Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20021017

Dossier : A-465-99

OTTAWA (ONTARIO), LE 17 OCTOBRE 2002

CORAM :       LE JUGE DESJARDINS

LE JUGE SEXTON

LE JUGE SHARLOW

ENTRE :

                                                            ANNA KROEKER

                                                                                                                                          appelante

                                                                            et

                                                    SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                              intimée

                                                                 JUGEMENT

L'appel est accueilli, la décision de la Cour canadienne de l'impôt est infirmée et les nouvelles cotisations relatives aux années 1993, 1994 et 1995 sont renvoyées au ministre pour nouvel examen et nouvelle cotisation compte tenu du fait que le revenu de l'appelante pour ces années d'imposition provenait principalement d'une « combinaison de l'agriculture et de quelque autre source » au sens de l'article 31 de la Loi de l'impôt sur le revenu.


Les dépens de la présente instance et de l'instance inférieure, d'un montant total de 7 500 $, sont adjugés.

« Alice Desjardins »

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                                            

Date : 20021017

Dossier : A-465-99

Référence neutre : 2002 CAF 392

CORAM :       LE JUGE DESJARDINS

LE JUGE SEXTON

LE JUGE SHARLOW

ENTRE :

                                                            ANNA KROEKER

                                                                                                                                          appelante

                                                                            et

                                                    SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                              intimée

                          Audience tenue à Edmonton (Alberta), le 25 septembre 2002.

                               Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 17 octobre 2002.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                 LE JUGE DESJARDINS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                      LE JUGE SEXTON

                                                                                                                     LE JUGE SHARLOW


Date : 20021017

Dossier : A-465-99

Référence neutre : 2002 CAF 392

CORAM :       LE JUGE DESJARDINS

LE JUGE SEXTON

LE JUGE SHARLOW

ENTRE :

                                                            ANNA KROEKER

                                                                                                                                          appelante

                                                                            et

                                                    SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                              intimée

                                                    MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DESJARDINS

[1]                 Dans cet appel d'une décision de la Cour canadienne de l'impôt (voir Kroeker c. Canada, [1999] A.C.I. no 348 (QL), en date du 11 juin 1999, et [1999] A.C.I. no 396 (QL), en date du 5 juillet 1999), deux questions étaient initialement soulevées, à savoir :


1.         si le revenu de l'appelante Anna Kroeker pour les années d'imposition 1993, 1994 et 1995 provenait principalement d'une « combinaison de l'agriculture et de quelque autre source » au sens de l'article 31 de la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1 (la Loi);

2.         si le « salaire » touché par le conjoint de l'appelante était déductible du revenu de la société dans le cadre de laquelle les conjoints exploitaient leur entreprise agricole.

[2]                 À l'audience, on nous a fait savoir que l'appelante et son conjoint sont divorcés depuis 1998, qu'aucun mandat n'a été confié à l'appelante pour qu'elle représente son conjoint, que le mari n'a jamais déposé d'avis d'opposition, d'avis d'appel ou de renonciation et qu'il n'a jamais été partie à la présente instance. Cela étant, la deuxième question a été abandonnée et il n'est pas nécessaire d'y répondre.

[3]                 Toutefois, la première question est encore en suspens.

Les faits


[4]                 Pendant les années en cause, l'appelante et son conjoint, qui avaient tous deux de l'expérience dans le domaine de l'agriculture, exploitaient sous la forme d'une société une entreprise agricole près de Swift Current (Saskatchewan). Les conjoints n'ont jamais conclu de contrat écrit de société et il n'existait entre eux aucun contrat de société exprès non écrit. Toutefois, les conjoints avaient convenu que le revenu du mari serait à peu près égal à celui de sa conjointe et que le mari travaillerait à plein temps à la ferme alors que l'appelante exercerait un emploi à l'extérieur tout en travaillant également à la ferme.

