Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date: 19990610


Dossier: A-315-99

     OTTAWA (ONTARIO), LE JEUDI, 10 JUIN 1999

PRÉSENT(S):      LE JUGE LÉTOURNEAU

ENTRE:

     JEAN-ALAIN BISAILLON

     - et -

     HYPNAT LTÉE

     - et -

     HYPNAT LTÉE, COURTIER

     APPELANTS

     (Demandeurs)

ET:

     SA MAJESTÉ LA REINE

     - et -

     MINISTRE DU REVENU NATIONAL

     - et -

     CAROLE GOUIN, en sa qualité de Directrice du bureau

     des services fiscaux de Montréal, Revenu Canada

     INTIMÉS

     (Défendeurs)

     - et -

     BANQUE LAURENTIENNE DU CANADA

     INTIMÉE

     (Défenderesse)

     ORDONNANCE

         La demande de sursis d'exécution intérimaire est accueillie avec frais à suivre le sort de l'appel au mérite de l'ordonnance du juge des requêtes rendue par ce dernier le 12 mai 1999 dans le dossier T-291-99 et rejetant la requête en sursis des requérants.

         Il est ordonné de surseoir à l'exécution de la demande péremptoire de production de documents et de renseignements émise par Revenu Canada, le 26 janvier 1999, concernant Hypnat Ltée, Courtier et adressé à la Banque Laurentienne jusqu'à ce que jugement soit rendu par cette Cour sur l'appel au mérite de ladite ordonnance du juge des requêtes.

         Il est aussi ordonné que l'appel dans le présent dossier obéisse aux normes et à l'échéancier suivants:

a)      d'une durée d'une journée, l'appel sera entendu à Montréal, le mardi, 21 septembre 1999;
b)      le Dossier d'appel à être produit conjointement par les parties devra inclure les pièces suivantes:
     (i)      le dossier de requête des appelants pour l'obtention d'une ordonnance de sursis devant la Cour fédérale, division de première instance, incluant la requête, la déclaration sous serment de Me Jacques Matte et les pièces à l'appui;
     (ii)      le dossier de réponse des intimés à la requête en sursis des appelants ainsi que la déclaration de Monsieur Jean-Pierre Lemay incluant les pièces, dont la demande péremptoire entreprise;
     (iii)      la transcription des contre-interrogatoires sur déclaration assermentée de Messieurs Jacques Matte et Jean-Pierre Lemay;
     (iv)      l'ordonnance prononcée par le juge des requêtes le 12 mai 1999 et les motifs à l'appui; et
     (v)      l'avis d'appel des appelants déposé le 18 mai 1999;
(c)      le Dossier d'appel des parties devra être déposé au greffe au plus tard le 29 juin 1999;
(d)      le Mémoire de fait et de droit des appelants devra être signifié et produit au greffe au plus tard le 15 juillet 1999;
(e)      le Mémoire de fait et de droit des intimés devra être signifié et produit au greffe au plus tard le 16 août 1999;
(f)      les appelants et les intimés pourront produire des Cahiers des lois et des règlements distincts en évitant les répétitions, mais ces Cahiers devront être produits au greffe au plus tard le 23 août 1999.

         En cas de défaut des appellants de respecter le présent échéancier, les intimés pourront, par requête, s'adresser à un juge de la Cour pour demander l'annulation du présent sursis.

     "Gilles Létourneau"

     j.c.a.


Date: 19990610


Dossier: A-315-99

CORAM:      LE JUGE LÉTOURNEAU

ENTRE:

     JEAN-ALAIN BISAILLON

     - et -

     HYPNAT LTÉE

     - et -

     HYPNAT LTÉE, COURTIER

     APPELANTS

     (Demandeurs)

ET:

     SA MAJESTÉ LA REINE

     - et -

     MINISTRE DU REVENU NATIONAL

     - et -

     CAROLE GOUIN, en sa qualité de Directrice du bureau

     des services fiscaux de Montréal, Revenu Canada

     INTIMÉS

     (Défendeurs)

