Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20180813


Dossier : A-363-16

Référence : 2018 CAF 151

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

SYLVAIN LAFRENIÈRE

intimé

Audience tenue à Québec (Québec), le 22 juin 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 13 août 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y A (ONT) SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE BOIVIN

 


Date : 20180813


Dossier : A-363-16

Référence : 2018 CAF 151

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

SYLVAIN LAFRENIÈRE

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]  Le Procureur général du Canada (PGC ou l’appelant) interjette appel de la décision rendue par l’honorable juge St-Louis (la juge) le 7 juillet 2016 (Lafrenière c. Canada (Autorité des griefs des Forces canadiennes), 2016 CF 767). Celle-ci a accueilli la demande de contrôle judiciaire introduite par Sylvain Lafrenière (M. Lafrenière ou l’intimé) à l’égard de la décision rendue le 29 juin 2015 par le colonel J.R.F. Malo en sa qualité de Chef d’état-major de la Défense (CEMD) et d’autorité de dernière instance (ADI). L’ADI a reconnu qu’il y a eu certains manquements à l’équité procédurale dans la façon dont le dossier de M. Lafrenière a été traité, mais a refusé de transférer sa demande de compensation financière au Directeur-réclamations et contentieux des affaires civiles (DRCAC), et a refusé d’ordonner la production d’une lettre d’excuse signée par la haute direction militaire.

[2]  L’intimé interjette quant à lui un appel incident. Il demande à cette Cour de rejeter l’appel principal et de rendre la décision que l’ADI aurait dû rendre, c’est-à-dire de condamner le PGC à des dommages-intérêts de 400 000$, des dommages punitifs de 100 000$ et de contraindre les supérieurs de M. Lafrenière à lui remettre une lettre d’excuse. Subsidiairement, M. Lafrenière demande la scission de l’instance afin que le dossier soit transféré au DRCAC pour que soit examinée sa demande d’indemnisation. Subsidiairement à cette demande de scission, M. Lafrenière demande la conversion de la demande de contrôle judiciaire en action conformément au paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F-7.

[3]  Pour les raisons qui suivent, je suis d’avis d’accueillir l’appel incident, de convertir la demande de contrôle judiciaire en action et de renvoyer le dossier à la Cour fédérale pour qu’elle procède conformément aux présents motifs. Conséquemment, il n’est pas nécessaire de se prononcer sur l’appel principal.

I.  Faits

[4]  L’intimé a été membre des forces armées canadiennes (les FAC) de 1997 à 2012, date à laquelle il a été libéré pour des raisons médicales. Depuis le 8 juin 2007, suite à une blessure au genou, M. Lafrenière a des contraintes permanentes à l’emploi pour raisons médicales. Il s’est donc prévalu du programme de maintien en fonction visant à le préparer à réintégrer la vie civile. Sa demande a été acceptée et il a été transféré pour une période de 3 ans auprès de l’unité « Les Nouvelles de l’Armée », où il occupait la fonction de journaliste et où son travail était apprécié.

[5]  En juillet 2009, M. Lafrenière a fait l’objet d’allégations de conduite inappropriée. On lui reprochait notamment d’avoir produit un DVD avec les installations de l’armée sans avoir reçu les autorisations nécessaires, d’avoir vendu les DVD dans l’objectif de réaliser un profit personnel et d’avoir utilisé du matériel protégé par des droits d’auteur. Le 8 septembre 2009, il a perdu son poste de journaliste et a reçu une nouvelle affectation. Les raisons de son transfert ne lui ont pas été fournies. Le même jour, une enquête de la police militaire a été initiée concernant les allégations de conduite inappropriée. L’appelant n’en sera informé que le 22 octobre 2009, date à laquelle on lui remet une lettre du commandant de sa division en date du 9 octobre 2009 dans laquelle on l’avise que son changement de poste constitue une mesure administrative préventive.

[6]  Le 5 octobre 2010, toujours dans l’attente d’explications concernant sa mutation, M. Lafrenière a déposé un grief et a demandé une réponse écrite contenant « les raisons pour lesquelles (1) il a été retiré de son poste de journaliste; (2) il est sous enquête militaire; et (3) il n’a toujours pas été interrogé dans le cadre de l’enquête de la police militaire en cours depuis plus d’un an » (Décision de l’ADI à la p. 4; Recommandation du Comité à la p. 3).

