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     Date : 20000721

     Dossier : A-992-96

     (T-698-95)

OTTAWA (ONTARIO), LE VENDREDI 21 JUILLET 2000

CORAM :      Le juge STRAYER

         Le juge ISAAC

         Le juge SHARLOW


Entre

     BOBBI STADNYK

     appelante

     - et -


     LA COMMISSION DE L'EMPLOI ET

     DE L'IMMIGRATION DU CANADA

     intimée



     JUGEMENT


     L'appel est rejeté sans dépens.


     Signé : B.L. Strayer

     ________________________________

     J.C.A.


Traduction certifiée conforme,




Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.




     Date : 20000721

     Dossier : A-992-96

     (T-698-95)

CORAM :      Le juge STRAYER

         Le juge ISAAC

         Le juge SHARLOW


Entre

     BOBBI STADNYK

     appelante

     - et -


     LA COMMISSION DE L'EMPLOI ET

     DE L'IMMIGRATION DU CANADA

     intimée


     MOTIFS DU JUGEMENT


Le juge STRAYER


Introduction


[1]      Il y a en l'espèce appel formé contre la décision par laquelle le juge Rouleau, siégeant à l'époque en première instance, a débouté l'appelante de son recours en contrôle judiciaire contre une décision d'un tribunal d'appel constitué en application de la Loi canadienne sur les droits de la personne. La décision contestée du tribunal d'appel faisait suite à l'appel interjeté de la décision d'un tribunal des droits de la personne qui, siégeant sous le régime de la même loi, avait entendu et rejeté la plainte formulée par l'appelante contre la Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada pour discrimination sexuelle par ce motif qu'elle avait été victime de traitement discriminatoire et de harcèlement lors d'une entrevue d'emploi et n'avait pas été engagée à cause de son sexe, le tout en violation des articles 7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[2]      Voici ce que prévoient ces dispositions :


7. It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

     (a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or
     (b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

on a prohibited ground of discrimination.

7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

     a) de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu;
     b) de le défavoriser en cours d'emploi.

14.(1) It is a discriminatory practice

     (c) in matters related to employment,

to harass an individual on a prohibited ground of discrimination.

(2) Without limiting the generality of subsection (1), sexual harassment shall, for the purpose of that subsection, be deemed to be harassment on a prohibited ground of prohibition.

14.(1) Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de harceler un individu

     c) en matière d'emploi.

(2) Pour l'application du paragraphe (1) et sans qu'en soit limitée la portée générale, le harcèlement sexuel est réputé être un harcèlement fondé sur un motif de distinction illicite.

Les faits de la cause

[3]      Il est important de rappeler l'historique de la procédure, lequel a un effet profond sur les chefs de conclusion recevables en Cour d'appel fédérale en cet état de la cause.

[4]      Entrée pour la première fois dans la fonction publique du Canada en 1981, l'appelante était employée par Transports Canada comme pompière à l'aéroport de Regina. Par la suite, elle s'est plainte de harcèlement sexuel et de renvoi injustifié auprès de la Commission canadienne des droits de la personne et de la Commission de la fonction publique. Ces plaintes ayant été jugées fondées, elle a été réintégrée en août 1988 et a repris son travail à l'aéroport de Regina. L'appelante trouvant toujours intolérable la situation au lieu de travail, la Commission de la fonction publique a essayé de lui trouver un autre emploi dans l'administration fédérale. À cette époque, c'est-à-dire au début de 1989, l'intimée Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada (CEIC) cherchait à pourvoir deux postes d'agent d'information régional IS-2 à Regina. Mme Susan Hogarth, directrice régionale des affaires publiques de la CEIC en Saskatchewan, a été chargée d'interviewer l'appelante, qui était candidate à l'un de ces postes. Celle-ci, au cours de ses années de conflit avec des organismes fédéraux au sujet du harcèlement sexuel au ministère des Transports, était devenue très connue des médias et, selon les preuves et témoignages produits, elle les avait contactées elle-même à diverses reprises pour étaler le harcèlement sexuel dont elle était victime. Peu avant son entrevue avec Mme Hogarth, elle avait fait l'objet d'un nouvel article dans le journal Regina Leader Post par une journaliste du nom d'Ann Kyle. Mme Hogarth avait lu et découpé cet article avant l'entrevue, laquelle eut lieu le 25 janvier 1989.