     - et -

     BANQUE LAURENTIENNE DU CANADA

     INTIMÉE

     (Défenderesse)

     Audience tenue à Montréal (Québec), le mercredi, 9 juin 1999

     Ordonnance prononcée à Ottawa (Ontario), le jeudi, 10 juin 1999

MOTIFS D'ORDONNANCE:      LE JUGE LÉTOURNEAU


Date: 19990610


Dossier: A-315-99

CORAM:      LE JUGE LÉTOURNEAU

ENTRE:

     JEAN-ALAIN BISAILLON

     - et -

     HYPNAT LTÉE

     - et -

     HYPNAT LTÉE, COURTIER

     APPELANTS

     (Demandeurs)

ET:

     SA MAJESTÉ LA REINE

     - et -

     MINISTRE DU REVENU NATIONAL

     - et -

     CAROLE GOUIN, en sa qualité de Directrice du bureau

     des services fiscaux de Montréal, Revenu Canada

     INTIMÉS

     (Défendeurs)

     - et -

     BANQUE LAURENTIENNE DU CANADA

     INTIMÉE

     (Défenderesse)

     MOTIFS D'ORDONNANCE

LE JUGE LÉTOURNEAU

[1]      Je suis saisi d"une requête pour directives et pour sursis d"exécution intérimaire présentée en vertu des articles 358 et suivants des Règles de pratique de la Cour fédérale (1998) .

[2]      La requête pour directives vise à faire déterminer le contenu du Dossier d'appel dans le dossier A-315-99, à fixer un échéancier pour une instruction rapide de cet appel et, finalement, à fixer une date pour son audition.

[3]      La requête pour ordonnance de sursis d"exécution intérimaire a trait à une demande production de documents et de renseignements au sujet d"Hypnat Ltéé Courtier, faite à la Banque Laurentienne du Canada par Revenu Canada en vertu du paragraphe 231.2(1) de la Loi de l"impôt sur le Revenu (Loi).

[4]      Les requérants demandent un sursis d"exécution de la demande de production de documents jusqu"à ce que jugement soit rendu par cette Cour en appel de l"ordonnance rendue le 12 mai 1999 par un juge de la division de première instance. Par cette ordonnance, le juge des requêtes avait rejeté une demande faite par les requérants de surseoir à la production des documents demandés jusqu'à ce que jugement soit rendu par la Cour fédérale dans l'action intentée par les requérants dans le dossier T-291-99 et qui vise à faire annuler la demande de production de documents de Revenu Canada.

Les faits et la procédure

[5]      Les faits de cette affaire sont les suivants. Le requérant Jean-Alain Bisaillon est un homme d"affaires détenant des intérêts dans les deux sociétés requérantes, Hypnat Ltée (Hypnat) et Hypnat Ltée Courtier (Courtier). Ces sociétés oeuvrent toutes deux dans le domaine du courtage de prêts hypotécaires et du développement immobilier. Hypnat doit à Revenu Canada d"importantes sommes d"argent relativement aux années d"imposition 1989 à 1992 qui font l'objet de contestations. Pour l'année 1994, le montant incontesté dû à Revenu Canada, confirmé par certificat enregistré à la Cour, et que ce dernier s'efforce de recouvrer, s'élève à plus de 230 000$.

[6]      Par ailleurs, Revenu Canada a appris que Courtier, fondée en 1993, devait une somme de 1 664 078, 80$ à Hypnat à la fin de son exercice financier qui s"est terminé le 31 janvier 1996. Une première demande de renseignements fut adressée à Hypnat en juin 1998. Aucune réponse ne s"ensuivit. Revenu Canada adressa alors à Courtier une demande de renseignements à ce sujet et une demande formelle de paiement le 8 juillet 1998. N"ayant reçu ni réponse ni paiement de Courtier, Revenu Canada formula auprès de la Banque Laurentienne, le 26 janvier 1999, une demande de renseignements et de documents relatifs aux affaires de sa cliente, Courtier, en vertu du paragraphe 231.2 (1) de la Loi. Ce paragraphe se lit comme suit:

     231.2(1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre peut, sous réserve du paragraphe (2) et, pour l'application et l'exécution de la présente loi, par avis signifié à personne ou envoyé par courrier recommandé ou certifié, exiger d'une personne, dans le délai raisonnable que précise l'avis:         
         a) qu'elle fournisse tout renseignement ou tout renseignement supplémentaire, y compris une déclaration de revenu ou une déclaration supplémentaire;         
         b) qu'elle produise des documents.         

