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Date : 20030613

Dossier : A-552-02

Référence : 2003 CAF 263

CORAM :       LE JUGE EN CHEF RICHARD

LE JUGE NOËL

LE JUGE PELLETIER

ENTRE :

                                                                       APOTEX INC.

                                                                                                                                                       appelante

                                                                                   et

                                              BRISTOL-MYERS SQUIBB COMPANY

                                      BRISTOL-MYERS SQUIBB COMPANY INC. et

                       THE UNIVERSITY OF KENTUCKY RESEARCH FOUNDATION

                                                                                                                                                         intimées

                                           Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 4 juin 2003.

                                          Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 13 juin 2003.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                    LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                              LE JUGE EN CHEF RICHARD

                                                                                                                                            LE JUGE NOËL


Date : 20030613

Dossier : A-552-02

Référence : 2003 CAF 263

CORAM :       LE JUGE EN CHEF RICHARD

LE JUGE NOËL

LE JUGE PELLETIER

ENTRE :

                                                                       APOTEX INC.

                                                                                                                                                       appelante

                                                                                   et

                                              BRISTOL-MYERS SQUIBB COMPANY

                                      BRISTOL-MYERS SQUIBB COMPANY INC. et

                       THE UNIVERSITY OF KENTUCKY RESEARCH FOUNDATION

                                                                                                                                                         intimées

                                                           MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER


[1]                 Il s'agit d'un appel de l'ordonnance visant à séparer, d'une part, l'instruction des questions de responsabilité que soulève l'action intentée par la demanderesse pour contrefaçon du brevet qu'elle détient à l'égard d'un produit pharmaceutique et, d'autre part, celle des questions relatives au montant des dommages-intérêts. L'appelante, qui est défenderesse dans l'action, prétend que le juge des requêtes a appliqué un principe erroné en décidant que les ordonnances de disjonction, en matière de produits pharmaceutiques, font partie de la pratique habituelle et que c'est plutôt le fait de s'écarter d'une telle pratique qui requiert une justification. L'appelante insiste également pour que la Cour statue que le juge des requêtes a commis une erreur dans son appréciation de la preuve en concluant que l'ordonnance qu'il a rendue entraînerait une réduction de la complexité, de la durée et des coûts de l'instance.

[2]                 La déclaration qui a donné naissance à l'instance a été délivrée le 18 juillet 2001. La défense et la demande reconventionnelle ont été déposées le 4 septembre 2001et la défense reconventionnelle, le 18 octobre 2001. Les intimées ont remis trois affidavits de documents alors que l'appelante n'a pas encore remis les siens. Aucun interrogatoire préalable n'a eu lieu. La requête visant la séparation des questions a été présentée en vue de définir non seulement l'étendue du procès, mais aussi les limites applicables à la production de documents et aux interrogatoires préalables.

[3]                 Dans son ordonnance, le juge déclare que les parties, dans des cas comme celui-ci, consentent habituellement à l'ordonnance de disjonction et que l'appelante n'a pas réussi à le convaincre qu'il n'y avait pas lieu de suivre la pratique habituelle. Le juge s'est dit convaincu que nul ne serait appelé à témoigner à la fois sur les questions de responsabilité et d'indemnisation et que la complexité et le coût de l'instance s'en trouveraient réduits. Estimant que ce mode d'instruction des questions était non seulement juste mais qu'il représentait aussi la solution la plus expéditive et la plus économique, le juge a ordonné ce qui suit :

1. La requête est accordée avec dépens.


2. Seront instruites après le procès dans le cadre d'une audience séparée, s'il appert à ce moment qu'elles doivent l'être, les questions de fait suivantes :

a) toutes questions ayant trait à l'étendue de la violation des droits des demanderesses;

b) toutes questions ayant trait aux dommages causés par cette violation;

c) toutes questions ayant trait aux profits qui découlent de cette violation.

3. Les demanderesses ont le droit d'interroger les défenderesses et d'obtenir d'elles la production de documents avant de faire un choix entre la restitution des bénéfices et le paiement de dommages-intérêts.

4. Les interrogatoires préalables et les documents produits en rapport avec les dommages subis par les demanderesses auront lieu seulement après que les demanderesses auront fait leur choix et seulement si les demanderesses choisissent de recevoir des dommages-intérêts.

