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Date : 20180802


Dossier : A-102-17

Référence : 2018 CAF 146

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

DISTRIBUTION G.V.A. INC.

intimée

Audience tenue à Montréal (Québec), le 13 février 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 2 août 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 


Date : 20180802


Dossier : A-102-17

Référence : 2018 CAF 146

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

DISTRIBUTION G.V.A. INC.

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

I.  INTRODUCTION

[1]  Dans le cadre de ses efforts visant à réduire le tabagisme, le Canada a modifié la Loi sur le tabac, L.C. 1997, ch. 13 (la Loi) en 2015, afin d’interdire l’ajout d’additifs aromatisants dans certains types de petits cigares qui ressemblent à des cigarettes (cigarillos) et qui étaient populaires auprès des jeunes Canadiens. La Loi prévoit une exemption pour les additifs utilisés dans les produits traditionnels appréciés des adultes, plus précisément les additifs qui confèrent un arôme communément attribué au porto, au vin, au rhum ou au whisky. La Loi interdit également d’emballer ces produits d’une manière qui donne à penser qu’ils contiennent un additif interdit.

[2]  L’intimée, Distribution G.V.A. Inc. (GVA), est un importateur et distributeur de produits du tabac. Cette entreprise importe et commercialise les cigares sous les noms « Neos Al’s Cognac Selection », « Al’s Cognac Collection » et « Honey T Spiral Ice Wine ». Entre le 9 mars 2016 et le 27 avril 2016, des inspecteurs de Santé Canada ont pris des mesures afin que ces produits soient retirés des tablettes des détaillants dans différentes villes du Canada, au motif qu’ils ne respectaient pas les restrictions en matière d’emballage prévues par la Loi. GVA a tenté de persuader les autorités que ses cigarillos étaient conformes à la Loi mais, ses efforts se révélant infructueux, elle a présenté un avis de demande en vue d’obtenir une déclaration que l’emballage de ses produits ne donnait pas à penser qu’ils contiennent des additifs interdits et que les arômes de vin de glace et de cognac ne sont pas interdits par la Loi.

[3]  Dans le jugement portant la référence 2017 CF 205 (les motifs), la Cour fédérale a déclaré que les cigarillos emballés et vendus sous les noms « Neos Al’s Cognac Selection » et « Al’s Cognac Collection » n’étaient pas conformes, mais que ceux vendus sous le nom « Honey T Spiral Ice Wine » étaient visés par les exemptions prévues par la Loi relativement à la fabrication, à la vente et à l’emballage des cigarillos. Le procureur général du Canada a interjeté appel de la décision, dans la mesure où elle permet l’utilisation du nom « Honey T Spiral Ice Wine » dans l’emballage et la vente des cigarillos.

[4]  Pour les motifs exposés ci-après, je rejetterais l’appel.

II.  CADRE LÉGISLATIF

[5]  L’objet de la Loi est défini à l’article 4 :

4. La présente loi a pour objet de s’attaquer, sur le plan législatif, à un problème qui, dans le domaine de la santé publique, est grave et d’envergure nationale et, plus particulièrement :

4. The purpose of this Act is to provide a legislative response to a national public health problem of substantial and pressing concern and, in particular,

a) de protéger la santé des Canadiennes et des Canadiens compte tenu des preuves établissant, de façon indiscutable, un lien entre l’usage du tabac et de nombreuses maladies débilitantes ou mortelles;

(a) to protect the health of Canadians in light of conclusive evidence implicating tobacco use in the incidence of numerous debilitating and fatal diseases;

b) de préserver notamment les jeunes des incitations à l’usage du tabac et du tabagisme qui peut en résulter;

(b) to protect young persons and others from inducements to use tobacco products and the consequent dependence on them;

c) de protéger la santé des jeunes par la limitation de l’accès au tabac;

(c) to protect the health of young persons by restricting access to tobacco products; and

d) de mieux sensibiliser la population aux dangers que l’usage du tabac présente pour la santé.

(d) to enhance public awareness of the health hazards of using tobacco products.