[7]      La demande de renseignements faite à la Banque Laurentienne visait à obtenir des renseignements sur les activités bancaires de Courtier et à vérifier si celle-ci a effectué des paiements à Hypnat malgré la demande péremptoire de paiement qui lui fut faite.

[8]      Les requérants s"opposèrent à cette demande en intentant une action en Cour fédérale. Cette action cherche à faire déclarer illégale et nulle la demande faite par Revenu Canada à la Banque Laurentienne au motif qu"elle est indûment vague et qu"elle ne constitue en fait qu"une partie de pêche non autorisée par le paragraphe 231.2(1) de la Loi. Les requérants allèguent en effet que le ministre tente, par cette demande, de recueillir des éléments de preuve qui pourraient servir contre Bisaillon et Hypnat dans les procédures criminelles intentées contre ces derniers en vertu des alinéas 239(1)a ) et d) de la Loi pour les années d"imposition 1991 et 1992. Les requérants prétendent aussi que le paragraphe 231.2 (1) de la Loi est constitutionnellement inopérant parce qu'il viole l"article 8 de la Charte des droits et libertés de la personne (Charte) dans les circonstances de la présente affaire.

[9]      C"est dans ce contexte que les requérants ont présenté leur requête pour surseoir à la production de documents et de renseignements jusqu"à ce que jugement soit rendu au mérite sur leur contestation en première instance de ladite demande de documents et de renseignements. Pour obtenir le sursis demandé, les requérants se devaient de rencontrer les trois critères établis par la Cour suprême dans l"arrêt Metropolitan Stores1, à savoir que leur action soulève une question sérieuse à trancher, qu"ils subiront un préjudice irréparable si le sursis n"est pas accordé et que la prépondérance des inconvénients penche en leur faveur.

La décision du juge des requêtes

[10]      Devant le juge des requêtes, les requérants s"appuyèrent fortement sur l"arrêt 143471 Canada Inc. c. Québec (P.G. )2 dans lequel la Cour suprême avait ordonné l"entiercement des documents saisis jusqu"à ce que la validité constitutionnelle des dispositions autorisant les perquisitions et les saisies ait été déterminée. Ce dernier examina la décision de la Cour suprême et fit ressortir qu"il s"agissait alors de saisies et de perquisitions effectuées dans des résidences et dans des locaux commerciaux qui étaient beaucoup plus envahissantes que des simples demandes de production de documents comme en l"espèce.

[11]      Le juge nota aussi que, dans le cas sous étude, la demande de renseignements adressée à la Banque Laurentienne était faite dans un contexte administratif où les attentes en matière de vie privée sont beaucoup moins élevées que dans un contexte criminel.

[12]      Le juge nota ensuite que, dans l"arrêt McKinlay Transport Ltd3, la Cour suprême avait déclaré constitutionnellement valide le prédécesseur du paragraphe 231.2(1) au motif que le terme "abusif" à l"article 8 de la Charte devait recevoir une interprétation moins stricte dans un contexte administratif et réglementaire. Le juge s"autorisa de cet arrêt pour conclure qu"une demande faite en vertu du paragraphe 231.2 (1) de la Loi n"avait pas besoin d"être conforme aux critères très stricts applicables au contexte criminel dégagés dans l"affaire Hunter c. Southam4 puisque la Loi de l"impôt était une loi de nature réglementaire et que, dans la mesure où la portée de la disposition avait été restreinte aux situations dans lesquelles les renseignements réclamés par le ministre étaient utiles pour établir la dette fiscale d"un contribuable, la saisie était valide.

