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     A-339-97

     (T-1237-95)

CORAM :      LE JUGE MARCEAU
         LE JUGE DESJARDINS
         LE JUGE McDONALD

E n t r e :

     ELI LILLY & COMPANY

     et ELI LILLY CANADA, INC.,

     appelantes

     (intimées),

     et

     APOTEX INC.,

     intimée

     (requérante),

     et

     MINISTRE DE LA SANTÉ NATIONALE ET DU BIEN-ÊTRE SOCIAL,

     intimé

     (intimé).

     MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE MARCEAU

         La décision de la Section de première instance dont appel est interjeté soulève une fois de plus l'épineux problème de la définition de la nature et de la portée d'un règlement très spécial, en vigueur depuis 1993, le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (DORS/93-133) (le Règlement). Ce règlement a été analysé et commenté dans de nombreuses décisions, rendues pour la plupart par la Section de première instance, mais aussi par notre Cour. Quoi qu'il en soit, un autre survol rapide de la nature et de l'objet de ce règlement pourrait faciliter grandement l'analyse des questions soulevées par le présent appel.

         Édicté par le gouverneur en conseil en application des dispositions de la Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets (L.C. 1993, ch. 2) qui abolissaient le régime d'octroi de licences obligatoires pour les médicaments brevetés, et s'inscrivant dans le cadre du régime de contrôle réglementaire établi par le Règlement sur les aliments et drogues (C.R.C., ch. 870), le nouveau règlement visait à contribuer à la protection des droits privés sur les brevets commerciaux.

         Les principales caractéristiques du nouveau régime de protection peuvent être décrites en un mot de la façon suivante : le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social (le ministre) est chargé, aux termes du Règlement sur les aliments et drogues, de délivrer des " avis de conformité " certifiant la salubrité, l'innocuité et l'efficacité de médicaments. Il est nécessaire d'obtenir un avis de conformité avant de pouvoir vendre un médicament. Le fabricant d'un médicament qui est titulaire d'un brevet ou d'une licence en vertu d'un brevet en cours de validité est invité à soumettre au ministre une liste de brevets indiquant chacun des médicaments pour lesquels il détient déjà un avis de conformité. À partir de ce moment-là, tout autre fabricant qui demande un avis de conformité pour le même médicament doit appuyer sa présentation de drogue nouvelle (PDN) par une allégation motivée suivant laquelle le brevet de médicament figurant sur la liste ne serait pas contrefait si sa demande était accueillie. Un avis de cette allégation doit être signifié au titulaire du brevet. Dans les 45 jours de la signification de l'allégation, le titulaire du brevet qui désire contester le bien-fondé de l'allégation doit demander à la Cour fédérale de prononcer une ordonnance interdisant au ministre de délivrer l'avis de conformité demandé, et la Cour rend cette ordonnance, sauf si elle conclut que l'allégation est fondée. La PDN relative à un médicament inscrit sur la liste doit être laissée en suspens jusqu'à l'expiration du délai accordé au titulaire du brevet pour répondre et, si une demande d'interdiction est présentée, jusqu'à ce que cette demande soit rejetée ou jusqu'à l'expiration d'un délai supplémentaire de 30 mois. Toutefois, en l'absence de demande d'interdiction, le ministre est tenu de donner suite à la demande et de délivrer l'avis de conformité demandé, sauf si des questions de santé et de sécurité publiques se posent. Voici le texte des trois principales dispositions du Règlement :