[6]  La Loi prévoit diverses mesures pour l’atteinte de ses objectifs, notamment l’interdiction d’utiliser certains additifs dans la fabrication et la vente de produits du tabac :

5.1 (1) Il est interdit d’utiliser un additif visé à la colonne 1 de l’annexe dans la fabrication d’un produit du tabac visé à la colonne 2.

5.1 (1) No person shall use an additive set out in column 1 of the schedule in the manufacture of a tobacco product set out in column 2.

5.2 (1) Il est interdit de vendre un produit du tabac visé à la colonne 2 de l’annexe qui contient un additif visé à la colonne 1.

5.2 (1) No person shall sell a tobacco product set out in column 2 of the schedule that contains an additive set out in column 1.

[7]  L’annexe de la Loi comporte deux colonnes. La colonne 1 énumère les additifs interdits, ainsi que certains additifs qui ne sont pas visés par l’interdiction générale, alors que la colonne 2 précise les produits du tabac dans lesquels l’usage des additifs mentionnés à la colonne 1 est interdit aux termes de l’article 5.1 de la Loi. L’article 1 de la colonne 1 interdit l’utilisation d’un additif qui « a des propriétés aromatisantes ou qui rehausse l’arôme », sous réserve de certaines exemptions dont aucune, toutefois, ne s’applique en l’espèce. La question en litige en l’espèce concerne l’interprétation et l’application de l’article 1.1 de la colonne 1 qui s’énonce comme suit :

1.1 Additifs interdits visés à l’article 1, sauf s’ils confèrent un arôme communément attribué au porto, au vin, au rhum ou au whisky.

1.1 The prohibited additives referred to in Item 1, excluding those that impart a flavour that is generally attributed to port, wine, rum or whisky.

[8]  Les articles 5.1 et 5.2 ainsi que l’annexe portent sur la fabrication et la vente des produits du tabac. L’emballage de ces produits est régi par l’article 23.1 de la Loi :

23.1 (1) Il est interdit d’emballer un produit du tabac visé à la colonne 2 de l’annexe d’une manière qui donne à penser, notamment en raison d’illustrations, qu’il contient un additif visé à la colonne 1.

23.1 (1) No person shall package a tobacco product set out in column 2 of the schedule in a manner that suggests, including through illustrations, that it contains an additive set out in column 1.

(2) Il est interdit de vendre un produit du tabac visé à la colonne 2 de l’annexe s’il est ainsi emballé.

(2) No person shall sell a tobacco product set out in column 2 of the schedule that is packaged in a manner prohibited by subsection (1).

[9]  Les inspecteurs de Santé Canada qui ont pris des mesures en vue d’interdire la vente des cigares de GVA l’ont fait en application de l’article 23.1 : voir le dossier d’appel, pages 33, 44, 101, 103 et 105.

III.  DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE

[10]  Après une brève introduction, la Cour fédérale a exposé sa conclusion selon laquelle les additifs qui confèrent un arôme de cognac ne sont pas visés par l’exemption prévue à l’article 1.1 de l’annexe de la Loi relativement aux additifs conférant un arôme de whisky, tandis que les additifs conférant un arôme de vin de glace sont exemptés au titre des additifs conférant un arôme de vin : Motifs, au paragraphe 12.

[11]  En parvenant à cette conclusion, la Cour fédérale a expliqué qu’elle souscrivait à la théorie moderne d’interprétation des lois voulant que les tribunaux doivent recourir au sens ordinaire et grammatical des termes qui s’harmonisent avec l’esprit de la Loi, son objet et l’intention du législateur : arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, au paragraphe 27, 154 D.L.R. (4th) 193.

[12]  La Cour fédérale a aussi souligné l’intention déclarée du législateur qui est de protéger les jeunes, ce qui favorise une interprétation restrictive des exemptions à l’interdiction générale d’utiliser des additifs aromatisants : Motifs, au paragraphe 14. En ce sens, l’intention du législateur de protéger les jeunes limite les droits des fabricants et des vendeurs de produits du tabac.

