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Date: 19991119


Dossier: A-94-98

Ottawa (Ontario), le vendredi 19 novembre 1999.

Coram:      LE JUGE DÉCARY

         LE JUGE LÉTOURNEAU

         LE JUGE NOËL

Entre :

     DAME YVETTE TREMBLAY

     Demanderesse

     - et -

     LE CURATEUR PUBLIC DU QUÉBEC,

     ès qualité de liquidateur à la succession de la demanderesse,

     Dame Yvette Boivin-Tremblay

     Appelant

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE

     - et -

     LE CONSEIL DES PORTS NATIONAUX

     Intimés

     - et -

     COMMISSION DE LA SANTÉ ET DE LA SÉCURITÉ

     DU TRAVAIL DU QUÉBEC

     Intervenante


     JUGEMENT


     L'appel est accueilli, le jugement de première instance est infirmé et la requête en reprise d'instance présentée par le curateur public du Québec est accueillie.

     Procédant à rendre le jugement qui aurait dû être rendu, la Cour ordonne:

     1.      Que le curateur public, ès qualité de liquidateur à la succession de feue dame Yvette Boivin-Tremblay, soit constitué demandeur en reprise d'instance pour et au nom de la partie demanderesse, à toutes fins que de droit;
     2.      Qu'en conséquence, l'intitulé de la cause soit amendé par le greffe afin que le curateur public, ès qualité de liquidateur à la succession de feue dame Yvette Boivin-Tremblay, y apparaisse à titre de demandeur en reprise d'instance;
     3.      Que le cas échéant, les procédures se poursuivent comme si le curateur public, ès qualité de liquidateur à la succession de feue dame Yvette Boivin-Tremblay, avait été substitué à feue dame Yvette Boivin-Tremblay.

     Le curateur public du Québec a droit aux dépens contre les intimés en appel et en première instance.



     "Robert Décary"

     j.c.a.























Date: 19991119


Dossier: A-94-98

Coram:      LE JUGE DÉCARY

         LE JUGE LÉTOURNEAU

         LE JUGE NOËL

Entre :

     DAME YVETTE TREMBLAY

     Demanderesse

     - et -

     LE CURATEUR PUBLIC DU QUÉBEC,

     ès qualité de liquidateur à la succession de la demanderesse,

     Dame Yvette Boivin-Tremblay

     Appelant

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE

     - et -

     LE CONSEIL DES PORTS NATIONAUX

     Intimés

     - et -

     COMMISSION DE LA SANTÉ ET DE LA SÉCURITÉ

     DU TRAVAIL DU QUÉBEC

     Intervenante

     Audience tenue à Montréal (Québec) le mercredi 10 novembre 1999.

     Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le vendredi 19 novembre 1999.


MOTIFS DU JUGEMENT PAR:      LE JUGE DÉCARY

Y ONT SOUSCRIT:      LE JUGE LÉTOURNEAU

     LE JUGE NOËL



Date: 19991119


Dossier: A-94-98

Coram:      LE JUGE DÉCARY

         LE JUGE LÉTOURNEAU

         LE JUGE NOËL

Entre :

     DAME YVETTE TREMBLAY

     Demanderesse

     - et -

     LE CURATEUR PUBLIC DU QUÉBEC,

     ès qualité de liquidateur à la succession de la demanderesse,

     Dame Yvette Boivin-Tremblay

     Appelant

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE

     - et -

     LE CONSEIL DES PORTS NATIONAUX

     Intimés

     - et -

     COMMISSION DE LA SANTÉ ET DE LA SÉCURITÉ

     DU TRAVAIL DU QUÉBEC

     Intervenante


     MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DÉCARY

[1]      Cet appel soulève la question du pouvoir du curateur public du Québec ("le curateur public") de reprendre une instance dans une action en dommages-intérêts pour blessures corporelles, lorsque la demanderesse ("Yvette Tremblay", la "de cujus") décède en cours de procès et que ses héritiers testamentaires renoncent à la succession. Par jugement publié à (1998), 152 F.T.R. 172, le juge de première instance a rejeté la requête en reprise d'instance présentée par le curateur public en vertu de l'ancienne règle 1724 (maintenant 117) des Règles de la Cour fédérale.