[5]                 L'appelante travaillait comme contrôleure chez REM Manufacturing, à Swift Current. Elle a tiré de cet emploi un revenu de 50 940 $ en 1993, de 61 240 $ en 1994 et de 60 000 $ en 1995. Selon une condition de travail dont elle avait convenu avec son employeur, un fabricant d'équipement agricole, l'appelante devait bénéficier d'une certaine flexibilité et s'absenter dès que les activités de la ferme l'exigeaient, en particulier pendant la période du vêlage, au temps des récoltes et lorsqu'il fallait traiter avec les prêteurs et les fournisseurs à la ferme. Même lorsqu'elle travaillait à l'extérieur de la ferme, l'appelante passait énormément de temps à la ferme.

[6]                 L'appelante a témoigné que tout le revenu gagné à l'extérieur était investi dans la société agricole. Elle a également déclaré que, depuis 1992, la société exploitait une entreprise agricole mixte, c'est-à-dire que ses activités étaient divisées à peu près moitié-moitié entre la culture des céréales (orge et blé) et l'élevage (vache-veau). La société agricole n'a réalisé aucun bénéfice entre 1991 et 1997 inclusivement. En 1998, elle a pour la première fois réalisé un revenu net de 24 411 $.


[7]                 L'intimée a appliqué les dispositions de l'article 31 de la Loi relatives aux pertes agricoles restreintes en se fondant sur le fait que le revenu d'agriculture de l'appelante constituait apparemment une activité secondaire par rapport à l'emploi de contrôleure que cette dernière exerçait auprès d'un fabricant d'équipement agricole et que l'appelante ne pouvait pas considérer l'agriculture comme son gagne-pain. L'intimée a toutefois admis que l'agriculture est [TRADUCTION] « le centre de [l]a vie [de l'appelante] » (voir la lettre de Revenu Canada, dossier d'appel, onglet 22, page 156) et [TRADUCTION] « que l'entreprise agricole donn[ait] lieu à une expectative raisonnable de profit au cours des années en question » . (Voir la décision rendue par la Cour canadienne de l'impôt dans l'affaire Kroeker c. Canada, 11 juin 1999, publiée à [1999] A.C.I. no 348 (QL).)

La décision de la Cour canadienne de l'impôt


[8]                 En ce qui concerne la seule question qui nous intéresse, c'est-à-dire la première question, le juge de la Cour de l'impôt a conclu que le revenu de l'appelante ne provenait pas principalement de l'agriculture ou d'une combinaison de l'agriculture et de quelque autre source. Ce faisant, le juge s'est fondé sur certaines remarques incidentes que Monsieur le juge Robertson avait faites dans l'arrêt R. c. Donnelly, [1998] 1 C.F. 513 (C.A.), paragraphes 12 et 13, à savoir qu'en ce qui concerne la rentabilité prévue à l'article 31, il faut présenter une preuve étayant une conclusion d'expectative raisonnable de bénéfices « considérables » provenant de l'agriculture. Le juge de la Cour de l'impôt a conclu que l'appelante, qui avait tenté d'établir que la société avait changé d'orientation entre 1990 et 1992 pour devenir une entreprise vache-veau plutôt qu'une entreprise agricole mixte axée sur la culture des céréales, n'avait fourni aucune projection écrite de rentabilité et aucun élément de preuve indiquant de quelle façon des bénéfices nets pouvaient être tirés d'une entreprise vache-veau. Le juge doutait même de la crédibilité du témoignage de l'appelante.

Disposition pertinente

[9]                 L'article 31 de la Loi de l'impôt sur le revenu est ainsi libellé :


31.            (1) Lorsque le revenu d'un contribuable, pour une année d'imposition, ne provient principalement ni de l'agriculture ni d'une combinaison de l'agriculture et de quelque autre source, pour l'application des articles 3 et 111, ses pertes pour l'année, provenant de toutes les entreprises agricoles exploitées par lui, sont réputées être le total des montants suivants :

31.            (1) Where a taxpayer's chief source of income for a taxation year is neither farming nor a combination of farming and some other source of income, for the purposes of sections 3 and 111 the taxpayer's loss, if any, for the year from all farming businesses carried on by the taxpayer shall be deemed to be the total of

a) la moins élevée des sommes suivantes :

