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Date : 20000310


Dossier : A-722-97


CORAM:      LE JUGE MARCEAU

         LE JUGE DESJARDINS

         LE JUGE DÉCARY



ENTRE:

     LYNE PÉRUSSE

     Requérante

     - et -

     MINISTRE DU REVENU NATIONAL

     Intimé



Audience tenue à Québec, Québec, le jeudi 20 janvier 2000.

Jugement prononcé à Ottawa, Ontario, le vendredi 10 mars 2000.


MOTIFS DU JUGEMENT PAR:      LE JUGE MARCEAU

MOTIFS CONCORDANTS PAR:      LE JUGE DÉCARY

MOTIFS DISSIDENTS PAR:      LE JUGE DESJARDINS











Date : 20000310


Dossier : A-722-97


CORAM:      LE JUGE MARCEAU

         LE JUGE DESJARDINS

         LE JUGE DÉCARY



ENTRE:

     LYNE PÉRUSSE

     Requérante

     - et -

     MINISTRE DU REVENU NATIONAL

     Intimé




     MOTIFS DU JUGEMENT


LE JUGE MARCEAU


[1]      Cette demande de révision judiciaire est portée à l"encontre d"une décision d"un juge de la Cour canadienne de l"impôt prise en vertu des dispositions de la Loi sur l"assurance-chômage telle qu"elle existait avant d"être remplacée par la Loi sur l"assurance-emploi en 1996. La décision attaquée en est une de rejet de l"appel intenté par la prestataire (ici requérante) contre deux déterminations du ministre du Revenu national, aux termes desquelles avaient été déclarés non-assurables les emplois qu"elle avait exercés dans le bureau d"avocat de son conjoint de fait, pendant cinq périodes d"un certain nombre de semaines au cours des années 1992, 1993, 1994, 1995 et 1996. Ces déterminations du ministre avaient été faites en vertu de l"autorité que lui attribuait l"alinéa 61(3)a ) de la Loi et s"appuyaient sur l"alinéa 3(2)c ) dont la lecture permet tout de suite de voir ce dont il s"agit:

3.      (2) Les emplois exclus sont les suivants:

     ...
     c) sous réserve de l"alinéa d ), tout emploi lorsque l"employeur et l"employé ont entre eux un lien de dépendance, pour l"application du présent alinéa:
          (i) la question de savoir si des personnes ont entre elles un lien de dépendance étant déterminée en conformité avec la Loi de l"impôt sur le revenu,
          (ii) l"employeur et l"employé, lorsqu"ils sont des personnes liées entre elles, au sens de cette loi, étant réputés ne pas avoir de lien de dépendance si le ministre du Revenu national est convaincu qu"il est raisonnable de conclure, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rétribution versée, les modalités d"emploi ainsi que la durée, la nature et l"importance du travail accompli, qu"ils auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable s"ils n"avaient pas eu un lien de dépendance;

3.      (2) Excepted employment is

     ...
     c) subject to paragraph (d), employment where the employer and employee are not dealing with each other at arm"s length and, for the purposes of this paragraph:
          (i) the question of whether persons are not dealing with each other at arm"s length shall be determined in accordance with the provisions of the Income Tax Act , and
          (ii) where the employer is, within the meaning of that Act, related to the employee, they shall be deemed to deal with each other at arm"s length if the Minister of National Revenue is satisfied that, having regard to all the circumstances of the employment, including the remuneration paid, the terms and conditions, the duration and the nature and importance of the work performed, it is reasonable to conclude that they would have entered into a substantially similar contract of employment if they had been dealing with each other at arm"s length;

[2]      La requérante avait soutenu devant la Cour canadienne de l"impôt: d"abord, que les dispositions d"exclusion contenues au paragraphe 3(2) de la Loi ne pouvaient appuyer valablement les déterminations parce qu"il s"agissait de dispositions inconstitutionnelles; ensuite, que, de toutes façons, les déterminations ne respectaient pas les faits. Le juge refusa de se prononcer péremptoirement sur l"argument constitutionnel, au motif que les avis aux procureurs généraux du Canada et des provinces, que les règles requièrent dans un cas d"attaque constitutionnelle, n"avaient pas été donnés, bien qu"il jugea à propos d"exprimer quand même son opinion sur sa non-validité; il s"employa plutôt à examiner longuement la prétention à l"effet que les déterminations n"étaient pas fondées et la rejeta.