[2]      Les faits à l'origine du litige ne sont pas contestés. En juin 1975, Yvette Tremblay fait une chute dans un escalier appartenant à la Couronne fédérale, dans le port de Montréal. En juin 1976, madame Tremblay intente une action en dommages-intérêts pour blessures corporelles contre la Couronne fédérale et le Conseil des ports nationaux. Le montant en litige, tel qu'il appert de la plus récente déclaration amendée, est de quelque $320,000.00, plus les intérêts.

[3]      Par jugement en date du 20 avril 1979, un juge de la Section de première instance de cette Cour accueillait l'action et attribuait à la Couronne une part de responsabilité de 75%. Le jugement précisait que "du consentement des parties, le quantum sera décidé, s'il y a lieu, à une date ultérieure". Pour des raisons que nous ne connaissons pas, l'enquête visant à établir le montant de l'indemnité n'a commencé qu'en mai 1997. Le 3 juin 1997, en cours d'enquête, la demanderesse décède. L'audition est alors ajournée sine die. En août 1997, l'avocat de la demanderesse informait la Cour que les héritiers testamentaires avaient renoncé à la succession et qu'il en avisait le curateur public. Celui-ci présenta, en janvier 1998, une requête en reprise d'instance, laquelle fut rejetée. D'où le présent appel.

[4]      Le juge de première instance, s'appuyant sur les articles 3, 10, 625, 696, 697 et 698 du Code civil du Québec ("le Code civil") ainsi que sur le 3e paragraphe de l'article 24 de la Loi sur le curateur public, L.R.Q. c. C-81 ("la Loi"), a conclu comme suit:

     [16]       [...] En vertu de l'art. 697 du C.c.Q., l'État québécois se voit attribuer la saisine, comme s'il était un héritier, uniquement en ce qui concerne les biens du défunt que l'État recueille, de plein droit, selon l'art. 696 du C.c.Q.. Cela signifie, à mon avis, que l'État est saisi des biens mobiliers et immobiliers du défunt, situés au Québec, ainsi que les droits d'action afférents à ces biens. Le droit d'action, en l'instance, concerne la violation d'un droit de la personnalité de la demanderesse. Ce droit d'action n'est pas un droit d'action afférent aux biens de la demanderesse situés au Québec. Une lecture de l'art. 625 du C.c.Q. nous révèle que le droit d'action de la demanderesse était transmissible à ses héritiers. Vu leur refus d'accepter la succession, ce droit d'action, à mon avis, est éteint. L'État, en vertu des arts. 696 et 697 C.c.Q., n'obtient pas la saisine d'un tel droit d'action. Je m'empresse d'ajouter qu'il ne peut faire de doute que l'action de la demanderesse contre les défenderesse[s] est une action relative à la violation d'un droit de la personnalité et plus particulièrement, la violation de l'intégrité de la personne, au sens de l'art. 10 du C.c.Q..[...]
     [17]       Si l'intention du législateur avait été de transmettre à l'État autre chose que "les biens" du défunt ainsi que les droits d'action afférents à ces biens, le législateur aurait sûrement utilisé un langage différent. Il n'aurait certainement pas utilisé les mots "les biens de la succession qui sont situés au Québec" que l'on retrouve à l'art. 696, "des biens du défunt" retrouvés à l'art. 697 mais aurait sûrement utilisé les mots "saisis du patrimoine" tel[s] qu'on les retrouve à l'art. 625.
         (Supra aux pp. 182-83)           

[5]      Cette conclusion témoigne, à mon humble avis, d'une mauvaise lecture des dispositions législatives applicables. Pour faciliter la compréhension des motifs qui suivent, je crois utile de reproduire dès maintenant la plupart desdites dispositions:

Code civil du Québec

       Art. 2.    Toute personne est titulaire d'un patrimoine.
     [...]

       Art. 3.    Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l'inviolabilité et à l'intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.
       Ces droits sont incessibles.

       Art. 10.    Toute personne est inviolable et a droit à son intégrité.
     [...]

