Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180727


Dossier: A-199-17

Référence : 2018 CAF 144

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

MARC ST-PIERRE

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

Audience tenue à Québec (Québec), le 21 juin 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 27 juillet 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

Y A (ONT) SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 


Date : 20180727


Dossier: A-199-17

Référence : 2018 CAF 144

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

MARC ST-PIERRE

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE BOIVIN

[1]  Monsieur Marc St-Pierre (l’appelant) se pourvoit devant notre Cour à l’encontre d’une décision du juge Favreau de la Cour canadienne de l’impôt (le juge de la CCI) rendue le 1er juin 2017 (2017 CCI 69). Le juge de la CCI a rejeté l’appel formé par l’appelant à l’encontre d’une nouvelle cotisation établie par le ministre du Revenu national (le ministre) le 30 avril 2013 relativement à son année d’imposition 2009.

[2]  La cotisation du 30 avril 2013 visait des sommes que la société 2869‑6474 Québec inc. (la Société) a versées à l’appelant en 2008 et 2009 à titre de dividendes en capital, l’appelant étant à la fois l’administrateur et l’actionnaire unique de la Société. Une erreur dans le calcul du solde du compte de dividendes en capital (CDC) de la Société avait précédemment mené celle-ci à déclarer un dividende en capital supérieur à celui qu’elle était en droit de déclarer.

[3]  L’appelant a par la suite demandé l’annulation rétroactive du dividende en capital déclaré par erreur. En établissant la nouvelle cotisation en date du 30 avril 2013, le ministre a inclus dans le revenu de l’appelant pour son année d’imposition 2009 la somme reçue par celui-ci de la Société en 2009, ainsi que les intérêts au taux légal sur la somme reçue par l’appelant en 2008 et non-remboursées en 2009. Pour ce faire, il s’est fondé sur le paragraphe 15(2) et l’article 80.4 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.) (la LIR). Ces dispositions sont reproduites en annexe.

[4]  Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la nouvelle cotisation établie par le ministre en date du 30 avril 2013 est mal fondée en droit et que, par conséquent, l’appel devrait être accueilli.

I.  Les faits

[5]  Le 1er février 2008, la Société a disposé d’actifs de son entreprise - dont des biens en immobilisation admissible - d’une valeur de 900 000 $. Ce montant reçu par la Société représentait un gain régi par l’article 14 de la LIR (abrogé en 2016). Seule la moitié de cette somme devait être ajoutée à son revenu imposable, l’autre moitié demeurant libre d’impôt et pouvant être ajoutée au solde de son CDC.

[6]  Avant la disposition d’actifs du 1er février 2008, le solde du CDC de la Société était de 146 881 $. La Société et l’appelant furent informés par leurs conseillers en comptabilité que le solde du CDC était désormais de 596 881 $ suite à la disposition susmentionnée. L’augmentation de 450 000 $ correspondait effectivement à la moitié du produit de disposition des biens en immobilisation admissible.

[7]  Cette information concernant le solde du CDC s’est toutefois avérée erronée car le solde réel du CDC, au lendemain de la disposition d’actifs, demeurait inchangé à 146 881 $. En effet, le produit de disposition d’une immobilisation admissible est calculé en fonction de l’alinéa 14(1)b) de la LIR et, en vertu de cet alinéa, le montant de celui-ci ne peut être connu avant « la fin d’une année d’imposition ». Ainsi, l’ajout de 450 000 $ au CDC ne pouvait s’effectuer qu’à compter du premier jour de l’année d’imposition suivante, soit en l’espèce le 1er janvier 2009.

[8]  N’étant pas au fait de cette erreur, l’appelant a signé, à titre d’administrateur unique de la Société, une résolution en date du 2 février 2008 déclarant un dividende en capital de 596 881 $ à son unique actionnaire, c’est-à-dire à lui-même. Il s’ensuit que la Société a déclaré un dividende de 450 000 $ au-delà de la limite qu’elle était en droit de déclarer. Il importe de noter que la Société aurait eu, dès le 1er janvier 2009, le droit de verser le 596 881 $ à son actionnaire à titre de dividende en capital. Elle l’a toutefois fait prématurément.

