Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

     Date : 19980129

     Dossier : A-924-96

CORAM :      LE JUGE MARCEAU

         LE JUGE STRAYER

         LE JUGE LÉTOURNEAU

Entre :

     LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES,

     appelant

     (intimé),

     - et -

     K.F. EVANS LTD.,

     intimée

     (requérante).

Audience tenue à Vancouver (C.-B.), le 29 janvier 1998.

Jugement prononcé à l'audience à Vancouver (C.-B.), le 29 janvier 1998.

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :      LE JUGE STRAYER

     Date : 19980129

     Dossier : A-924-96

CORAM :      LE JUGE MARCEAU

         LE JUGE STRAYER

         LE JUGE LÉTOURNEAU

Entre :

     LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES,

     appelant

     (intimé),

     - et -

     K.F. EVANS LTD.,

     intimée

     (requérante).

     MOTIFS DU JUGEMENT

     (prononcés à l'audience à Vancouver (C.-B.),

     le jeudi 29 janvier 1998)

LE JUGE STRAYER

[1]      Nous devons d'abord traiter de la requête en vue de faire rejeter cet appel en raison de son caractère théorique. L'appel concerne une décision rendue le 28 octobre 1996 par la Section de première instance qui a infirmé une décision de l'appelant par laquelle celui-ci refusait de délivrer une licence d'exportation pour certaines grumes. Le juge des requêtes a renvoyé l'affaire au ministre appelant pour un réexamen tenant compte de ses motifs.

[2]      Les demandes de licences d'exportation en vertu de la Loi sur les licences d'exportation et d'importation1, ont été présentées à l'appelant par l'intimée le 21 février 1995 et le 4 avril 1995. L'appelant a informé l'intimée le 2 mai 1995 qu'il n'examinerait pas plus avant les demandes de licence à moins qu'il ne reçoive à cet effet une recommandation du comité consultatif de l'exportation du bois en grumes (CCEBG) de la Colombie-Britannique. L'intimée a présenté sa demande de licence au CCEBG et celui-ci a déterminé que les grumes en question ne constituaient pas un excédent par rapport aux besoins intérieurs de la Colombie-Britannique. Un représentant de l'appelant a alors avisé l'intimée le 15 mai 1995 de ce qui suit :

         [TRADUCTION]                 
         "Après avoir examiné les recommandations du CCEBG, ainsi que les documents que vous nous avez fournis, vos demandes de licences pour l'exportation [...] sont par les présentes refusées ..."2.                 

L'intimée a demandé le contrôle judiciaire de ces refus dans la procédure qui est à l'origine de la décision qui fait l'objet du présent appel.

[3]      Après que le juge de la Section de première instance eut, par cette décision, infirmé le refus du ministre de délivrer les licences d'exportation, cet appel a été introduit. Toutefois, l'appelant n'a pas demandé la suspension de l'ordonnance du juge de première instance et il a procédé au "réexamen" de ses premiers refus comme l'exigeait cette ordonnance. Il n'est pas contesté que, quelque 18 mois s'étant écoulés depuis la présentation des premières demandes de licences d'exportation, les grumes qui étaient visées par ces demandes ont depuis été vendues sur le marché intérieur, pour éviter leur détérioration. Quelques modifications ont par conséquent été apportées aux demandes réexaminées relativement aux caractéristiques des grumes à exporter. En février 1997, après un nouvel examen, l'appelant a accordé les licences d'exportation à l'intimée pour la même quantité de grumes que celle qui faisait l'objet de la première demande mais, bien entendu, pas au sujet des mêmes grumes.

[4]      L'intimée a présenté cette requête pour faire rejeter l'appel en raison de son caractère théorique parce que l'appelant a déjà réexaminé sa décision initiale, comme l'exigeait l'ordonnance qui est portée en appel, et a délivré les licences pour la même quantité de grumes que celle qui était prévue dans la demande originale. L'intimée précise qu'aucune décision de la présente Cour siégeant en appel n'aurait de valeur pratique à l'égard de ce litige particulier, parce que les grumes mentionnées dans la demande originale ont depuis longtemps été vendues sur le marché interne, et que les grumes visées par la licence délivrée après le nouvel examen ordonné par la Section de première instance ont presque toutes été vendues à l'étranger et ne pourraient pas être récupérées même s'il était décidé que le refus initial d'octroyer les licences était valide et que le réexamen n'aurait pas dû avoir lieu. L'intimée n'a pas encore déposé de mémoire des faits et du droit dans l'appel et elle prétend qu'elle ne devrait pas être forcée d'engager des frais additionnels pour contester plus avant un appel qui est futile à tous égards.

