faiblesses de la preuve qui m'a été soumise relativement aux documents de l'installation Lebannon, en gardant à l'esprit que, dans le cadre d'une requête en jugement sommaire comme en l'espèce, chaque partie doit présenter ses meilleurs arguments et, en présumant que c'est ce qu'a fait Suntec et que par conséquent toute preuve qu'elle présenterait lors d'un procès éventuel eu égard à ces documents ne serait pas plus complète que celle qui m'a été soumise, je conclus que Suntec n'a pas démontré que la paternité de l'invention qui fait l'objet du brevet en cause n'est pas attribuable à Jan Maarschalkerweerd.


[8]                Le juge des requêtes est ensuite passé à l'examen de la question de la contrefaçon. Il a comparé le témoignage des deux experts sur le sujet. Il a estimé qu'aucune des variantes que l'on trouvait dans le dispositif de l'appelante, y compris les ballasts immergés, n'avait une incidence importante sur le fonctionnement de l'invention. Il a précisé que ces variantes auraient été évidentes à la date de publication du brevet en cause et qu'une personne du métier n'aurait pas interprété le brevet comme exigeant que l'on se conforme rigoureusement aux indications suivant lesquelles le ballast devait être placé au-dessus des eaux usées.

[9]                Je reproduis les observations finales du juge des requêtes :

[71] Compte tenu des principes applicables aux jugements sommaires que j'ai résumés plus haut dans les présents motifs, je suis convaincu, à la lumière de la preuve produite, que les demandes présentées par Trojan dans le présent litige ne soulèvent aucune question véritable à débattre et que l'issue de ces questions ne requiert pas l'examen plus approfondi d'une instruction complète. Il est possible de déterminer quels sont les faits nécessaires et il n'y a pas de question sérieuse en matière de crédibilité. Bien que j'estime que la preuve par affidavit des deux experts soit crédible et digne de foi, je penche davantage en faveur du témoignage de l'expert de Trojan sur chacune des questions importantes et je suis convaincu que, si la preuve des experts était présentée dans le cadre d'un procès où le juge aurait la possibilité d'observer leur comportement et leurs réactions lors d'un contre-interrogatoire, cela n'affecterait vraisemblablement pas le résultat de manière significative. Je suis convaincu que les deux parties, par le biais de leurs avocats, « ont présenté leurs meilleurs arguments » . Trojan s'est acquittée du fardeau qui lui incombait, soit de démontrer qu'il n'y avait pas de question véritable à débattre lors d'un procès. Compte tenu des documents produits et des arguments présentés par les avocats, j'estime être en mesure de tirer les conclusions de fait et de droit nécessaires pour régler entièrement cette action.

[10]               Ces propos doivent être situés dans le contexte de l'article 216 des Règles :



216. (1) Where on a motion for summary judgment the Court is satisfied that there is no genuine issue for trial with respect to a claim or defence, the Court shall grant summary judgment accordingly.

                              . . .

216. (1) Lorsque, par suite d'une requête en jugement sommaire, la Cour est convaincue qu'il n'existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense, elle rend un jugement sommaire en conséquence.

                            [. . .]

(3) Where on a motion for summary judgment the Court decides that there is a genuine issue with respect to a claim or defence, the Court may nevertheless grant summary judgment in favour of any party, either on an issue or generally, if the Court is able on the whole of the evidence to find the facts necessary to decide the questions of fact and law.

(3) Lorsque par suite d'une requête en jugement sommaire, la Cour conclut qu'il existe une véritable question litigieuse à l'égard d'une déclaration ou d'une défense, elle peut néanmoins rendre un jugement sommaire en faveur d'une partie, soit sur une question particulière, soit de façon générale, si elle parvient à partir de l'ensemble de la preuve à dégager les faits nécessaires pour trancher les questions de fait et de droit.


[11]            L'appelante soutient que le juge des requêtes ne s'est pas demandé s'il y avait une véritable question litigieuse à trancher mais a agi plutôt comme s'il était chargé d'instruire le procès sur le fond. Suivant l'avocat de l'appelante, le paragraphe 216(1) des Règles obligeait le juge des requêtes à se demander s'il existait une véritable question litigieuse. Dans l'affirmative, le juge devait alors se demander s'il devait trancher la question en vertu du paragraphe 216(3) des Règles. Suivant l'avocat, le juge des requêtes est essentiellement passé à l'étape de trancher les questions litigieuses, usurpant ainsi le rôle du juge du fond.