[5]      Ce qui s'est vraiment passé lors de l'entrevue a fait l'objet d'une vive controverse lors des débats devant le tribunal des droits de la personne. Celui-ci a entendu les témoins pendant sept jours. Après analyse attentive des témoignages, il a conclu que sur les points au sujet desquels la version de l'entrevue de l'appelante s'opposait à celle de Mme Hogarth, il ajoutait foi à cette dernière. Ce faisant, il avait eu l'avantage d'entendre le témoignage des deux participantes, l'audition de Mme Hogarth ayant duré trois jours (une journée d'interrogatoire et deux journées de contre-interrogatoire). Voici, pour l'essentiel, la version des faits telle que le tribunal l'a acceptée après avoir tiré ses conclusions en matière de crédibilité. L'entrevue a duré à peu près 45 minutes. Elle s'est ouverte par un exposé sur le poste disponible, au cours duquel Mme Hogarth a expliqué le rôle de l'agent d'information et ses rapports avec les médias. Celle-ci a abordé ensuite le problème du conflit d'intérêts, soulignant que les intérêts privés d'un agent d'information ne sauraient s'opposer aux intérêts de l'organisme employeur. Elle a évoqué l'article d'Ann Kyle et les problèmes qui pourraient se faire jour si l'appelante continuait à entretenir des relations avec les médias de façon à attaquer son employeur tout en étant investie de la responsabilité, en sa qualité d'agent d'information, d'expliquer et de défendre la position de celui-ci en toutes matières. Elle a souligné qu'Ann Kyle était aussi la reporter du Leader Post, chargée de couvrir les questions d'emploi concernant la CEIC. Elle a fait savoir qu'étant donné la position bien connue de l'appelante au sujet du harcèlement sexuel, il pourrait y avoir à la CEIC des gens qui chercheraient à l'exploiter, ce qui pourrait donner lieu à des situations de harcèlement.

[6]      À ce stade de l'entretien, c'est-à-dire aux deux tiers environ de l'entrevue ainsi que le tribunal l'a conclu de tous les témoignages et preuves produits, Mme Hogarth a posé deux questions à l'appelante. Il est important de reproduire les constatations faites par le tribunal lui-même, qui est le premier juge des faits, vu les divergences entre les témoignages :

     [TRADUCTION]

     Mme Hogarth a posé ensuite deux questions relatives au harcèlement. Faisant savoir qu'elle connaissait deux cas, elle a demandé à Mme Stadnyk ce que celle-ci aurait fait dans chacun d'eux. Voici la première question, qu'elle a paraphrasée :
         « Vous vous serviez de la photocopieuse quand un garçon de bureau, et je dis bien " garçon de bureau ", s'amène et se frotte contre vous, vous savez, le frotti-frotta classique près de la machine Xerox. Que feriez-vous? »
     La réaction de la plaignante tendait visiblement à minimiser l'incident -- disant que c'était un accident, qu'il n'y avait pas assez de place. Mme Hogarth lui a dit qu'il n'en était rien, qu'il y avait en fait harcèlement sexuel, et que c'était offensant. La plaignante a répondu qu'elle savait distinguer entre accident et harcèlement, mais n'a à aucun moment donné une réponse à la question.

     La seconde question était paraphrasée comme suit par Mme Hogarth :

         « Vous avez fait devant un groupe de direction un exposé auquel vous aviez consacré beaucoup de temps et d'efforts. L'un des gestionnaires présents, au lieu de le commenter, dit que vous avez de jolies jambes. Qu'est-ce que vous feriez? »
     La réponse de la plaignante à cette seconde question était que les plaisanteries ne la dérangeaient pas; elle a dit ensuite qu'elle parlerait directement à l'intéressé.

[7]      Selon le tribunal, Mme Hogarth, parvenue à ce moment de l'entrevue, pensait encore qu'une fois engagée, l'appelante pourrait être formée à éviter les conflits d'intérêts dans ses rapports avec les médias. Mais celle-ci a fait savoir qu'elle avait l'intention de collaborer avec une journaliste et auteure connue, Maggie Siggins, à un livre sur le harcèlement sexuel dont elle avait été la victime dans l'administration. C'est à ce moment, selon le tribunal, que Mme Hogarth a vraiment conclu que l'appelante ne voulait pas le poste, mais tenait à garder sa liberté pour attaquer publiquement la politique d'emploi du gouvernement.