[13]  Au paragraphe 15 de ses motifs, la Cour souligne le fait que le mot « arôme » n’est pas défini dans la Loi. La Loi interdit l’utilisation d’additifs qui confèrent un arôme ou le rehaussent, à l’exception des additifs qui confèrent un arôme communément attribué au porto, au vin, au rhum ou au whisky. La Cour a jugé que l’utilisation des termes « un arôme » et « communément attribué » à l’article 1.1 de l’annexe de la Loi ouvre la voie à différents arômes, du moment qu’il s’agit d’un type pouvant être associé au (« communément attribué au ») porto, au vin, au rhum et au whisky. Ces arômes étaient déjà présents dans des cigares de taille ordinaire qui étaient vendus sur le marché avant l’introduction des cigarillos aromatisés qui se sont révélés populaires auprès des jeunes. L’exemption de ces quatre types d’arôme vise à limiter l’entrave à la liberté de choix des adultes sur le marché traditionnel des cigares : Motifs, au paragraphe 16.

[14]  La Cour fédérale a conclu qu’elle doit s’abstenir, en l’absence d’ambiguïté, de limiter la portée usuelle des mots « porto, vin, rhum ou whisky » : Motifs, au paragraphe 17. Elle a également conclu que les mots « vin » et « whisky » sont des termes génériques qui incluent un certain nombre de types différents de boissons. Elle a mentionné, à titre d’exemple, le scotch, le bourbon et le whisky canadien (rye whisky) qui font tous partie de la catégorie des « whiskys », malgré leur goût différent.

[15]  La Cour a noté par ailleurs que le procureur général propose une interprétation plus restrictive du mot « vin », compte tenu du fait que le « porto » figure dans la liste des arômes permis. Selon le procureur général, cela donne à penser que le mot « vin » devrait être interprété comme excluant les vins de dessert comme les sauternes, les vins de glace ou autres vins sucrés : Motifs, au paragraphe 17.

[16]  La Cour a rejeté cette interprétation, précisant que le « vin » ne se limite pas aux vins de table. Elle a conclu que, selon l’usage actuel, le vin désigne une boisson obtenue par la fermentation des raisins ou du jus de raisin. Le vin peut être classé de nombreuses façons, notamment en fonction de sa couleur, de son millésime, de son cépage et de son degré de douceur. Le vin de glace est tout simplement un vin fait à partir de raisins vendangés gelés. Le porto, en revanche, est une boisson fermentée à laquelle on ajoute de l’alcool, ce qui produit un vin fortifié. La Cour a précisé qu’il n’y a aucun ajout dans le vin de glace.

[17]  Appliquant le même raisonnement au cognac, la Cour a rejeté l’allégation voulant que le cognac pouvait être assimilé au « whisky ». En effet, bien que le whisky et le cognac soient tous deux produits par distillation, le whisky est fabriqué à partir de céréales, alors que le cognac s’obtient par la distillation du vin.

[18]  En conclusion, la Cour fédérale a déclaré que les cigares commercialisés par GVA sous le nom « Honey T Spiral Ice Wine » ne contrevenaient pas à l’article 1.1 de l’annexe de la Loi ni à l’article 23.1, mais que les marques « Neos Al’s Cognac Selection » et « Al’s Cognac Collection » n’étaient pas conformes à la Loi : Motifs, au paragraphe 23.


IV.  QUESTIONS EN LITIGE

[19]  Les questions soulevées dans le présent appel sont les suivantes :

  • 1- Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision de la Cour fédérale?

  • 2- Qu’est-ce qui est autorisé aux termes de l’article 23.1?

V.  DISCUSSION

  • 1- Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision de la Cour fédérale?

[20]  Comme l’indique le bref énoncé des faits précité, la présente affaire concerne le souhait de GVA d’obtenir que Santé Canada ne fasse pas obstacle à la vente de ses produits du tabac. Ce qui est inhabituel, en l’espèce, c’est la mesure de redressement choisie par GVA. Habituellement, une partie qui se trouve dans une situation comparable à celle de GVA présenterait une demande de contrôle judiciaire afin que soit délivrée une ordonnance annulant les mesures d’application de la loi prises par Santé Canada. La décision de GVA de procéder par voie de déclaration plutôt que de contrôle judiciaire pourrait être motivée par des considérations liées à la procédure, c’est-à-dire un certain nombre de mesures distinctes d’application de la loi, chacune assujettie à un délai de prescription  de 30 jours, plutôt que par un désir d’obtenir un avantage tactique.