[9]  D’autres erreurs ont aussi été commises en lien avec la déclaration du dividende en capital du 2 février 2008. Pour déclarer un tel dividende, la Société devait faire un « choix » au sens du paragraphe 83(2) de la LIR et produire le formulaire T-2054 auprès de l’Agence du Revenu du Canada (ARC). Le tout devait être fait à la première des dates suivantes : la date à laquelle le dividende est déclaré; la date à laquelle le dividende (ou son premier versement) devient payable; ou la date à laquelle le dividende (ou son premier versement) est payé. En l’occurrence, la Société n’a fait ce choix que le 22 octobre 2008, alors que le dividende avait été déclaré le 2 février 2008.

[10]  Le formulaire comme tel contenait également des erreurs. Il indiquait que le dividende deviendrait payable le 30 novembre 2008 et que le premier versement serait fait le même jour, alors que la résolution ne spécifiait pas de date à laquelle le dividende deviendrait payable et le premier versement a eu lieu le 31 décembre 2008.

[11]  La Société a effectué au total trois versements à l’appelant : 86 567 $ le 31 décembre 2008; 381 260 $ le 31 décembre 2009; et 40 000 $ le 31 décembre 2010. Le total de ces trois versements équivaut à 507 827 $. Le dossier ne révèle pas la raison de l’écart entre le 596 881 $ déclaré et le total des trois versements (507 827 $), mais cet écart n’est pas pertinent pour les fins du présent appel.

[12]  La conséquence fiscale des erreurs susmentionnées est la suivante. En vertu de la partie III de la LIR, et plus précisément du paragraphe 184(2), la Société devenait assujettie à un impôt équivalent aux trois cinquièmes de la partie excédentaire du dividende déclaré sur le solde réel de son CDC à la date de la déclaration. L’excédentaire étant de 450 000 $, l’impôt de la partie III pouvait s’élever à 270 000 $, et ce, même si les montants déclarés n’étaient pas payés.

[13]  Le ministre n’a décelé cette erreur qu’en novembre 2011. Par lettre datée du 9 novembre 2011, il a avisé la Société que le solde de son CDC en date du 2 février 2008 n’était pas de 596 881 $, mais plutôt de 146 881 $, et que la Société s’exposait donc à l’impôt de la partie III de la LIR.

[14]  Suite à des discussions, les parties ont convenu que l’appelant déposerait une requête en jugement déclaratoire auprès de la Cour supérieure du Québec afin de demander la rectification de la résolution du 2 février 2008 déclarant un dividende en capital de 596 881$ à l’appelant. De son côté, l’ARC a accepté de n’émettre aucune cotisation à l’encontre de la Société en vertu de la partie III de la LIR en attente de ce jugement déclaratoire.

[15]  L’appelant a déposé sa requête devant la Cour supérieure en janvier 2013. Il y soutenait que le dividende en capital avait été déclaré et versé par erreur et demandait l’annulation rétroactive de la résolution du 2 février 2008, et non sa rectification.

[16]  En février 2013, en attente de l’audition de la requête devant la Cour supérieure, l’ARC a informé l’appelant qu’elle entendait maintenant le cotiser personnellement en vertu de la partie I de la LIR. La cotisation envisagée pour l’année 2009 serait fondée sur le paragraphe 15(2) et l’article 80.4 de la LIR, tel que décrit précédemment. Selon l’ARC, si la résolution en question était annulée par la Cour supérieure, les montants de 86 567 $ et de 381 260 $ versés à l’appelant les 31 décembre 2008 et 2009 devaient être considérés comme ayant été reçus sans cause, de sorte que l’appelant se serait endetté envers la Société pour ces sommes.

[17]  Puisque la cotisation proposée par l’ARC visait l’année d’imposition 2009, cette dernière se devait de l’émettre au plus tard le 20 mai 2013, soit à la fin de la période normale de nouvelle cotisation de l’appelant pour cette année d’imposition, afin d’éviter que le délai de prescription ne s’écoule (voir le paragraphe 152(3.1) de la LIR). L’ARC a demandé à l’appelant de renoncer à la période normale de nouvelle cotisation, mais celui-ci a refusé. Le 30 avril 2013, l’ARC a donc émis l’avis de nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2009.