       Art. 614.    La loi ne considère ni l'origine ni la nature des biens pour en régler la succession; tous ensemble, ils ne forment qu'un seul patrimoine.

       Art. 625.    Les héritiers sont, par le décès du défunt ou par l'événement qui donne effet à un legs, saisis du patrimoine du défunt, sous réserve des dispositions relatives à la liquidation successorale.
       Ils ne sont pas, sauf les exceptions prévues au présent livre, tenus des obligations du défunt au-delà de la valeur des biens qu'ils recueillent et ils conservent le droit de réclamer de la succession le paiement de leurs créances.
       Ils sont saisis des droits d'action du défunt contre l'auteur de toute violation d'un droit de la personnalité ou contre ses représentants.

       Art. 630.    Tout successible a le droit d'accepter la succession ou d'y renoncer.
     [...]

       Art. 647.    Celui qui renonce est réputé n'avoir jamais été successible.

       Art. 648.    Le successible peut renoncer à la succession, pourvu qu'il n'ait pas fait d'acte qui emporte acceptation ou qu'il n'existe pas contre lui de jugement passé en force de chose jugée qui le condamne à titre d'héritier.

       Art. 649.    Le successible qui a renoncé à la succession conserve, dans les dix ans depuis le jour où son droit s'est ouvert, la faculté d'accepter la succession qui n'a pas été acceptée par un autre.
     [...]

       Art. 696.    Lorsque le défunt ne laisse ni conjoint ni parents au degré successible, ou que tous les successibles ont renoncé à la succession ou qu'aucun successible n'est connu ou ne la réclame, l'État recueille, de plein droit, les biens de la succession qui sont situés au Québec.
       Est sans effet la disposition testamentaire qui, sans régler la dévolution des biens, vient faire échec à ce droit.

       Art. 697.    L'État n'est pas un héritier; il est néanmoins saisi, comme un héritier, des biens du défunt, dès que tous les successibles connus ont renoncé à la succession ou six mois après le décès, lorsque aucun successible n'est connu ou ne réclame la succession.
       Il n'est pas tenu des obligations du défunt au-delà de la valeur des biens qu'il recueille.

       Art. 698.    La saisine de l'État à l'égard d'une succession qui lui est échue est exercée par le curateur public.
       Tant qu'ils demeurent confiés à l'administration du curateur public, les biens de la succession ne sont pas confondus avec les biens de l'État.

       Art. 699.    Sous réserve des lois relatives à la curatelle publique et sans autre formalité, le curateur public agit comme liquidateur de la succession. Il est tenu de faire inventaire et de donner avis de la saisine de l'État à la Gazette officielle du Québec; il doit également faire publier l'avis dans un journal distribué dans la localité où était établi le domicile du défunt.

       Art. 700.    À la fin de la liquidation, le curateur public rend compte au ministre des Finances.
     [...]

       Art. 701.    Le curateur public, au moment où il rend compte, remet au ministre des Finances les sommes constituant le reliquat de la succession, qui sont alors acquises à l'État.
       Tout héritier qui établit sa qualité peut néanmoins, dans les dix ans qui suivent soit l'ouverture de la succession, soit le jour où son droit s'est ouvert, récupérer ces sommes auprès du curateur public avec les intérêts, au taux prescrit en application de la Loi sur le curateur public, calculés depuis leur remise au ministre des Finances.

       Art. 802.    Le liquidateur agit à l'égard des biens de la succession à titre d'administrateur du bien d'autrui chargé de la simple administration.

       Art. 899.    Les biens, tant corporels qu'incorporels, se divisent en immeubles et en meubles.

       Art. 907.    Tous les autres biens que la loi ne qualifie pas sont meubles.

       Art. 935.    Les meubles sans maître appartiennent à la personne qui se les approprie par occupation.
       Les meubles abandonnés que personne ne s'approprie appartiennent aux municipalités qui les recueillent sur leur territoire ou à l'État.

       Art. 1301.    Celui qui est chargé de la simple administration doit faire tous les actes nécessaires à la conservation du bien ou ceux qui sont utiles pour maintenir l'usage auquel le bien est normalement destiné.