         5. (1) Lorsqu'une personne dépose ou, avant la date d'entrée en vigueur du présent règlement, a déposé une demande d'avis de conformité à l'égard d'une drogue et souhaite comparer cette drogue à une drogue qui a été commercialisée au Canada aux termes d'un avis de conformité délivré à la première personne et à l'égard duquel une liste de brevets a été soumise ou qu'elle souhaite faire un renvoi à la drogue citée en second lieu, elle doit indiquer sur sa demande, à l'égard de chaque brevet énuméré dans la liste :         
         a) soit une déclaration portant qu'elle accepte que l'avis de conformité ne sera pas délivré avant l'expiration du brevet;         
         b) soit une allégation portant que, selon le cas :         
             (i) la déclaration faite par la première personne aux termes de l'alinéa 4(2)b) est fausse,         
             (ii) le brevet est expiré,         
             (iii) le brevet n'est pas valide,         
             (iv) aucune revendication pour le médicament en soi ni aucune revendication pour l'utilisation du médicament ne seraient contrefaites advenant l'utilisation, la fabrication, la construction ou la vente par elle de la drogue faisant l'objet de la demande d'avis de conformité.         
         (2) Lorsque, après le dépôt par la seconde personne d'une demande d'avis de conformité mais avant la délivrance de cet avis, une liste de brevets est soumise ou modifiée aux termes du paragraphe 4(5) à l'égard d'un brevet, la seconde personne doit modifier la demande pour y inclure, à l'égard de ce brevet, la déclaration ou l'allégation exigée par le paragraphe (1).         
         (3) Lorsqu'une personne fait une allégation visée à l'alinéa (1)b) ou au paragraphe (2), elle doit :         
         a) fournir un énoncé détaillé du droit et des faits sur lesquels elle se fonde;         
         b) signifier un avis d'allégation à la première personne et une preuve de cette signification au ministre.         
         6. (1) La première personne peut, dans les 45 jours de la signification d'un avis d'allégation aux termes de l'alinéa 5(3)b), demander au tribunal de rendre une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité avant l'expiration de un ou plusieurs des brevets visés par une allégation.         
         (2) Le tribunal rend une ordonnance en vertu du paragraphe (1) à l'égard du brevet visé par une ou plusieurs allégations si elle conclut qu'aucune des allégations n'est fondée.         

     [...]

         7. (1) Le ministre ne peut délivrer un avis de conformité à la seconde personne avant la plus tardive des dates suivantes :         
         a) la date qui suit de 30 jours la date d'entrée en vigueur du présent règlement;         
         b) la date à laquelle la seconde personne se conforme à l'article 5;         
         c) sous réserve du paragraphe (3), la date d'expiration de tout brevet énuméré dans la liste de brevets qui n'est pas visé par une allégation;         
         d) sous réserve du paragraphe (3), la date qui suit de 45 jours la réception de la preuve de signification de l'avis d'allégation visé à l'alinéa 5(3)b) à l'égard de tout brevet énuméré dans la liste de brevets;         
         e) sous réserve des paragraphes (2), (3) et (4), la date qui suit de 30 mois la date à laquelle est faite une demande au tribunal visée au paragraphe 6(1);         
         f) la date d'expiration de tout brevet faisant l'objet d'une ordonnance rendue aux termes du paragraphe 6(1).         

         Ce survol rapide des principales dispositions du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) ne serait pas complet si l'on ne parlait pas également des subtilités formulées par notre Cour à leur sujet dans deux décisions.

         Il est de jurisprudence constante que l'instance introduite par le fabricant breveté en vue d'obtenir une interdiction est une instance en contrôle judiciaire. Dans l'arrêt Bayer AG c. Canada (ministre de la Santé nationale et du Bien-être social)1, le juge Mahoney, qui s'exprimait au nom d'une Cour d'appel unanime, a en effet tenu les propos suivants :

         L'économie de la loi ne prévoit pas l'introduction d'une instance par voie d'action. La personne qui revendique des droits de brevet doit introduire l'instance dans les 45 jours suivant la date à laquelle elle a reçu signification de l'avis d'allégation et la loi prévoit que le tribunal aura résolu la question dans les 30 mois qui suivent cette date. Les actions en contrefaçon de brevet ne se déroulent tout simplement pas à un rythme qui respecterait les délais prévus par la loi. (Lorsqu'une prorogation de délai qui pourrait retarder de plus de 30 mois le règlement définitif de la demande est demandée, le tribunal devra examiner les incidences de l'alinéa 55.2(4)e) de la Loi sur les brevets et du paragraphe 7(5) du Règlement sur le pouvoir discrétionnaire prévu par l'article 1614 des Règles).         
         En se contentant d'introduire l'instance, le requérant obtient ce qui équivaut à une injonction interlocutoire d'une durée maximale de 30 mois sans avoir satisfait à aucun des critères qu'un tribunal exigerait qu'il respecte avant d'ordonner la délivrance d'un avis de conformité. En particulier, la demande ne donne pas lieu à l'imputation d'une responsabilité d'un préjudice qui serait imposée par l'engagement que tout tribunal exigerait avant de prononcer une injonction interlocutoire. La responsabilité du préjudice que crée l'article 8 du Règlement ne concerne que le préjudice subi par suite du report de la délivrance de l'avis de conformité au-delà de la date d'expiration du brevet. Cette responsabilité n'a absolument pas la même étendue que celle de la responsabilité qui découle de l'engagement exigé lorsqu'une injonction est prononcée.         
         La Cour est de toute évidence tenue de statuer avec célérité sur la demande dont elle est saisie. Compte tenu du fait que, selon l'économie du Règlement, c'est le breveté qui est à la fois chargé de la conduite de l'instance et qui a intérêt à ce que son déroulement soit retardé, les dérogations au calendrier imposé par les règles de la partie V.1 devraient être exceptionnelles.         