[18]  Quelques mois plus tard, soit le 6 janvier 2014, la Cour supérieure a accueilli la requête en jugement déclaratoire de l’appelant. Elle a déclaré la résolution du 2 février 2008 nulle et réputée ne jamais avoir existé. Elle a aussi ordonné la restitution des versements effectués en vertu de cette résolution, c’est-à-dire le remboursement par l’appelant à la Société des montants qu’il a reçus de cette dernière, le tout avec intérêt. La restitution a eu lieu en octobre 2015, lorsque l’appelant a remboursé à la Société une somme de 539 157 $. Les parties ne remettent pas en cause que les montants dus par l’appelant à la Société ont été remboursés avec intérêts dans les temps impartis.

II.  La décision du juge de la CCI

[19]  Devant le juge de la CCI, l’appelant a plaidé qu’au moment de l’avis de nouvelle cotisation en avril 2013, il n’était pas endetté envers la Société, de sorte que ni le paragraphe 15(2), ni l’article 80.4 de la LIR ne pouvaient s’appliquer à son égard. Ce n’est qu’en janvier 2014, lors du prononcé du jugement de la Cour supérieure, qu’une obligation de restitution serait née.

[20]  L’intimée, pour sa part, a maintenu devant le juge de la CCI que la résolution du 2 février 2008 était annulée ab initio par l’effet du jugement déclaratoire de la Cour supérieure. Le motif juridique derrière les versements n’existant plus, l’appelant a reçu ces montants sans y avoir droit. Il a donc bénéficié d’un enrichissement sans cause à l’encontre de la Société, justifiant l’ajout des sommes reçues à son revenu en application du paragraphe 15(2) et de l’article 80.4 de la LIR.

[21]  Le juge de la CCI a retenu l’argument de l’intimée selon lequel l’appelant s’est enrichi à l’encontre de la Société jusqu’à concurrence des sommes reçues à titre de dividende en capital, dividende qui fut annulé ultérieurement par déclaration judiciaire (motifs, paragraphe 59). Pour conclure ainsi, le juge de la CCI a fait référence à l’arrêt Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, [2004] 1 R.C.S. 629 [Garland] ainsi qu’à l’article 1493 du Code civil du Québec, R.L.R.Q. c. CCQ-1991 (C.c.Q.).

[22]  Le juge de la CCI s’est aussi penché sur la question à savoir si un tel enrichissement pouvait donner lieu à une dette au sens du paragraphe 15(2) de la LIR (motifs, paragraphe 57). Il a répondu par l’affirmative à cette question en s’appuyant sur l’arrêt Lust c. Canada, 2007 CAF 62, 360 N.R. 306 [Lust] rendu par notre Cour.

[23]  Ce faisant, le juge de la CCI a donc confirmé le bien-fondé de la nouvelle cotisation et a rejeté l’appel de l’appelant.

[24]  L’appelant conteste ce jugement en appel devant notre Cour.

III.  Question en litige

[25]  La question en litige est la suivante : Le juge de la CCI a-t-il erré en déterminant que la nouvelle cotisation était bien fondée en application du paragraphe 15(2) et de l’article 80.4 de la LIR, c’est-à-dire en déterminant que l’appelant s’est endetté envers la Société en raison d’un enrichissement sans cause correspondant aux montants qu’il a reçus de celle-ci?

IV.  Analyse

A.  Positions des parties

[26]  L’appelant attaque sur plusieurs fronts la conclusion du juge de la CCI selon laquelle il se serait enrichi à l’encontre de la Société lorsqu’il a reçu les montants en cause. Premièrement, il plaide que l’enrichissement allégué n’existe plus, puisqu’il y a eu restitution lorsqu’il a remboursé la somme de 539 157 $ en octobre 2015 conformément au jugement de la Cour supérieure. Deuxièmement, il soumet que lorsqu’il a reçu les montants en cause, c’était en vertu d’un motif juridique valable existant, c’est-à-dire la résolution de la Société déclarant un dividende en capital. Troisièmement, l’appelant plaide que l’arrêt Lust n’aurait pas dû être suivi par le juge de la CCI, étant donné que les faits de cet arrêt étaient particuliers et se distinguaient de la présente affaire. Quatrièmement, il soutient que le paragraphe 15(2) de la LIR au sujet de la dette d’un actionnaire d’une société ne devrait pas recevoir une interprétation aussi large que celle que lui a donnée le juge de la CCI. Enfin, il soumet que même si une dette existait, elle ne serait née qu’à compter du jugement de la Cour supérieure. Il s’ensuit que selon l’appelant la cotisation du 30 avril 2013 n’était pas fondée au moment où elle a été émise.