[13]      Le juge n"attacha pas de poids à l"argument des requérants à l"effet que l"arrêt McKinlay n"avait pas considéré la situation de contribuables déjà aux prises avec des poursuite criminelles dirigées contre eux par Revenu Canada et que, dans ce contexte, l"expectative de vie privée devait être plus élevée. En effet, selon le juge, cet argument était purement spéculatif. Il n"y avait aucun fondement factuel pour soutenir cette allégation car rien ne démontrait que le Ministre entendait obtenir des éléments de preuve contre Bisaillon et Hypnat en demandant des renseignements à la Banque Laurentienne.

[14]      Au surplus, le juge nota que Courtier avait été fondée en 1993 alors que les accusations criminelles contre Hypnat et Bisaillon se rapportaient aux années d"imposition 1991 et 1992. Ainsi, selon le juge, il n"y avait aucune connexité entre la demande de renseignements et les accusations criminelles, cette demande ayant pour objet légitime le recouvrement de la dette fiscale de Hypnat.

[15]      Enfin, le juge nota qu"à tout événement, si des éléments incriminants étaient découverts, les avocats des accusés pourraient les faire exclure sous le paragraphe 24(2) de la Charte. En conséquence, le juge décida que l"action des requérants ne soulevait aucune question sérieuse à trancher.     

[16]      Quant au préjudice irréparable que pourraient subir les requérants, le juge déclara qu"aucun préjudice n"était allégué dans la déclaration assermentée faite au nom des requérants au soutien de leur requête et que, de toute façon, rien ne démontrait que les renseignements et les documents détenus par la Banque pourraient fournir de la preuve incriminante. Ainsi, quant à lui, aucune preuve de préjudice irréparable ne fut établie.

[17]      En ce qui concerne la prépondérance des inconvénients, le juge estima qu"elle penchait en faveur de l"État, vu son intérêt légitime à recouvrer une créance qu"un délai dans l"obtention de renseignements pourrait compromettre. Ainsi, la requête fut rejetée puisque les critères de l"arrêt Metropolitan Stores n"étaient pas rencontrés par les requérants.

Analyse des prétentions des requérants

[18]      Devant moi, les requérants soutiennent qu'il est bien établi depuis les arrêts de la Cour suprême dans Labatt Breweries of Canada Limited5 et 143471 Canada Inc, précité, que les tribunaux préfèrent préserver les droits des justiciables jusqu"au jugement au mérite afin d'éviter qu'ils ne soient irrémédiablement compromis et que les justiciables soient privés d'un recours utile.

[19]      Dans la récente affaire RJR-MacDonald6, la Cour suprême a réitéré que le test applicable était celui énoncé dans l"arrêt Metropolitan Stores , précité:

     L"arrêt Metropolitain Stores établit une analyse en trois étapes que les tribunaux doivent appliquer quand ils examinent une demande de suspension d"instance ou d"injonction interlocutoire. Premièrement, une étude préliminaire du fond du litige doit établir qu"il y a une question sérieuse à juger. Deuxièmement, il faut déterminer si le requérant subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée. Enfin, il faut déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l"on accorde ou refuse le redressement en attendant une décision sur le fond. Il peut être utile d"examiner chaque aspect du critère et de l"appliquer ensuite aux faits en l"espèce.         

[20]      Dans le cadre de la requête qui m'est soumise, il faut bien comprendre que l"on ne demande pas le sursis de la demande de production de documents jusqu"à ce que jugement sur l"action visant à la faire annuler soit rendu. En effet, il ne s"agit pas pour moi de statuer en appel de la décision du juge des requêtes, mais simplement de déterminer si un sursis intérimaire devrait être accordé jusqu"à ce que la Cour d'appel ait décidé du bien-fondé de la décision du juge des requêtes de refuser d"octroyer un sursis jusqu"à ce qu"une décision au mérite soit rendue sur les procédures intentées par les requérants devant la division de première instance.