[8]      À la suite de discussions entre Mme Hogarth et ses supérieurs à la CEIC, la candidature de l'appelante à l'un des postes IS-2 a été rejetée.

[9]      Quelque cinq mois après, l'appelante a porté plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, comme indiqué supra. Celle-ci a désigné un tribunal qui a entendu l'affaire en 1992. À l'ouverture de l'audience, l'intimée CEIC concédait que les termes « employeur » et « emploi » figurant dans la Loi canadienne sur les droits de la personne s'entendaient aussi respectivement de l'employeur éventuel et de l'emploi éventuel, et que cette loi s'appliquait ainsi aux agissements de l'employeur éventuel dans le cours d'une entrevue d'emploi. Elle reconnaissait aussi que la CEIC devait répondre du harcèlement commis par ses employés, et que le harcèlement sexuel pourrait se produire entre des personnes du même sexe. La question qui se posait au tribunal était essentiellement de savoir si ce qui se passait au cours de l'entrevue valait harcèlement sexuel. Cette question comportait à l'évidence un point de fait et un point de droit.

[10]      En ce qui concerne le point de fait, nous avons vu qu'après avoir entendu le témoignage des deux participantes à l'entrevue, le tribunal a accepté la version des faits présentée par Mme Hogarth. Celle-ci expliquait les deux questions, qui devaient se révéler si controversées, par le fait qu'elle cherchait à savoir, de façon indirecte, comment l'appelante réagirait aux actes possibles de harcèlement sexuel au sein de la CEIC. Aurait-elle recours aux voies de droit disponibles dans la fonction publique ou s'adresserait-elle aux médias pour rendre publics ses griefs? Dans la seconde hypothèse, Mme Hogarth pensait que l'employeur pouvait légitimement craindre un conflit entre le rôle qu'elle assumerait d'agent d'information publique de la CEIC, et l'intérêt privé qu'elle aurait à se faire justice. Le tribunal a considéré l'argument proposé par l'appelante que les Lignes directrices en matière de conflits d'intérêts dans la fonction publique, qui pourraient interdire à un agent d'information d' « étaler en public » les plaintes de ce genre, étaient elles-mêmes des restrictions inacceptables imposées par l'employeur à une employée qui cherchait à se protéger contre l'action illégale qu'est le harcèlement sexuel. La Commission canadienne des droits de la personne soutenait aussi, en faveur de l'appelante, que ces Lignes directrices pourraient même être contraires à la garantie de liberté d'expression de la Charte canadienne des droits et libertés. Le tribunal a jugé irrecevable l'argument fondé sur la Charte (du fait notamment qu'aucun avis de question constitutionnelle n'avait été signifié aux procureurs généraux compétents). Il n'a donc guère accordé d'attention à la question de l'atteinte à la Charte, si ce n'était pour dire que si elle avait été soulevée en bonne et due forme, la réponse serait que les Lignes directrices en matière de conflits d'intérêts imposaient clairement une limitation raisonnable de la liberté d'expression, au regard de l'article premier de la Charte. Abstraction faite de la question constitutionnelle, il a conclu qu'elles étaient légales et appropriées, et ne constituaient vraiment pas un obstacle qui interdirait à l'appelante de recourir aux voies de droit contre le harcèlement sexuel, selon les procédures prévues à la Loi sur l'emploi dans la fonction publique et la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[11]      Le tribunal s'est penché sur une point plus difficile, savoir le critère juridique du harcèlement sexuel. Il a judicieusement conclu qu'il n'était pas nécessaire pour la plaignante de prouver l'intention de harceler. C'est là une conclusion fondée sur la jurisprudence1. Puisqu'il n'est pas nécessaire de prouver l'intention, la question se pose de savoir si le critère du harcèlement est un critère objectif ou subjectif. Le tribunal a conclu, judicieusement à mon avis, qu'il faut appliquer un critère objectif : il ne faut cependant pas l'appliquer du point de vue de « l'homme raisonnable » dans le cas où la plainte émane d'une femme, mais du point de vue de « la femme raisonnable » . À ce sujet, le tribunal a entendu une experte, Alison Heyford, professeure de sociologie, selon laquelle les hommes et les femmes n'ont pas la même conception du harcèlement, et ce qui pourrait paraître à un homme des relations interpersonnelles « normales » , pourrait être considéré par une femme comme menaçant ou ambigu. Le tribunal s'est largement appuyé sur la décision Ellison v. Brady2 dans laquelle la Cour d'appel (9e Circuit) des États-Unis a adopté le critère de la femme raisonnable comme suit :