[27]  L’intimée, pour sa part, allègue que le sens du mot « dette » au paragraphe 15(2) de la LIR doit faire l’objet d’une interprétation large. Qui plus est, l’appelant aurait admis dans son avis d’opposition à la nouvelle cotisation que l’annulation rétroactive de la résolution du 2 février 2008 engendrerait son endettement envers la Société. Puisque par l’effet du jugement de la Cour supérieure rendu du 6 janvier 2014, le dividende en capital est réputé ne jamais avoir existé, l’appelant ne peut dès lors plus prétendre qu’il existe un motif juridique en vertu duquel il a reçu les montants en cause.

B.  Norme de contrôle

[28]  Les normes de contrôle applicables dans cet appel sont celles consacrées dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 [Housen]. Suivant Housen, les questions de droit sont assujetties à la norme de la décision correcte et les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit sont assujetties à la norme de l’erreur manifeste et dominante.

C.  La question de l’enrichissement sans cause

[29]  La question au cœur du différend en cause est soulevée par la prétention de l’intimée suivant laquelle l’appelant se serait enrichi au détriment de la Société – un enrichissement sans cause – et que cet enrichissement sans cause constitue une « dette » au sens du paragraphe 15(2) de la LIR. En l’absence de la démonstration d’un enrichissement sans cause de la part de l’appelant, l’avis de nouvelle cotisation en date du 30 avril 2013 émis par l’intimée sera sans fondement juridique et ne pourra être confirmé par notre Cour. Cette Cour doit donc examiner la notion de l’enrichissement sans cause telle qu’elle existe en droit civil québécois.

[30]  La notion d’enrichissement sans cause est régie par les articles 1493 à 1496 du C.c.Q. Plus particulièrement, l’article 1493 prévoit ce qui suit :

1493.  Celui qui s’enrichit aux dépens d’autrui doit, jusqu’à concurrence de son enrichissement, indemniser ce dernier de son appauvrissement corrélatif s’il n’existe aucune justification à l’enrichissement ou à l’appauvrissement.

1493.  A person who is enriched at the expense of another shall, to the extent of his enrichment, indemnify the other for the latter’s correlative impoverishment, if there is no justification for the enrichment or the impoverishment.

[31]  Pour les fins de la présente affaire, il y a lieu de rappeler que cette disposition du Code civil du Québec a pour objet, notamment, de créer un recours de « in rem verso » visant l’indemnisation de la partie qui s’est appauvrie. Ce recours a un caractère subsidiaire et ne peut être utilisé si par ailleurs l’enrichissement a une cause juridique prévue par la loi. Une des conditions essentielles donnant ouverture à un recours en enrichissement sans cause est donc qu’il y ait absence de justification (article 1493 du C.c.Q.; Vincent Karim, Les Obligations, vol. 1, 4e éd., Montréal : Wilson & Lafleur, 2015, paragraphes 3616, 3629 et 3659; Jean-Louis Baudouin, Pierre-Gabriel Jobin et Nathalie Vézina, Les Obligations, 7e édition, Cowansville : éd., Yvon Blais, 2013, paragraphes 544, 547 et 548).

[32]  Je note également que l’arrêt Garland, auquel fait référence le juge de la CCI, s’inscrit dans une affaire relevant de la common law et non du droit civil. Cet arrêt a toutefois sa pertinence dans le présent contexte en ce qu’il rappelle les trois éléments qui sous-tendent un enrichissement sans cause : l’enrichissement du défendeur, l’appauvrissement correspondant du demandeur, et l’absence de motif juridique justifiant l’enrichissement (Garland, paragraphe 30).

[33]  Qu’en est-il en l’espèce?

[34]  Les montants reçus par l’appelant les 31 décembre 2008 et 2009, ont été versés par la Société en vertu de la résolution du 2 février 2008 déclarant un dividende en capital. Ces versements étaient donc justifiés au sens de l’article 1493 du C.c.Q. et le demeuraient jusqu’à l’annulation par voie de déclaration judiciaire prononcée par la Cour supérieure le 6 janvier 2014. Le juge de la CCI semble d’ailleurs le reconnaître lorsqu’il précise au paragraphe 53 de ses motifs que l’obligation de l’appelant de restituer les montants reçus prend uniquement naissance le 6 janvier 2014 :

L’obligation pour Marc St-Pierre de restituer les montants qu’il a reçus à titre de dividendes en capital a pris naissance seulement lors du jugement et est devenue exécutoire dans les 30 jours de la date du jugement sans avoir d’effet rétroactif. La restitution n’était naturellement pas possible avant la date du jugement [de la Cour supérieure].