[12]            L'avocat de l'intimée estime pour sa part que le juge des requêtes a fait exactement ce qu'il était censé faire selon les dispositions applicables des Règles. Il a « examiné de près » les éléments de preuve portés à sa connaissance pour ensuite conclure qu'il n'existait pas de véritable question litigieuse. Dans la mesure où cet article des Règles est censé permettre à la Cour de trancher les litiges sans qu'il soit nécessaire de tenir un procès chaque fois qu'il est possible de le faire, le juge des requêtes a eu raison de procéder comme il l'a fait.

[13]            Une lecture objective des motifs du juge des requêtes permet de constater que celui-ci a conclu qu'il n'existait pas de véritable question litigieuse parce qu'il pouvait trancher toutes les questions en litige sur le fondement des affidavits dont il disposait. La même lecture objective permet par ailleurs de penser que le juge des requêtes a procédé comme il l'a fait parce qu'il était tenu d' « examiner de près » le fond et de tirer les conclusions de fait et de droit que la preuve lui permettait de tirer.

[14]            Il existe indubitablement une jurisprudence qui souligne le rôle d'arbitre des faits qu'est appelé à jouer le juge saisi d'une requête en jugement sommaire. C'est dans le jugement Collie Woollen Mills Ltd. c. Canada, (1996), 96 D.T.C. 6146 (C.F. 1re inst.), que l'on trouve l'expression la plus poussée de cette conception :

Suivant mon interprétation de ce paragraphe, une requête en jugement sommaire ne devrait être rejetée que dans l'un ou l'autre des cas suivants :

1)             l'ensemble de la preuve ne comporte pas les faits nécessaires pour permettre au juge de trancher les questions soulevées ;

2)             il serait injuste de le faire.


[15]            Il existe toutefois aussi un courant jurisprudentiel dans lequel la Cour a retenu une conception plus étroite de la portée de la requête en jugement sommaire. On trouve une analyse utile de cette jurisprudence dans le jugement Warner-Lambert Co. c. Concord Confections Inc., (2001), 11 C.P.R. (4th) 516, 2001 CFPI 139 (C.F. 1re inst.), que notre Cour a cité et approuvé dans l'arrêt Apotex Inc. c. Merck & Co., [2003] 1 C.F. 242. Ce courant jurisprudentiel est fondé sur l'arrêt Feoso Oil Ltd. c. Sarla (Le) (C.A.), [1995] 3 C.F. 68, dans lequel notre Cour a expliqué ce qu'elle estimait qu'il faut entendre par « absence de question sérieuse à instruire » . La Cour a repris les propos tenus par le juge Henry dans l'affaire Pizza Pizza Ltd. c. Gillespie (1990), 75 O.R. (2d) 225, suivant lesquels « le critère à appliquer ne consiste pas à savoir si la partie demanderesse n'a aucune chance d'avoir gain de cause à la suite de l'instruction; il s'agit plutôt de savoir si la Cour parvient à la conclusion que l'affaire est douteuse au point de ne pas mériter d'être examinée par le juge des faits lors d'une instruction ultérieure » .

[16]            La Cour a poursuivi en disant ce qui suit :

[14] Selon moi, le nouveau processus autorisé par les Règles 432.1 à 432.7 ne doit pas être interprété de façon à empêcher le juge chargé des requêtes de faire ce qu'il prévoit de façon certaine soit de permettre le prononcé d'un jugement sommaire dans les circonstances appropriées et, partant, des économies par rapport au temps et à l'argent qu'il faudrait autrement consacrer à l'instruction.

Les arrêts Mintzer c. Canada (C.A.), [1996] 2 C.F. 146, paragraphe 22, et Kanematsu GmbH c. Acadia Shipbrokers Ltd., (2000), 259 N.R. 201 (C.A.F.), paragraphe 13 vont dans le même sens.


[17]            Notre Cour semble avoir envisagé un critère un peu moins exigeant dans l'affaire NFL Enterprises L.P. c. 1019491 Ontario Ltd., (1998), 85 C.P.R. (3d) 328, à la page 331 (NFL Enterprises L.P.), dans laquelle la Cour a formulé les observations suivantes au sujet du critère minimal à respecter pour qu'une affaire puisse être renvoyée pour être instruite :

[TRADUCTION] [...] La partie qui obtient gain de cause sur sa requête en jugement sommaire ne peut se contenter de présenter des éléments de preuve qui, s'ils sont retenus, auraient pour effet de soulever une question de fait litigieuse. À notre avis, le juge chargé des requêtes a commis une erreur en considérant cet affidavit comme une raison sérieuse lui permettant de déclarer que cette question devait être examinée au procès.