       Art. 1316.    L'administrateur peut ester en justice pour tout ce qui touche son administration; il peut aussi intervenir dans toute action concernant les biens administrés.

       Art. 1610.    Le droit du créancier à des dommages-intérêts, même punitifs, est cessible et transmissible.
       Il est fait exception à cette règle lorsque le droit du créancier résulte de la violation d'un droit de la personnalité; en ce cas, son droit à des dommages-intérêts est incessible, et il n'est transmissible qu'à ses héritiers.

       Art. 3098    Les successions portant sur des meubles sont régies par la loi du dernier domicile du défunt; celles portant sur des immeubles sont régies par la loi du lieu de leur situation.
       Cependant, une personne peut désigner, par testament, la loi applicable à sa succession à la condition que cette loi soit celle de l'État de sa nationalité ou de son domicile au moment de la désignation ou de son décès ou, encore, celle de la situation d'un immeuble qu'elle possède, mais en ce qui concerne cet immeuble seulement.


Loi sur le curateur public (L.R.Q. c. C-81)

       12.    Le curateur public exerce les attributions que lui confèrent le Code civil du Québec, la présente loi ou toute autre loi.
     [...]

       24.    Le curateur public assume l'administration provisoire des biens suivants:
       [...]
       3o    les biens situés au Québec, dont les propriétaires, les ayants cause ou les héritiers ou successibles sont inconnus ou introuvables ou auxquels ceux-ci ont renoncé;
     [...]
       Les biens visés aux paragraphes 1o à 6o deviennent la propriété de l'État 10 ans après le début de l'administration provisoire du curateur public, 10 ans après l'ouverture d'une succession ou dès que les propriétaires y renoncent, selon le cas.

       25.    Le curateur public a la simple administration des biens qu'il administre provisoirement sans être tenu de les conserver en nature, à moins que la loi ne prévoie autrement.

       29.    Dès que des biens sont confiés à son administration, le curateur public doit, comme administrateur du bien d'autrui, procéder à la confection d'un inventaire conformément au titre VII du Livre IV du Code civil du Québec relatif à l'administration du bien d'autrui.
     [...]

       33.    Les biens dont l'administration est confiée au curateur public ne doivent pas être confondus avec les biens de l'État.

       40.    L'administration du curateur public se termine de plein droit lorsque:
     [...]
       3o    l'héritier, le propriétaire inconnu ou introuvable ou le titulaire d'un titre d'emprunt visé au paragraphe 4o de l'article 24 se présente dans les 10 ans du début de l'administration;
     [...]
       Il appartient à celui qui se présente d'établir sa qualité.

       43.    Le curateur public doit maintenir une administration et une comptabilité distinctes à l'égard de chacun des patrimoines dont il est chargé de l'administration. Il n'est responsable des dettes relatives à un patrimoine qu'il administre que jusqu'à concurrence de la valeur des biens de ce patrimoine.

       72.    Le curateur public peut ester en justice.
     [...]


Convention sur la Loi applicable aux successions à cause de mort (20 octobre 1988)

     Article 16
     Lorsque, selon la loi applicable en vertu de la Convention, il n'y a ni légataire ou héritier institué par une disposition à cause de mort, ni personne physique venant au degré successible, l'application de la loi ainsi déterminée ne fait pas obstacle au droit d'un Etat ou d'un institution désignée par la loi dudit Etat d'appréhender les biens de la succession situés sur son territoire.
         [Cette convention n'a pas été ratifiée par le Canada]           

[6]      Il ne fait aucun doute que l'action en dommages-intérêts pour blessures corporelles est une action relative à une violation d'un droit de la personnalité (art. 3 et 10 C.c.Q.) et que le droit d'action du défunt contre l'auteur de cette violation est transmis aux héritiers (art. 625 C.c.Q.). Ce droit d'action est-il pour autant transmis à l'État aux termes de l'article 696 si les héritiers renoncent à la succession?

[7]      Le juge de première instance a conclu que non. Il s'est dit d'avis que le "patrimoine du défunt", auquel renvoie le premier paragraphe de l'article 625, ne comprend pas les "droits d'action du défunt" que vise le troisième paragraphe de cet article " à quoi sert, sinon, ce troisième paragraphe? " et qu'en conséquence ces droits d'action ne font pas partie des "biens de la succession" que l'État "recueille" selon les termes de l'article 696.