[21]      De toute évidence, si les requérants n"obtiennent pas le sursis demandé en l"instance et si le Ministère obtient les renseignements et les documents demandés avant qu"une décision ne soit rendue sur l"appel, ce qui sera très probablement le cas, cet appel deviendra théorique. C"est dans ce contexte précis et limité, qui doit faire abstraction des profondes réserves que je puisse avoir quant au bien-fondé de l'appel au mérite, que je dois examiner la présente demande de sursis.

Question sérieuse à trancher

    

[22]      Dans un premier temps, il faut donc vérifier si l"appel des requérants soulève une question sérieuse à être tranchée. Les principaux motifs contenus à l"Avis d"appel des requérants peuvent être résumés ainsi:

1)      Le juge a erré en concluant que la demande de renseignements était faite en contexte administratif et, en conséquence, qu"une norme assouplie s"appliquait en matière de protection constitutionnelle, alors que Bissaillon et Hypnat sont poursuivis au criminel.
2)      Le juge a erré en concluant que l"utilisation des éléments recueillis dans le cadre de la demande de renseignements dans les poursuites criminelles était purement spéculative, ignorant ainsi la preuve devant lui et, plus particulièrement, le contre-interrogatoire de Jean-Pierre Lemay.
3)      Le juge a erré en concluant qu"il n"y avait pas de connexité entre la demande de renseignements et les poursuites criminelles.
4)      Le juge a erré en ne considérant pas dans son analyse de la requête en sursis le caractère vague et imprécis de la demande de production de renseignements et de documents.
5)      Le juge a erré: a) en concluant à l"absence d"une question sérieuse à trancher dans l"action des requérants eu égard à la décision 143471 Canada Inc. c. Québec (P.G. ); b) en concluant que la divulgation de renseignements confidentiels ne causerait pas de préjudice irréparable aux appelants en violation de l"arrêt 143471 Canada Inc. ; et c) en concluant que la prépondérance des inconvénients penchait en faveur de l"État alors même qu"il n"y avait aucune preuve d"un préjudice quelconque à la Couronne.

[23]      À la lumière des arrêts McKinlay, précité, et Grimwood7, il appert que la demande de production de documents et de renseignements prévue par la disposition en cause, i.e., le paragraphe 231.2(1) de la Loi, s"inscrit bel et bien dans un contexte réglementaire. En effet, le but de cette disposition est de permettre au ministre de déterminer et de percevoir la dette fiscale d"un contribuable et ce au moyen de renseignements et de documents qu"il pourra réclamer de certaines personnes. Dans Grimwood , la Cour suprême déclarait que "l"objet des par. 231(3) et 238(2), considérés simultanément, n"est pas de sanctionner une conduite criminelle mais d"imposer le respect de la Loi"8 et, dans McKinlay, précité, la même Cour écrivait que le paragraphe 231(3) ne se rapportait pas à une procédure criminelle ou quasi criminelle. La juge Wilson, dans cet arrêt, poursuivait en écrivant que des normes moins strictes relativement à l"application de l"article 8 de la Charte devaient s"appliquer en contexte administratif ou réglementaire.

[24]      L"appelant a plaidé qu"en raison des poursuites criminelles intentées contre Bisaillon et Hypnat, l"on ne se trouvait plus en contexte administratif et, en conséquence, que le juge avait erré en appliquant une norme assouplie. À mon humble avis, tant qu"il n"y a pas de preuve que la disposition est utilisée dans le but détourné de recueillir de la preuve pour une instance criminelle, je ne vois pas pourquoi l'existence de poursuites criminelles empêcherait le ministre d"utiliser le pouvoir conféré par le paragraphe 231.2(1) conformément à son objet, surtout à l'égard d'un contribuable autre que celui qui fait l"objet des poursuites. On ne peut présumer d'une inévitable connexité entre les poursuites criminelles existantes et la demande de production de renseignements surtout que les poursuites criminelles contre Bisaillon et Hypnat réfèrent aux années d'imposition 1991 et 1992 et que la demande de production faite à la Banque Laurentienne a trait à Courtier qui ne fut créée qu'en 1993.