     [TRADUCTION]

     principalement par ce motif qu'à notre avis, la norme observée par une personne raisonnable faisant abstraction du sexe tend à favoriser le sexe masculin et à ignorer systématiquement le point de vue féminin.3

Le tribunal, allant même plus loin, a abordé ce critère du point de vue de la victime, du moins en l'espèce. À preuve cette conclusion :

     [TRADUCTION]

     Même en considérant la nature et la conduite de l'entrevue du point de vue d'une femme raisonnable qui a été victime par le passé de harcèlement sexuel, je ne trouve offensant ni la conduite de l'entrevue ni le déni de possibilité d'emploi. Je suis convaincu que Mme Stadnyk a le profil du « rare employé hypersensible » dont fait état la décision Ellison.

Le tribunal en a conclu que même compte tenu du fait que l'appelante avait été victime de harcèlement sexuel par le passé et était de ce fait plus encline à voir du harcèlement dans ce qui se passait lors de l'entrevue, sa réaction n'était pas raisonnable. Il a conclu des preuves et témoignages qu'au moment en question, elle était hypersensible et « perturbée » 4. Elle ne voyait donc pas les choses en femme raisonnable ou en femme raisonnable qui avait été récemment victime de harcèlement.

[12]      Le tribunal l'a donc déboutée de sa plainte.

[13]      Cette décision a été portée devant un tribunal d'appel des droits de la personne, qui a entendu l'appel en janvier 1995. L'appelante n'était plus représentée par la Commission, mais par son propre avocat. Aucun nouvel élément de preuve n'a été produit, et l'affaire a été débattue sur la base de la transcription de l'audience initiale. Il était constant que l'appelante s'était vu dénier un emploi : les parties convenaient qu'il s'agissait uniquement de savoir si elle avait été sexuellement harcelée lors de l'entrevue avec Mme Hogarth le 25 janvier 1989. Les avocats des deux parties sont convenus qu'à la lumière de la jurisprudence en la matière5, le rôle du tribunal d'appel était essentiellement celui d'une cour d'appel : il n'était pas censé tirer ses propres conclusions sur les faits, mais était appelé à examiner si le tribunal de premier ressort avait commis une erreur évidente ou manifeste dans ses conclusions sur les faits, ou encore une erreur de droit. De fait, selon le tribunal d'appel, les parties sont convenues qu'il devait s'en remettre aux conclusions sur les faits du tribunal de premier ressort, et se limiter à examiner si celui-ci avait commis une erreur dans « les inférences et conséquences de droit » tirées de ces conclusions sur les faits. Il appert cependant que dans la résolution de l'appel, le tribunal d'appel a essentiellement suivi la pratique d'une cour d'appel dans la recherche de l'erreur évidente ou manifeste dans les conclusions sur les faits.

[14]      Le tribunal d'appel s'est abstenu à juste titre de remettre en question les conclusions du premier tribunal en matière de crédibilité, puisque c'était celui-ci qui avait entendu les témoins. Il n'a pu trouver aucune erreur manifeste dans les conclusions sur les faits de ce dernier ni aucune erreur dans ses conclusions de droit sur le critère à appliquer pour examiner s'il y avait harcèlement sexuel. Plus spécifiquement, il a conclu qu'une personne qui critiquait publiquement l'administration ne saurait faire un agent d'information efficace et crédible, que personne ne demandait à l'appelante de fermer les yeux sur le harcèlement sexuel ou de le tolérer, et qu'elle ne s'était pas vu dénier un recours éventuel aux procédures internes ouvertes aux fonctionnaires victimes de harcèlement sexuel. Il convenait avec le premier tribunal que quelqu'un qui avait ouvertement critiqué l'administration sur un sujet donné, devait raisonnablement s'attendre, lorsqu'il posait sa candidature à un poste d'agent d'information requérant des rapports avec les médias, à ce qu'on lui pose des questions sur les possibilités de conflit d'intérêts lors de l'entrevue relative à ce poste. Le tribunal d'appel a donc débouté l'appelante.