(a) the lesser of

(i) l'excédent du total de ses pertes pour l'année, déterminées compte non tenu du présent article et avant toute déduction prévue aux articles 37 ou 37.1 et provenant de toutes les entreprises agricoles exploitées par lui, sur le total des revenus, ainsi déterminés, qu'il a tirés pour l'année de ces entreprises,

(i) the amount by which the total of the taxpayer's losses for the year, determined without reference to this section and before making any deduction under section 37 or 37.1, from all farming businesses carried on by the taxpayer exceeds the total of the taxpayer's incomes for the year, so determined from all such businesses, and

(ii) 2 500 $ plus la moins élevée des sommes suivantes :

(ii) $2,500 plus the lesser of

(A) ½ de l'excédent du montant visé au sous-alinéa (i) sur 2 500 $

(B) 6 250 $

(A) ½ of the amount by which the amount determined under subparagraph (i) exceeds $2,500, and

(B) $6,250, and

b)    l'excédent de la somme visée au sous-alinéa (i) sur la somme visée au sous-alinéa (ii) :

(b)    the amount, if any, by which


(i)    la somme qui serait déterminée en vertu du sous-alinéa a)(i) compte non tenu du passage « et avant toute déduction prévue aux articles 37 ou 37.1 » ,

(ii) la somme déterminée en vertu du sous-alinéa a)(i).

(i) the amount that would be determined under subparagraph (a)(i) if it were read as though the words "and before making any deduction under section 37 or 37.1" were deleted,

exceeds

(ii) the amount determined under subparagraph (a)(i).

(1.1) Pour l'application de la présente loi, la perte agricole restreinte d'une contribuable pour une année d'imposition correspond à l'excédent éventuel du montant visé à l'alinéa a) sur le total visé à

l'alinéa b) :

(1.1) For the purposes of this Act, a taxpayer's "restricted farm loss" for a taxation year is the amount, if any, by which

a)    le montant déterminé selon le sous-alinéa (1)a)(i) relativement au contribuable pour l'année;

(a)    The amount determined under subparagraph (1)(a)(i) in respect of the taxpayer for the year

b) le total du montant déterminé selon le sous-alinéa (1)a)(ii) relativement au contribuable pour l'année et des montants représentant chacun un montant qui, par l'effet de l'article 80, est à appliquer en réduction de la perte agricole restreinte du contribuable pour l'année.

exceeds

(b) the total of the amount determined under subparagraph (1)(a)(ii) in respect of the taxpayer for the year and all amounts each of which is an amount by which the taxpayer's restricted farm loss for the year is required to be reduced because of section 80.

(2) Pour l'application du présent article, le ministre peut déterminer si le revenu d'un contribuable, pour une année d'imposition, ne provient principalement ni de l'agriculture ou d'une combinaison de l'agriculture et de quelque autre source.

[Non souligné dans l'original.]

(2) For the purpose of this section, the Minister may determine that a taxpayer's chief source of income for a taxation year is neither farming nor a combination of farming and some other source of income.

[My emphasis.]


Analyse

[10]            Je commencerai mon analyse en examinant la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Moldowan c. la Reine, [1978] 1 R.C.S. 480, où Monsieur le juge Dickson (tel était alors son titre) a traité du sens à donner à l'expression « source » de revenu dans le contexte des pertes agricoles visées par la disposition de l'article 13 qui s'appliquait avant que l'article 31 actuel entre en vigueur. Voici ce que le juge a dit :


Il faut noter également que le par. 13(1) entre seulement en jeu lorsque le contribuable a subi une perte provenant de son exploitation agricole pour l'année. Dans ces conditions, il peut sembler étrange que l'article parle d'agriculture comme principale source de revenu du contribuable au cours de l'année d'imposition; si le contribuable subit une perte dans son exploitation agricole au cours de l'année d'imposition, il est évident que l'agriculture ne contribue pas à son revenu cette année-là. Si l'on prend l'article au pied de la lettre, jamais un contribuable ne pourrait réclamer plus que la déduction maximale de $5,000 prévue audit article; celui-ci n'a de sens que si l'on met l'accent sur les mots « source » de revenu.