         Il est également de jurisprudence constante que les instances introduites en vertu de l'article 6 par le breveté ne constituent pas des actions touchant la validité ou la contrefaçon d'un brevet, mais qu'elles sont de la nature d'instances en contrôle judiciaire, qui doivent être instruites avec célérité et qui visent à déterminer si le ministre peut délivrer l'avis de conformité demandé. Ces instances ne visent que des fins administratives. Le juge Strayer, qui s'exprimait là encore au nom d'une Cour unanime, l'a bien précisé dans l'arrêt Pharmacia Inc. c. Canada (ministre de la Santé nationale et du Bien-être social)1 :

     Soulignons qu'aucune des dispositions du Règlement ne crée ni n'abolit les droits d'action des parties l'une contre l'autre : elles confèrent plutôt au breveté le droit de présenter une demande d'interdiction contre le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social. Le règlement ressortit donc au droit public et ne vise pas les droits d'action privés. La véritable partie opposée dans le cadre d'une telle procédure en interdiction est évidemment la société générique qui a signifié l'avis d'allégation.         
         Si, en prenant ce règlement, le gouverneur en conseil avait eu l'intention de prévoir le prononcé d'une décision définitive sur la validité et la contrefaçon d'un brevet, qui lierait toutes les parties privées et empêcherait tout litige ultérieur visant les mêmes questions, il l'aurait sûrement exprimée. Le tribunal n'est pas disposé à accepter l'hypothèse voulant que les brevetés et les sociétés génériques soient forcés de faire valoir leurs droits privés uniquement au moyen de la procédure sommaire de demande de contrôle judiciaire. Étant donné que le Règlement dispose que les questions qui peuvent être tranchées à cette étape seront examinées dans le cadre d'une telle procédure, il est donc assez clair que ces questions sont obligatoirement de nature limitée ou préliminaire. Si l'instruction complète des questions de validité et de contrefaçon est nécessaire, on peut procéder de la façon habituelle en intentant une action.         

     * * *

         Voilà donc les principales dispositions du Règlement qui sont en cause dans le présent appel. Je passe maintenant au fondement factuel et procédural du présent appel.

         Les appelantes (Eli Lilly) ont lancé sur le marché une préparation pharmaceutique d'un ingrédient chimique actif appelé nizatidine (qui sert à traiter les ulcères de l'estomac) en vertu de l'avis de conformité qui leur a été délivré par le ministre le 31 décembre 1987. Elles sont titulaires de deux brevets canadiens sur les procédés permettant de synthétiser la nizatidine.

         Le 29 avril 1993, l'intimée (Apotex), un fabricant canadien de produits génériques, a soumis au ministre une demande en vue d'obtenir un avis de conformité pour sa propre marque de compositions de nizatidine. Comme Eli Lilly avait dressé, conformément au Règlement, une " liste de brevets " sur laquelle figurait ses deux brevets relatifs à la nizatidine , Apotex a joint à sa demande et a signifié à Eli Lilly un avis d'allégation portant qu'aucune revendication pour le médicament en soi ni aucune revendication pour l'utilisation du médicament visé par les brevets d'Eli Lilly ne seraient contrefaites par la préparation et la vente de capsules de nizatidine fabriquées par Apotex, étant donné que celles-ci seraient fabriquées à partie de nizatidine en vrac fournie par Novopharm Ltd. (Novopharm), qui est titulaire d'une licence obligatoire d'Eli Lilly en vertu d'un contrat conclu entre ces deux fabricants de médicaments génériques.