[3]      La requérante fait reposer sa demande de révision de la décision rendue contre elle sur les mêmes moyens, sauf qu"elle a pris soin de valider son attaque constitutionnelle et que le procureur général du Canada est intervenu pour contester ses prétentions. La Cour se doit donc de se prononcer sur ce premier moyen de droit avant d"examiner, si besoin est, le deuxième moyen tiré de l"analyse des faits.

L"attaque constitutionnelle

[4]      Ce n"est pas la première fois que l"alinéa 3(2)c ) de la Loi fait l"objet d"une attaque fondée sur l"article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés au motif qu"il créerait une inégalité fondée sur le sexe ou le statut civil ou matrimonial. Déjà en 1994, le juge Archambault, dans la cause Yvette Thivierge c. Le ministre du Revenu national1, concluait au terme de longs motifs qu"on ne pouvait parler de discrimination fondée sur le sexe ou le statut civil, et sa décision fut suivie à maintes reprises par la suite, notamment par le juge de première instance ici, et elle a servi d"argument au procureur général dans son intervention. Cette Cour a été elle-même appelée récemment à se prononcer sur la question dans la cause de Murphy"s Enterprises Ltd. et als c. Le ministre du Revenu national2, et elle rejeta l"argument d"invalidité. Il arrive toutefois que le raisonnement du juge Archambault ne me paraît pas, je le dis avec respect, pleinement satisfaisant et notre Cour, dans cette décision Murphy"s, n"a donné aucun motif au soutien de sa conclusion de rejet. Aussi, même si je partageais pleinement l"opinion déjà exprimée que les dispositions législatives en cause étaient constitutionnelles, il m"est apparu préférable d"essayer d"expliquer mon raisonnement3.

     * * *

[5]      Lorsque le Parlement décida, en 1989, d"amenuiser la règle de principe et "irrémédiable" qui excluait, des emplois assurables, tout emploi d"une personne au service de son conjoint (ancien alinéa 3(2)c )), il choisit de le faire en modifiant sa technique législative de façon à rendre l"exclusion de principe remédiable. Ceci exigeait l"adoption de règles difficiles à rédiger, difficultés que le passage d"une langue à l"autre n"était pas de nature à atténuer. On choisit d"abord une nouvelle technique en établissant comme règle de base que serait exclu tout emploi entre un employeur et un employé lorsqu"il y "aurait entre eux un lien de dépendance", façon quelque peu équivoque de traduire la locution anglaise certes plus évocatrice "would not be dealing at arm"s length". C"est ce que dit l"alinéa 3(2)c ). Il fallait alors évidemment préciser quand des personnes doivent être vues comme ayant un tel "lien de dépendance", soit, selon la locution anglaise, "would not be dealing at arm"s length". L"alinéa 3(2)c )(i) renvoie à cet égard à la Loi de l"impôt sur le revenu qui, depuis longtemps, prévoit à son paragraphe 251(1): premièrement, que des "personnes liées" sont réputées avoir un lien de dépendance lorsqu"elles contractent entre elles ("are not dealing with each other at arm"s length"), "personnes liées" devant s"entendre (selon le paragraphe 251(2)) de:

251. (2) Aux fins de la présente loi, des "personnes liées" ou des personnes liées entre elles, sont

     a) des particuliers unis par les liens du sang, du mariage ou de l"adoption;
     b) une corporation et
          (i) une personne qui contrôle la corporation si cette dernière est contrôlée par une personne,
          (ii) une personne qui est membre d"un groupe lié qui contrôle la corporation, ou
          (iii) toute personne liée à une personne visée au sous-alinéa (i) ou (ii);

     ...