Il y a d'abord eu controverse, mais il est maintenant admis que pour avoir une « source » de revenu, le contribuable doit avoir en vue un profit ou une expectative raisonnable de profit. L'expression source de revenu équivaut donc au terme entreprise: Dorfman c. M.R.N. [[1972] C.T.C. 151]. Voir également l'al. 139(1)ae) de la Loi de l'impôt sur le revenu qui inclut à titre de « frais personnels ou frais de subsistance » , donc non déductibles aux fins de l'impôt, les dépenses inhérentes aux propriétés entretenues par le contribuable pour son propre usage et avantage, et non entretenues relativement à une entreprise exploitée en vue d'un profit ou dans une expectative raisonnable de profit. Si le contribuable, en exploitant sa ferme, se livre simplement à un passe-temps, sans expectative raisonnable de profit, il ne peut réclamer aucune déduction pour les dépenses engagées.

Une jurisprudence volumineuse traite de la signification de l'expression expectative raisonnable de profit, mais il ne s'en dégage aucune constante. À mon avis, on doit s'appuyer sur tous les faits pour déterminer objectivement si un contribuable a une expectative raisonnable de profit. On doit alors tenir compte des critères suivants: l'état des profits et pertes pour les années antérieures, la formation du contribuable et la voie sur laquelle il entend s'engager, la capacité de l'entreprise, en termes de capital, de réaliser un profit après déduction de l'allocation à l'égard du coût en capital. Cette liste n'est évidemment pas exhaustive. Les facteurs seront différents selon la nature et l'importance de l'entreprise: La Reine c. Matthews [(1974), 74 D.T.C. 6193]. Personne ne peut s'attendre à ce qu'un fermier qui achète une affaire déjà productive subisse au départ les mêmes pertes que celui qui met sur pied une exploitation forestière sur un terrain vierge.


Déterminer si une source de revenu est la principale « source » de revenu d'un contribuable suppose un test à la fois relatif et objectif. Ce n'est incontestablement pas une simple question de proportion. Celui qui a exploité une ferme toute sa vie ne cesse pas d'en tirer sa principale source de revenu du simple fait qu'il a inopinément gagné à la loterie. Ce qui distingue la principale « source » de revenu du contribuable, c'est l'expectative raisonnable de revenu en provenance des diverses sources, ainsi que ses habitudes et sa façon coutumière de travailler. On peut analyser ces éléments, notamment à l'égard de chaque source de revenu, en examinant le temps consacré à celle-ci, les capitaux engagés et la rentabilité présente et future. Un changement dans les habitudes ou la façon de travailler d'un contribuable ou dans ses expectatives raisonnables peut indiquer une modification de la principale source de revenu, mais cela demeure une question de fait dans chaque cas.

[...]

[11]            Le juge Dickson a ensuite parlé du sens du mot « combinaison » ; il a défini les trois catégories d'agriculteurs suivantes :

Il est clair que le mot « combinaison » utilisé à l'art. 13 ne vise pas la simple addition des deux sources de revenu d'un contribuable. En ce cas en effet, un contribuable pourrait combiner les pertes provenant de son exploitation agricole et sa plus importante source de revenu, constituant de ce fait sa principale source. Je ne pense pas que ce soit la bonne interprétation du par. 13(1). En réalité, cela signifierait que la limite prévue à cet article ne serait jamais applicable et que, dans chaque cas, le contribuable pourrait déduire l'intégralité des pertes provenant de son exploitation agricole.