[4]                 Cette ordonnance est maintenant contestée pour un certain nombre de motifs, lesquels peuvent être résumés ainsi :

1.          Le juge a commis une erreur en se fondant sur le principe voulant qu'il incombait à l'appelante de le convaincre que l'ordonnance ne devrait pas être rendue, alors qu'il appartenait plutôt aux intimées de le persuader que l'ordonnance devrait être rendue.

2.          Le juge a commis une erreur en tenant pour acquis que l'intimée pouvait de plein droit choisir la réparation d'equity qu'est la restitution des bénéfices.

3.          Le juge a commis une erreur quant aux faits en concluant qu'une telle ordonnance réduirait la longueur, le coût et la complexité de l'instruction de la cause et en ne tenant pas compte des arguments de l'appelante à l'effet contraire.


4.          Le juge a commis une erreur en omettant de pourvoir au droit de l'appelante d'interroger les intimées et d'obtenir d'elles la communication de documents avant le procès, relativement à la question de la réparation.

[5]                 Puisque le présent appel vise l'ordonnance rendue par un juge dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour n'interviendra pas à moins qu'il ne soit démontré que le juge a mal interprété les faits ou qu'il a commis une erreur de principe en statuant comme il l'a fait.    Eli Lilly Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé) 2001 CAF 108, [2001] A.C.F. no 613.

[6]                 L'ordonnance en cause a été rendue en vertu de l'article 107 des Règles de la Cour fédérale (1998), dont le libellé est reproduit ci-dessous :


107. (1) La Cour peut, à tout moment, ordonner l'instruction d'une question soulevée ou ordonner que les questions en litige dans une instance soient jugées séparément.

107. (1) The Court may, at any time, order the trial of an issue or that issues in a proceeding be determined separately.

(2) La Cour peut assortir l'ordonnance visée au paragraphe (1) de directives concernant les procédures à suivre, notamment pour la tenue d'un interrogatoire préalable et la communication de documents.

(2) In an order under subsection (1), the Court may give directions regarding the procedures to be followed, including those applicable to examinations for discovery and the discovery of documents.



[7]                 Il est vrai que le demandeur qui cherche à obtenir l'ordonnance visée à l'article 107 doit convaincre le tribunal que les conditions permettant qu'une telle ordonnance soit rendue sont remplies. Voir Illva Saronno c. Privilegiata Fabbricata Maraschino "Excelsior" (1998), 84 C.P.R. (3d) 1 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 14. Par ailleurs, il faut aussi se rappeler du principe selon lequel « une partie à un litige a le droit fondamental d'obtenir le règlement de toutes les questions en litige dans le cadre d'un seul et même procès » . Elcano Acceptance Ltd. c. Richmond, Richmond, Stambler, Mills (1986), 55 O.R. (2nd) 56 (C.A.), à la p. 59. Par conséquent, je partage le point de vue de l'appelante voulant que la partie désirant obtenir, par ordonnance, que l'instruction de certaines questions ait lieu séparément des autres questions doive justifier pourquoi il convient de s'écarter de la pratique habituelle.

[8]                 L'avocat de l'appelante prétend que la preuve ne permettait pas de conclure qu'un certain nombre d'ordonnances de disjonction avaient été rendues du consentement des parties, faisant valoir que chaque cas était un cas d'espèce. Toutefois, il se peut que ces cas aient certains points communs. William L. Hayhurst, c.r., avocat éminent et spécialiste du droit de la propriété intellectuelle, a émis les commentaires suivants au sujet de la pratique qui caractérise les litiges en matière de brevets :

[traduction] Puisque l'instruction d'une action en contrefaçon de brevet peut s'avérer longue et complexe (ce qui est dû en grande partie à la technologie concernée plutôt qu'au fait que le droit applicable présente des difficultés particulières), les parties ont accepté d'un commun accord que soit rendue une ordonnance visant à reporter à plus tard la tenue de l'enquête sur les dommages ou la reddition de compte jusqu'à ce que le tribunal ait décidé si le titulaire du brevet avait établi qu'il avait droit à une réparation. Cette façon de faire permet d'éliminer la tenue d'interrogatoires préalables inutiles et d'éviter que des renseignements confidentiels d'ordre financier ne soient divulgués prématurément. Si un interrogatoire est requis à l'issue du procès, tout ce qui aura été jugé par le tribunal comme ne constituant pas une contrefaçon peut être ignoré, du moins si aucun appel n'a été interjeté.

Hayhurst, W.L. « Remedies » dans Henderson, G. Patent Law in Canada, Carswell, Toronto 1994, à la p. 289.


