Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20180801


Dossier : A-466-16

Référence : 2018 CAF 145

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

WILFRID NGUESSO

appelant

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION

intimé

Audience tenue à Montréal (Québec), le 13 février 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 1 août 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

 


Date : 20180801


Dossier : A-466-16

Référence : 2018 CAF 145

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

WILFRID NGUESSO

appelant

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]  Wilfrid Nguesso (l’appelant ou M. Nguesso) interjette appel d’une décision rendue par l’honorable juge Gagné (la juge) de la Cour fédérale (Nguesso c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1295) le 24 novembre 2016. Au terme de son analyse, la juge a rejeté la demande de contrôle judiciaire à l’égard de la décision rendue par une agente d’immigration du Service de l’immigration de l’ambassade du Canada à Paris (l’agente) le 18 février 2016, concluant que l’appelant est interdit de territoire au Canada en raison de son appartenance à une organisation criminelle, conformément à l’alinéa 37(1) a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (la LIPR).

[2]  La juge a certifié, en s’appuyant sur l’alinéa 74d) de la LIPR, la question grave de portée générale suivante :

Pour l’application de l’alinéa 37(1) a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, est-ce que l’expression « ou de la perpétration hors du Canada d’une infraction qui commise au Canada constituerait une telle infraction » requiert qu’il y ait également une preuve que les gestes en question constituent une infraction criminelle dans le pays où ils ont été posés ?

[3]  Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la question n’aurait pas dû être certifiée du fait que ni l’agente ni la juge n’en avaient traité dans leurs motifs respectifs, pour la bonne et simple raison que cette question avait déjà été tranchée de façon définitive lors d’une première demande de contrôle judiciaire impliquant les mêmes parties.

I.  Faits

[4]  Les faits à l’origine du présent appel ont été exhaustivement résumés tant par l’agente (dans sa première et sa deuxième décision) que par la juge Bédard (à l’occasion de la première demande de contrôle judiciaire, répertoriée à Nguesso c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 FC 879) et la juge Gagné. Il ne m’est donc pas nécessaire de revenir sur les méandres du présent dossier ni sur la preuve abondante qui a été déposée par les deux parties pour tenter de faire la lumière sur les activités de l’appelant, ses relations personnelles et commerciales avec les hauts dirigeants de son pays et des gens d’affaires dont la réputation n’est pas sans tache, ainsi que sur son implication dans certaines entreprises et opérations qui ne sont pas au-dessus de tout soupçon et qui ont été dénoncées par nombre d’organisations non gouvernementales.

[5]  M. Nguesso est le fils adoptif de Denis Sassou Nguesso (DSN), président de la République du Congo. Il n’a pas terminé ses études secondaires, entamées au Congo, mais il a ensuite obtenu une licence dans une École internationale de pilotage d’aéronefs en France. De 1986 à 1992, il a travaillé comme pilote au Congo. Il a ensuite vécu au Gabon chez sa sœur, épouse du président gabonais.

[6]  Le 27 décembre 2006, l’appelant a déposé une demande d’immigration au Canada dans la catégorie « regroupement familial ». Son épouse est citoyenne canadienne, tout comme leurs sept enfants. L’agente a rendu une première décision où elle déclarait l’appelant interdit de territoire pour motifs de criminalité organisée, le 20 décembre 2013. La juge Bédard, alors à la Cour fédérale, a accueilli la demande de contrôle judiciaire déposée par l’appelant à l’encontre de cette décision, au motif que l’agente n’avait pas identifié l’organisation criminelle à laquelle appartiendrait présumément l’appelant, ainsi que les infractions criminelles canadiennes en cause et leurs éléments essentiels. En conséquence, elle a retourné la demande de résidence permanente de l’appelant à l’agente pour qu’elle refasse une analyse du dossier en identifiant les infractions canadiennes en cause de même que leurs éléments essentiels, et qu’elle apprécie la preuve en fonction de ces éléments afin de déterminer si elle avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur devrait être interdit de territoire pour criminalité organisée. L’agente a donc procédé à une nouvelle analyse du dossier en tenant compte des préoccupations de la juge Bédard.