251. (2) For the purposes of this Act, "related persons," or persons related to each other, are

     (a) individuals connected by blood relationship, marriage or adoption;
     (b) a corporation and
          (i) a person who controls the corporation, if it is controlled by one person,
          (ii) a person who is a member of a related group that controls the corporation, or
          (iii) any person related to a person described in subparagraph (i) or (ii); and

     ...

et, deuxièmement, que des personnes "non liées" peuvent aussi être vues à l"occasion comme ayant un lien de dépendance ("as not dealing at arm"s length") vu les conditions dans lesquelles est intervenue leur transaction4. Jusque-là, la technique législative est différente de ce qu"elle était auparavant en ce sens que l"exclusion ne frappe pas les époux directement mais les personnes qui ont entre elles un lien de dépendance; seulement, par le jeu de la présomption absolue du paragraphe 251(2)a ) de la Loi de l"impôt sur le revenu, l"exclusion relative aux époux reste la même, à moins qu"une dérogation au caractère irréfragable de la présomption ne soit adoptée. Et voilà le rôle du sous-alinéa 3(2)c )(ii), qui prévoit que le ministre (à qui a déjà été confié, par nécessité administrative, le rôle de décider en premier de l"admissibilité d"un emploi (alinéa 61(3)a ))) peut, après analyse de toutes les circonstances, reconnaître que des personnes liées entre elles au sens de la Loi de l"impôt sur le revenu n"avaient pas de lien de dépendance ("were dealing at arm"s length") à l"égard du contrat d"emploi impliqué qu"elles ont passé entre elles. Et le texte donne les principales circonstances dont il doit être tenu compte pour arriver à cette conclusion, circonstances qui, toutes, se rapportent aux modalités du contrat et à ses conditions d"exécution.

[6]      Il est aisé de constater que le Parlement, dans cette disposition 3(2)c)(ii) où il fait état du cheminement à suivre pour arriver à la conclusion qu"un contrat entre personnes liées n"a pas été indûment influencé par leur relation (et est donc couvert) s"inspire essentiellement de l"approche qu"a adoptée la jurisprudence pour conclure que des personnes non liées n"agissaient pas en réalité à distance dans la passation d"un contrat particulier (lequel partant devait être exclu). Cette constatation, soutient le juge Archambault dans sa décision Thivierge , suffit pour rendre la disposition à l"abri de toute attaque constitutionnelle sur la base de l"article 15 de la Charte car "ce sont...les modalités d"un travail donné (que ce soit entre personnes liées ou non) qui déterminent l"admissibilité d"un travail et non pas les caractéristiques personnelles de l"employé". Et il résume clairement sa pensée dans un passage que le juge de première instance ici reprend et fait sien5:

La lecture de l"alinéa 3(2)c ) de la Loi dans son ensemble m"amène à conclure que l"exclusion d"un travail ne se fait pas en fonction d"une caractéristique personnelle, que ce soit le sexe, le statut matrimonial ou le statut familial, mais plutôt en fonction des modalités même du contrat de travail. Si les modalités du contrat de travail sont celles que des personnes n"ayant pas de lien de dépendance auraient adoptées, le travail constitue un emploi assurable, que l"employée soit de sexe féminin ou l"épouse de la personne qui contrôle l"employeur. Ce sont les modalités du contrat de travail qui déterminent s"il s"agit d"un emploi assurable. Comme il ne s"agit pas d"une inégalité fondée sur des caractéristiques personnelles, l"article 15(1) de la Charte ne peut être soulevé quant à l"alinéa 3(2)c ) de la Loi.

[7]      Il me semble, je le dis avec respect, que ces observations, aussi justes qu"elles soient, n"atteignent pas l"argument constitutionnel. L"inégalité dont on fait état pour parler d"inconstitutionnalité ne se situe pas au niveau de l"exclusion ou de l"acceptation finale de l"emploi, laquelle est, il est vrai, déterminée dans tous les cas à partir des modalités du contrat de travail. L"inégalité dont on se plaint se situe au niveau du processus adopté pour décider de l"exclusion ou de l"acceptation. Dans un cas, l"examen est requis en toutes hypothèses et doit se faire à partir de la présomption que l"emploi est exclu, ce qui implique que le doute joue contre le prestataire, alors que dans l"autre, l"examen est fort exceptionnel et la présomption est en sens inverse, ce qui fait que le doute joue là pleinement en faveur du prestataire.