[15]      Celle-ci a subséquemment saisi la Section de première instance d'un recours en contrôle judiciaire. Elle faisait valoir dans son avis de requête que le tribunal d'appel « a commis une erreur de droit manifestement déraisonnable » en concluant à l'absence de discrimination ou, subsidiairement, que sa décision était « erronée et incorrecte » . L'appelante comparaissait sans ministère d'avocat à l'audience présidée par le juge Rothstein en novembre 1996. J'ai lu la transcription de cette audience : les arguments de l'appelante portaient sur un grand nombre de points, dont les conclusions détaillées sur les faits et la crédibilité. La seule question recevable sur recours en contrôle judiciaire (l'avis de requête ne soulevait en l'espèce aucune question de justice naturelle, et la compétence n'a été abordée que de façon indirecte à titre de conséquence des erreurs de fait) est de savoir si le tribunal d'appel a commis une erreur de droit ou encore si sa décision était fondée sur des conclusions de fait erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire ou au mépris des éléments de preuve dont il était saisi. Étant donné que l'objet du recours en contrôle judiciaire était la décision d'un tribunal d'appel ayant pour compétence limitée de rechercher l'erreur de fait évidente ou manifeste ou l'erreur de droit, le rôle de la Section de première instance était limité en fait. Dans ce contexte, le juge Rothstein a conclu qu'il y avait des preuves sur lesquelles le tribunal d'appel pouvait se fonder pour rendre la décision qu'il a rendue, et qu'il n'y avait aucune erreur au regard du critère juridique à appliquer en matière de harcèlement sexuel.

[16]      L'appelante a alors porté devant la Cour d'appel fédérale la décision rendue par la Section de première instance sur recours en contrôle judiciaire.

[17]      Il y a lieu de noter que devant notre Cour, l'appelante, cette fois avec ministère d'avocat, a cherché à faire valoir de nouveaux moyens. Elle a soutenu pour la première fois que le tribunal était prévenu contre elle. Et que la décision de ce dernier portait atteinte aux droits qu'elle tient de l'alinéa 2b) ainsi que des articles 7, 12 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour a déclaré ces moyens irrecevables. Pour ce qui est de la prévention, ce motif n'a été invoqué ni devant le tribunal d'appel ni dans le cadre du recours en contrôle judiciaire, et il n'y a dans le dossier aucun élément de preuve à l'appui de ce motif à même supposer qu'il soit recevable en cet état de la cause. En ce qui concerne les questions touchant la Charte, elles n'ont pas été soulevées de façon sérieuse devant le premier tribunal, et n'ont été invoquées ni devant le tribunal d'appel ni devant la Section de première instance. De même il n'y a eu aucun avis de question constitutionnelle. La Cour a donc examiné les motifs qui ont été régulièrement invoqués dans l'appel contre la décision rendue par la Section de première instance sur recours en contrôle judiciaire contre la décision du tribunal d'appel.

Analyse

[18]      Il y a lieu de noter en premier lieu que les questions suivantes sont exclues des chefs de conclusion recevables dans cet appel : le harcèlement sexuel est-il interdit par la Loi canadienne sur les droits de la personne? est-il possible de dire à des employés éventuels qu'ils auront à tolérer le harcèlement sexuel? ou est-il juridiquement acceptable que des ministères et organismes du gouvernement tolèrent sciemment la présence de coupables connus de harcèlement sexuel?

[19]      Bien qu'à diverses reprises l'appelante ait cherché à présenter les points litigieux sous cet angle, il est manifeste que dès l'audience du premier tribunal, la question essentielle a toujours été la suivante : que s'est-il passé lors de l'entrevue et, juridiquement parlant, ce qui s'est passé valait-il harcèlement sexuel? Depuis que le premier tribunal a rendu ces conclusions, l'appelante ne les a jamais contestées en bonne et due forme à propos de ce qui s'est passé. Son avocat a reconnu devant le tribunal d'appel qu'elle ne contestait pas les faits, mais les inférences qui auraient pu en être tirées et le point de droit que représentait la question de savoir si ces faits valaient harcèlement sexuel. L'avis de requête introductive du recours en contrôle judiciaire, déposé auprès de la Section de première instance et par lequel l'appelante concluait que le tribunal d'appel avait commis une erreur de droit ou, subsidiairement, que sa décision était « erronée et incorrecte » , ne peut, par application du paragraphe 18.1(4) de la Loi sur la Cour fédérale, invoquer que les motifs autorisés par la loi et ne permet pas à la Section de première instance de tirer elle-même des conclusions sur les faits.