[7]  Il importe de préciser que dans le cadre de cette première demande de contrôle judiciaire, la juge Bédard a répondu explicitement à la question certifiée par la juge. L’appelant avait notamment soutenu que l’agente avait erré en n’identifiant pas les dispositions pénales congolaises correspondant aux infractions qu’elle lui reprochait, en plus de ne pas identifier les infractions correspondantes en droit canadien. Au terme de son analyse de la jurisprudence pertinente, la juge Bédard a rejeté la thèse de l’appelant en termes non équivoques :

[208] Cependant, dans un contexte où aucune déclaration de culpabilité n’a eu lieu à l’étranger et que l’inadmissibilité est fondée simplement sur les actes commis à l’étranger, j’estime qu’il n’est pas nécessaire d’identifier les infractions possibles en droit étranger et de comparer ces infractions au droit canadien. L’alinéa 37(1)(a) de la LIPR prévoit simplement que les activités organisées doivent viser la perpétration « d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction ». À mon avis, il n’est pas nécessaire, selon cet alinéa, de déterminer si le droit étranger prohibe les actes en cause. L’important, c’est d’évaluer si les actes commis seraient punissables par mise en accusation selon le droit fédéral canadien. Le droit étranger est uniquement pertinent dans la mesure où il permet d’apprécier la valeur probante d’une condamnation par une juridiction étrangère comme preuve que les actes commis correspondent à une infraction au droit fédéral canadien. Autrement, il suffit d’évaluer directement si la preuve établit des motifs raisonnables de croire que la personne a commis des actes qui, s’ils avaient été commis au Canada, constitueraient des infractions à une loi fédérale punissable par mise en accusation. Cet exercice exige que les infractions en droit canadien soient identifiées et que les éléments essentiels de ces infractions soient également identifiés.

[8]  Les décisions de l’agente font suite à une enquête qui s’est échelonnée sur plusieurs années. Elle a d’abord tenu compte du contexte social et politique au Congo, dont elle assimile le gouvernement à un régime autocratique et corrompu; elle décrit la présidence de DSN comme une période où « les membres de sa famille et ses proches bénéficient de postes, de monopoles ou de privilèges favorisant l’impunité et la corruption » (Décision, à la p. 2). Elle explique que l’appelant contrôle une organisation se livrant à des activités criminelles composée de deux entités, une au Congo et une au Luxembourg. L’appelant est PDG de la Société Congolaise de Transports Maritimes (Socotram), créée par l’État congolais en 1990 et ayant comme objectif de mettre sur pied une flotte maritime nationale. Il en est le principal actionnaire depuis 1998, et il en a gardé le contrôle via une succession de sociétés, elles-mêmes contrôlées par un système complexe de fiducies et de sociétés-écrans gérées par un gestionnaire au Luxembourg, spécialisé dans la dissimulation des véritables ayants-droits. Le conseil d’administration de la Socotram étant constitué de personnalités proches de DSN ou de l’appelant, ou encore liées aux sociétés dont il détient des parts, l’appelant n’a eu aucune difficulté à se faire verser une rémunération, des avantages et indemnités excessifs qui constituent, selon l’agente, une fraude à l’encontre de la Socotram.

[9]  L’article 37 de la LIPR requiert l’existence d’un plan d’activités criminelles afin de conclure à une interdiction de territoire pour des activités de criminalité organisée. L’agente note que la nomination de l’appelant comme PDG de Socotram, la cession par l’État congolais de 40 % des droits maritimes à Socotram et les exonérations fiscales dont la société bénéficie font partie d’un projet réfléchi visant principalement l’enrichissement personnel de l’appelant. Bénéficiant de nombreuses subventions et exonérations fiscales se chiffrant à des centaines de millions de dollars par année, la preuve démontre que l’entreprise subit néanmoins plusieurs difficultés financières et n’a toujours pas réussi à accomplir son objectif social après plus de vingt ans. L’agente conclut que l’entreprise n’est utilisée que pour enrichir l’appelant, au détriment de l’État congolais.