[35]  Ayant d’abord conclut que l’appelant ne pouvait restituer les montants en cause avant que ne soit rendu le jugement de la Cour supérieure, le juge de la CCI conclut néanmoins plus loin, au paragraphe 59 de ses motifs, que « l’appelant s’est endetté envers la [Société] en raison d’un enrichissement sans cause ou injustifié correspondant aux montants qu’il a reçus de la [Société] ».

[36]  Or, ces deux conclusions du juge de la CCI sont, avec égards, incompatibles, voire contradictoires. En effet, si la restitution n’était pas possible avant la date du jugement déclaratoire de la Cour supérieure, il s’ensuit forcément qu’il n’y avait alors aucune dette, en l’occurrence aucun enrichissement sans cause, avant cette date. L’appelant ne pouvait être à la fois endetté envers la Société et incapable juridiquement de lui rembourser cette dette. De fait, en annulant la résolution du 2 février 2008, le jugement de la Cour supérieure a pour effet de remettre les parties dans la situation où elles se trouvaient avant l’adoption de cette résolution, c’est-à-dire avant le versement des montants en cause.

[37]  Même en tenant pour acquis qu’il y a eu enrichissement sans cause en l’espèce, et ce, à compter de la date du jugement de la Cour supérieure, le 6 janvier 2014, il n’en demeure pas moins que le ministre a établi la cotisation avant cette date, soit le 30 avril 2013. Le juge de la CCI a rejeté la prétention de l’appelant selon laquelle la cotisation en était une de protection, étant plutôt d’avis que celle-ci était « fondée sur l’acceptation de la requête par la Cour [supérieure] en appliquant les effets des conclusions recherchées » (motifs, paragraphe 60). Toutefois, à la lecture du dossier, il apparaît plutôt que le ministre a effectivement cotisé en anticipation d’un jugement de la Cour supérieure qui lui serait favorable, nonobstant le fait qu’en date du 30 avril 2013 le fondement juridique pour la cotisation établie était inexistant. Autrement dit, le ministre a appliqué une mesure fiscale le 30 avril 2013 à une situation factuelle et juridique qui n’a vu le jour que le 6 janvier 2014. Qui plus est, si le jugement de la Cour supérieure avait eu pour effet de créer un enrichissement sans cause à partir du 6 janvier 2014, il reste qu’il n’y avait plus d’enrichissement lorsque la restitution des montants en cause par l’appelant a eu lieu, soit au mois d’octobre 2015. En réalité, l’intimée demande l’imposition d’une somme d’argent alors que cette somme a été restituée par l’appelant à la Société conformément au jugement de la Cour supérieure. Dès qu’une restitution a été effectuée, les notions d’appauvrissement ou d’enrichissement deviennent théoriques, rendant ainsi inapplicable l’article 1493 du C.c.Q.

[38]  En conséquence, l’avis de nouvelle cotisation du 30 avril 2013 est sans fondement. Cette conclusion suffit à elle seule pour accueillir l’appel, mais il y a lieu dans les circonstances d’ajouter quelques observations.

[39]  Il est convenu que la Société aurait éventuellement eu le droit de verser à son actionnaire une somme de 596 881 $ libre d’impôt à titre de dividende en capital. En l’espèce, elle a tout simplement déclaré ce dividende trop tôt. Le juge de la CCI a aussi noté que la Société n’a jamais versé un montant de façon excédentaire du solde réel de son CDC (motifs, paragraphe 46). Il s’ensuit que l’appelant n’a jamais reçu une somme libre d’impôt avant qu’elle ne soit correctement incluse dans le CDC de la Société. Il ne s’agit pas en l’espèce d’un cas de figure où les opérations ont résulté en une perte d’impôt pour l’État, ou encore d’une quelconque tentative d’évitement fiscal de la part de l’appelant. Au fond, il ne s’agit que d’une malencontreuse erreur de date.