[9]                 Si les avocats d'expérience spécialisés en droit de la propriété intellectuelle ont l'habitude de consentir à une ordonnance de disjonction, un juge est en droit de supposer qu'une telle ordonnance puisse en général favoriser un règlement juste et rapide des revendications. Mais ce facteur n'est pas le seul à considérer, et il ne tranche pas la question de façon déterminante.

[10]            Il incombe à celui qui présente une requête en vue d'obtenir une ordonnance de disjonction de faire la preuve du bien-fondé de sa demande. En l'espèce, j'estime que le juge a tenu compte des facteurs appropriés en déclarant, après avoir énoncé les critères qui, selon lui, avaient été respectés, être convaincu que la disjonction des questions en litige « selon toute vraisemblance, permettrait de statuer sur le bien-fondé de l'action d'une manière qui soit juste et représente la solution la plus expéditive et la plus économique » . Je ne crois pas qu'en faisant mention de la nécessité de justifier tout écart par rapport à la pratique antérieure, il ait imposé à l'appelante un fardeau dont elle n'aurait pas eu à se décharger autrement. Une fois que le juge eut été mis au fait d'éléments de preuve sur la base desquels il était en mesure de conclure qu'une ordonnance pouvait à bon droit être accordée, l'appelante se trouvait dans une situation où elle s'exposait au risque d'un résultat défavorable si elle ne présentait aucune preuve. Cette nécessité de présenter un preuve est désignée sous le nom de fardeau tactique :

Il n'est pas tout à fait exact de parler d'un déplacement du fardeau vers le défendeur lorsqu'on veut dire que la preuve présentée par le demandeur peut avoir comme résultat une inférence défavorable au défendeur. Qu'une inférence puisse ou non être tirée dépend de l'évaluation de la preuve. Le défendeur s'expose à une inférence défavorable en l'absence de preuve contraire. Quelquefois cette situation est désignée comme l'imposition au défendeur d'un fardeau provisoire ou tactique.

Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311, aux p. 319 et 320, le juge Sopinka.


[11]            Par conséquent, étant donné que des éléments de preuve susceptibles de justifier le prononcé d'une ordonnance ont été présentés au juge, l'appelante s'exposait au risque d'un résultat défavorable à moins de réussir à contredire cette preuve. En d'autres mots, un fardeau tactique lui était imposé.    Bien qu'il soit inexact de dire qu'il incombait à l'appelante de justifier une dérogation à la pratique antérieure, celle-ci devait dans les faits se décharger d'un fardeau tactique en annulant l'effet de la preuve soumise au juge. En ce sens, le juge n'a pas imposé à l'appelante un fardeau qu'elle n'aurait pas eu autrement.

[12]            L'appelante conteste la conclusion du juge voulant qu'une ordonnance de disjonction ait pour effet de réduire la longueur et la complexité des procès et s'en remet à ce sujet à sa propre expérience dans le cadre de trois autres affaires. Il s'agit d'une preuve qui, au mieux, est ambiguë. Elle peut aussi bien servir à prouver la façon dont l'appelante procède à l'égard d'un litige que le bien-fondé ou l'absence de bien-fondé d'une procédure quelconque de l'instance. Le fait d'accorder peu de poids à une telle preuve - ce que le juge, en l'espèce, a manifestement fait - ne constitue pas une erreur.

[13]            L'appelante souligne qu'elle a mis en doute le droit des intimées à la restitution des bénéfices en equity et affirme qu'une instance séparée sera nécessaire pour trancher cette question, après l'instruction de la question de la responsabilité mais avant que le juge ne soit saisi de la question du montant des dommages-intérêts. Toutefois, lorsque l'intimée lui a demandé des précisions au sujet de son allégation voulant qu'elle n'ait pas droit à la restitution des profits, l'appelante a déposé une réponse à cette demande de précisions dans laquelle elle s'est contentée de réitérer sa position selon laquelle l'intimée devait faire la preuve de son droit.