[10]  L’appelant détient un contrat de travail très avantageux dont il n’a pas voulu fournir une copie à l’agente, qui en a tiré une inférence négative. Ce contrat prévoit apparemment un salaire de 3,5 millions de dollars canadiens annuellement, plusieurs logements pour son travail, incluant une résidence à Montréal et un appartement en France (l’appelant en est le propriétaire, mais la société lui paie un loyer mensuel de 15 000 euros pour l’y loger), des voitures de luxe, du carburant, des billets d’avion en première classe et en classe affaire pour lui et sa famille, des frais de représentation, du personnel de maison et diverses indemnités. L’agente estime que la rémunération et les avantages prévus à son contrat de travail sont excessifs au vu des résultats de l’entreprise, des qualifications de l’appelant et du fait que 70 % de la population congolaise vit avec moins d’un dollar par jour. Ces avantages excessifs, de même que la complaisance du conseil d’administration, démontrent, selon l’agente, un détournement de fonds de la Socotram au profit de l’appelant.

[11]  Ces opérations de détournement de fonds à grande échelle de Socotram ont été réalisées, selon l’agente, dans le but d’enrichir M. Nguesso. Il s’agit d’opérations frauduleuses faites au détriment de la société et de l’État congolais. L’agente a également conclu, tirant une inférence négative du fait qu’il n’a voulu produire aucun document relatif aux impôts qu’il a versés entre 2009 et 2012, qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que tous les revenus de l’appelant n’ont pas été déclarés au fisc congolais et qu’il s’est donc volontairement soustrait à l’imposition au Congo. Enfin, l’argent détourné du Congo ayant été recyclé dans l’achat de biens meubles et immeubles et transféré à son compte, l’agente a déterminé qu’il y avait eu recyclage des produits de la criminalité.

[12]  Quant à la participation de l’appelant, l’agente a conclu qu’en tant que PDG de Socotram, il avait un degré d’implication élevé et central dans l’organisation. Il est membre instigateur de l’organisation et y participe également de façon personnelle et essentielle. Sa participation est directe, consciente et répétée.

[13]  L’agente a donc conclu avoir des motifs raisonnables de croire que l’appelant a commis les infractions canadiennes suivantes : (1) fraude (article 380 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46; (2) fraude fiscale (paragraphe 239(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl.); et (3) recyclage des produits de la criminalité (paragraphe 462.31(1) du Code criminel). Conséquemment, elle a prononcé un interdit de territoire contre l’appelant conformément au paragraphe 371) de la LIPR pour motif de criminalité organisée.

II.  La décision de la Cour fédérale

[14]  La juge Gagné devait répondre à trois questions : (1) l’appelant a-t-il été privé de son droit d’être entendu ? (2) y avait-il une crainte raisonnable de partialité de la part de l’agente ? (3) l’agente a-t-elle erré dans son interprétation des éléments essentiels de l’article 37 de la LIPR ?

[15]  En ce qui concerne la première question, la juge a estimé que le demandeur connaissait suffisamment la composition de l’organisation criminelle dont on lui reprochait d’être membre et les allégations auxquelles il devait répondre. Le rapport d’entrevue entre l’agente et l’appelant fait état des préoccupations de l’agente par rapport à Socotram et à son conseil d’administration, ainsi qu’aux autres sociétés de l’appelant. Plusieurs documents à la disposition de l’appelant, incluant le mémoire du défendeur, identifient l’organisation criminelle, et le sujet a été amplement discuté lors de la première demande de contrôle judiciaire devant la juge Bédard. L’agente n’était pas tenue d’informer M. Nguesso de tout « résultat intermédiaire » et de le prévenir de ses conclusions à venir. L’appelant a bénéficié d’une possibilité raisonnable de répondre aux préoccupations de l’agente.