[7]  En mars 2012, l’intimé a été avisé que l’enquête de la police militaire était maintenant close et que les allégations avaient été jugées non fondées. Le 19 novembre 2012, M. Lafrenière a été libéré des forces armées pour des raisons médicales.

II.  Historique procédural

[8]  Le 22 juillet 2013, soit deux ans et demi après le dépôt du grief, le Brigadier-général Jean-Marc Lanthier (l’autorité initiale) a accueilli favorablement le grief et a répondu aux trois questions posées. M. Lafrenière a néanmoins contesté cette décision au motif qu’elle ne répondait pas adéquatement à son grief. Il en a profité pour amender son grief, ajoutant des faits et demandant des mesures de réparation incluant une lettre d’excuse, 400 000$ pour dommages moraux, physiques et psychologiques et 100 000$ à titre de dommages punitifs.

[9]  L’affaire a été soumise au Comité externe des griefs militaires (le Comité), qui a conclu à de graves manquements à l’équité procédurale, notamment en raison du fait que l’intimé n’a pas été avisé des faits et gestes qui lui étaient reprochés avant d’être retiré de ses fonctions de journaliste, qu’il n’a pas eu l’opportunité d’être entendu et que la lettre du commandant du 9 octobre 2009 ne sert qu’à confirmer une décision déjà prise et ne révèle pas l’ensemble des motifs sur lesquels repose la décision. En ce qui concerne les réparations appropriées, le Comité a conclu qu’il ne pouvait pas recommander une compensation financière, le CEMD n’ayant pas la compétence pour l’octroyer. Il a néanmoins suggéré que soit formellement reconnu le fait que le droit à l’équité procédurale de l’intimé a été brimé et que le dossier soit transmis au DRCAC pour évaluer la possibilité d’octroyer une compensation financière.

[10]  M. Lafrenière a porté son grief devant l’ADI, dont la décision, rendue le 29 juin 2015, a fait l’objet d’un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, maintenant en appel devant cette Cour.

III.  Décisions contestées

A.  Décision de l’ADI

[11]  Examinant le grief de l’appelant de novo, l’ADI a conclu qu’il n’y avait pas lieu d’accorder de réparation à M. Lafrenière, estimant que le comité a exagéré le droit de l’intimé à l’équité procédurale. Pour l’ADI, il n’existe aucune obligation légale d’équité procédurale lorsqu’une chaîne de commandement impose une mesure administrative telle que le retrait de fonctions particulières à un membre des FAC. L’obligation d’équité procédurale n’entre en jeu qu’en cas de renvoi des forces armées. Vu les allégations qui pesaient contre l’appelant, la chaîne de commandement était d’autre part en droit d’imposer des mesures disciplinaires. La mesure imposée n’était d’ailleurs pas sévère : l’intimé a été retiré de son poste de journaliste, mais a pu être transféré ailleurs et rester dans les forces armées.

[12]  L’ADI a néanmoins estimé que la chaîne de commandement aurait dû traiter le dossier de façon plus diligente et de manière compatissante. Plus particulièrement, elle aurait dû faciliter la transmission d’informations et s’assurer que l’intimé puisse exposer son point de vue, ce qui aurait permis de résoudre le grief plus rapidement. L’ADI admet qu’un délai de deux ans et demi pour mener une enquête est inacceptable et que, bien qu’elle n’ait pas autorité sur la police militaire, la chaîne de commandement aurait dû assurer un meilleur suivi à cet égard. Le mécanisme approprié pour contester le délai lié à l’enquête de la police militaire aurait cependant consisté à déposer une plainte auprès de la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire du Canada, plutôt que de déposer un grief.

[13]  Quant aux redressements demandés, l’ADI a refusé d’ordonner des excuses, puisque de telles excuses ne seraient pas authentiques et pourraient être considérées comme une violation de la liberté d’expression. Elle a également refusé d’octroyer une compensation financière puisque les remèdes pour les motifs invoqués au soutien de la demande de compensation sont soit procéduraux, prévus par d’autres mécanismes (tels que la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, L.C. 2005, ch. 21 et la Loi sur les pensions, L.R.C. 1985, ch. P-6), ou ne sont pas de la responsabilité des FAC. La preuve au dossier sur les dommages subis était également considérée comme insuffisante.