[25]      Ceci dit, les requérants affirment toutefois que les propos de M. Jean-Pierre Lemay de Revenu Canada, tenus en contre-interrogatoire, démontraient que Revenu Canada utiliserait, dans les poursuites criminelles, les documents et renseignements ainsi obtenus. Ainsi, si tel est le cas, l'appel au mérite remet en cause la conclusion du juge des requêtes qu"il était purement spéculatif que les documents soient utilisés aux fins des procédures criminelles. La Cour d'appel devra alors se demander si les propos tenus par M. Lemay démontraient que le gouvernement avait l'intention d"utiliser les documents et les renseignements dans les procédures criminelles intentées contre Hypnat et Bisaillon et si le juge des requêtes a ignoré cette preuve. Le cas échéant, la Cour devra ensuite déterminer si, dans ce nouveau cadre factuel, elle doit accorder le sursis jusqu"à ce que jugement soit rendu sur l"action.

[26]      En ce qui a trait au quatrième motif d"appel, c'est à mon avis à bon droit que les requérants prétendent que le juge des requêtes n"a pas considéré leurs arguments quant au caractère vague et imprécis de la demande de production de documents et, en conséquence, quant à la légalité de ladite demande.

[27]      Je suis cependant loin d'être convaincu que, comme le prétendent les requérantes, d'une part, les règles strictes applicables à la description du contenu des mandats de perquisition sont celles qui doivent gouverner la teneur d'une demande de renseignements comme celle sous étude et, d'autre part, que la présente demande est illégale parce qu'elle ne constitue rien de moins qu'une partie de pêche. Alors que le mandat de perquisition est des plus intrusifs et attentatoires à la vie privée d'un contribuable, la demande de renseignements dans le cas présent participe nettement de la procédure d'interrogatoire d'un débiteur après jugement analogue à celle prévue aux articles 543 et suivants du Code de procédure civile qui permet d'interroger un tiers en état de fournir des renseignements quant aux actifs et revenus du débiteur et de contraindre ce tiers à produire des documents pertinents à ces actifs (article 281). Mais il ne m'appartient pas de trancher ce débat.

[28]      Toutefois, la question de savoir si le juge des requêtes a erré en ne prenant pas en considération l'argument des requérants quant aux normes de précision applicables aux demandes de production de documents et de renseignements sous l'article 231.1 de la Loi (particulièrement lorsque certaines de ces informations peuvent être confidentielles) et quant au caractère vague et imprécis de la présente demande constitue une question sérieuse que soulève l'appel.

[29]      Selon la jurisprudence, pour qu"une procédure soulève une question sérieuse à trancher, il suffit simplement que la question ne soit pas frivole ou vexatoire. Les requérants n"ont pas à faire une démonstration prima facie du bien-fondé de leurs prétentions. À ce sujet le juge Hugessen écrivait dans l"arrêt Coppello9:

     (...) On the first branch of that test as to whether or not there is a serious question to be tried, there is no doubt whatever that this application raises very serious and difficult questions. This application is, in my view, fraught with difficulties... The threshold, however, is a very low one. The bar is not set high for an applicant to clear. I am satisfied that, notwithstanding the difficult questions that the applicant will have to face, the application itself is not frivolous or vexatious and that is enough to satisfy the first branch of the test.         

[30]      L"arrêt North American Gateway Inc. v. C.R.T.C. de notre Cour énonce le même principe10:

     The jurisprudence directs that the threshold of "serious issue to be tried" is a low one. The earlier jurisprudence suggested that the applicant had to establish a prima facie case before a stay would be granted. Since the decisions of the Supreme Court of Canada in Metropolitan Stores (MTS) Ltd v. Manitoba Food and Commercial Workers Local 832 and Labour Board (Man.), [1987] 1 S.C.R. 110; 73 N.R. 341; 46 Man. R. (2d) 241, and R.J.R. MacDonald, supra, the courts have held that the threshold is much lower: the applicant need only satisfy the court that the matter on appeal is neither frivolous nor vexatious.         