[16]  La juge a rejeté sommairement les allégations de l’appelant selon lesquelles il y avait une crainte raisonnable de partialité de la part de l’agente. L’appelant avait allégué que l’agente s’était appuyée sur une vision empreinte de préjugés à l’encontre du Congo et de son administration et avait ignoré plusieurs éléments de preuve qui contredisaient cette perception. La juge a conclu que l’appelant n’avait pas élaboré quant aux faits qui auraient fait naître un soupçon de partialité, et n’avait soulevé aucun argument permettant de renverser la présomption d’impartialité.

[17]  Enfin, quant à l’interprétation et à l’application aux faits en cause de l’article 37 de la LIPR, la juge a d’abord noté, en ce qui a trait à l’existence d’une organisation criminelle, que le terme « organisation » est interprété de manière souple par la jurisprudence, que le fait que « le groupe ait été un tant soit peu organisé et qu’il ait exercé ses activités avec coordination pendant un certain temps » (Motifs, au para. 61) suffit pour conclure à l’existence d’une organisation, et que le fait que l’organisation a aussi des buts et activités légitimes n’empêche pas de la qualifier de « criminelle ». La juge a conclu qu’il était loisible à l’agente de déterminer que l’organisation était criminelle en raison du refus de l’appelant de répondre à ses questions et de fournir la documentation nécessaire, et du fait qu’après 22 ans d’exploitation et des revenus substantiels, Socotram n’a toujours pas réussi à atteindre son objectif légitime de mettre sur pied une flotte maritime nationale.

[18]  En ce qui concerne l’existence d’activités criminelles, qui était la principale question sur laquelle devait se pencher l’agente suite à la décision de la juge Bédard, la juge a noté qu’une seule infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation suffit et que l’agente en avait identifié trois (Motifs, au para 68). Elle a rejeté la prétention de l’appelant à l’effet que l’agente avait erré en s’ingérant dans les affaires de la Socotram ou encore dans celles de l’État du Congo. Il s’agissait, à son avis, de « déterminer si le demandeur est inadmissible au Canada pour des gestes que la société canadienne ne tolère pas et qu’elle qualifie de criminels » (Motifs, au para. 69). Enfin, quant à la question de l’existence d’éléments constitutifs d’infractions à une loi canadienne, la juge a compris les prétentions de l’appelant comme lui demandant d’analyser à nouveau la preuve, ce qui n’est pas son rôle. Elle a conclu qu’il était raisonnable pour l’agente de conclure comme elle l’a fait (Motifs, aux paras 70, 73, 75, 76 et 77). Pour toutes ces raisons, elle a donc rejeté la demande de contrôle judiciaire tout en certifiant la question mentionnée plus haut.

III.  Question en litige

[19]  L’appel interjetté par l’appelant soulève les trois questions de fond suivantes :

  • a) La question certifiée par le juge devrait-elle recevoir une réponse positive ou négative?

  • b) La juge a-t-elle erré en concluant que la décision de l’agente était raisonnable?

  • c) La juge a-t-elle erré en concluant que l’appelant n’avait pas été privé de son droit d’être entendu?

[20]  L’intimé soutient que cette Cour devrait rejeter l’appel du seul fait que la question certifiée dans le présent dossier n’aurait pas dû l’être, dans la mesure où elle n’a pas été débattue devant la juge Gagné et où elle a de toute façon été tranchée de façon définitive par la juge Bédard dans le cadre de la première demande de contrôle judiciaire en 2015. Il convient donc de traiter de cette question préliminaire avant même d’aborder les arguments soulevés par l’appelant à l’encontre de la décision de la juge confirmant l’interdiction de territoire dont il fait l’objet.