B.  Décision de la Cour fédérale

[14]  Bien que les questions soulevées par les parties soient nombreuses, la Cour fédérale a déterminé que le seul fait d’avoir omis de traiter l’une des demandes soulevées par M. Lafrenière dans son grief, soit la compensation financière, est fatal, et rend la décision de l’ADI déraisonnable. La Cour a donc cassé la décision de l’ADI et lui a retourné le dossier pour réévaluation.

[15]  La Cour fédérale a précisé que la décision rendue dans l’affaire Canada c. Bernath, 2007 CAF 400, 290 D.L.R. (4th) 357 ne reflète plus l’état du droit sur la capacité de l’ADI d’octroyer une compensation financière. Le contexte législatif a changé, et le CEMD a maintenant compétence pour octroyer des dommages ne dépassant pas 100 000$, tel que l’a reconnu une décision plus récente de cette même Cour (Chua c. Canada (Procureur général), 2014 CF 285 au para. 13, 239 A.C.W.S. (3d) 374).

[16]  Par ailleurs, puisque M. Lafrenière n’ayant pas épuisé ses recours, la Cour fédérale a refusé de convertir sa demande en action.

IV.  Questions en litige

[17]  L’appel porte essentiellement sur la raisonnabilité de la décision de l’ADI, et plus particulièrement sur la question de savoir s’il a erré en ne se prononçant pas sur sa compétence d’octroyer ou non une compensation financière, comme l’a conclu la Cour fédérale. L’appel incident, quant à lui, remet en question la décision de la Cour fédérale de refuser de convertir la demande de contrôle judiciaire de M. Lafrenière en action.

[18]  Pour les raisons qui suivent, je suis d’avis que la présente affaire peut être décidée sur la seule base de l’appel incident. La question de la raisonnabilité de la décision de l’ADI devient donc théorique, puisque c’est à la Cour fédérale qu’il reviendra d’examiner cette question dans le cadre de son analyse des éléments constitutifs du recours en dommage (et notamment de la faute) dont elle sera saisie suite à la conversion de la demande de contrôle judiciaire en action. À l’audience, les parties se sont d’ailleurs entendues pour dire que si cette Cour accède à la demande de conversion, il n’y a plus lieu de traiter de la raisonnabilité de la décision de l’ADI.

V.  Analyse

[19]  L’article 18.4 de la Loi sur les Cours fédérales prévoit que la Cour fédérale peut ordonner la conversion d’une demande de contrôle judiciaire en action :

Procédure sommaire d’audition

Hearings in summary way

18.4 (1) Sous réserve du paragraphe (2), la Cour fédérale statue à bref délai et selon une procédure sommaire sur les demandes et les renvois qui lui sont présentés dans le cadre des articles 18.1 à 18.3.

18.4 (1) Subject to subsection (2), an application or reference to the Federal Court under any of sections 18.1 to 18.3 shall be heard and determined without delay and in a summary way.

Exception

Exception

(2) Elle peut, si elle l’estime indiqué, ordonner qu’une demande de contrôle judiciaire soit instruite comme s’il s’agissait d’une action.

(2) The Federal Court may, if it considers it appropriate, direct that an application for judicial review be treated and proceeded with as an action.

[20]  À la lecture de cette disposition, il apparaît clair que la décision de convertir une demande de contrôle judiciaire en action est de nature discrétionnaire (voir Slansky c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 199 aux paras. 59 et 63, 364 D.L.R. (4th) 112; Drapeau c. Canada (Ministre de la Défense nationale) (1995), 179 N.R. 398, au para. 1 (C.A.F.); Association des Crabiers Acadiens Inc. c Canada (Procureur général), 2009 CAF 357 au para. 35, 402 N.R. 123 (Association des Crabiers Acadiens)). Cette décision est sujette aux normes de contrôle applicables en appel, telles que formulées par la Cour suprême dans l’arrêt Housen .c Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. C’est dire que cette Cour interviendra si la Cour fédérale a commis une erreur quant à l’identification des principes juridiques applicables à la conversion; dans l’hypothèse où aucune telle erreur n’a été commise, cette Cour n’interviendra que dans la mesure où la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante dans l’application de ces principes ou dans l’évaluation des faits.