[21]  Cependant, que GVA en ait été consciente ou non, son choix de mesure de redressement a des conséquences. Il ne fait aucun doute à la lecture des motifs de la Cour fédérale que celle-ci n’a pas considéré qu’il s’agissait d’un contrôle judiciaire, ce qui signifie qu’elle n’a pas examiné la question de la norme de contrôle. Tous, y compris l’avocat du procureur général, sont partis du principe que le but de la procédure était de demander à la Cour de donner son interprétation de la Loi et de l’annexe. Cependant, si GVA avait décidé de procéder par voie de contrôle judiciaire, la question de la norme de contrôle se serait alors posée et la Cour fédérale aurait eu à décider laquelle, de la norme de la décision raisonnable ou de la norme de la décision correcte, devait s’appliquer.

[22]  En procédant comme elle l’a fait, GVA a fait preuve de débrouillardise en ce qui a trait au choix de la norme de contrôle  en imposant à Santé Canada une analyse fondée sur la norme de la décision correcte alors que, comme nous le verrons ultérieurement, Santé Canada aurait eu l’avantage d’un examen fondé sur la norme de la décision raisonnable si l’affaire avait été instruite comme une demande de contrôle judiciaire. La question que cela soulève est de savoir si une partie, du fait de son choix de mesure de redressement, peut décider du niveau d’examen (norme de contrôle) qui s’appliquera au décideur administratif.

[23]  En principe et selon la jurisprudence de la Cour, la réponse à cette question est non. Accepter qu’une partie puisse imposer un examen en regard de la norme de la décision correcte, simplement en procédant par voie de déclaration, aurait pour effet d’annuler des décennies de jurisprudence en droit administratif de notre Cour et de la Cour suprême du Canada disposant que, lorsque le législateur confie l’administration d’un texte législatif à un décideur administratif, l’interprétation que ce décideur fait de la loi commande la déférence : voir S.C.F.P. c. Société des alcools du N.-B., [1979] 2 R.C.S. 227, à la page 236, 97 D.L.R. (3d) 417; U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, aux pages 1084 et 1086, 95 N.R. 161; Société canadienne des postes c. Pollard (1993), [1994] 1 C.F. 652, au paragraphe 17, 109 D.L.R. (4th) 272; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, 144 D.L.R. (4th) 1;Via Rail Canada Inc. c. Cairns, 2001 CAF 133, au paragraphe 38, [2001] 4 C.F. 139; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir); Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Singh, 2016 CAF 96, aux paragraphes 23 à 26, 397 D.L.R. (4th) 353; Québec (Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail) c. Caron, 2018 CSC 3, au paragraphe 78, 417 D.L.R. (4th) 195; Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) v. Canada, 2018 FCA 58, aux paragraphes 43 à 77.

[24]  Notre Cour a déjà conclu que le type de procédure choisie par une partie n’est pas un facteur déterminant dans l’analyse que fait la Cour de la question soulevée par l’instance. Dans l’arrêt Schmidt v. Canada (Attorney General), 2018 FCA 55 (arrêt Schmidt), notre Cour a conclu qu’une demande visant à ce qu’il soit déclaré que le procureur général n’appliquait pas  correctement les dispositions de la Déclaration canadienne des droits et de la Loi sur le ministère de la Justice relatives aux examens fondés sur la Charte [traduction] « constituait en fait un contrôle judiciaire de l’interprétation que le ministre, le greffier du Conseil privé et le sous-ministre ont faite de ces dispositions » : voir l’arrêt Schmidt, au paragraphe 20. Cela soulevait donc la question de la norme de contrôle applicable. Notre Cour a conclu que la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable doive s’appliquer lorsqu’un décideur administratif interprète sa loi constitutive (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 34, [2011] 3 R.C.S. 654 (Alberta Teachers)) n’a pas été réfutée : voir l’arrêt Schmidt, au paragraphe 23.

[25]  À mon avis, il en va de même en l’espèce. La procédure de GVA, bien que présentée sous la forme d’une demande de déclaration, est essentiellement une demande de contrôle judiciaire d’une mesure d’application de la loi prise par Santé Canada et, partant, de l’interprétation que le ministère a faite de la Loi. La question de la norme de contrôle doit donc être examinée.