[14]            Le fait que les mesures de redressement en equity soient discrétionnaires signifie que l'intimée ne peut choisir de plein droit d'obtenir la restitution des bénéfices. Ceci dit, une mesure de redressement discrétionnaire n'est pas pour autant arbitraire. À défaut d'une preuve qu'il existe un obstacle à l'obtention d'une mesure de redressement d'equity, un demandeur peut s'attendre à ce que le redressement qu'il sollicite lui soit accordé en conformité avec les principes régissant sa disponibilité. Le fait que la question de l'exclusion d'une mesure de redressement se pose en equity ne signifie pas non plus qu'un demandeur doive réfuter tous les motifs pour lesquels il pourrait possiblement ne pas avoir droit à ce redressement.    Une partie ne peut argumenter que son adversaire n'a pas suffisamment réfuté un motif d'empêchement donné. Somme toute, il n'existe aucune raison de ne pas trancher la question du droit de l'intimée de choisir d'obtenir la restitution des bénéfices dans la partie de l'instance portant sur la responsabilité. Puisque l'appelante a affirmé ne pas s'appuyer sur des faits particuliers pour soutenir que l'intimée n'avait pas droit à la restitution des bénéfices, le juge de première instance peut trancher la question du droit de l'intimée sur la base de la preuve présentée par cette dernière.

[15]            Cela nous amène au dernier moyen d'appel, à savoir que le juge aurait commis une erreur en omettant de pourvoir au droit de l'appelante de procéder à des interrogatoires oraux et d'obtenir la communication de documents avant que l'intimée ne choisisse un redressement. Je souscris à l'opinion exprimée dans le passage suivant de l'arrêt Apotex Inc. c. Merck & Co. Inc., 2002 CFPI 626, [2002] A.C.F. no 840, reproduit au paragraphe 59 du mémoire de l'intimée :


[par. 52]      À mon avis, la procédure proposée par Merck est appropriée et Merck ne devrait pas avoir à se soumettre à l'enquête préalable à moins qu'elle ne choisisse les dommages-intérêts. Pour trancher cette question, il faut prendre en compte l'article 3 des règles ainsi que les considérations de temps et d'efficacité. À moins que Merck ne choisisse les dommages-intérêts, tous les renseignements relatifs à la restitution des bénéfices seraient connus d'Apotex et en sa possession. Je n'arrive pas à voir comment Merck pourrait avoir des renseignements sur cette question et, donc, le fait de la soumettre à l'enquête préalable entraînerait des frais et des délais inutiles.

[16]            En définitive, je souscris aux conclusions du juge des requêtes et je ne vois pas pourquoi la Cour devrait modifier son ordonnance. Cependant, je clarifierais en partie le libellé de l'ordonnance comme suit. Le juge a différé le règlement de « toutes questions ayant trait à l'étendue de la violation des droits de la demanderesse » . Selon moi, cela signifie que la question du moment et de l'endroit où la contrefaçon a eu lieu, ainsi que de sa durée, sera examinée dans la partie de l'instance portant sur la responsabilité. Les seules questions qu'il restera à trancher lors de la seconde partie de l'instance portant sur l'étendue de la violation, le cas échéant, seront celles ayant trait à la quantification de la violation dont la preuve aura été faite dans la partie du procès portant sur la responsabilité. Aucun nouvel examen de la question du moment et de l'endroit où la contrefaçon a eu lieu - à supposer qu'elle ait eu lieu - et de sa durée ne pourra être fait dans la partie de l'instance portant sur le redressement, sous prétexte qu'il faille quantifier la réparation à laquelle les demanderesses ont droit.

[17]            L'appel sera rejeté avec dépens.


                                                                               « J.D. Denis Pelletier »                

                                                                                                             Juge                              

« Je suis d'accord.

J. Richard, juge en chef »

« Je suis d'accord.

Marc Noël, juge »

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                               COUR D'APPEL FÉDÉRALE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                  A-552-02

INTITULÉ :                 APOTEX INC. c. BRISTOL-MYERS SQUIBB COMPANY, BRISTOL-MYERS SQUIBB CANADA INC. et THE UNIVERSITY OF KENTUCKY RESEARCH FOUNDATION

                                                         

LIEU DE L'AUDIENCE :                   OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                 LE 4 JUIN 2003

MOTIFS DU JUGEMENT :             LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :              LE JUGE EN CHEF RICHARD

LE JUGE NOËL

DATE DES MOTIFS :                        LE 13 JUIN 2003

COMPARUTIONS :

Nando De Luca                                       POUR L'APPELANTE

(416) 979-2211

Alexander Mackin                                   POUR L'INTIMÉE

Jennifer Wilkie

(613) 786-0106

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goodmans s.r.l.                                       POUR L'APPELANTE

Toronto (Ontario)

Gowling Lafleur Henderson s.r.l.            POUR L'INTIMÉE

Ottawa (Ontario)


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