À mon avis, la Loi de l'impôt sur le revenu envisage dans son ensemble trois catégories d'agriculteur :

(1) le contribuable qui peut raisonnablement s'attendre à tirer de l'agriculture la plus grande partie de son revenu ou à ce que ce soit le centre de son travail habituel. Ce contribuable, dont l'agriculture est le gagne-pain, est exempté de la limite imposée par le par. 13(1) pour les années où il subit des pertes provenant de son exploitation agricole;

(2) le contribuable qui ne considère pas l'agriculture, ou l'agriculture et une source secondaire de revenu, comme son gagne-pain mais pour qui l'exploitation d'une ferme est une entreprise secondaire. Ce contribuable a droit aux déductions prévues au par. 13(1) au titre des pertes provenant d'une exploitation agricole;

(3) le contribuable qui ne considère pas l'agriculture, ou l'agriculture et une source secondaire de revenu, comme son gagne-pain et qui poursuit une activité agricole comme passe-temps. Les pertes de ce contribuable provenant de son exploitation agricole qui ne constitue pas une entreprise, ne sont pas déductibles.


Le paragraphe 13(1) suppose l'existence d'un contribuable qui tire son revenu de l'agriculture et de quelqu'autre source et il renvoie donc à la 1re catégorie. Il vise une personne dont l'agriculture est la préoccupation majeure, tout en tenant compte de ses autres intérêts pécuniaires, comme un revenu provenant d'un investissement, d'un emploi ou d'une entreprise secondaire. L'article prévoit que ces intérêts subsidiaires ne placent pas le contribuable dans la 2e catégorie: le montant déductible pour perte n'est donc pas limité à $5,000. Bien que la proportion du revenu provenant de l'agriculture soit pertinente, elle n'est pas en elle-même décisive. Le test est à la fois relatif et objectif et on peut utiliser les critères indicatifs de la principale « source » de revenu pour discerner s'il s'agit ou non d'un intérêt auxiliaire. Une personne qui a exploité une ferme toute sa vie ne cesse pas d'appartenir à la 1re catégorie uniquement parce qu'elle reçoit un héritage. D'autre part, une personne qui change de travail et concentre ses forces et ses capitaux dans l'agriculture avec l'espoir d'en tirer son revenu principal ne perd pas son droit de déduire la totalité de ses frais d'établissement.

[12]            En l'espèce, il s'agit de savoir si le revenu de l'appelante pour une année d'imposition provient « principalement » de l'agriculture ou s'il s'agit d' « une combinaison de l'agriculture ou de quelque autre source » .

[13]            Rien ne donne à entendre que l'activité exercée par l'appelante puisse être un passe-temps ou une démarche personnelle (voir Stewart c. Canada, [2002] A.C.S. no 46 (QL), paragraphe 5). L'agriculture (voir la définition du mot « agriculture » à l'article 248 de la Loi) ne représente pas un passe-temps pour l'appelante. Ainsi, l'appelante ne s'adonne pas à l'élevage de chevaux de course. Comme il en a ci-dessus été fait mention, l'intimée a admis que l'agriculture constitue [TRADUCTION] « le centre de [l]a vie [de l'appelante] » . Étant donné que l'intimée a également admis [TRADUCTION] « que l'entreprise agricole donn[ait] lieu à une expectative raisonnable de profit au cours des années en question » , il s'ensuit que l'activité agricole de l'appelante est une entreprise. Il s'agit d'une activité commerciale qui constitue une source de revenu.


[14]            Le juge Dickson établit trois catégories d'agriculteurs. Il s'agit de déterminer si l'appelante appartient à la première ou à la deuxième catégorie. Peut-on raisonnablement s'attendre à ce que la plus grande partie du revenu de l'appelante provienne de l'agriculture? L'agriculture constitue-t-elle le centre du travail habituel de l'appelante? L'appelante compte-t-elle sur l'agriculture pour gagner sa vie? Si l'on répond à ces questions par l'affirmative, l'appelante appartient à la première catégorie d'agriculteurs et elle a le droit de déduire la totalité des pertes subies dans l'exercice de ses activités agricoles. D'autre part, si l'agriculture constitue une entreprise secondaire et si l'appelante ne compte pas sur l'agriculture, que ce soit isolément ou avec quelque autre source secondaire de revenu, pour gagner sa vie, l'appelante appartient à la deuxième catégorie d'agriculteurs et elle ne peut déduire que des pertes restreintes.