[26]  La norme de contrôle dans le cas d’appels de décisions rendues par la Cour fédérale dans le cadre d’un contrôle judiciaire consiste à déterminer si la Cour fédérale a choisi la norme de contrôle appropriée et, le cas échéant, si elle l’a appliquée correctement. En pratique, la cour d’appel se met à la place du tribunal d’instance inférieure : Merck Frosst Canada Ltd. c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, au paragraphe 247 [2012] 1 R.C.S. 23; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 46, [2013] 2 R.C.S. 559.

[27]  En l’espèce, la Loi en cause n’est pas la loi « constitutive » de Santé Canada, mais une loi que le ministère connaît particulièrement bien puisqu’il est responsable de sa mise en application. À cet égard, la présomption d’application de la norme de la raisonnabilité énoncée dans l’arrêt McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, aux paragraphes 19 à 22, [2013] 3 R.C.S. 895 (arrêt McLean) et, plus récemment, dans l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, s’applique, à moins que la question en litige ne relève d’une des exceptions prévues aux paragraphes 58 à 61 de l’arrêt Dunsmuir sur les cas où la norme de la décision raisonnable ne s’applique pas. Ces exceptions incluent les questions touchant le partage des pouvoirs en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867, les questions touchant véritablement à la compétence, les questions de droit qui revêtent une importance capitale et qui sont étrangères au domaine d’expertise du tribunal, ainsi que les questions liées à la délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents. La question en litige en l’espèce ne relève d’aucune de ces exceptions; c’est donc la norme de la décision raisonnable qui doit s’appliquer.

[28]  Tout comme dans l’arrêt Alberta Teachers, la décision en l’espèce est implicite au sens que le décideur n’en a pas exposé les motifs. Il a simplement invoqué le non-respect de l’article 23.1 de la Loi : voir le dossier d’appel, à la page 46. L’instance révisionnelle ne peut donc pas accorder une attention respectueuse aux motifs du décideur, puisqu’il n’y en a pas. Dans les affaires de cette nature, l’instance révisionnelle doit examiner le dossier pour déterminer si la décision peut avoir une assise raisonnable. Le cas échéant, la Cour doit y déférer : arrêt Alberta Teachers, aux paragraphes 52 et 53.

[29]  Toutefois, ceci n’autorise pas la Cour à faire une lecture tout à fait libre du dossier. Comme l’a fait remarquer le juge Rennie dans la décision Komolafe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, au paragraphe 11, 16 Imm. L.R. (4th) 267 :

L’arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la Cour toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés, ni ne l’autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser. C’est particulièrement le cas quand les motifs passent sous silence une question essentielle. [...] L’arrêt Newfoundland Nurses permet aux cours de contrôle de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées.

La Cour suprême du Canada a souscrit à cette interprétation dans l’arrêt Delta Air Lines Inc. c. Lukàcs, 2018 CSC 2, au paragraphe 28, 416 D.L.R. (4th) 579. Bien que la formulation de motifs comporte inévitablement une certaine part de conjecture, on doit pouvoir facilement dégager du dossier le fondement d’une décision raisonnable.

[30]  En l’espèce, il n’existe aucun « point sur la page », soit parce que le décideur n’a formulé aucun motif, soit parce que le dossier ne contenait aucun élément de preuve, susceptible d’expliquer le fondement de la décision de Santé Canada.

  • 2- Qu’est-ce qui est autorisé aux termes de l’article 23.1?

[31]  L’article 23.1 de la Loi porte sur la fabrication et la vente des produits du tabac emballés. Pour en faciliter la consultation, je reproduis à nouveau cette disposition :

23.1 (1) Il est interdit d’emballer un produit du tabac visé à la colonne 2 de l’annexe d’une manière qui donne à penser, notamment en raison d’illustrations, qu’il contient un additif visé à la colonne 1.

23.1 (1) No person shall package a tobacco product set out in column 2 of the schedule in a manner that suggests, including through illustrations, that it contains an additive set out in column 1. 

(2) Il est interdit de vendre un produit du tabac visé à la colonne 2 de l’annexe s’il est ainsi emballé.