IV.  Analyse

[21]  Conformément à l’alinéa 74d) de la LIPR, les décisions de la Cour fédérale rendues dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire sous l’autorité de cette loi ne peuvent faire l’objet d’un appel devant la Cour d’appel fédérale que dans l’hypothèse où « l’affaire soulève une question grave de portée générale ». Suivant la jurisprudence constante de cette Cour, il en résulte qu’une question ne peut être certifiée que si elle est déterminante quant à l’issue de l’appel et transcende les intérêts des parties au litige, de telle sorte qu’elle est de portée générale : Canada (Citizenship and Immigration) v. Liyanagamage (1994), 176 N.R. 4 au para. 4, [1994] A.C.F. no 1637 (QL) (C.A.F.); Varela c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 145 au para. 28, [2010] 1 F.C.R. 129 [Varela]; Lunyamila c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 au para. 3, 419 D.L.R. (4e) 566; Sran v. Canada (Citizenship and Immigration), 2018 FCA 16 au para. 3. Par voie de conséquence, la question doit à tout le moins avoir été soulevée et examinée par le juge de première instance. En effet, il sera difficile de prétendre qu’une question est déterminante ou importante si elle n’a pas été débattue en Cour fédérale ou si le juge de cette Cour n’a pas jugé nécessaire de l’examiner : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Zazai, 2004 CAF 89 aux paras 11-12, 318 N.R. 365 [Zazai]; Lai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21 au para 4, 467 N.R. 198 [Lai]. Lorsque la question certifiée par le juge de première instance dont le jugement est porté en appel ne répond pas aux exigences de l’alinéa 74d), cette Cour n’a d’autre choix que de rejeter l’appel. Conclure le contraire « permettrait à la Cour d’appel fédérale de créer un droit d’appel là où la Loi n’en prévoit pas » Varela au para 43;voir aussi : Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168 au para 16 , 446 N.R. 382; Kunkel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 347 aux paras 12-14, 398 N.R. 271; Lai CAF au para 11; Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178 aux paras 18-19, 485 N.R. 186; O’Brien c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 159 au para 8, 484 N.R. 73; Rrotaj c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 292 aux paras 3 et 10.

[22]  Dans la présente affaire, il n’est pas contesté que la question certifiée par la juge n’a pas été débattue devant elle et n’a, par conséquent, fait l’objet d’aucune analyse approfondie dans ses motifs. Ce n’est qu’à l’invitation de la juge, au terme de l’audition, de soumettre des questions pour fins de certification, que l’avocate de l’appelant lui a fait parvenir un certain nombre de questions prétendument importantes et de portée générale. Plusieurs de ces questions n’ont pas été jugées déterminantes et ont, pour cette raison, été rejetées par la juge Gagné. Se disant par ailleurs d’avis que quatre des questions proposées pouvaient être regroupées en une seule, la juge a reconnu que la question ainsi reformulée était équivalente à celle qu’avait certifiée le juge Hughes dans Lai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 258, 450 F.T.R. 254 [Lai CF] et que cette Cour avait refusé d’en traiter parce que le juge ne l’avait pas tranchée. À ses yeux, la question qu’elle se proposait de certifier ne souffrait pas de la même infirmité dans le présent dossier parce qu’elle l’avait tranchée aux paragraphes 69 et 70 de ses motifs.

[69] Je répète, l’objet social de la Socotram était d’acquérir des navires en propre ou en partenariat en vue de créer une flotte maritime nationale. Au début des années 2000, on estimait les revenus de Socotram provenant des droits maritimes entre 23 et 29 millions de dollars US par année, en sus des montants versés par l’État congolais, soient 5,5 millions de dollars US en 2003, et 9,3 millions de dollars US en 2004. Lors de son entrevue du 25 septembre 2012, le demandeur a déclaré que la constitution d’une flotte d’affrètement maritime nationale n’avait pas encore été atteinte après 22 années d’activité puisque l’achat de navires était trop dispendieux. Or, la Socotram lui versait alors un salaire annuel évalué à 3,5 millions de dollars canadiens, sans compter les autres avantages supposément prévus dans son contrat de travail. L’agente n’avait pas à exiger une preuve que le demandeur a été trouvé coupable de détournements de fonds au Congo, ni même que ces gestes constituaient de la fraude, de l’évasion fiscale ou du détournement de fonds au Congo, mais bien que si commis au Canada, ils constitueraient de telles infractions. Il ne s’agit pas, comme le prétend le demandeur, d’ingérence dans les affaires de la Socotram ou encore dans celles de l’État du Congo, mais bien de déterminer si le demandeur est inadmissible au Canada pour des gestes que la société canadienne ne tolère pas et qu’elle qualifie de criminels.