[8]      La vraie réponse à l"attaque constitutionnelle est qu"aucune des conditions d"application de l"article 15 de la Charte telles que dégagées par la Cour suprême, spécialement dans son arrêt de principe Law c. Canada (MEI)6, n"existe en l"espèce. La différence de traitement dans le processus n"est pas fondée sur une caractéristique personnelle des prestataires en cause, elle ne limite pas en définitive l"accès de qui que ce soit aux bénéfices de la Loi puisque tout contrat jugé sérieux sera couvert et, enfin, la dignité humaine de personne n"est impliquée.

[9]      La distinction se fait entre personnes liées et personnes non liées, personnes liées s"entendant de personnes physiques ou morales unies l"une à l"autre par quelque lien existentiel résultant: pour les personnes physiques, de la consanguinité ou de l"adoption, du mariage de droit ou de fait (depuis 1993), pour les personnes morales, de la corrélation entre leur organe de contrôle. C"est, il me semble, une relation factuelle qui est considérée, non quelque caractéristique personnelle et individuelle des personnes en cause. Et les personnes liées au sens de la Loi ne forment évidemment pas un groupe particulier d"individus unis par quelque trait commun ou encore moins un groupe traditionnellement désavantagé. Ensuite, la différence de traitement n"existe qu"au niveau de la procédure, elle s"impose par la nécessité de s"assurer du sérieux du contrat et ne saurait normalement déboucher sur un préjudice de fond. Et enfin, une législation qui cherche à s"assurer que la relation employeur-employé entre deux personnes est demeurée distincte et à l"abri du lien qui déjà unissait ces personnes ne saurait être vue comme portant atteinte à leur dignité humaine.

[10]      L"attaque constitutionnelle, à mon avis fondée uniquement sur ce que l"on peut appeler en langage libre une exigence de prudence dans l"acceptation comme réel et sérieux du contrat de travail intervenu entre personnes déjà liées, ne saurait tenir. S"il fallait interpréter le texte comme laissant au ministre un pouvoir purement discrétionnaire d"accepter ou de refuser le contrat, ce que l"on a compris semble-t-il en certains milieux, l"attaque constitutionnelle pourrait peut-être se présenter avec plus de force. Mais tel n"est pas le cas, et cette remarque m"amène au deuxième volet de la demande.

La contestation de la conclusion du juge tirée des faits

[11]      La requérante a longuement témoigné devant le juge de la Cour canadienne de l"impôt pour lui expliquer le travail qu"elle faisait et tenter de le convaincre que son emploi, au cours de chacune des périodes en cause, était sérieux et non influencé par ses relations avec l"un des avocats du bureau. Malheureusement, pour des raisons difficiles à comprendre, elle fut la seule à s"expliquer. Et surtout, elle faisait face à des témoignages d"enquêteurs de la Commission qui, après l"avoir interrogée, s"étaient employés dans leur rapport à jauger l"importance des tâches qu"elle avait assumées et à évaluer le temps qui pouvait avoir été requis pour les accomplir. Une lecture de la transcription de ces témoignages laisse une impression d"insatisfaction. Ce qu"a révélé l"enquête devant le juge ne permet pas d"arriver à une conclusion susceptible de s"imposer, trop de questions restent sans réponse. Qu"il me suffise de noter au passage que l"une des périodes en cause est antérieure à l"amendement apporté à la Loi de l"impôt sur le revenu pour assimiler les époux de fait aux époux de droit (modification à l"alinéa 252(4)a ), S.C. 1994, c. 7, Annexe VIII, paragraphe 140(3)), mais c"est comme si on ne s"en était pas rendu compte et l"approche semble être restée tout le long la même, le tout soumis à une vue d"ensemble non altérée. Un autre point aussi. L"enquête de la Commission semble n"avoir pas été renouvelée pour décider de la deuxième demande relative à l"année 1996: les faits accumulés au sujet des demandes antérieures ont sans doute paru suffisants; et pourtant, le conjoint de fait de la requérante cette année-là ne pratiquait plus en société mais seul et avait apparemment étendu ses activités pour y ajouter celles de conseiller financier, pour lesquelles la requérante, par ses études et sa formation, pouvait peut-être avoir été appelée à assumer des responsabilités nouvelles.