[8]      Il est sans doute exact qu'à des fins successorales, le "patrimoine", dans le sens traditionnel dans lequel il semble avoir été employé à l'article 625, ne comprend pas les droits de la personnalité, lesquels, ainsi que le note Me France Allard dans Personnes, famille et successions, Collection de droit 1999 - 2000, vol. 3 (École du Barreau du Québec), Cowansville, Yvon Blais, 1999, Les droits de la personnalité à la p. 57, "sont généralement qualifiés de droits extrapatrimoniaux : ils n'ont pas de valeur pécuniaire inhérente, leur objet étant la personne dans ses caractères propres". Ces droits sont, de par leur nature, incessibles (art. 3). Il est sans doute exact, aussi, que le mot "patrimoine", dans le sens dans lequel il est employé à l'article 625, ne comprend pas "les droits d'action" afférents à une violation d'un droit de la personnalité, puisque le législateur a cru bon d'y consacrer un paragraphe distinct.

[9]      Cela dit, il n'est reste pas moins que le droit à des dommages-intérêts résultant de la violation d'un droit de la personnalité (art. 1610) ainsi que les droits d'action du défunt contre l'auteur d'une telle violation (art. 625) sont transmissibles aux héritiers et acquièrent de ce fait, dans la réalité des choses, une dimension patrimoniale. Ainsi que le note Me Allard aux pages 57 et 58,

     [...] Le droit reconnaît une certaine patrimonialité aux droits de la personnalité[...], ne serait-ce que par l'effet des atteintes qui leur sont portées et de l'évaluation pécuniaire qui se rapporte à la compensation de celles-ci. Ce caractère de patrimonialité, qui se détache de leur nature intrinsèque, entraîne une atténuation de plusieurs de leurs qualités, plus particulièrement, en ce qui a trait à leur non-cessibilité et à leur non-transmissibilité.
     [...]
          Comme les droits de la personnalité sont inhérents à la personne, on présume qu'ils cessent d'exister au décès de la personne. Ils sont donc, en principe, intransmissibles, les héritiers ne pouvant alors invoquer de leur propre chef une atteinte à un droit de la personnalité du défunt, compte tenu de leur caractère personnel[...]. Toutefois, le code admet la transmissibilité des droits d'action du défunt contre l'auteur de toute violation à l'un de ses droits de la personnalité, que ce droit ait été exercé ou non par le défunt avant son décès (art. 625, al. 3 et 1610, al. 2 C.c.Q.)[...]. Par cette inclusion des droits d'action dans le patrimoine transmis par succession, le code confirme l'extension, aux atteintes aux droits de la personnalité, de la règle générale qui veut que, dès l'instant où la victime subit un préjudice, son droit à la réparation fait partie de son patrimoine et est donc transmissible aux héritiers [...]

[10]      Je constate que Me Allard parle d'"inclusion des droits d'action dans le patrimoine transmis par succession", ce qui m'amène à penser que la distinction que les intimés cherchent à faire, pour les fins de l'article 625, entre "patrimoine" et "droits d'action", est plus académique que pratique. C'est vraisemblablement parce que les droits de la personnalité ne font pas partie du "patrimoine" au sens traditionnel de ce terme, que le législateur a cru nécessaire de préciser, à l'article 625, que les droits d'action relatifs à ces droits de la personnalité étaient eux aussi transmis aux héritiers. (Voir Germain Brière, Le nouveau droit des successions, 2e éd. (La Collection Bleue, Université d'Ottawa), Montréal, Wilson & Lafleur, 1997, no 73 à la p. 65.) L'ancien article 607 C.c.B.-C. n'utilisait pas les mots "patrimoine du défunt"; il utilisait plutôt les mots "biens, droits et actions du défunt".