(2) No person shall sell a tobacco product set out in column 2 of the schedule that is packaged in a manner prohibited by subsection (1).

[32]  La colonne 1 de l’annexe énumère ou décrit les additifs interdits et autorisés. Ces additifs sont identifiés soit par leur nom, soit par l’arôme qu’ils confèrent à un produit. À titre d’exemple, la première mention à l’article 1 de la colonne 1 s’énonce comme suit : « [a]dditif qui a des propriétés aromatisantes ou qui rehausse l’arôme, notamment […] ». Cette description est suivie d’une liste de 18 additifs qui ne sont pas visés par cette interdiction et qui sont identifiés par leur nom, plutôt que par leur propriété aromatisante. L’article 1.1 de l’annexe de la Loi décrit un autre groupe d’additifs autorisés, définis par l’effet qu’ils produisent plutôt que par leur nom. L’élément à retenir, c’est que la colonne 1 n’énonce pas seulement des additifs interdits.

[33]  De prime abord, le paragraphe 23.1(1) interdit l’utilisation d’emballages donnant à penser que le produit du tabac contient quelque additif « visé » à la colonne 1. Le mot « visé » signifie généralement « inclus » ou « auquel il est fait référence ». Une manière d’interpréter ce paragraphe est de dire que la loi vise à interdire les emballages de produits du tabac qui donnent à penser que ces produits contiennent n’importe lequel des additifs mentionnés à l’annexe. Une autre interprétation est que l’intention du législateur est uniquement d’interdire les emballages donnant à penser qu’ils contiennent des additifs interdits. Dans le cadre de leurs activités d’application de la loi, et devant notre Cour, les représentants du Canada ont privilégié la deuxième interprétation.

[34]  Le paragraphe 23.1(2) interdit la vente de produits du tabac dans des emballages qui ne respectent pas le paragraphe 23.1(1).

[35]  Lorsqu’on interprète l’article 23.1 dans le contexte de la Loi dans son ensemble, on doit tenir compte du fait que, si l’intention du législateur était d’interdire l’utilisation de tous les additifs aromatisants, il n’aurait pas pris la peine d’énumérer les exemptions à l’interdiction générale prévue au préambule des articles 1 et 1.1 de l’annexe de la Loi. Le législateur ne parle pas pour rien dire : Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., 2002 CSC 34, au paragraphe 142, [2002] 2 R.C.S. 336; R. c. Daoust, 2004 CSC 6, au paragraphe 52, [2004] 1 R.C.S. 217 (arrêt Daoust). Il est possible que l’intention du législateur ait été plus restrictive que la laisserait croire le libellé de la Loi.

[36]  La version française de la Loi apporte une certaine précision sur l’interprétation de l’article 23.1 qu’il convient de privilégier, cet article comportant la mention « un additif visé à la colonne 1 ». Le mot français « visé » est le participe passé du verbe « viser » qui signifie « avoir pour cible », tant au sens propre (par exemple, pointer une arme) qu’au sens figuré (au sens d’atteindre un objectif ou de diriger son attention). La mention « un additif visé à la colonne 1 » peut être interprétée comme signifiant « un additif ciblé à la colonne 1 ». Selon cette interprétation, l’article 23.1 ne n’appliquerait pas aux additifs qui ne sont pas visés par l’interdiction générale prévue au préambule des articles 1 et 1.1 de l’annexe de la Loi.

[37]  En l’espèce, la version anglaise de la Loi, bien que non ambiguë de prime abord, contient une ambiguïté. La version française propose une interprétation plus restrictive que la version anglaise prise au sens propre.

[38]  Dans l’arrêt Daoust, au paragraphe 29, la Cour suprême du Canada discute d’un des principes à considérer dans l’interprétation de lois bilingues :

Si aucune des deux versions n’est ambiguë, ou si elles le sont toutes deux, le sens commun favorisera normalement la version la plus restrictive : Gravel c. Cité de St-Léonard, [1978] 1 R.C.S. 660, p. 669; Pfizer Co. c. Sous-ministre du Revenu national pour les douanes et l’accise, [1977] 1 R.C.S. 456, p. 464-465. Le professeur Côté illustre ce point comme suit, à la p. 414 :

Dans un troisième type de situation, l’une des deux versions a un sens plus large que l’autre, elle renvoie à un concept d’une plus grande extension. Le sens commun aux deux versions est alors celui du texte ayant le sens le plus restreint.