[5]      L'appelant prétend, par ailleurs, qu'il est important pour la gouverne du ministre, dans l'exercice des pouvoirs que lui confère la Loi sur les licences d'exportation et d'importation, qu'il sache s'il peut à l'avenir, pour ce qui concerne l'exportation des grumes, demander l'avis du CCEBG de la Colombie-Britannique. On prétend que le ministre a été obligé, par suite de l'ordonnance qui fait l'objet du présent appel, d'adopter une "politique intérimaire" qui ne fonctionne pas très bien, et il ressort implicitement de tout cela que si la Cour devait renverser son ordonnance, le ministre devrait revenir à sa politique antérieure qui, pour le dire de façon neutre aux fins des présentes, supposait entre autres choses qu'on demande l'avis du CCEBG.

[6]      Nous croyons que, pour les raisons indiquées par l'intimée, l'appel est théorique. Toutefois, les deux parties ont convenu que si nous exerçons notre pouvoir discrétionnaire d'entendre l'appel malgré son caractère théorique, nous devrions le faire en suivant les critères énoncés par la Cour suprême du Canada dans Borowski c. P.G.3. Nous analysons maintenant ces critères.

[7]      Le premier critère exige que nous examinions si nous pouvons, en supposant que l'appel soit entendu, nous attendre à ce qu'il soit débattu dans sa totalité avec conviction et selon les principes du système contradictoire. Il ne fait aucun doute dans notre esprit que tel sera le cas.

[8]      Le deuxième critère exige que nous examinions si, dans les circonstances, l'audition de cet appel constituerait un bon usage des ressources judiciaires pour résoudre les questions qui ont été soulevées pour la gouverne future des parties à l'instance ou d'autres parties. Nous croyons qu'il faut répondre par la négative à cette question. Premièrement, il est clair que la Cour pourrait devoir consacrer beaucoup de temps à l'audition de l'appel, étant donné que plus qu'une demi-journée a déjà été consacrée au débat sur la question du caractère théorique. L'intimée devra également engager des frais additionnels importants si l'affaire fait l'objet d'un débat complet pour lequel, en temps normal, elle ne serait pas pleinement indemnisée. La question qui se pose alors est la suivante : Y a-t-il un avantage quelconque à utiliser d'autres ressources judiciaires pour l'audition de l'appel? Nous croyons qu'il y a très peu à gagner parce que les implications de la décision qui a été portée en appel ne sont pas aussi importantes que ce que laisse entendre l'appelant. Comme le juge des requêtes l'a dit :

         [TRADUCTION]                 
         "Le droit applicable aux faits de l'espèce ne pose pas beaucoup de problèmes. Ce qui fait l'objet du litige, ce sont les conclusions de fait qu'il faut en tirer."4                 

Il nous apparaît donc clairement que le juge des requêtes a fondé son ordonnance sur un seul des motifs qui a été débattu devant elle : c'est-à-dire le fait que le ministre a fait obstacle à l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, que lui confère le Parlement à l'article 7 de la Loi sur les licences d'exportation et d'importation, aux fins d'accorder ou de refuser des licences d'exportation. Il a fait obstacle à ce pouvoir discrétionnaire parce que, d'après l'interprétation que le juge des requêtes a donné des faits, il a adopté une politique qui consiste à ne pas octroyer de licences d'exportation de grumes de la Colombie-Britannique à moins que cette exportation soit approuvée par le CCEBG, soit l'organisme provincial. Autrement dit, le ministre a abdiqué la responsabilité que lui a donnée le Parlement d'exercer son pouvoir discrétionnaire.