[70] Je suis donc d’avis qu’il était loisible à l’agente de conclure qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur a été placé à la direction de la Socotram pour donner une apparence de légitimité aux détournements des fonds de cette société à son bénéfice personnel, et ce avec la participation de plusieurs autres personnes. Il lui était également loisible de conclure que l’utilisation, par le demandeur, d’un montage corporatif sophistiqué et d’un enchevêtrement de sociétés-écrans domiciliées dans un paradis fiscal lui a permis de masquer ses activités criminelles, toujours avec la participation d’autres individus.

[23]  Toutefois, une lecture attentive des motifs de la juge ne me permet pas de conclure qu’elle a effectivement tranché la question qu’elle a certifiée. Il m’apparaît clair que sa décision (ainsi que celle de l’agente) est plutôt fondée sur la prémisse voulant qu’il suffise de démontrer le caractère criminel des activités de l’appelant et de la Socotram au vu du droit canadien pour que la deuxième partie de l’alinéa 37(1)a) (c’est-à-dire la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation) trouve application. De fait, la juge a conclu, au paragraphe 75 de ses motifs, qu’il était raisonnable pour l’agente de conclure que les gestes du demandeur et des autres membres de l’organisation identifiée constitueraient des infractions à une loi fédérale punissables par voie de mise en accusation si ces gestes avaient été posés au Canada.

[24]  Il est vrai qu’au paragraphe 69 de ses motifs, la juge a écrit que « [l]’agente n’avait pas à exiger une preuve que le demandeur a été trouvé coupable de détournement de fonds au Congo, ni même que ces gestes constituaient de la fraude, de l’évasion fiscale ou du détournement de fonds au Congo, mais bien que si commis au Canada, ils constitueraient de telles infractions ». Ce faisant, j’estime que la juge ne débattait pas vraiment ni ne tranchait la question qu’elle a certifiée, mais ne faisait que reprendre les conclusions de la juge Bédard dans la première demande de contrôle judiciaire.

[25]  Quoi qu’il en soit, j’estime que la juge, l’eut elle-même souhaité, ne pouvait de nouveau se prononcer sur la question qu’elle a certifiée. Faut-il le rappeler, l’agente s’était vue retourner le dossier par la juge Bédard dans le seul but d’en refaire l’analyse après avoir clairement identifié les infractions canadiennes en cause et leurs éléments constitutifs. C’est précisément ce qu’elle a fait dans sa deuxième décision. La juge ne pouvait donc traiter d’une question qui avait été définitivement tranchée par la juge Bédard et sur laquelle l’agente n’est donc pas revenue dans sa deuxième décision.

[26]  L’appelant aurait pu s’autoriser des deux questions certifiées par la juge Bédard (portant sur la nécessité d’identifier l’organisation criminelle en cause et les dispositions d’une loi fédérale qui donnent lieu à une infraction punissable par mise en accusation) pour attaquer sa conclusion à l’effet que l’alinéa 37(1)a) de la Loi ne requiert par la preuve d’une infraction à l’étranger. Lors de l’audition devant nous, l’avocate de l’appelant a tenté d’expliquer pourquoi elle n’avait pas porté la décision de la juge Bédard en appel. Si je comprends bien son argument, il aurait été prématuré de s’attaquer à la décision de la juge Bédard avant de savoir si l’agente chargée de réexaminer le dossier conclurait à l’inadmissibilité de l’appelant, soit sur la base du fait (1) qu’il était membre d’une organisation s’étant livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles visant la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par voie de mise en accusation, ou (2) d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction. Si l’agente avait retenu la première approche, le jugement de la juge Bédard serait inattaquable; ce n’est que dans l’hypothèse où l’agente retiendrait le deuxième volet de l’infraction que l’opinion de la juge Bédard posait problème pour l’appelant.