[39]  En l’espèce, la version la plus restrictive de l’article 23.1 n’interdit que les emballages qui donnent à penser qu’un additif interdit a été utilisé. Les deux parties ont privilégié cette interprétation en l’espèce et, au vu de cette analyse, je suis d’accord avec elles.

[40]  Bien qu’il ne soit pas nécessaire de trancher cette question en l’espèce, je note que la version anglaise de l’article 1.1 de la colonne 1 de l’annexe de la Loi fait référence aux additifs qui confèrent une flaveur (« that impart a flavour »), alors que la version française parle d’additifs qui « confèrent un arôme ». Le lecteur occasionnel pourrait donc conclure que la version anglaise fait référence au sens du goût, alors que la version française renvoie au sens de l’odorat, une distinction importante. Je suis convaincu qu’un libellé plus clair bénéficierait à la fois aux organismes de réglementation et aux secteurs réglementés.

[41]  J’examinerai maintenant la question de savoir si un emballage faisant référence au vin de glace est un emballage « qui donne à penser, notamment en raison d’illustrations, qu’il contient un additif [interdit] visé à la colonne 1 ».

[42]  Comme la fumée du tabac a une saveur et un arôme qui lui sont propres, il est raisonnable de présumer qu’un additif doit être utilisé si l’on veut conférer au tabac la saveur d’une boisson alcoolisée. En raison de l’interdiction générale d’utiliser des additifs qui confèrent un arôme au tabac ou le rehaussent, il incomberait normalement au fabricant qui utilise un additif de démontrer que cet additif se range parmi les exemptions à l’interdiction générale : Kisana c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 45, 392 N.R. 163, Canada (Commissariat à l’information) c. Calian Ltd., 2017 CAF 135, au paragraphe 40, 414 D.L.R. (4th) 165. GVA répond à ce défi en alléguant que le vin de glace relève de l’exemption prévue pour « un arôme communément attribué au […] vin ». Pour plus de précision et selon le texte législatif, on doit considérer que GVA laisse entendre qu’un additif qui confère l’arôme du vin de glace relève de l’exemption prévue pour « un arôme communément attribué au […] vin ».

[43]  Cet argument dépend de la définition utilisée, à savoir que le vin est un terme générique qui inclut le vin de glace. Il ne s’agit pas d’un argument qui repose sur les arômes, car aucun élément de preuve ne fait référence à l’arôme des cigarillos, outre leur emballage. En l’espèce, le fait que le mot « vin » soit suivi du qualificatif « de glace » n’a, en l’absence de preuve contraire, pas plus d’importance que l’utilisation d’autres qualificatifs tels que « rouge », « blanc », « sec », « de table », « français », « californien », « élevé en cuve » ou n’importe lequel des nombreux autres qualificatifs utilisés pour décrire le vin.

[44]  Le décideur, Santé Canada, n’a pas répondu à cet argument, puisqu’il n’a pas expliqué sa décision. L’avocat du procureur général a tenté de combler cette lacune en faisant valoir que, puisque le « porto » figure parmi les arômes communément attribués et que le porto est une sorte de vin, les règles d’interprétation normales donneraient à penser que ce ne sont pas tous les vins qui sont inclus dans la catégorie « vin ». Plus précisément, le procureur général allègue que les vins sucrés s’apparentent au porto et devraient de ce fait être exclus de la catégorie du « vin ».

[45]  C’est ici que l’absence de dossier factuel pose problème. Dans la mesure où le procureur général cherche à établir une distinction entre diverses catégories de vins, il ne peut invoquer des faits qui ne figurent pas au dossier. La distinction entre le porto et le vin repose sur le postulat selon lequel le « vin » fait référence à un vin sec comme le vin de table et la présence du « porto » dans la liste des arômes mentionnés exclut les vins sucrés ou les vins de dessert de la catégorie des « vins », même si rien au dossier ne permet d’établir que le porto est toujours sucré. La Cour fédérale a établi une distinction entre le porto et le vin en se basant sur le procédé de fabrication de ces produits. Sauf le respect que je lui dois, la Cour fédérale ne disposait pas d’éléments de preuve lui permettant d’établir une telle distinction. Cependant, le fait qu’elle l’ait établie indique que des distinctions pourraient bien être faites en fonction de facteurs autres que le degré de douceur d’un vin.