[9]      À notre avis, c'est là l'essentiel des motifs qui fondent l'ordonnance du juge des requêtes. Le seul principe juridique en cause est qu'une personne qui est investie d'un pouvoir discrétionnaire doit exercer ce pouvoir sans l'assujettir à des conditions fixes ni en fait laisser la décision à quelqu'un d'autre qui n'était pas mentionné dans la Loi qui accorde le pouvoir discrétionnaire. Les deux parties reconnaissent la justesse de cette proposition de droit.

[10]      Ce qui est contesté, ce sont les conclusions de fait du juge des requêtes selon lesquelles le ministre s'est lui-même engagé à ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire en faveur de la délivrance d'une licence à moins d'avoir l'approbation du CCEBG, l'organisme provincial. Nous ne devons pas et nous ne pouvons pas décider de cette question de fait dans le cadre de la présente requête : il suffira de dire qu'il semble y avoir certains éléments de preuve à l'appui des deux points de vue. Mais il y a peu d'avantages pour les parties à ce que nous décidions de cette question : elle ne peut avoir aucun effet sur le passé, comme l'a justement fait valoir l'intimée, et elle offrirait très peu d'orientations utiles au ministre pour l'avenir. Le fait est que le principe juridique interdisant de faire entrave à l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire est tout à fait clair et qu'aucun ministre bien conseillé n'aura de difficulté à comprendre comment il doit éviter de faire obstacle, en apparence ou en réalité, à l'exercice de son pouvoir discrétionnaire.5

[11]      Donc, nous rejetons l'opinion de l'appelant selon lequel la décision qui est portée en appel comporte des implications beaucoup plus larges parce qu'elle peut empêcher le ministre de rechercher des avis extérieurs comme celui du CCEBG. Nous ne trouvons aucune justification à cette position dans les motifs du juge des requêtes.

[12]      En outre, bien que l'avocat de l'appelant fasse valoir que la décision du juge des requêtes a dans les faits infirmé une politique de longue date et que sa décision devrait donc être soigneusement examinée par la Cour, le dossier indique que le ministre et ses représentants étaient et sont toujours en voie de revoir cette politique6. Il y aurait donc peu d'avantages à se prononcer sur la validité de cette politique qui était en vigueur jusqu'en 1995.

[13]      Le troisième critère dégagé de Borowski exige de la Cour qu'elle examine si, en l'absence d'un véritable litige à résoudre entre les parties, elle devrait s'ingérer dans la sphère de compétence d'autres branches du gouvernement. Quant à savoir si et dans quelle mesure l'exercice des pouvoirs fédéraux doit être lié aux préférences politiques des provinces, c'est là une question qu'il est préférable de laisser à la discrétion du pouvoir politique. Nous croyons qu'il est loisible au législateur ou au gouverneur en conseil de préciser les conditions relatives à l'exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre, si ces précisions sont nécessaires. Par exemple, le gouverneur en conseil peut vraisemblablement, dans l'exercice de ses pouvoirs d'établir des listes de marchandises d'exportation contrôlée, préciser les considérations que le ministre peut prendre en compte pour l'exportation des grumes. Le juge des requêtes a souligné, à bon droit à notre avis, que le ministre ne devrait tenir compte que des faits et des conseils pertinents à l'objet pour lequel le pouvoir discrétionnaire a été conféré. Les grumes ont à l'origine été inscrites dans une liste de marchandises d'exportation contrôlée pendant la Deuxième Guerre mondiale en vertu du pouvoir du gouverneur en conseil, aux termes de ce qui est maintenant l'alinéa 3e), d'établir de telles listes :

         [TRADUCTION]                 
         "s'assurer d'un approvisionnement et d'une distribution de cet article en quantité suffisante pour répondre aux besoins canadiens, notamment en matière de défense."                 

Le juge des requêtes a refusé de se demander si la politique de la Colombie-Britannique visant à encourager la transformation ou le traitement des grumes dans la province avant l'exportation faisait partie des "besoins" dont il est question à l'alinéa 3e ). Mais s'il reste des doutes sur ce point dans l'esprit du ministre et de ses conseillers, ils peuvent demander au gouverneur en conseil d'établir une liste de marchandises d'exportation contrôlée pour les grumes en invoquant l'alinéa 3b) de la même Loi (adopté après que la liste en l'espèce eut été établie) qui autorise l'établissement d'une telle liste pour :

         [TRADUCTION]                 
         "s'assurer que les mesures prises pour favoriser la transformation au Canada d'une ressource naturelle d'origine canadienne ne deviennent pas inopérantes du fait de son exportation incontrôlée."                 