         Le 14 juin 1993, Eli Lilly a présenté une demande d'interdiction en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement. Par ordonnance datée du 9 février 1995, le juge des requêtes de la Section de première instance, Mme le juge McGillis, a accueilli la demande de contrôle judiciaire. Elle a conclu que l'allégation d'Apotex n'était pas fondée, étant donné que le contrat conclu avec Novopharm constituait une sous-licence illicite et que, de toute façon, la transformation en capsules de la nizatidine en vrac visée par la licence porterait atteinte aux droits du breveté. Une ordonnance d'interdiction a par conséquent été prononcée comme l'exige le Règlement, laquelle ordonnance a par la suite été confirmée en appel par notre Cour, dont l'arrêt est maintenant en instance devant la Cour suprême.

         À la suite du prononcé de l'ordonnance du juge McGillis, Apotex a, tout en poursuivant son appel, présenté un second avis d'allégation dont elle a signifié une copie à Eli Lilly le 13 février 1995. Dans ce second avis, Apotex a déclaré que, pour fabriquer ses capsules de nizatidine, elle n'utiliserait que de la nizatidine fabriquée au moyen d'un procédé qui ne contreferait pas les procédés revendiqués dans les brevets d'Eli Lilly. Eli Lilly n'a pas répondu. En mai 1995, comme Eli Lilly n'avait pas, dans le délai de 45 jours qui lui était imparti, demandé une ordonnance d'interdiction en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement, Apotex a demandé au ministre de lui confirmer qu'il examinerait sa demande d'avis de conformité portant sur sa propre marque de nizatidine. Ne recevant aucune réponse du ministre, Apotex a demandé à la Section de première instance de notre Cour de rendre un jugement déclaratoire et de prononcer une ordonnance de la nature d'un bref de mandamus pour forcer le ministre à examiner la présentation de drogue nouvelle d'Apotex sans tenir compte du Règlement et de l'ordonnance d'interdiction de Mme le juge McGillis.

         Le juge de la Section de première instance qui était saisi de cette demande l'a accueillie. Suivant, à cet égard, ce qu'il estimait être la jurisprudence de la Cour, le juge a statué qu'Apotex ne commettait pas d'abus de procédure en déposant un second avis d'allégation, à condition que ce second avis repose sur des motifs différents du premier, ce qui était le cas, étant donné que le premier avis était fondé sur l'existence d'une licence, tandis que le second reposait sur un procédé non contrefait. Le juge de la Section de première instance a jugé mal fondé le moyen d'Eli Lilly suivant lequel le principe de l'autorité de la chose jugée s'appliquait. À son avis, le rôle de la Cour dans une instance en interdiction consiste à déterminer si un avis d'allégation déterminé est fondé, étant donné que la teneur de la PDN sous-jacente n'est pas directement portée à la connaissance de la Cour. Il lui semblerait extraordinaire de considérer que l'ordonnance du juge McGillis tranche un autre différend que celui qui était soumis à cette dernière à l'audience. Elle ne pouvait de toute évidence pas se prononcer pour l'avenir sur des questions et des éléments de preuve qui ne lui étaient pas soumis. Il s'ensuivait que le champ d'application de l'ordonnance d'interdiction du juge McGillis devait se limiter aux allégations précises qui avaient été formulées au cours de l'instance en cause. La conclusion était inévitable : comme Eli Lilly n'avait pas déposé de demande d'ordonnance d'interdiction dans les 45 jours de la signification du second avis d'allégation, le ministre pouvait donner suite à la demande d'Apotex.

         Eli Lilly a immédiatement interjeté appel de cette décision.

     * * *

         Il convient d'examiner d'abord une question préliminaire d'ordre technique. Dans le dispositif de son jugement, le juge des requêtes s'est contenté d'accueillir la demande d'Apotex et de lui accorder la réparation qu'elle demandait en reprenant en termes généraux le libellé de l'avis de requête. Il s'agit manifestement d'une erreur, étant donné qu'en raison de son caractère général, une partie de la réparation demandée ne pouvait être obtenue dans le cadre d'une instance en contrôle judiciaire, tandis qu'une autre partie n'était demandée qu'à titre subsidiaire. Il est évident que cette erreur a été commise par inadvertance. Les motifs du jugement auraient dû donner simplement lieu à une ordonnance enjoignant au ministre de donner suite à la PDN d'Apotex relative aux capsules de nizatidine sans tenir compte des brevets d'Eli Lilly. Si les conclusions du juge de la Section de première instance doivent être confirmées dans le présent appel, l'ordonnance devra être modifiée pour s'assurer que son application ne déborde pas ce qui est exigé pour donner pleinement effet aux conclusions en question.