[40]  Il est aussi important de noter que devant pareille situation, le ministre n’est pas dépourvu et sans ressource. En effet, les règles dans la LIR entourant le CDC d’une société sont strictes et les pénalités sont établies en conséquence. Le ministre aurait pu cotiser la Société en vertu de la partie III de la LIR même en reconnaissant que les erreurs commises étaient des erreurs de bonne foi. En l’espèce, il a fait preuve de flexibilité, et on ne saurait le lui reprocher, en acceptant de ne pas cotiser la Société en vertu de la partie III de la LIR si l’appelant, en sa capacité d’administrateur de la Société, déposait une requête en rectification (lettre du 28 novembre 2012, dossier d’appel, onglet 2). L’appelant, pour sa part, a choisi de déposer une requête en annulation et non une requête en rectification de la résolution de 2008. Sur ces questions, l’appelant et l’intimée ont, tour à tour, prétendu que l’autre partie aurait pu agir autrement dans cette affaire : l’intimée aurait pu cotiser la Société en vertu de la partie III de la LIR et l’appelant aurait pu demander la rectification et non l’annulation de la résolution de 2008. L’intimée a aussi mentionné à l’audience qu’elle aurait pu cotiser l’appelant en vertu du paragraphe 15(1) et non 15(2), ce qui l’aurait empêché de déduire de son revenu d’années ultérieures les sommes qu’il aurait remboursées. Or, les justifications derrière les choix de chacune des parties importent peu car la seule question à trancher est de savoir si la cotisation établie est bien fondée.

[41]  En dernier lieu, l’appelant a demandé à cette Cour d’infirmer les conclusions de fait du juge de la CCI concernant madame Brigitte Mailloux, fiscaliste, qui a été consultée par l’appelant pour la disposition d’actifs de son entreprise. Selon l’appelant, le juge de la CCI aurait commis une erreur manifeste et dominante lorsqu’il a conclu au paragraphe 7 de ses motifs que l’utilisation du logiciel Taxprep 2008 par madame Mailloux a mené à l’erreur de calcul du CDC de la Société, laissant du coup sous-entendre une responsabilité de cette dernière à cet égard.

[42]  À l’audience, notre Cour a requis des parties de brèves représentations écrites supplémentaires sur cette question et celles-ci ont été dûment soumises. L’appelant réfère cette Cour à quelques passages des notes sténographiques de l’audience devant le juge de la CCI et sollicite notre intervention (lettres de l’appelant à la Cour en date du 28 juin et 5 juillet 2018). L’intimée, en réponse, reconnaît que « la lecture de ces passages puissent [sic] mener à la conclusion que le [juge de la CCI] aurait commis une erreur manifeste », mais soutient que l’intervention de cette Cour n’est pas justifiée puisque l’erreur, s’il y en a une, n’est pas pour autant dominante (lettre de l’intimée à la Cour en date du 3 juillet 2018).

[43]  Je rappelle que la norme de contrôle pour les conclusions de fait exige qu’il y ait une erreur à la fois manifeste et dominante pour justifier l’intervention d’une cour d’appel (Housen; Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, 431 N.R. 286). Puisque la conclusion de fait à laquelle s’attaque l’appelant n’a aucune incidence sur le résultat du litige, l’intimée a raison d’avancer qu’il ne peut s’agir d’erreur dominante justifiant notre intervention. En conséquence, et bien que la lecture des passages des notes sténographiques soumis par l’appelant, jumelée à la conclusion du juge de la CCI au paragraphe 7 de ses motifs, puissent laisser songeur, cette Cour ne saurait intervenir sur ce point en raison de la norme de contrôle.

V.  Disposition

[44]  Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel, j’infirmerais le jugement de la CCI et, rendant le jugement que la CCI aurait dû rendre, j’accueillerais l’appel de l’avis de nouvelle cotisation daté du 30 avril 2013 avec dépens et j’annulerais ledit avis. Dans les circonstances, il n’y a pas lieu de déférer à l’intimée l’avis de nouvelle cotisation pour un nouvel examen. Les parties ayant convenu à l’audience d’assumer leurs propres dépens, je n’en adjugerais aucun devant cette Cour.

« Richard Boivin »

j.c.a.

«Je suis d’accord.

Johanne Gauthier j.c.a.»

«Je suis d’accord.

Yves de Montigny j.c.a.»