[31]      Ainsi, il m'apparaît que l"appel de l'ordonnance du juge des requêtes soulève des questions sérieuses à trancher au sens où l"entend la jurisprudence en matière de sursis d"exécution.

Préjudice irréparable

[32]      Selon l'arrêt RJR MacDonald, précité, la notion de préjudice irréparable fait davantage référence à la nature du préjudice engendré qu"à son étendue et il s"agit soit d"un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire, soit d'un préjudice auquel il ne peut être remédié. Le juge Beetz tenait des propos similaires dans l"arrêt Metropolitan Stores, précité, lorsqu'il affirmait que le préjudice irréparable est un préjudice qui ne peut pas ou peut difficilement être compensé par l"octroi de dommages-intérêts.

[33]      En l"espèce, je crois que les requérants seraient susceptibles de subir un tel préjudice si le sursis n"était pas accordé. Leur appel de l"ordonnance du juge des requêtes deviendra théorique ou inefficace si Revenu Canada obtient le matériel demandé avant que l"appel ne soit décidé à son mérite. Que le préjudice soit irréparable m'apparaît assez évident puisque le refus d"octroyer le sursis est susceptible de priver les requérants du bénéfice de leur droit d"appel qui porte lui-même sur l"obtention d"un sursis dans une procédure où sont en jeu le droit à la vie privé des requérants ainsi que la légalité et la constitutionnalité de l'exercice d'un pouvoir ministériel. L'appel des requérants deviendrait théorique ou sans effet en raison même de l"exécution de l"ordonnance dont ils appellent. À cet égard, le juge Stone écrivait alors pour notre Cour dans l'arrêt New Brunswick Electric Power Commission and Maritime Electric Company Limited v. The National Energy Board11:

     These observations bring into focus the absurdity that could result if, pending an appeal, operation of the order appealed from rendered it nugatory. Our appellate mandate would them become futile and be reduced to mere words lacking in practical substance. The right of a party to an "appeal" would exist only on paper for, in reality, there would be no "appeal" to be heard, or to be won or lost. The appeal process would be stifled. It would not, as it should, hold out the possibility of redress to a party invocking it.         

[34]      Au surplus, il est à noter que notre Cour aura à déterminer lors de l'appel au mérite si un sursis devrait être accordé pour la durée de l'action intentée par les requérants et dans laquelle ils alléguent une violation de leurs droits fondamentaux. Or, si la demande de sursis intérimaire n"est pas accordée et si, en bout de ligne, les requérants ont gain de cause en appel, leur droit à la vie privé aura été violé puisque les documents et les renseignements auront déjà été remis à Revenu Canada. Au terme de l"arrêt 143471 Canada Inc ., cette violation constituerait un préjudice irréparable. Dans cette affaire, le juge Cory écrivait pour la Cour12:

     Si on conclut que les intimés ont raison et que les perquisitions et les saisies étaient inconstitutionnelles, le droit à la vie privé aura été perdu en raison des dispsoitions inconstitutionnelles de la Loi. Aussi minime soit-il, ce droit existe. S"il s"avère que la prétention constitutionnelle des intimés est exacte, je croirais alors que la perte de ce droit constituerait elle-même un préjudice irréparable.         

[35]      Que la violation du droit à la vie privée des requérants résulte de l'inconstitutionnalité ou de l'illégalité de la démarche ministérielle, je suis d'avis que les requérants satisfont au deuxième critère du test.

La balance des inconvénients

[36]      À la troisième étape de l'analyse, il faut se demander quelle partie subirait le plus grand inconvénient selon que l"on accorde ou refuse le redressement interlocutoire demandé. En l"espèce, je crois que les requérants sont ceux qui subiraient un plus grand préjudice si le sursis ne leur était pas accordé. Non seulement leur appel pourrait devenir théorique, mais aussi leur action, de sorte qu'en fin de compte ils pourraient se voir dans l"impossibilité de prévenir et d'empêcher la violation de leurs droits constitutionnels. En contrepartie, je ne suis pas convaincu que l"État subira un inconvénient majeur s'il est requis d"attendre quelques semaines supplémentaires avant d"avoir en sa possession les documents requis si l"appel devait être rejeté.