[20]      Pour sa part, notre Cour, saisie de l'appel contre une décision rendue dans l'exercice du pouvoir de contrôle judiciaire, peut seulement examiner si la Section de première instance a exercé ce pouvoir tel qu'il est défini dans la Loi sur la Cour fédérale. Il semble maintenant nécessaire de rappeler en détail la norme de contrôle judiciaire que la Section de première instance aurait dû appliquer, peu importe que les parties l'aient invoquée ou non6. À mon avis, celle-ci ne saurait être tirée exclusivement de la jurisprudence portant au premier chef sur l'exercice par les cours supérieures provinciales du contrôle judiciaire de common law face aux dispositions privatives, mais doit encore être façonnée par les pouvoirs et responsabilités expressément conférés à la Cour fédérale par la Loi sur la Cour fédérale, lesquels ne sont pas généralement (comme en l'espèce) limités par les dispositions privatives. Les alinéas 18.1(4)c) et d) investissent notre Cour du pouvoir et de l'obligation de contrôler la décision d'une autorité administrative qui :


(c) erred in law in making a decision or an order

(d) based its decision or order on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it

c) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d'une erreur de droit

d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose

[21]      Il y aurait lieu de définir une norme de contrôle judiciaire des erreurs de droit par application de laquelle la Cour fédérale, lorsque la cause s'y prête, est tenue à un certain devoir de réserve vis-à-vis des conclusions de droit tirées par une autorité administrative experte dans l'interprétation de sa propre loi d'habilitation. En ce qui concerne le contrôle des décisions des tribunaux des droits de la personne, cependant, la Cour suprême du Canada a conclu, par décision majoritaire, que le juge judiciaire n'est guère tenu à pareille obligation vis-à-vis des conclusions de droit tirées par ces tribunaux7. Il s'ensuit qu'en l'espèce, le juge de première instance aurait commis une erreur s'il s'était contenté de s'en remettre aux conclusions de droit du tribunal d'appel, mais il a exposé par ses motifs sa propre vue sur la question de savoir si sur le plan juridique, les agissements dont l'appelante se plaignait pourraient valoir harcèlement sexuel et, ce faisant, il est parvenu à la même conclusion que le tribunal d'appel. En d'autres termes, il a appliqué la norme du bien-jugé, qui était indiquée dans les circonstances.

[22]      Pour ce qui est des conclusions sur les faits, c'est l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale qui définit la norme de contrôle judiciaire à exercer par la Cour fédérale. Il s'agit d'un champ de compétence relativement restreint : la Cour n'intervient que si elle juge que les conclusions sur les faits sont erronées, ou tirées de façon abusive et arbitraire, ou encore au mépris des éléments de preuve soumis au tribunal. Ainsi que l'a fait observer le juge Hugessen dans Canadian Pasta Manufacturers' Association c. Aurora Importing and Distributing Ltd. et al.8, une telle norme s'apparente à celle de la décision « manifestement déraisonnable » adoptée dans d'autres juridictions pour le contrôle des questions de fait.

[23]      Il échet donc d'examiner si le distingué juge saisi du recours en contrôle judiciaire a judicieusement exercé ses pouvoirs en la matière conformément aux normes susmentionnées.

[24]      La Cour n'a été saisie d'aucun argument cohérent qui lui eût permis de conclure que le juge saisi du recours en contrôle judiciaire aurait dû juger que le tribunal d'appel fondait sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou au mépris des éléments de preuve produits.