[15]            L'arrêt Moldowan, précité, nous enseigne que la question de savoir si une source de revenu est la principale « source » de revenu d'un contribuable suppose un test à la fois relatif et objectif. Ce n'est certes pas une simple question de proportion. Ce qui distingue la principale « source » de revenu du contribuable, c'est l'expectative raisonnable de revenu provenant des diverses sources ainsi que les habitudes et la façon coutumière de travailler du contribuable. On peut analyser ces éléments, notamment à l'égard de chaque source de revenu, en examinant le temps consacré à celle-ci, les capitaux engagés et la rentabilité présente et future.


[16]            Dans l'arrêt La Reine c. Morrissey, [1989] 2 C.F. 418 (C.A.) (autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée, (1980) 100 N.R. 157), les juges majoritaires de la Cour nous rappellent ce qui suit, à la page 428 :

L'arrêt Moldowan dit aussi, en parlant de la différence entre la première et la deuxième catégories, « Bien que la proportion du revenu provenant de l'agriculture soit pertinente, elle n'est pas en elle-même décisive. » Bien que la conclusion que l'agriculture constitue une principale source de revenu ne soit pas une simple question de proportion, ce n'est pas davantage une conclusion qui peut être tirée abstraction faite de toute proportion.       [Non souligné dans l'original.]

[17]            L'appelante a consacré ses capitaux, son temps et son travail à ses activités agricoles.

[18]            Le juge de la Cour de l'impôt doute du témoignage de l'appelante lorsque celle-ci dit que tout le revenu gagné chez REM a été consacré à la ferme. Au paragraphe 10 de ses motifs, le juge a dit que [TRADUCTION] « [c]e témoignage d[evait] être inexact puisqu'il fallait dépenser de l'argent pour les aliments, les vêtements, les besoins de la famille et du ménage ainsi que le soin des enfants et que son revenu chez REM était l'unique source de revenu servant à ces fins » . Toutefois, la lecture de la transcription du témoignage (transcription, de la ligne 25, à la page 111, jusqu'à la ligne 4, à la page 112) montre que, dans son interrogatoire principal, l'appelante voulait dire qu'elle ne consacrait pas son argent à des placements, à des voitures de luxe ou à des voyages. Tels sont les propos qui ont été échangés :


[TRADUCTION]

Q. Où est passé l'argent que vous avez gagné à l'extérieur de la ferme, chez REM Manufacturing, pendant les années en question et par la suite? À quoi cet argent était-il consacré?

R. Il était entièrement consacré à des dépenses liées à la ferme.

Q. Il n'était pas consacré à des placements, à des voitures de luxe ou à des voyages?

R. Non.

L'appelante n'a pas été contre-interrogée sur ce point.

[19]            Le juge de la Cour de l'impôt a dit que l'appelante n'avait pas établi que, pour les années 1993, 1994 et 1995, l'agriculture constituerait sa source ultime de revenu et qu'elle n'avait pas non plus établi la façon dont la chose devait être accomplie, à quel moment elle y arriverait et le montant des bénéfices ou à quel moment ces bénéfices seraient importants (voir le paragraphe 10 de ses motifs). Le juge a ensuite dit que rien ne montrait qu'en 1993, en 1994 et en 1995, il était avec raison possible de s'attendre à ce que la société agricole tire de l'agriculture des bénéfices « considérables » .

[20]            Ce faisant, le juge de la Cour de l'impôt se fondait sur certaines remarques incidentes que le juge Robertson avait faites dans l'arrêt R. c. Donnelly, précité, aux paragraphes 12 et 13, en particulier au paragraphe 12 :


L'analyse du facteur de la rentabilité permet de dissiper les doutes qui subsistent quant à savoir si la principale source de revenu d'un contribuable est l'agriculture. Il existe une différence entre le genre de preuve qu'un contribuable doit produire concernant la rentabilité en vertu de l'article 31 de la Loi et le genre de preuve applicable à l'expectative raisonnable de profit. Dans ce dernier cas, le contribuable n'a qu'à démontrer qu'il a ou avait une expectative de profit, que ce soit un dollar ou un million de dollars. Il est bien établi en droit fiscal que les termes « expectative raisonnable de profit » et « expectative de bénéfices raisonnables » ne sont pas synonymes. En ce qui concerne la rentabilité prévue à l'article 31, toutefois, le montant est pertinent parce qu'il permet de comparer un revenu agricole potentiel avec le revenu que le contribuable a effectivement tiré de l'autre occupation. Autrement dit, nous cherchons des éléments de preuve de nature à appuyer une conclusion d'expectative raisonnable de bénéfices « considérables » en provenance de l'agriculture.