[18]            Il appert que ces propos ont été tenus dans le contexte d'une affaire dans laquelle la défenderesse alléguait qu'elle décodait les signaux de la demanderesse en vertu d'un contrat écrit qu'elle avait signé avec la demanderesse, un contrat qu'elle n'avait pas produit. Suivant mon interprétation de cette décision, la Cour a simplement voulu rappeler que la défenderesse ne peut se contenter d'invoquer un moyen de défense. Elle doit démontrer qu'il existe des éléments de preuve propres à justifier ce moyen de défense, ce que l'intimée n'a pas réussi à faire dans l'affaire NFL Enterprises L.P.


[19]            Notre Cour a récemment examiné la portée des principes régissant les jugements sommaires dans l'affaire Succession MacNeil c. Canada (ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien) (MacNeil), 2004 CAF 50. Le juge Sexton a abordé la question de l'ambiguïté inhérente aux paragraphes 216(2) et 216(3). En tout état de cause, le juge qui constate l'existence d'une véritable question litigieuse doit normalement renvoyer l'affaire pour qu'elle soit instruite au procès. Par contre, même lorsqu'il existe une véritable question litigieuse, le juge des requêtes peut trancher la question s'il est en mesure de dégager les faits nécessaires pour trancher les questions de fait ou de droit. Cette ambiguïté comporte le risque de transformer les requêtes en jugement sommaire en procès sommaires jugés sur affidavits. Bien que les deux mécanismes constituent des mesures utiles susceptibles de contribuer à restreindre la durée et les coûts des procès, on ne doit pas les confondre.

[20]            Il n'est pas nécessaire, pour trancher le présent appel, de définir les limites de l'application des principes régissant les jugements sommaires, étant donné que la limite qui nous intéresse en l'espèce est déjà bien fixée. Il est en effet de jurisprudence constante que le tribunal saisi d'une requête en jugement sommaire ne doit pas se prononcer sur les questions de crédibilité (voir l'arrêt MacNeil, précité, au paragraphe 32). Le juge des requêtes était conscient de cette distinction et il s'est donné la peine de souligner qu'à son avis, il n'y avait pas de question sérieuse de crédibilité. En toute déférence, je ne puis souscrire à son appréciation.

[21]            On trouve une analyse utile du concept de crédibilité dans les motifs prononcés par le juge O'Halloran dans l'arrêt Faryna c. Chorny, [1952] 2 D.L.R. 354 (C.A.C.-B.), aux pages 356 et 357 :


[TRADUCTION] Si l'acceptation de la crédibilité d'un témoin par un juge de première instance dépendait uniquement de son opinion quant à l'apparence de sincérité de chaque personne qui se présente à la barre des témoins, on se retrouverait avec un résultat purement arbitraire, et l'administration de la justice dépendrait des talents d'acteur des témoins. Réflexion faite, il devient presque évident que l'apparence de sincérité n'est qu'un des éléments qui entre en ligne de compte lorsqu'il s'agit d'apprécier la crédibilité d'un témoin. Les possibilités qu'avait le témoin d'être au courant des faits, sa capacité d'observation, son jugement, sa mémoire, son aptitude à décrire avec précision ce qu'il a vu et entendu contribuent, de concert avec d'autres facteurs, à créer ce qu'on appelle la crédibilité (voir l'arrêt Raymond c. Bosanquet, (1919), 50 D.L.R. 560, à la page 566, 59 R.C.S. 452, à la page 460, 17 O.W.N. 295. Par son attitude, un témoin peut créer une impression très défavorable quant à sa sincérité, alors que les circonstances permettent de conclure de façon indubitable qu'il dit la vérité. Je ne songe pas ici aux cas somme toute assez peu fréquents où l'on surprend le témoin en train de dire un mensonge maladroit.