         Ceci étant dit, je passe à l'examen des conclusions elles-mêmes et à la vérification de leur bien-fondé.

         Eli Lilly conteste les conclusions du juge de la Section de première instance en invoquant une série d'arguments, qui vont de la nature de l'ordonnance d'interdiction jusqu'à la raison d'être des instances en contrôle judiciaire, en passant par l'esprit du Règlement, le principe de l'autorité de la chose jugée, les principes interdisant les instances frivoles et l'importance des règles de procédure lorsqu'il s'agit de mettre en application un régime administratif déterminé. Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de décortiquer à ce point l'analyse pour se prononcer sur les prétentions des parties. À mon sens, l'appel soulève essentiellement deux questions. La question de fond essentielle qui se pose en l'espèce est celle de savoir si le juge des requêtes pouvait ordonner au ministre de procéder alors que l'ordonnance d'interdiction du juge McGillis était encore en vigueur. Il y a subsidiairement une question de procédure qui se pose, celle de savoir si les conditions prévues par le Règlement en ce qui concerne la formulation d'une allégation ont été suffisamment respectées pour faire entrer en jeu les conséquences découlant du défaut d'en contester le bien-fondé.

         Naturellement, c'est sur la question de fond que la plus grande partie de l'analyse doit porter. L'avocat d'Eli Lilly invoque deux moyens pour contester le bien-fondé de la conclusion du juge des requêtes suivant laquelle l'ordonnance d'interdiction n'empêchait pas le prononcé de sa propre ordonnance. L'avocat soutient d'abord que, par sa nature même et à sa face même, l'ordonnance d'interdiction qui était alors en vigueur ne se prêtait à aucune interprétation en ce qui concerne sa portée. Elle devait être interprétée comme ayant un effet absolu : elle imposait une interdiction sans restriction ni réserve, et cette interdiction était censée valoir jusqu'à l'expiration des brevets, comme le prévoit l'alinéa 7(1)f) du Règlement. L'avocat affirme qu'une telle ordonnance ne peut être annulée ou modifiée de façon accessoire dans le cadre d'une simple instance en contrôle judiciaire lorsque son application n'est soulevée qu'indirectement. En outre, ajoute l'avocat, une ordonnance ayant un effet absolu est précisément ce qu'envisage le Règlement, qui ne prévoit pas la possibilité d'introduire d'autres instances, de sorte que le second avis d'allégation ne pouvait avoir de sens sur le plan juridique, ce qui explique pourquoi Eli Lilly n'y a pas réagi.

         J'en suis venu à la conclusion que ces deux moyens sont mal fondés. Je ne vois pas pourquoi, dans une situation non ambiguë, un tribunal ne pourrait pas procéder à l'appréciation de la portée et du sens d'une ordonnance du type de celle qu'a prononcée le juge McGillis et attribuer à une telle ordonnance un effet qui n'est pas absolu. Il n'y a pas de doute que cela n'est possible qu'exceptionnellement, mais lorsque l'ordonnance a manifestement été prononcée dans un contexte donné, qu'elle a été rendue pour donner effet aux motifs qui ont été exposés et que son libellé général peut être expliqué, je crois qu'on peut le faire. C'est précisément le point de vue qu'a adopté la Cour d'appel du Manitoba dans l'arrêt Allen v. Manitoba (Judicial Council)1, dans lequel le juge Twaddle, qui écrivait au nom d'une cour unanime, a tenu les propos suivants :