Annexe

Dispositions législatives pertinentes

Dette d’un actionnaire

Shareholder debt

15 (2) La personne ou la société de personnes — actionnaire d’une société donnée, personne ou société de personnes rattachée à un tel actionnaire ou associé d’une société de personnes, ou bénéficiaire d’une fiducie, qui est un tel actionnaire — qui, au cours d’une année d’imposition, obtient un prêt ou contracte une dette auprès de la société donnée, d’une autre société liée à celle-ci ou d’une société de personnes dont la société donnée ou une société liée à celle-ci est un associé est tenue d’inclure le montant du prêt ou de la dette dans le calcul de son revenu pour l’année. […]

15 (2) Where a person (other than a corporation resident in Canada) or a partnership (other than a partnership each member of which is a corporation resident in Canada) is

(a) a shareholder of a particular corporation,

(b) connected with a shareholder of a particular corporation, or

(c) a member of a partnership, or a beneficiary of a trust, that is a shareholder of a particular corporation

and the person or partnership has in a taxation year received a loan from or has become indebted to the particular corporation, any other corporation related to the particular corporation or a partnership of which the particular corporation or a corporation related to the particular corporation is a member, the amount of the loan or indebtedness is included in computing the income for the year of the person or partnership.

Prêts

Loans

[…]

80.4 (2) Lorsqu’une personne (autre qu’une société résidant au Canada) ou une société de personnes (autre qu’une société de personnes dont chacun des associés est une société résidant au Canada) était :

80.4 (2) Where a person (other than a corporation resident in Canada) or a partnership (other than a partnership each member of which is a corporation resident in Canada) was

a) soit un actionnaire d’une société;

(a) a shareholder of a corporation,

b) soit rattachée à un actionnaire d’une société;

(b) connected with a shareholder of a corporation, or

c) soit un associé d’une société de personnes, ou un bénéficiaire d’une fiducie, qui était actionnaire d’une société,

(c) a member of a partnership, or a beneficiary of a trust, that was a shareholder of a corporation,

et que, à ce titre, la personne ou la société de personnes a reçu un prêt de la société, de toute autre société qui lui est liée ou d’une société de personnes dont la société ou toute autre société qui lui est liée est un associé, ou a par ailleurs contracté une dette en faveur de l’une d’elles, la personne ou la société de personnes est réputée avoir reçu, au cours d’une année d’imposition, un avantage égal à l’excédent éventuel du total visé à l’alinéa d) sur le montant visé à l’alinéa e):

and by virtue of that shareholding that person or partnership received a loan from, or otherwise incurred a debt to, that corporation, any other corporation related thereto or a partnership of which that corporation or any corporation related thereto was a member, the person or partnership shall be deemed to have received a benefit in a taxation year equal to the amount, if any, by which

d) le total des intérêts sur tous ces prêts et sur toutes ces dettes, calculés au taux prescrit sur chacun de ces prêts et chacune de ces dettes pour la période de l’année où le prêt ou la dette était impayé;

(d) all interest on all such loans and debts computed at the prescribed rate on each such loan and debt for the period in the year during which it was outstanding

exceeds

e) le total des sommes suivantes :

(e) the total of

 

(i) le montant des intérêts pour l’année versés sur tous ces prêts ou toutes ces dettes (sauf les prêts qui sont réputés par le paragraphe 15(2.17) avoir été consentis) au plus tard 30 jours après la fin de l’année,

(i) the amount of interest for the year paid on all such loans and debts (other than loans deemed to have been made under subsection 15(2.17)) not later than 30 days after the end of the year, and

(ii) les montants d’intérêts déterminés, pour l’année, relativement à tous ces prêts qui sont réputés par le paragraphe 15(2.17) avoir été consentis.

(ii) the « » specified interest amounts, for the year, in respect of all such loans that are deemed to have been made under subsection 15(2.17).


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-199-17

 

INTITULÉ :

MARC ST-PIERRE c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Québec (Québec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 juin 2018

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

 

 

Y ONT (A) SOUSCRIT :

la juge gauthier

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 juillet 2018

 

 

COMPARUTIONS :

Pierre Hémond

 

Pour l'appelant

 

Alain Gareau

 

Pour l'intimée

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MTA s.e.n.c.r.l.

Sainte-Foy (Québec)

 

Pour l'appelant

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur général du Canada

Pour l'intimée

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.