[21]  À mon avis, la Cour fédérale a erré en droit en refusant de convertir la demande de contrôle judiciaire en action. La juge en est arrivée à cette conclusion pour le seul motif que M. Lafrenière devait d’abord épuiser son recours en matière de grief avant de pouvoir intenter une action. Dans le seul paragraphe de ses motifs consacré à cette question, elle écrit :

[68] Au surplus, les recours de M. Lafrenière n’étant pas épuisés, la Cour ne peut considérer l’opportunité d’instruire la demande en action (Chua, au para 13, et Moodie c Canada, 2008 CF 1233 au para 41, confirmé par Moodie c Canada (Défense nationale), 2010 CAF 6).

[22]  L’état du droit sur la conversion a cependant évolué au cours des dernières années. En 2005, dans Canada c. Grenier, 2005 CAF 348, 344 N.R. 102, cette Cour avait confirmé la tendance jurisprudentielle selon laquelle la demande en contrôle judiciaire et l’action en dommages devaient être considérées comme deux recours mutuellement exclusifs. La Cour avait expliqué que l’intimé était forclos d’intenter un recours en dommages-intérêts tant qu’il n’avait pas épuisé ses recours internes, c’est-à-dire tant qu’il n’avait pas demandé le contrôle judiciaire de la décision administrative en cause. L’action en dommages qu’il avait intentée était alors considérée comme une contestation indirecte de la décision administrative. Les deux décisions invoquées par la juge au soutien de son rejet de la demande de conversion, Chua c. Canada (Procureur général), 2014 CF 285 au para. 13 et Moodie c. Canada, 2008 CF 1233 au para. 41, 336 F.T.R. 269, conf. par 2010 CAF 6, 399 N.R. 14, suivent cette tendance jurisprudentielle.

[23]  Or, la Cour suprême a renversé cette interprétation restrictive du paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales dans Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, 327 D.L.R. (4th) 527 (TeleZone). Gardant à l’esprit les préoccupations d’accès à la justice, elle a unanimement refusé d’imposer l’obligation à un demandeur voulant se faire indemniser de pertes subies à la suite d’une décision administrative d’intenter d’abord un recours en contrôle judiciaire. La Cour a précisé comme suit, au paragraphe 19 :

Le demandeur qui veut obtenir l’annulation d’une décision de l’administration fédérale doit procéder par voie de contrôle judiciaire, comme le précise l’arrêt Grenier.  Par contre, s’il ne s’oppose pas à ce que la décision continue de s’appliquer, mais cherche plutôt à se faire indemniser des pertes qu’il dit avoir subies (comme en l’espèce), il n’existe aucune raison logique de lui imposer l’étape supplémentaire d’un détour devant la Cour fédérale pour le contrôle judiciaire de la décision (entreprise pouvant parfois se révéler coûteuse en soi), alors que ce n’est pas le recours qui lui convient.  L’accès à la justice exige que le demandeur puisse exercer directement le recours qu’il a choisi et, autant que possible, sans détours procéduraux.

[24]  Depuis 2010, il n’y a donc plus d’obligation d’épuiser les recours internes avant d’intenter une action en dommages. La décision de cette Cour dans Meggeson c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 175, 434 N.R. 52 (Meggeson) applique la décision rendue par la Cour suprême dans TeleZone et lui donne effet dans le contexte de la conversion. Dans cette affaire qui présente plusieurs similarités avec la présente, la Cour d’appel fédérale a indiqué au paragraphe 37 qu’une approche large et libérale du paragraphe 18.4(2) devait être privilégiée :

[…] il y a lieu dorénavant de soutenir une approche large et libérale afin de traiter les demandes de contrôle judiciaire comme des actions en application du paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales, permettant ainsi de promouvoir et de faciliter l’accès à la justice et d’éviter des coûts, des délais et des incertitudes inutiles aux justiciables qui cherchent à exercer différents types de recours contre l’État.