     [TRADUCTION]         
     Une ordonnance judiciaire devrait habituellement être interprétée en fonction du contexte de la demande concluant à son prononcé. Or, il ressort de la demande présentée en l'espèce que ce que le juge Allen voulait faire interdire, c'était la tenue de l'enquête visée par l'avis du 21 décembre 1989.         
     La Cour a également le droit, lorsqu'elle interprète une ordonnance qu'elle a déjà rendue, d'examiner les motifs s'y rattachant. En l'espèce, il est évident que l'enquête n'était interdite que parce qu'elle n'avait pas été tenue régulièrement en conformité avec le par. 31(1) ou le par. 31(2) de la loi applicable. Rien ne permet de penser qu'une enquête régulièrement tenue était interdite.         
     J'interprète donc l'ordonnance que notre Cour a déjà rendue comme interdisant l'enquête irrégulièrement tenue dont avis a été donné en décembre 1989. L'ordonnance ne se voulait pas une interdiction générale de toute enquête subséquente qui pourrait être menée à la demande du procureur général ou à la suite d'une investigation et d'un rapport. L'ancienne ordonnance n'interdit pas la tenue d'une nouvelle enquête et toute nouvelle ordonnance, si elle est nécessaire, doit être justifiée par de nouveaux motifs.         

         Je ne crois pas que quiconque pourrait contester le caractère tout à fait unique de l'instance qui s'est soldée par le prononcé de l'ordonnance en cause en l'espèce, instance qui s'inscrit dans le cadre de la procédure administrative qui est suivie pour délivrer un avis de conformité. Ce dont la Cour est saisie, c'est d'une allégation particulière et l'ordonnance, qui, selon le Règlement, doit être libellée en des termes généraux, est prononcée dans le seul but de donner effet à la conclusion suivant laquelle l'allégation n'est pas fondée. Les conditions permettant d'évaluer la portée et la signification de l'ordonnance sont, à mon avis, manifestement réunies. Le fait que cette évaluation ne déborde pas le cadre d'une procédure de la nature de celle dont il est question en l'espèce ne pose pas de problème, étant donné qu'il ne s'agit pas d'annuler ou de modifier l'ordonnance, mais de l'interpréter.

         En revanche, il ne me semble pas qu'en imposant cette série de règles spéciales, le législateur pouvait prévoir que la délivrance d'un avis de conformité sur le fondement de la conclusion qu'une allégation déterminée n'est pas fondée serait absolue et qu'elle serait réputée viser toute allégation future, aussi nouvelle et distincte qu'elle puisse être. On donnerait ainsi à une procédure sommaire un effet qui irait bien au-delà de sa signification et de son objet. Ainsi que l'avocat d'Apotex l'a affirmé : [TRADUCTION] " Il serait véritablement abusif de condamner une seconde personne (le second fabricant) à formuler "une fois pour toutes" une allégation de non-contrefaçon dans une seule instance, alors qu'il reste peut-être encore 17 années ou plus avant que le brevet en question n'expire, et que des procédés nouvellement découverts qui ne violent aucun droit de brevets ne sont élaborés qu'après qu'une décision a été rendue au sujet de l'allégation initiale ". Je souscris aux vues exprimées dans les nombreuses décisions que le juge des requêtes a citées et dans lesquelles la Section de première instance a affirmé qu'il est possible de soumettre des allégations successives et que chacune doit être traitée indépendamment, à condition qu'elle soit distincte des autres et que sa présentation devant la Cour ne puisse être considérée comme un abus de procédure.

         À mon sens, le moyen de fond invoqué par l'avocat d'Eli Lilly au soutien de l'appel est mal fondé. Le juge des requêtes a eu raison de se prononcer sur la portée de l'ordonnance du juge McGillis en tenant compte du contexte dans lequel elle avait été rendue et des motifs exposés à son appui. Il avait également raison d'estimer que, dès lors qu'elle est distincte de la première allégation, comme c'est le cas en l'espèce, la seconde allégation doit être examinée en faisant abstraction de la première.

         Ce qui m'amène au second moyen invoqué au soutien de l'appel. L'appelante affirme qu'Apotex n'a pas formulé sa seconde allégation de la manière prescrite par le Règlement, de sorte qu'elle ne pouvait produire les effets que le Règlement attribue aux allégations valides.