                                                                                                                         [Non souligné dans l'original.]

[21]            Il faut faire une distinction entre l'arrêt Donnelly, précité, et la présente espèce. Dans cette affaire-là, le contribuable s'occupait d'élevage de chevaux de course. C'est donc dans ce contexte qu'il a été jugé qu'il fallait démontrer l'existence d'une expectative raisonnable de bénéfices « considérables » . Dans l'arrêt Moldowan lui-même, précité, il n'est pas fait mention de cette exigence. Il est simplement dit que « [b]ien que la proportion du revenu provenant de l'agriculture soit pertinente, elle n'est pas en elle-même décisive » . Dans l'arrêt Morrissey, précité, les juges majoritaires de la Cour énoncent comme suit le critère : « Bien que la conclusion que l'agriculture constitue une principale source de revenu ne soit pas une simple question de proportion, ce n'est pas davantage une conclusion qui peut être tirée abstraction faite de toute proportion » .

[22]            Il importe de noter que, dans l'arrêt Donnelly, précité, le juge Robertson dit en outre ce qui suit, aux paragraphes 18, 19 et 20 :


Dans l'arrêt Graham, les juges majoritaires de la Cour ont autorisé le contribuable à déduire la totalité des pertes agricoles qu'il avait subies malgré le fait qu'il travaillait à temps plein pour Hydro-Ontario. Le contribuable, qui avait grandi sur une ferme, avait un horaire souple de travail par postes autour de son entreprise d'élevage porcin et prenait ses vacances, des jours de congé sans solde et des changements de quarts pendant les périodes de plantation et de récolte. Il s'était également arrangé avec son employeur pour pouvoir s'absenter du travail en cas d'urgence à la ferme. Chaque jour, le contribuable consacrait huit heures à son emploi et onze autres heures à son exploitation agricole. La femme et le fils de seize ans du contribuable accomplissaient les tâches indispensables pendant que celui-ci s'absentait. Enfin, le contribuable avait pu obtenir le financement nécessaire auprès de l'Ontario Farm Loan Board, qui ne prêtait pas d'argent aux agriculteurs à temps partiel: voir [1983] CTC 370 (C.F. 1re inst.), à la page 374. Examinant cette situation, la majorité a considéré que la question principale consistait à déterminer si une personne pouvait travailler à temps plein dans deux domaines d'activité à la fois. Le juge d'appel Marceau (dissident) a examiné la question du point de vue d'un contribuable qui exerçait un emploi à temps plein, s'occupait « sérieusement » d'agriculture, mais ne pouvait pas s'attendre à tirer des bénéfices « considérables » de son entreprise.

En fin de compte, l'arrêt Graham est un cas d'espèce. Il est toutefois possible de tirer au moins une leçon de cette affaire. Il me semble que l'arrêt Graham s'apparente davantage à une affaire dans laquelle un agriculteur à temps complet est contraint d'aller chercher un revenu supplémentaire à la ville afin d'absorber les pertes subies à la ferme. L'agriculteur de deuxième génération qui est incapable de subvenir convenablement aux besoins de sa famille peut bien se tourner vers un autre emploi pour absorber des pertes annuelles répétées. Voilà le genre d'affaires dont les tribunaux ne sont jamais saisis. Vraisemblablement, le ministre du Revenu national a pris la décision de principe de reconnaître l'existence d'une expectative raisonnable de profit dans les situations où la famille d'un contribuable a toujours compté sur l'agriculture pour gagner sa vie, encore qu'avec un succès financier limité. Les mêmes considérations générales permettent d'accorder plus d'importance aux facteurs des capitaux investis et du temps consacré à l'agriculture en vertu de l'article 31 de la Loi, et d'accorder moins d'importance à la rentabilité. Je n'ai encore jamais vu d'affaire dans laquelle le ministre refuse à un tel contribuable le droit de déduire la totalité de ses pertes agricoles à cause de l'existence d'une autre source de revenu. C'est peut-être parce qu'il est peu probable qu'un éleveur de porcs comme M. Graham exercerait cette activité comme un passe-temps.