[12]      Quoi qu"il en soit, ayant à l"esprit que celui qui préside à une instance judiciaire est inévitablement profondément influencé, d"abord dans sa conduite de l"enquête et ensuite et surtout dans son appréciation de ce qu"il peut en tirer, par l"idée qu"il peut avoir de ce qui est proprement en cause, je me permets de dire avec égards qu"à mon avis l"audition en première instance ne me paraît pas s"être déroulée de façon satisfaisante.

[13]      Il est clair, en lisant les motifs de la décision, que pour le président du tribunal l"objet de son enquête était de savoir si le ministre avait "judicieusement", selon l"expression consacrée, exercé la discrétion que la Loi lui accorde de "reconnaître la non-exclusion" d"un contrat entre personnes liées. Il lui fallait donc examiner si la décision avait été prise de bonne foi, sur la base de faits pertinents révélés par une enquête sérieuse, et non sous l"influence indue de considérations étrangères. Ainsi, dès le départ, à la page 3 de ses motifs, le juge écrit7:

     La détermination dont fait l"objet le présent appel résulte du pouvoir discrétionnaire prévu par les dispositions de l"article 3(2)(c ) de la Loi qui se lit comme suit:
     ...
     L"appelante devait relever, par prépondérance de la preuve, le fardeau de preuve à l"effet que l"intimé n"avait pas, lors de l"évaluation du dossier, respecté les règles de l"art relatives à la discrétion ministérielle, une réponse négative ayant pour effet d"empêcher toute intervention de ce tribunal.

Et finalement sa conclusion, à la page 168:

     Pour ce qui est de l"appel, je ne puis y faire droit étant donné que l"appelante n"a pas fait la preuve que l"intimé avait mal exercé sa discrétion.

[14]      En fait, le juge agissait dans le sens que plusieurs décisions antérieures pouvaient paraître prescrire. Mais cette Cour, dans une décision récente, s"est employée à rejeter cette approche, et je me permets de citer ce que j"écrivais alors à cet égard dans les motifs soumis au nom de la Cour9:

     La Loi confie au ministre le soin de faire une détermination à partir de la conviction à laquelle son examen du dossier peut le conduire. L"expression utilisée introduit une sorte d"élément de subjectivité et on a pu parler de pouvoir discrétionnaire du ministre, mais la qualification ne devrait pas faire oublier qu"il s"agit sans doute d"un pouvoir dont l"exercice doit se fonder pleinement et exclusivement sur une appréciation objective des faits connus ou supposés. Et la détermination du ministre n"est pas sans appel. La Loi accorde, en effet, à la Cour canadienne de l"impôt le pouvoir de la réviser sur la base de ce que pourra révéler une enquête conduite, là, en présence de tous les intéressés. La Cour n"est pas chargée de faire la détermination au même titre que le ministre et, en ce sens, elle ne saurait substituer purement et simplement son appréciation à celle du ministre: c"est ce qui relève du pouvoir dit discrétionnaire du ministre. Mais la Cour doit vérifier si les faits supposés ou retenus par le ministre sont réels et ont été appréciés correctement en tenant compte du contexte où ils sont survenus, et après cette vérification, elle doit décider si la conclusion dont le ministre était "convaincu" paraît toujours raisonnable.

[15]      Le rôle du juge d"appel n"est donc pas simplement de se demander si le ministre était fondé de conclure comme il l"a fait face aux données factuelles que les inspecteurs de la commission avaient pu recueillir et à l"interprétation que lui ou ses officiers pouvaient leur donner. Le rôle du juge est de s"enquérir de tous les faits auprès des parties et des témoins appelés pour la première fois à s"expliquer sous serment et de se demander si la conclusion du ministre, sous l"éclairage nouveau, paraît toujours "raisonnable" (le mot du législateur). La Loi prescrit au juge une certaine déférence à l"égard de l"appréciation initiale du ministre et lui prescrit, comme je disais, de ne pas purement et simplement substituer sa propre opinion à celle du ministre lorsqu"il n"y a pas de faits nouveaux et que rien ne permet de penser que les faits connus ont été mal perçus. Mais parler de discrétion du ministre sans plus porte à faux.