Dans l'arrêt Teal Cedar Products, la Cour a déjà statué que cet alinéa pouvait être invoqué pour appuyer le contrôle des exportations de courtes planchettes de cèdre de la Colombie-Britannique afin de favoriser leur transformation dans la province pour en faire du bardeau ordinaire et du bardeau de fente7. Il semble clair que si le ministre exerçait son pouvoir discrétionnaire pour décider s'il devait refuser une licence d'exportation pour des grumes figurant dans une liste établie en vertu de l'alinéa 3b), il pouvait demander l'avis d'un organisme tel que le CCEBG, sans toutefois avoir besoin de son approbation.

[14]      Avant de clore l'analyse du caractère théorique de l'exercice du pouvoir discrétionnaire, il convient de noter (bien que la question n'ait pas été sérieusement débattue devant nous) que le juge des requêtes a également conclu que le refus d'accorder la licence constituait un manque d'équité8. Cette décision est également en appel en l'espèce. Toutefois, aucun argument sérieux n'a été présenté pour que l'appel soit poursuivi sur cette base, et il n'aurait pas pu l'être. Cette conclusion du juge des requêtes ne fait ressortir aucun nouveau principe de droit et il n'y aurait aucun avantage durable à ce que la Cour révise ses conclusions de fait ou ses conclusions mixtes de fait et de droit sur ce point.

[15]      Par ces motifs, nous estimons que l'appel est théorique et que nous ne devrions pas exercer notre pouvoir discrétionnaire de l'entendre. L'appel sera donc rejeté. L'intimée a droit à ses dépens dans cette requête.

                         (signature) "B.L. Strayer"

                                      Juge

Vancouver (C.-B.)

le 29 janvier 1998

Traduction certifiée conforme

François Blais, LL.L.

     COUR D'APPEL FÉDÉRALE

     Date : 19980129

     Dossier : A-924-96

Entre :

     LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES,

     appelant

     (intimé),

     et

     K.F. EVANS LTD.,

     intimée

     (requérante).

     MOTIFS DU JUGEMENT


     COUR D'APPEL FÉDÉRALE         
     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER         
DATE :                  le 29 janvier 1998         
NE DU GREFFE :              A-924-96         
INTITULÉ DE LA CAUSE :      LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES         
                     c.         
                     K.F. EVANS LTD.         
LIEU DE L'AUDIENCE :          Vancouver (C.-B.)         
DATE DE L'AUDIENCE :          le 29 janvier 1998         
MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR PAR : LE JUGE STRAYER         
SOUSCRIVENT À CES MOTIFS :      LE JUGE MARCEAU         
                         LE JUGE LÉTOURNEAU         
ONT COMPARU :         
     Darlene Patrick              pour l'appelant         
     Andrew Pearson              pour l'intimée         
PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :         
     George Thomson              pour l'appelant         
     Sous-procureur général         
     du Canada         
     Andrew Pearson              pour l'intimée         
     Camp Church & Associates         
     Vancouver (C.-B.)         
__________________

     1      L.R.C. (1985), ch. E-19

     2      Vol. 2, dossier d'appel, p. 285. Voir également la lettre d'un autre agent datée du 31 mai 1995, ibid., p. 289.

     3      [1989] 1 R.C.S. 342

     4      Vol. 6, dossier d'appel, p. 651

     5      Voir par exemple Yhap c. Canada (1990), 9 Imm.L.R. (2d) 243 (C.F. 1re inst.), où sont énoncées certaines lignes directrices concernant l'entrave à l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire, et Vidal c. Canada (1991), 12 Imm.L.R. (2d) 123 (C.F. 1re inst.), où des directives révisées subséquemment ont été maintenues.

     6      Voir vol. 4, dossier d'appel, p. 588 à 592; affidavit de Keith Evans en date du 13 novembre 1997, pièce Q.

     7      Teal Cedar Products (1977) Ltd. c. Canada, [1989] 2 C.F. 158, p. 163, p. 170 à 173 (C.A.F.).

     8      Vol. 6, dossier d'appel, p. 656.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.