Il est bien établi que l'article 31 de la Loi vise à empêcher les « gentlemen-farmers » qui disposent d'un revenu considérable de déduire la totalité des pertes agricoles qu'ils subissent: voir l'arrêt Morrissey c. Canada, supra, aux pages 420 à 423. Plus souvent qu'autrement, cet arrêt est invoqué par les agriculteurs qui sont disposés à poursuivre l'exploitation de leur entreprise en demeurant ouvertement indifférents aux pertes subies. Concrètement et sur le plan juridique, ces agriculteurs sont des agriculteurs amateurs, mais le ministre leur accorde la déduction limitée prévue à l'article 31 de la Loi. Ces affaires concernent presque toujours des éleveurs de chevaux qui achètent ou élèvent des chevaux en vue de les faire courir. En vérité, ces entreprises ont rarement même une expectative raisonnable de profit, encore moins les éléments essentiels pour constituer la principale source de revenu de leur propriétaire.

[...]                                                               [Non souligné dans l'original.]

[23]            Quelle que soit la mesure dans laquelle le témoignage de l'appelante est jugé crédible, il reste que les faits non contestés de l'affaire se passent d'explications. L'appelante « consacrait » ses capitaux, son temps et son travail à son entreprise agricole. La rentabilité future de l'entreprise agricole était telle qu'en 1998, l'entreprise a réalisé des bénéfices. L'entreprise agricole était une entreprise familiale. Il existe peu d'éléments distinctifs entre la présente espèce et l'affaire La Reine c. Graham, [1985] 2 C.F. 107 (C.A.).

[24]            Je conclus que l'appelante appartient nettement à la première catégorie d'agriculteurs définie par le juge Dickson dans l'arrêt Moldowan, précité.

[25]            Je répondrais par l'affirmative à la question en litige en disant que la principale source de revenu de l'appelante pour les années d'imposition 1993, 1994 et 1995 était une « combinaison de l'agriculture et de quelque autre source » . J'accueillerais l'appel sur ce point seulement; j'annulerais la décision de la Cour canadienne de l'impôt et je renverrais les nouvelles cotisations au ministre pour nouvel examen et nouvelle cotisation, compte tenu du fait que l'appelante a le droit de déduire la totalité de ses pertes agricoles pour les années 1993, 1994 et 1995. Sur tous les autres points, je rejetterais l'appel.


[26]            Les dépens de la présente instance et de l'instance inférieure, d'un montant total de 7 500 $, devraient être adjugés.

« Alice Desjardins »

Juge

« Je souscris aux présents motifs

J. Edgar Sexton, juge »

« Je souscris aux présents motifs

K. Sharlow, juge »

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION D'APPEL

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                      A-465-99

INTITULÉ :                                                                     Anna Kroeker

c.

Sa Majesté la Reine

LIEU DE L'AUDIENCE :                                             Edmonton (Alberta)

DATE DE L'AUDIENCE :                                           le 25 septembre 2002

MOTIFS DU JUGEMENT :                                      LE JUGE DESJARDINS

Y ONT SOUSCRIT :                                                     LES JUGES SEXTON ET SHARLOW

DATE DES MOTIFS :                                                  LE 17 OCTOBRE 2002

COMPARUTIONS :

M. Neil W. Nichols                                                          POUR L'APPELANTE

M. Gérald Chartier                                                            POUR L'INTIMÉE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nichols & Company                                                          POUR L'APPELANTE

Edmonton (Alberta)

M. Morris Rosenberg                                                        POUR L'INTIMÉE

Sous-procureur général du Canada                                 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.