[27]  Cet argument me paraît pour le moins spécieux. Non seulement la juge Bédard ne distingue-t-elle pas ces deux situations, mais au surplus il me paraît difficile de concevoir comment l’agente aurait pu conclure que l’organisation dont faisait partie l’appelant se livrait à des activités concertées ayant pour objet de perpétrer une ou des infractions à des lois fédérales canadiennes. C’est manifestement aux lois congolaises que l’organisation tentait d’échapper. Il m’apparaît donc fallacieux de prétendre que l’agente s’est repositionnée dans sa deuxième décision en faisant reposer l’inadmissibilité de l’appelant sur des infractions aux lois congolaises. Il n’y a jamais eu de doute que la seule question à trancher consistait à déterminer si les actes commis à l’étranger par l’appelant et l’organisation dont il était membre constituaient des infractions au droit canadien, indépendamment du fait que ces mêmes actes puissent ne pas constituer des infractions à l’étranger. C’est d’ailleurs l’unique raison pour laquelle la demande de résidence permanente a été retournée à l’agente : la seule chose qui lui était demandée, c’était d’identifier les infractions canadiennes ainsi que leurs éléments essentiels, afin de déterminer s’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’organisation dont l’appelant fait partie avait commis de telles infractions au vu de la preuve soumise. Si l’appelant voulait faire valoir, comme il le fait maintenant, qu’il ne pouvait avoir commis l’actus reus de la fraude en droit canadien parce qu’il n’avait commis aucune infraction au droit congolais, il devait tenter de faire renverser le jugement de la juge Bédard sur ce point, ce qu’il n’a pas fait.

[28]  Il est vrai que le Ministre a fait valoir devant la juge Bédard que la question de savoir si l’alinéa 37(1)a) de la Loi requiert la preuve des éléments constitutifs d’une infraction commise à l’étranger et son équivalence à une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation pourrait être envisagée, dans la mesure où cette question avait déjà fait l’objet d’une demande d’autorisation (refusée) devant la Cour suprême dans l’affaire Lai. La juge Bédard ayant refusé de certifier une telle question au motif qu’elle ne serait pas nécessairement déterminante quant à l’issue de l’appel, il est à penser qu’elle en serait arrivée à la même conclusion si la question certifiée avait été proposée par l’appelant. Il n’en demeure pas moins que l’appelant aurait pu faire éclaircir cette question s’il en avait appelé de la décision de la juge Bédard. Il est en effet bien établi, depuis la décision de la Cour suprême dans Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, 160 D.L.R. (4e) 193, que la Cour d’appel fédérale n’est pas limitée à répondre à la question certifiée, mais peut également traiter de tous les arguments soulevés dans le pourvoi : voir aussi Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 au para. 12, 174 D.L.R. (4e) 193; Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para. 44, [2015] 3 R.C.S. 909. Il aurait donc été loisible à l’appelant de faire corriger l’erreur qu’aurait à son avis commise la juge Bédard en n’exigeant pas que les actes reprochés correspondent à une infraction en droit étranger.

[29]  J’estime par conséquent que la question certifiée par la juge n’aurait pas dû l’être. Non seulement n’en a-t-elle pas traité dans ses motifs, de telle sorte qu’elle ne peut être déterminante dans le contexte du présent dossier, mais au surplus elle ne pouvait la considérer puisque la décision dont on demandait le contrôle judiciaire ne soulevait pas cette problématique et n’était donc pas remise en question sur cette base.

V.  Conclusion

[30]  Les motifs qui précèdent suffisent pour disposer de l’appel, sans qu’il soit nécessaire d’aborder les autres questions soulevées par l’appelant. En l’absence de question validement certifiée, l’appel doit être rejeté.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

«Je suis d’accord.

J.D. Denis Pelletier j.c.a.»

«Je suis d’accord.

Johanne Gauthier j.c.a.»

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-466-16

 

INTITULÉ :

WILFRID NGUESSO c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 février 2018

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1 août 2018

 

 

COMPARUTIONS :

Johanne Doyon

Patil Tutunjian

 

Pour l'appelant

 

Lyne Prince

Sébastien Dasylva

Pour l'intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Doyon, Nguyen, Tutunjian & Cliche-Rivard, avocats

Montréal (Québec)

 

Pour l'appelant

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur générale du Canada

Pour l'intimé

 

 

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