La crédibilité des témoins intéressés ne peut être évaluée, surtout en cas de contradiction des dépositions, en fonction du seul critère consistant à se demander si le comportement du témoin permet de penser qu'il dit la vérité. Le critère applicable consiste plutôt à examiner si son récit est compatible avec les probabilités qui caractérisent les faits de l'espèce. Disons, pour résumer, que le véritable critère de la véracitéde ce que raconte un témoin dans une affaire déterminée doit être la compatibilitéde ses dires avec la prépondérance des probabilités qu'une personne éclairée et douée de sens pratique peut d'emblée reconnaître comme raisonnable dans telle situation et telles circonstances. Ce n'est qu'ainsi que le tribunal peut évaluer de façon satisfaisante la déposition des témoins expérimentés, confiants et vifs d'esprit tout autant que le témoignage des personnes habiles qui manient avec facilité les demi-vérités et qui ont acquis une solide expérience dans l'art de combiner les exagérations habiles avec la suppression partielle de la vérité. Là encore, une personne peut témoigner de ce qu'elle croit sincèrement être la vérité tout en étant honnêtement dans l'erreur. Le juge du fond qui dit : « Je crois cette personne parce que j'estime qu'elle dit la vérité » tire en fait une conclusion après avoir examiné seulement la moitié du problème. Le juge qui agit ainsi s'expose en réalité à faire fausse route.

Le juge du fond doit aller plus loin et se demander si les dires du témoin qu'il croit sont compatibles avec la prépondérance des probabilités dans l'affaire en cause et, pour que son avis puisse imposer le respect, le juge doit également motiver sa conclusion. La loi n'attribue pas au juge du fond la capacité de sonder comme par magie les coeurs et les reins des témoins. De plus, la cour d'appel doit être convaincue que les conclusions que le juge de première instance a tirées au sujet de la crédibilité ne reposent pas sur un seul élément à l'exclusion de tout autre, mais qu'elles sont fondées sur tous les éléments qui permettent de vérifier la crédibilité dans un cas donné.


[22]            Ce que je retiens de cet extrait, c'est que l'appréciation de la crédibilité ne dépend pas seulement de l'opinion que se forme le juge au sujet du témoin qui [TRADUCTION] « semble être le plus sincère » . Il lui faut aussi examiner la déposition du témoin et en vérifier la concordance [TRADUCTION] « avec les probabilités qui caractérisent les faits de l'espèce » . Les conclusions que le juge tire au sujet de la crédibilité ne doivent donc pas « reposer sur un seul élément à l'exclusion de tout autre, mais [être] fondées sur tous les éléments qui permettent de vérifier la crédibilité dans un cas donné » . Dans un cas comme celui qui nous occupe, un des éléments dont il y a lieu de tenir compte parmi d'autres est l'impression créée par le témoin lorsqu'il a donné son témoignage principal et lorsqu'il a été contre-interrogé. C'est la raison pour laquelle il est de jurisprudence constante que les questions de crédibilité, entendues au sens large, ne doivent être tranchées qu'au terme du procès.

[23]            Il ressort des motifs de son ordonnance que le juge des requêtes était appelé à résoudre plusieurs questions de crédibilité, comme l'illustrent les passages suivants :

[19] L'avocat de Suntec a soutenu que, dans la mesure où une différence d'avis est démontrée dans les extraits des affidavits de M. Scheible et de M. Moreland, notre Cour doit privilégier le témoignage de M. Scheible en raison de sa plus grande expérience dans l'industrie et du fait que M. Moreland a admis en contre-interrogatoire que M. Scheible [TRADUCTION] « est un spécialiste de premier rang de la branche d'industrie [en question] » . De plus, a prétendu l'avocat, l'exercice d'interprétation des revendications auquel s'est livré M. Moreland n'a pas été fait de manière indépendante. Subsidiairement, il a allégué que, compte tenu du conflit entre les témoignages d'experts, notre Cour devait refuser d'accorder un jugement sommaire et permettre que la présente affaire fasse l'objet d'un procès, accordant au juge des faits la possibilité d'observer les témoins experts au moment du contre-interrogatoire.

[20] En toute déférence, j'arrive à une conclusion différente [...] l'expression « fil électrique » ne devrait pas être prise dans un sens restrictif comme M. Scheible aimerait qu'on le fasse [...]

[24]            Plus loin dans ses motifs, le juge des requêtes cite le témoignage de l'expert de l'intimée, M. Scheible, sur la question de l'évidence :


[43] ...Les modifications au brevet de Maarschalkerweerd auraient été évidentes pour une personne versée dans l'art le 13 septembre 1988 et même en janvier 1988.

[25]            Il poursuit en disant ce qui suit :

[44]    L'avocat de Suntec a soutenu que la conclusion à laquelle M. Scheible est arrivé au paragraphe précédent n'a pas été mise en doute au cours du contre-interrogatoire.