[25]  Bien entendu, cela ne signifie pas qu’une demande de conversion sera accueillie dans tous les cas où elle est demandée. Comme l’a précisé cette Cour dans les arrêts Slansky c Canada (Procureur général), 2013 CAF 199 (aux paragraphes 56 et 60) et Tlseil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 (au paragraphe 104), la conversion est réservée à des cas exceptionnels somme toute assez rares. Là où la Cour fédérale a erré dans le présent dossier, c’est en ne s’en tenant qu’au facteur de l’épuisement de recours (écarté dans TeleZone), plutôt que de considérer l’ensemble des critères dégagés dans l’arrêt Association des crabiers acadiens. Dans cette affaire, cette Cour a conclu qu’une demande de contrôle judiciaire pouvait être instruite comme s’il s’agissait d’une action lorsqu’il est nécessaire d’atténuer les lacunes des réparations qui peuvent être accordées par le biais d’un contrôle judiciaire. Il en ira ainsi, notamment, dans les circonstances suivantes :

  • a) lorsqu’une demande de contrôle judiciaire ne fournit pas de garanties procédurales suffisantes lorsqu’on cherche à obtenir un jugement déclaratoire (Haig c. Canada, [1992] 3 C.F. 611 (C.A.F.);

  • b) lorsque les faits permettant à la Cour de prendre une décision ne peuvent être établis d’une manière satisfaisante par simple affidavit (Macinnis c. Canada, [1994] 2 C.F. 464 (C.A.F.));

  • c) lorsqu’il y a lieu de faciliter l’accès à la justice et d’éviter des coûts et des délais inutiles (Drapeau v. Canada (Minister of National Defence), [1995] A.C.F. n°. 536 (C.A.F.)); et

  • d) lorsqu’il est nécessaire de remédier aux lacunes qu’une demande de contrôle judiciaire présente en matière de réparation, tel l’octroi de dommages-intérêts (Hinton c. Canada, [2009] 1 R.C.F. 476).

Association des Crabiers Acadiens, au para 39

[26]  L’application de ces critères aurait amené la juge à conclure que la demande de conversion présentée par M. Lafrenière était tout à fait justifiée. Bien que le premier critère ne soit pas applicable en l’instance, puisque M. Lafrenière ne conteste pas comme telle la légalité de la décision prise par les forces armées, mais invoque plutôt la responsabilité extracontractuelle de l’État, j’estime que les trois autres critères militent clairement en faveur de la conversion.

[27]  D’abord, M. Lafrenière ne pourra établir la preuve des dommages qu’il allègue avoir subis par simples affidavits. Une expertise médicale et une preuve actuarielle seront sans aucun doute pertinentes. Comme l’appelant risque de contester l’existence et la quantification des dommages, de même que leur lien de causalité avec les fautes reprochées, des interrogatoires et contre-interrogatoires seront nécessaires.

[28]  D’autre part, la demande de contrôle judiciaire présente plusieurs lacunes en matière de réparation. En l’espèce, M. Lafrenière demande une compensation financière de 400 000$ ainsi que des dommages punitifs de 100 000$. Or, une cour de justice ne peut octroyer de dommages dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Elle ne pourrait octroyer que des remèdes de nature administrative tels que la réinsertion, dans le cas d’une perte d’emploi, ou encore le transfert d’un employé. Si l’ADI décidait de transmettre le dossier au DRCAC et que celui-ci ordonnait une compensation financière, celle-ci ne pourrait être qu’à hauteur de 100 000$, alors que M. Lafrenière demande 400 000$. La demande de contrôle judiciaire ne fournit donc pas des remèdes adéquats à l’intimé, et seule une action en dommages-intérêts permettrait la réparation que réclame M. Lafrenière.

[29]  Enfin, les considérations d’accès à la justice militent fortement en faveur de la conversion. La procédure de grief a été initiée il y a 8 ans, et les évènements en cause remontent à plus de 9 ans. Il s’agit d’un dossier qui a été bâclé et qui aurait pu être résolu bien plus rapidement si la chaîne de commandement avait fait preuve de plus de diligence, avait rencontré M. Lafrenière dès le début et lui avait permis d’offrir sa version des faits.

[30]  Si la conversion était refusée et que la décision de la juge était maintenue, le dossier serait renvoyé à l’ADI pour que celle-ci se prononce sur l’opportunité d’un paiement à titre gracieux. L’ADI pourrait alors de nouveau demander un rapport au Comité avant de prendre sa décision. Si la conclusion voulait qu’il ne fût pas opportun de faire acheminer le dossier au DRCAC pour l’octroi d’un paiement à titre gracieux, une possibilité qui n’est pas à exclure, M. Lafrenière serait contraint de demander à nouveau le contrôle judiciaire de la décision à la Cour fédérale. Les délais pourraient encore augmenter si on interjetait appel devant cette Cour.