         Suivant le paragraphe 5(3) du Règlement, toute allégation formulée au sujet d'un médicament breveté doit être jointe à une présentation de drogue nouvelle, doit être complétée par un énoncé détaillé du droit et des faits sur lesquels elle se fonde et doit être signifiée au titulaire du brevet. Ces trois conditions ont été respectées en l'espèce, bien que dans un ordre différent de celui dans lequel elles sont énumérées dans le Règlement. De fait, l'allégation a été signifiée avant que la PDN puisse être mise à jour pour faire état de l'allégation et avant qu'un énoncé détaillé du droit et des faits sur lesquels elle se fonde ne soit déposé auprès du ministre. Apotex a expliqué que, en s'abstenant de divulguer intégralement son procédé non contrefait dans l'allégation elle-même, elle se conformait simplement aux enseignements de la Cour dans l'arrêt Bayer, dans lequel la Cour a déclaré :

     On ne peut s'attendre à ce que la personne qui demande un avis de conformité et qui prétend employer un procédé différent procède à une divulgation complète sans une ordonnance de confidentialité. La confidentialité ne peut être assurée tant qu'une instance n'a pas été introduite devant le tribunal.         

Et en retardant de mettre sa PDN à jour, Apotex essayait d'éviter que sa présentation perde son rang dans l'ordre d'examen des présentations qui devaient être examinées sous le régime de la procédure administrative que suivait alors le ministre.

         Le seul point de vue qu'a adopté le ministre dans le présent appel concerne le moyen de procédure que, soit dit entre parenthèses, Eli Lilly n'avait pas invoqué comme tel devant le juge des requêtes. Suivant le ministre, la séquence en trois étapes prévue à l'article 5 est simplement indicative, et non obligatoire. Le ministre soutient que la procédure ne saurait être viciée du seul fait que les conditions prévues à l'article 5 n'ont pas été remplies dans l'ordre. J'abonde dans son sens. Le Règlement vise essentiellement à prévoir un mécanisme par lequel les brevets sont inscrits et protégés contre une éventuelle contrefaçon à la demande du titulaire du brevet. Le Règlement garantit donc qu'aucun avis de conformité n'est délivré sans que les titulaires de brevets aient eu l'occasion de défendre leurs brevets. Cette possibilité n'est pas diminuée par le fait que l'avis d'allégation est donné en premier lieu si, comme c'est le cas en l'espèce, il renferme suffisamment de renseignements pour permettre au titulaire du brevet de décider s'il y a lieu de demande une ordonnance d'interdiction, auquel cas la Cour peut immédiatement en examiner le bien-fondé. Si la séquence était jugée obligatoire, il faudrait tout simplement reprendre toute la procédure depuis le début, ce qui retarderait inutilement la mise en marché d'un médicament dans les cas où l'allégation s'avère justifiée. Il ressort du but visé par le Règlement que le non-respect de la séquence prévue à l'article 5 ne devrait pas être considéré comme un défaut suffisant pour vicier la procédure.

         J'estime donc que le juge des requêtes n'a pas commis d'erreur dans son raisonnement et que notre Cour devrait confirmer sa conclusion. Pour ceux qui se sentiraient mal à l'aise avec l'idée que le simple défaut de réagir comme il se doit à une condition législative quelque peu ambiguë pourrait avoir des conséquences aussi radicales, je répète que le Règlement ne vise pas à ouvrir la porte à des instances dans lesquelles sont tranchées directement des questions de contrefaçon ou de validité de brevets. Il accorde simplement une certaine protection au titulaire du brevet en permettant au tribunal de décider de façon sommaire, d'après la preuve administrée, si l'allégation de non-contrefaçon est bien fondée. L'appelante n'est nullement privée des recours qui sont normalement ouverts au titulaire d'un brevet pour lui permettre de faire valoir ses droits.

         Je suggérerais donc que l'appel soit rejeté avec dépens, sous réserve de la modification à apporter à l'ordonnance contestée de manière à ce qu'elle s'applique conformément à l'intention manifeste du juge des requêtes, c'est-à-dire uniquement aux deux premiers paragraphes de l'avis de requête.

     " Louis Marceau "

     J.C.A.

" Je suis du même avis.

     Alice Desjardins, J.C.A. "

" Je suis du même avis.

     F.J. McDonald, J.C.A. "

Traduction certifiée conforme     

                                     Martine Guay, LL.L.

     A-339-97

     (T-1237-95)

CORAM :      LE JUGE MARCEAU
         LE JUGE DESJARDINS
         LE JUGE McDONALD

E n t r e :

     ELI LILLY & COMPANY

     et ELI LILLY CANADA, INC.,

     appelantes

     (intimées),

     et

     APOTEX INC.,

     intimée

     (requérante),

     et

     MINISTRE DE LA SANTÉ NATIONALE ET DU BIEN-ÊTRE SOCIAL,

     intimé

     (intimé).