[11]      Avec l'accent que met désormais le Code sur les droits de la personnalité, il s'imposait sans doute que le législateur s'assurât que les droits d'action afférents à ces droits relativement nouveaux et qui ne sont pas patrimoniaux, soient transmis aux héritiers au même titre que le sont, en tant que partie du "patrimoine" traditionnel, les droits d'action afférents aux droits patrimoniaux. M'apparait pertinente la distinction qu'apporte Christine Lesca-d'Espalungue dans La transmission héréditaire des actions en justice, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, lorsqu'elle écrit, à la page 8, que "le droit de la personnalité violé est de nature extrapatrimoniale, tandis que le droit à réparation est de nature patrimoniale". L'article 625, il est important de le noter, ne traite pas des droits de la personnalité en tant que tels, mais des droits d'action relatifs à ces droits de la personnalité. Là est toute la différence, ce qui me fait croire qu'on trouve à l'article 625 ce que Me Allard qualifie, à la note 7 de la page 57, d"émergence de droits patrimoniaux de la personnalité" et ce que Me Denys-Claude Lamontagne, dans Biens et propriété, 3e éd., Cowansville, Yvon Blais, 1998 à la p. 115, appelle "une certaine "patrimonialisation" des droits extrapatrimoniaux".

[12]      Cette "patrimonalisation" est d'autant plus présente et permise, en matière de succession, que l'article 614 C.c.Q. précise que:

     La loi ne considère ni l'origine ni la nature des biens pour en régler la succession; tous ensemble, ils ne forment qu'un seul patrimoine.

[13]      En l'espèce, même si les parties et le juge de première instance ont abordé le débat sur la base d'un droit d'action, il aurait été plus exact de parler en termes de créance puisque le droit d'action a été exercé par la demanderesse et que son droit à des dommages-intérêts a été a été reconnu par jugement de cette Cour survenu avant son décès; tout ce qu'il reste à déterminer, c'est la valeur de la créance de la demanderesse. Il ne saurait faire de doute que cette créance fait partie du "patrimoine" au sens de l'article 625 et qu'elle est un "bien meuble incorporel" au sens des articles 899 et 907.

[14]      Quoi qu'il en soit, ce n'est pas le mot "patrimoine" qu'on retrouve à l'article 696, mais les mots "biens de la succession" et ces mots ne peuvent qu'englober aussi bien "le patrimoine" du premier paragraphe de l'article 625 que "les droits d'action" du troisième paragraphe de cet article. Le parallélisme, en effet, entre ce dont les héritiers ont la saisine en vertu de l'article 625 et ce dont l'État à la saisine en vertu de l'article 696 en raison de la renonciation à la succession, est frappant, et comment saurait-il en être autrement puisque le législateur a voulu s'assurer, aux articles 696 à 702, que l'État ait des droits sur tous les biens devenus sans maître par suite de la renonciation à une succession?

[15]      Le deuxième paragraphe de l'article 625 traite des "biens que [les héritiers] recueillent" et l'article 696 dit que "l'État recueille [...] les biens". Il y a là plus qu'une simple coïncidence. L'État, dit l'article 697, est saisi "des biens du défunt" dès qu'il y a renonciation à la succession, ce qui suppose que les biens dont l'État est saisi sont ceux auxquels ont renoncé les héritiers, donc ceux-là même dont ils étaient saisis selon les termes de l'article 625. L'article 698 traite de "la saisine de l'État à l'égard d'une succession", ce qui, là encore, suppose que l'État est saisi de tout ce qui fait partie de la succession. Que l'on dise que l'État est saisi du patrimoine du défunt, des biens de la succession ou de la succession, ce que l'on dit, à toutes fins utiles, c'est que l'État est saisi de cela même dont les héritiers étaient saisis.