[31]  En suivant le raisonnement de la juge, ce n’est que lors de ce potentiel second contrôle judiciaire que M. Lafrenière pourrait demander et obtenir la conversion en action. Il va sans dire qu’une telle procédure pourrait entraîner des délais supplémentaires avant la résolution du conflit. L’intimé assume seul les honoraires extrajudiciaires de son procureur, et la multiplication des procédures et des délais entraînera inévitablement une augmentation des coûts. Par ailleurs, le délai de prescription pour introduire une action en dommages est maintenant écoulé, le fait générateur ayant eu lieu en septembre 2009 et la cristallisation du préjudice, au plus tard en juillet 2012 avec le dépôt des rapports médicaux sur les conséquences psychologiques subies par l’intimé. La conversion est donc l’unique remède qui permettrait à M. Lafrenière d’obtenir une compensation, si les éléments constitutifs de la responsabilité extracontractuelle sont établis.

[32]  Les tribunaux doivent offrir aux justiciables un moyen efficace et accessible de régler leurs différends. L’accès à la justice est un pilier de la démocratie canadienne; il vise à assurer la primauté du droit, l’égalité de tous devant la loi et un règlement pacifique des litiges. Un délai de 9 ans pour régler une affaire relativement mineure et résultant principalement d’un manque de communication est abusif et nuit à la considération de la justice et à la primauté du droit. La conversion en action n’est pas un remède parfait et ne permettra pas une détermination immédiate des dommages auxquels M. Lafrenière pourrait avoir droit si la faute de l’appelant était établie. Néanmoins, il s’agit du moyen le plus rapide et efficace d’offrir un recours à l’intimé. Il ne s’agit pas uniquement d’une question d’accès à la justice; il en va également de l’économie des ressources judiciaires. Poursuivre ce va-et-vient déjà trop long et coûteux entre le Comité, l’ADI, le DRCAC, la Cour fédérale et cette Cour ne servirait ni M. Lafrenière ni les FAC. Il importe de choisir la procédure la plus rapide et efficace de mettre un terme à un conflit qui dure depuis 9 ans. L’intérêt de la justice commande donc d’accueillir l’appel incident et de convertir la demande en action.

[33]  Il va sans dire que si M. Lafrenière devait échouer dans son action en dommages, il lui serait toujours loisible de présenter une demande de paiement à titre gracieux en s’adressant directement au DRCAC. En effet, de telles demandes n’ont pas à être obligatoirement transmises par le biais de l’ADI. Bien entendu, M. Lafrenière devrait respecter toutes les exigences requises par les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC) et les décrets en cette matière, et plus particulièrement les conditions découlant du Décret relatif au versement de paiements à titre gracieux dans le cadre de la procédure des Forces canadiennes applicable aux griefs (Décret du Conseil 2012-0861). La décision du DRCAC étant purement discrétionnaire, elle ne serait pas susceptible de contrôle judiciaire.

VI.  Conclusion

[34]  Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel incident, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale et j’ordonnerais que  la demande de contrôle judiciaire déposée par M. Lafrenière soit instruite comme s’il s’agissait d’une action conformément au paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales. L’intimé aura 30 jours suivant la date du jugement pour signifier et déposer sa déclaration.   Les délais prévus par les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, s’appliqueront pour les étapes ultérieures. Le tout avec dépens fixés à 2000$ en faveur de l’intimé.

 « Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Johanne Gauthier, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Richard Bovin, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-363-16

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. SYLVAIN LAFRENIÈRE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Québec (Québec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 juin 2018

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

Y ONT (A) SOUSCRIT :

la juge gauthier

LE JUGE BOIVIN

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 AOÛT 2018

 

 

COMPARUTIONS :

Anne-Marie Desgens

 

Pour l’appelant

 

Dominique Bertrand

 

Pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour l’appelant

 

Cabinet Guy Bertrand Inc.

Québec (Québec)

Pour l’intimé

 

 

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