Audience tenue à Ottawa (Ontario), les jeudi 4 et lundi 8 septembre 1997.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le lundi 29 septembre 1997

MOTIFS DU JUGEMENT :      LE JUGE MARCEAU

     A-339-97

     (T-1237-95)

OTTAWA (Ontario), le lundi 29 septembre 1997.

CORAM :      LE JUGE MARCEAU
         LE JUGE DESJARDINS
         LE JUGE McDONALD

E n t r e :

     ELI LILLY & COMPANY

     et ELI LILLY CANADA, INC.,

     appelantes

     (intimées),

     et

     APOTEX INC.,

     intimée

     (requérante),

     et

     MINISTRE DE LA SANTÉ NATIONALE ET DU BIEN-ÊTRE SOCIAL,

     intimé

     (intimé).

     J U G E M E N T

         L'ordonnance frappée d'appel qui a été rendue le 25 avril 1997 par la Section de première instance est modifiée de manière à ce qu'il soit bien clair qu'elle ne s'applique qu'aux deux premières réparations qui étaient demandées dans l'avis de demande alors soumis à la Cour et qui ont été accordées, à savoir :

     [TRADUCTION]         
     1.      Une ordonnance déclarant qu'en ce qui a trait à l'avis d'allégation en date du 10 février 1995 qui a été déposé devant le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social (le ministre) et qui a été signifié aux intimés vers le 13 février 1995, le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement) n'interdit aucunement au ministre de délivrer à Apotex un avis de conformité relativement à ses capsules de 150 mg et de 300 mg de nizatidine;         
     2.      Une ordonnance enjoignant au ministre d'examiner la présentation de drogue nouvelle pour les capsules de 150 mg et de 300 mg de nizatidine sans tenir compte des listes de brevets soumises par les intimés, Eli Lilly & Company et Eli Lilly Canada Inc. (Lilly) en vertu de l'article 4 du Règlement.         

         À tous autres égards, l'ordonnance est confirmée et l'appel est rejeté avec dépens.

     " Louis Marceau "

     J.C.A.

Traduction certifiée conforme     

                                     Martine Guay, LL.L.
                                 COUR D'APPEL FÉDÉRALE

     A-339-97

     (T-1237-95)

                             E n t r e :
                                 ELI LILLY & COMPANY
                                 et ELI LILLY CANADA, INC.,

     appelantes

     (intimées),

                                         et
                                     APOTEX INC.,

     intimée

     (requérante),

                                         et
                                 MINISTRE DE LA SANTÉ NATIONALE ET DU BIEN-ÊTRE SOCIAL,

     intimé

     (intimé).

                    
                             MOTIFS DU JUGEMENT
                    

     COUR D'APPEL FÉDÉRALE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                  A-339-97

APPEL D'UN JUGEMENT RENDU PAR LA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE LE 25 AVRIL 1997 DANS LE DOSSIER T-1237-95

INTITULÉ DE LA CAUSE :          Eli Lilly & Company et autre
                         c. Apotex Inc. et autre
LIEU DE L'AUDIENCE :              Ottawa (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE :          le jeudi 4 septembre 1997

MOTIFS DU JUGEMENT prononcés par le juge Marceau le lundi 29 septembre 1997,

                 avec l'appui des juges Desjardins et McDonald

ONT COMPARU :

     Me Brian Crane, c.r.                  pour l'appelante
     Me Anthony G. Creber
     Me Patrick S. Smith
     Me Harry B. Radosmki              pour l'intimée Apotex Inc.
     Me Frederick B. Woyiwada              pour l'intimé, le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

     Gowling, Strathy & Henderson          pour l'appelante
     Ottawa (Ontario)
     Goodman, Phillips & Vineberg          pour l'intimée Apotex Inc.
     Toronto (Ontario)
     Me George Thomson                  pour l'intimé, le ministre de la Santé
     Sous-procureur général du Canada          nationale et du Bien-être social
     Ottawa (Ontario)
__________________

     (1993), 163 N.R. 183, à la page 189.

     58 C.P.R. (3d) 209, à la page 217.

     [1993] 3 W.W.R. 749 (C.A. Man.), inf. (1992), 79 Man.R. (2d) 81 (C.B.R.), aux pages 752 à 754.

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