[46]  Ces questions ne sont pas de celles auxquelles s’applique le principe de la connaissance d’office. Ce principe a été résumé par la juge en chef McLachlin de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Find, 2001 CSC 32, au paragraphe 48, [2001] 1 R.C.S. 863 :

La connaissance d’office dispense de la nécessité de prouver des faits qui ne prêtent clairement pas à controverse ou qui sont à l’abri de toute contestation de la part de personnes raisonnables. Les faits admis d’office ne sont pas prouvés par voie de témoignage sous serment. Ils ne sont pas non plus vérifiés par contre-interrogatoire. Par conséquent, le seuil d’application de la connaissance d’office est strict. Un tribunal peut à juste titre prendre connaissance d’office de deux types de faits : (1) les faits qui sont notoires ou généralement admis au point de ne pas être l’objet de débats entre des personnes raisonnables; (2) ceux dont l’existence peut être démontrée immédiatement et fidèlement en ayant recours à des sources facilement accessibles dont l’exactitude est incontestable […]

[47]  En l’espèce, les motifs de distinction ne sont pas notoires au point de ne pas être l’objet de débats et on ne peut en démontrer l’existence immédiatement et fidèlement en ayant recours à une source incontestable.

[48]  De même, l’argument selon lequel une interprétation téléologique de l’annexe limiterait le sens des arômes autorisés, de façon à préserver les jeunes des incitations à l’usage du tabac par des emballages particulièrement attrayants, doit être rejeté, faute d’éléments de preuve sur ce que les jeunes trouvent particulièrement attrayant. Plus précisément, un tel argument devrait être étayé par des éléments de preuve indiquant pourquoi un arôme tel que le vin de glace serait plus séduisant pour les jeunes qu’un arôme pouvant être attribué, par exemple, au vin rouge.

[49]  Une décision déraisonnable est une décision qui n’est étayée par aucun élément de preuve : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, au paragraphe 73, [2015] 2 R.C.S. 789; Compagnie de Chemin de Fer Canadien Pacifique c. Canada (Transport, Infrastructure et Communautés), 2015 CAF 1, au paragraphe 42, 466 N.R. 132.

[50]  En définitive, je suis d’avis que la décision de Santé Canada de retirer les produits de la marque « Honey T Spiral Ice Wine » de GVA des tablettes des détaillants était déraisonnable, car aucun élément de preuve n’appuie sa conclusion selon laquelle l’emballage portant le nom « Honey T Spiral Ice Wine » donne à penser, notamment en raison d’illustrations, qu’il contient un additif interdit figurant à la colonne 1 de l’annexe de la Loi.

[51]  J’aimerais insister sur le fait qu’en rendant cette décision, je ne porte aucun jugement sur le bien-fondé de la thèse de Santé Canada. La question de savoir si l’arôme « Honey T Spiral Ice Wine » serait communément attribué au vin demeure une question sans réponse. La présente décision porte uniquement sur l’emballage et repose sur l’absence d’éléments de preuve permettant d’étayer la thèse de Santé Canada.

[52]  Je rejetterais l’appel, avec dépens.

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

 «Je suis d’accord.

Johanne Gauthier j.c.a.»

«Je suis d’accord.

Yves de Montigny j.c.a.»


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-102-17

 

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. DISTRIBUTION G.V.A. INC.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 février 2018

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 2 AOÛT 2018

 

COMPARUTIONS :

Marc Ribeiro

 

Pour l’appelant

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

James A. Cocciardi

Mark J. Paci

Pour l’intimée

DISTRIBUTION G.V.A. INC.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour l’appelant

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Pateras & Iezzoni Inc.

Montréal (Québec)

Pour l’intimée

DISTRIBUTION G.V.A. INC.

 

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