[45] En revanche, l'avocat de Trojan a passé en revue pour la Cour chacun des quatre (4) éléments que M. Scheible a invoqués à l'appui de sa conclusion. Il a souligné que le brevet Glatthar était le seul des quatre (4) éléments mentionnés qui se rapportait au ballast, une composante centrale de la revendication 36 du brevet en cause et par conséquent, des revendications 38 et 40 qui en découlent. Compte tenu des environnements différents auxquels le brevet de Glatthar et le brevet en cause se rapportent, je suis convaincu d'après la preuve qui m'a été soumise qu'une personne versée dans l'art dont relève le brevet en cause ne considérerait pas le brevet Glatthar dans le cadre d'un examen d'évidence de la revendication 36 et des revendications 39 et 40 qui en découlent.

[26]            Le juge des requêtes en arrive à une conclusion qui est à l'opposé du témoignage de M. Scheible, l'expert de l'intimée. Il s'agit d'une conclusion à laquelle le juge des requêtes en est arrivé en donnant raison à l'avocat, qui contestait le témoignage de cet expert. De toute évidence, la crédibilité du témoin expert de l'intimée a été remise en question et l'on a persuadé le juge des requêtes de ne pas ajouter foi à ses propos sur cette question.

[27]            Sur la question de la contrefaçon, le juge des requêtes a examiné le témoignage des deux experts et a donné raison à l'intimée. Voici en quels termes il résume ses conclusions sur le témoignage des experts :


[71] [...] Il est possible de déterminer quels sont les faits nécessaires et il n'y a pas de question sérieuse en matière de crédibilité. Bien que j'estime que la preuve par affidavit des deux experts soit crédible et digne de foi, je penche davantage en faveur du témoignage de l'expert de Trojan sur chacune des questions importantes et je suis convaincu que, si la preuve des experts était présentée dans le cadre d'un procès où le juge aurait la possibilité d'observer leur comportement et leurs réactions lors d'un contre-interrogatoire, cela n'affecterait vraisemblablement pas le résultat de manière significative.

[28]            Comme le juge des requêtes a préféré le témoignage d'un des experts à celui de l'autre sur l'une des questions cruciales, il est difficile de dire qu'aucune question de crédibilité ne se posait. Le fait que le juge des requêtes a tranché cette question ne signifie pas qu'elle n'a pas été soulevée. Comme les exemples précités le démontrent, le juge des requêtes a été appelé à plusieurs reprises à tirer des conclusions sur le fondement de son appréciation de la crédibilité des témoins experts.

[29]            Il est de jurisprudence constante qu'il est préférable de laisser au juge du fond le soin de trancher ces questions car c'est lui qui a l'occasion d'entendre tous les témoins de vive voix.


[30]            Dans ces conditions, je suis d'avis que des questions sérieuses de crédibilité ont effectivement été soulevées et que, selon la jurisprudence, le juge des requêtes était tenu de renvoyer l'affaire pour qu'elle soit instruite dans le cadre d'un procès. Je suis par conséquent d'avis d'accueillir l'appel, d'annuler l'ordonnance du juge des requêtes et de renvoyer l'affaire pour qu'elle soit instruite selon la procédure habituelle. Les dépens seront adjugés à l'appelante tant en appel qu'en première instance.

                                                                         _ J.D. Denis Pelletier _            

Juge

« Je souscris à ces motifs. »

Le juge Marshall Rothstein

« Je souscris à ces motifs. »

Le juge J. Edgar Sexton

Traduction certifiée conforme

Richard Jacques, LL.L.                         


                             COUR D'APPEL FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                           A-321-03

INTITULÉ :                                                          SUNTEC ENVIRONMENTAL INC. c. TROJAN TECHNOLOGIES, INC.

APPEL D'UNE ORDONNANCE RENDUE LE 3 JUILLET 2003 PAR LA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE DANS LE DOSSIER T-1811-01

LIEU DE L'AUDIENCE :                                    OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                  LE 12 NOVEMBRE 2003

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :     LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                          LE JUGE ROTHSTEIN

LE JUGE SEXTON

DATE DES MOTIFS :                                         LE 5 AVRIL 2004

COMPARUTIONS :

Robert H.C. MacFarlane                                               POUR L'APPELANTE

T. Gary O'Neill                                                             POUR L'INTIMÉE

Christopher Van Barr


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bereskin & Parr                                                            POUR L'APPELANTE

Toronto (Ontario)

Gowling Lafleur Henderson srl                                 POUR L'INTIMÉE

Ottawa (Ontario)


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