[16]      Le juge de première instance semble également s'être appuyé pour justifier son interprétation restrictive de l'expression "les biens de la succession" à l'article 696, sur le fait que le législateur ait restreint ces biens à ceux "qui sont situés au Québec". Cette restriction n'a pas le sens que lui donne le juge du procès. Elle ne vise pas la nature des biens, mais leur "situs". Elle s'explique par des raisons qui tiennent du droit international privé et public. Ainsi que le note le ministre de la Justice du Québec dans ses Commentaire sur le Code civil du Québec, cette soi-disant restriction vise à uniformiser le droit québécois avec l'article 16, précité, de la Convention de La Haye sur la Loi applicable aux successions à cause de mort (20 octobre 1988), (Ministre de la Justice, Commentaire du Ministre de la Justice: le Code civil du Québec, Québec, Les Publications du Québec, 1993, t. 1 à la p. 415). Cet article 16, ainsi que l'explique M. Donovan W.M. Waters dans le Rapport explicatif qui est joint au texte de la Convention (Acte et documents de la Seizième session, Conférence de La Haye de droit international privé, t. II (Successions - loi applicable) La Haye, Éditions SDU/La Haye, 1990 à la p. 525), est le résultat d'un compromis en vertu duquel

     [...] si l'État de la loi applicable selon la Convention est différent de l'État du situs, et si ce dernier se considère comme le mieux placé pour recueillir les biens se trouvant sur son territoire, que ce soit en application de la théorie du droit régalien ou de celle de l'ultimus heres [héritier ultime], il sera autorisé à le faire [...]
         (p. 590)           

Ainsi, par hypothèse, si la succession en litige s'était ouverte en Ontario et si aucun héritier ne s'était présenté et si, par hypothèse, la Convention était applicable (je rappelle qu'elle n'a pas été ratifiée par le Canada), le Québec aurait pu appréhender les biens meubles et immeubles de la succession situés au Québec quoi qu'en dise la loi ontarienne. En l'espèce, bien sûr, il n'y a pas de conflit de loi: la succession s'est ouverte au Québec, et le situs du droit d'action et de la créance est le Québec.

[17]      Rien ne justifie, enfin, le lien que fait le juge de première instance entre la renonciation à la succession et l'extinction du droit d'action. L'effet de la renonciation, selon l'article 647, est de faire perdre rétroactivement à celui qui renonce sa qualité de successible. Le successible est réputé ne l'avoir jamais été. La succession demeure intacte, comme s'il n'y avait pas eu de successible. Si la succession n'était plus intacte en raison, par exemple, d'une remise de dette accordée par un héritier, il ne saurait y avoir renonciation car cet héritier, en raison du geste ainsi posé, serait réputé avoir accepté la succession (art. 648). De plus, l'idée d'extinction de dette résultant d'une renonciation à la succession est incompatible avec le droit que confère l'article 649 à l'héritier qui a renoncé, de se raviser et d'accepter la succession. L'effet de la renonciation n'est donc pas d'éteindre les droits qui font partie des biens de la succession, mais d'en donner la saisine à l'État plutôt qu'aux héritiers qui n'en veulent pas. L'État est saisi des biens de la succession auxquels les héritiers ont renoncé et ces biens comprennent les droits d'action.

[18]      La lecture des textes n'appuie donc pas la thèse avancée par les intimés.

[19]      Il y a davantage. Le juge du procès me semble avoir mal compris la nature des droits de l'État sur des biens devenus sans maître ainsi que le rôle, les obligations et les pouvoirs du curateur public relativement à l'administration de ces biens.

[20]      L'article 696, entre autres nouveautés, est venu mettre un terme à un débat qui avait cours entre les tenants de la thèse du droit régalien " les biens sans maître appartiennent à l'État en sa qualité de souverain " et les tenants de la thèse du droit d'hérédité " l'État serait un héritier ultime. (Voir Jacques Beaulne, Les successions (Ouverture, transmission, dévolution, testaments) 247 à la p. 287 et s. dans: La Réforme du Code civil: Personnes, successions, biens, t. 1, (textes réunis par le Barreau du Québec et la Chambre des notaires du Québec), Les Presses de l'Université Laval, 1993.) L'État est saisi "comme un héritier" précisément parce que n'étant pas héritier, il fallait trouver un moyen pour qu'il puisse recueillir les biens de la succession et le moyen retenu a été celui déjà retenu pour les héritiers, soit la saisine.

[21]      En optant de manière formelle en faveur de la thèse du droit régalien, le nouveau Code civil fait en sorte que l'État veille, dans un premier temps, à l'administration des biens sans maître dans l'attente de l'apparition d'un successible inconnu ou au cas où l'héritier qui a renoncé à la succession revienne sur sa décision et que l'État, dans un second temps, acquiert à titre de propriétaire les biens qui sont demeurés sans maître au-delà de la période d'attente.