[25]      Reste à examiner l'importante question du critère juridique du harcèlement sexuel. Je conviens avec le premier tribunal que dans le cas où la plainte émane d'une femme, la norme doit être à tout le moins celle de la femme raisonnable. Je suis convaincu qu'il avait le bénéfice d'un témoignage d'expert compétent qui confirmait que l'interaction entre homme et femme pourrait être perçue différemment par les hommes et par les femmes, et qu'il serait erroné de juger de la convenance de pareille interaction du seul point de vue du soi-disant « homme raisonnable » , que ce terme s'entende uniquement du sexe masculin ou généralement de l'espèce humaine. Comme ce critère a été successivement adopté par le tribunal d'appel et, implicitement, par la Section de première instance, rien ne permet au tribunal d'appel, à la Section de première instance ou à notre Cour d'annuler la conclusion du tribunal de premier ressort que ce qui se passait lors de l'entrevue ne valait pas harcèlement sexuel aux yeux d'une femme raisonnable et ne portait donc pas atteinte à la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[26]      Je note que le tribunal est même allé plus loin, en concluant à titre incident qu'à supposer que le critère fût celui de la femme raisonnable ayant été récemment victime de harcèlement, il n'aurait toujours pas jugé que les agissements en question valaient harcèlement en l'espèce. Il n'est pas nécessaire que je décide expressément si le critère à observer est celui de la femme raisonnable ayant été récemment victime de harcèlement, étant donné qu'à la suite de ces conclusions sur les faits, le résultat final serait le même.

[27]      Cela dit, je partage l'avis du juge Rothstein qu'on pourrait « s'interroger sur la nécessité des deux questions hypothétiques qui ont été posées par Mme Hogarth » . Bien qu'il fût légitime de sa part de chercher à savoir comment l'appelante réagirait, auprès des médias, au harcèlement auquel cette dernière pourrait se buter au sein de la CEIC, la manière dont elle s'y prenait me semble maladroite. Les attributions de la Cour ne comprennent cependant pas la microgestion de la conduite des entrevues d'emploi, tant que cette conduite ne vaut pas harcèlement sexuel ou autre action interdite.

Décision

[28]      Par ces motifs, il faut rejeter l'appel. Étant donné les circonstances de la cause, il n'y a pas lieu d'allouer des dépens.

     Signé : B.L. Strayer

     ________________________________

     J.C.A.

Je souscris aux motifs ci-dessus.

     Signé : Julius A. Isaac, J.C.A.

Je souscris aux motifs ci-dessus.

     Signé : K. Sharlow, J.C.A.





Traduction certifiée conforme,




Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.


     COUR D'APPEL FÉDÉRALE

     AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER



DOSSIER No :              A-992-96

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Bobbi Stadnyk c. Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada

LIEU DE L'AUDIENCE :          Saskatoon (Saskatchewan)


DATE DE L'AUDIENCE :          26 mai 2000

MOTIFS DU JUGEMENT PRONONCÉS PAR LE JUGE STRAYER, J.C.A.


Y ONT SOUSCRIT :          Le juge Isaac, J.C.A.

                     Le juge Sharlow, J.C.A.


LE :                      21 juillet 2000



ONT COMPARU :


M. Reg Parker                  pour l'appelante

M. Mark Kindrachuk                  pour l'intimée


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :


Reg Parker Law Office              pour l'appelante

Saskatoon (Saskatchewan)

M. Morris Rosenberg                  pour l'intimée

Sous-procureur général du Canada




     Date : 20000721

     Dossier : A-992-96

     (T-698-95)

CORAM :      Le juge STRAYER

         Le juge ISAAC

         Le juge SHARLOW


Entre

     BOBBI STADNYK

     appelante

     - et -


     LA COMMISSION DE L'EMPLOI ET

     DE L'IMMIGRATION DU CANADA

     intimée





Audience tenue à Saskatoon (Saskatchewan), le vendredi 26 mai 2000




Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le vendredi 21 juillet 2000




MOTIFS DU JUGEMENT

PRONONCÉS PAR :      Le juge STRAYER

Y ONT SOUSCRIT :      Le juge ISAAC

     Le juge SHARLOW

__________________

1      Voir par exemple Action Travail des Femmes c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada , [1987] 1 R.C.S. 1114; Bhinder c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1985] 2 R.C.S. 561.

2      924 F. 2b 872.

3      Ibid., page 879.

4      Dossier d'appel, pages 49 et 50.

5      Voir par exemple Cashin c. Radio-Canada , [1988] 3 C.F. 494 (C.A.).

6      Pushpanathan c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 982.

7      Voir par exemple Canada c. Mossop , [1993] 1 R.C.S. 554; mais aussi L'Heureux-Dubé, "The 'Ebb' and 'Flow' of Administrative Law on the General Question of Law", in Taggart (éd.) The Province of Administrative Law (1997).

8      (1997) 208 N.R. 329 (C.A.F.).

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