[37]      Pour ces motifs, la demande de sursis d'exécution intérimaire doit être accordée en ce qui a trait à la demande péremptoire de production de documents et de renseignements émise par Revenu Canada, le 26 janvier 1999, concernant Hypnat Ltée, Courtier et adressée à la Banque Laurentienne. Un sursis doit être ordonné jusqu'à ce que jugement soit rendu par cette Cour sur l'appel d'une ordonnance du juge des requêtes rendue le 12 mai 1999 dans le dossier T-291-99 et rejetant la requête en sursis des requérants. La demande doit être accueillie avec frais à suivre le sort de l'appel au mérite de ladite ordonnance du juge des requêtes.

[38]      En conséquence de l'émission du présent sursis, le Dossier d'appel à être produit conjointement par les parties devra inclure les pièces suivantes:

a)      le dossier de requête des appelants pour l'obtention d'une ordonnance de sursis devant la Cour fédérale, division de première instance, incluant la requête, la déclaration sous serment de Me Jacques Matte et les pièces à l'appui;
b)      le dossier de réponse des intimés à la requête en sursis des appelants ainsi que la déclaration de Monsieur Jean-Pierre Lemay incluant les pièces, dont la demande péremptoire entreprise;
c)      la transcription des contre-interrogatoires sur déclaration assermentée de Messieurs Jacques Matte et Jean-Pierre Lemay;
d)      l'ordonnance prononcée par le juge des requêtes le 12 mai 1999 et les motifs à l'appui; et
e)      l'avis d'appel des appelants déposé le 18 mai 1999.

[39]      En outre, afin d'assurer une détermination rapide des questions en litige sur l'appel au mérite, le dossier d'appel des parties devra être déposé au plus tard le 29 juin 1999 et le Mémoire de fait et de droit des appelants devra être signifié et produit au plus tard le 15 juillet 1999. Les intimés auront jusqu'au 16 août 1999 pour produire leur propre Mémoire de fait et de droit. Les parties sont autorisées à produire des Cahiers des lois et règlements distincts en évitant les répétitions, mais ces cahiers devront être produits au plus tard le 23 août 1999. L'appel d'une durée d'une journée sera entendu à Montréal, le mardi, 21 septembre 1999.

[40]      Advenant que les appelants fassent défaut de se conformer à l'échéancier fixé, les intimés pourront, par requête, s'adresser à un juge de la Cour pour demander l'annulation du présent sursis.

    

    

     "Gilles Létourneau"

     j.c.a.


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1      Procureur Général du Manitoba c. Metropolitan Stores (M.T.S.) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110.

2      [1994] 2 R.C.S. 339.

3      R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627.

4      [1984] 2 R.C.S. 145.

5      Labatt Breweries of Canada Ltd c. Canada, [1980] 1 R.C.S. 594.

6      RJR-MacDonald Inc. v. Canada [1994] 1 R.C.S 311, 334.

7      R. c. Grimwood, [1987] 2 R.C.S. 755. Le paragraphe 231(3) était le prédécesseur du paragraphe 231.2(1) de la Loi.

8      Ibid., p. 756.

9      Copello v. Canada [1998] F.C.J. No. 1301 (Q.L.), T-1770-98, September 14, 1998 (F.C.T.D.); voir aussi Turbo Resources Ltd. v. Petro Canada Inc. [1989] 2 F.C. 451; RJR-McDonald c.Canada, précité, note 6; Muttray v. Canada [1998] F.C.J. No. 1289 (Q.L.), T-1750- 98, September 11, 1998 (F.C.T.D.).

10      North American Gateway Inc. v. C.R.T.C. (1997) 412 N.R. 146, 148-149.

11      (1985), 60 N.R. 203, 211-212 (F.C.A.).

12      143471 Canada Inc. c. Québec (P.G.) [1994] 2 R.C.S. 339, 380.

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