[22]      L'État, c'est l'article 696 qui le dit, "recueille" les biens d'une succession dès lors que tous les successibles y ont renoncé. Il est alors "saisi" de ces biens (art. 697) et cette saisine est exercée par le curateur public (art. 698). Pendant cette saisine, le curateur public a statut d'administrateur du bien d'autrui et les biens de la succession qui est sous son administration ne sont pas confondus avec les biens de l'État (art. 698). Une fois son administration terminée, il remet au ministre des Finances les sommes constituant le reliquat de la succession et ces sommes "sont alors acquises à l'État" (art. 701). Les sommes une fois acquises peuvent néanmoins être récupérées par un héritier qui établit sa qualité dans le délai imparti par l'article 701. Bref, dès lors qu'un bien devient sans maître en raison d'une renonciation à une succession, l'État prend possession du bien, l'administre au nom d'autrui pendant un certain temps et, si aucun maître ne se présente, en devient le propriétaire.

[23]      Le curateur public est cette institution à qui le législateur a confié l'interrègne, si j'ose dire, entre le moment où un bien perd son maître en raison de la renonciation à une succession, et le moment où il en trouve un nouveau, en la personne d'un successible retrouvé ou, à défaut, de l'État. Le curateur public administre le bien sans maître dont l'État a la saisine. Cette administration est provisoire de par sa nature, ce que prend soin de préciser le titre de la Section V de la Loi sur le curateur public. Non seulement le curateur public peut-il ester en justice (art. 1316 C.c.Q.), mais aussi doit-il le faire lorsque sa présence devant les tribunaux est essentielle à la conservation des biens dont il assume l'administration provisoire (art. 1301 C.c.Q.). Il a même déjà été suggéré qu'un créancier de la succession pouvait exercer les droits et actions du curateur public, par action oblique (art. 1627 C.c.Q.), si le curateur négligeait de le faire. (Langelier c. Vachon, [1996] R.L. 339, 353.)

[24]      En l'espèce, le curateur public se devait de reprendre l'instance puisqu'il avait l'obligation de s'assurer que demeure parmi les biens de la succession la créance non encore évaluée que la défunte avait sur les intimés. En refusant la reprise d'instance, le juge de première instance s'est trouvé, en quelque sorte, à appauvrir la succession et, éventuellement, le successible retrouvé ou l'État québécois, au profit de la Couronne fédérale dont il éteignait la dette. Semblable résultat est incompatible avec le droit québécois des successions en général, avec le droit régalien tel qu'il est défini dans le Code civil du Québec et avec les attributions et obligations du curateur public du Québec telles qu'elles sont décrites dans ce même Code civil et dans la Loi sur le curateur public.

[25]      Je serais en conséquence d'avis d'accueillir l'appel, d'infirmer le jugement de première instance et d'accueillir la requête en reprise d'instance présentée par le curateur public du Québec.

[26]      Procédant à rendre le jugement qui aurait dû être rendu, la Cour ordonne:

     1.      Que le curateur public, ès qualité de liquidateur à la succession de feue dame Yvette Boivin-Tremblay, soit constitué demandeur en reprise d'instance pour et au nom de la partie demanderesse, à toutes fins que de droit;
     2.      Qu'en conséquence, l'intitulé de la cause soit amendé par le greffe afin que le curateur public, ès qualité de liquidateur à la succession de feue dame Yvette Boivin-Tremblay, y apparaisse à titre de demandeur en reprise d'instance;
     3.      Que le cas échéant, les procédures se poursuivent comme si le curateur public, ès qualité de liquidateur à la succession de feue dame Yvette Boivin-Tremblay, avait été substitué à feue dame Yvette Boivin-Tremblay.

[27]      Le curateur public du Québec aura droit aux dépens contre les intimés en appel et en première instance.


     "Robert Décary"

     j.c.a.

"Je suis d'accord.

     Gilles Létourneau, j.c.a."

"Je suis d'accord.

     Marc Noël, j.c.a."

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