[16]      Je reconnais que dans ses motifs le juge fait état de constatations qui pourraient valider la conclusion du ministre. Je reconnais aussi que la requérante n"a pas cherché devant lui à mieux appuyer ses dires. Mais je persiste à penser que l"enquête telle que conduite n"a pas satisfait les exigences de justice et que cette Cour ne peut pas ne pas réagir.

[17]      Je suis ainsi d"avis que la demande devrait réussir, la décision attaquée annulée et l"affaire retournée à la Cour canadienne de l"impôt pour qu"il soit procédé de nouveau à l"instruction de l"appel intenté contre la décision du ministre. Il serait peut-être plus satisfaisant, autant pour le juge qui a rendu la décision annulée que pour les parties, si l"affaire était confiée à un autre juge.

[18]      Enfin, je pense qu"il n"y a pas de raison de priver la requérante de ses dépens.


     "Louis Marceau"

     j.c.a.



Date: 20000310


Dossier: A-722-97

Coram:      LE JUGE MARCEAU

         LE JUGE DESJARDINS

         LE JUGE DÉCARY

Entre :

     LYNE PÉRUSSE

     Requérante

     - et -

     MINISTRE DU REVENU NATIONAL

     Intimé



     MOTIFS DU JUGEMENT



LE JUGE DÉCARY

[1]      Les faits, les questions en litige et les dispositions législatives pertinentes se retrouvent dans les motifs de mes deux collègues et il serait inutile de les reprendre ici.[2]      Je suis d'avis comme ma collègue le juge Desjardins et pour les motifs qu'elle exprime, que la présomption d'exclusion que doit repousser une conjointe de fait aux termes du sous-alinéa 3(2)c)(ii) de la Loi sur l'assurance-chômage avant de pouvoir se qualifier à des prestations d'assurance-chômage, satisfait aux deux premiers critères d'application du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés ("la Charte") qu'a identifiés le juge Iacobucci dans Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)10. La loi contestée établit en effet une distinction formelle entre la requérante et d'autres personnes en raison d'une caractéristique personnelle et la requérante fait l'objet d'une différence de traitement fondée sur un des motifs énumérés ou analogues.[3]      Je suis toutefois d'avis, comme mon collègue le juge Marceau, que cette présomption ne rencontre pas le troisième critère, à savoir, la différence de traitement ne porte pas atteinte à la dignité humaine de la requérante. Il a raison, me semble-t-il, de conclure au paragraphe 9 de ses motifs qu'"une législation qui cherche à s'assurer que la relation employeur-employé entre deux personnes est demeurée distincte et à l'abri du lien qui déjà unissait ces personnes ne saurait être vue comme portant atteinte à la dignité humaine". Je m'explique.[4]      Il incombait à la requérante d'établir la violation du paragraphe 15(1) de la Charte. Elle devait, pour se faire, se décharger du fardeau que le juge Iacobucci, au paragraphe 83, décrivait comme suit:[...] dans certains cas, il sera relativement facile pour le demandeur de démontrer qu'il y eu violation du par. 15(1), tandis que, dans d'autres, il sera plus difficile de trouver une atteinte à l'objet de la garantie d'égalité. Dans des affaires simples, le tribunal constatera facilement, en s'appuyant sur la connaissance d'office et sur le raisonnement logique, que la loi contestée brime la dignité humaine et qu'elle est donc discriminatoire au sens de la Charte . Cela se produira souvent, mais pas toujours, dans les cas où une loi établit une différence formelle de traitement en raison de motifs énumérés ou de motifs analogues parce que l'utilisation de ces motifs ne correspond que rarement aux besoins, aux capacités et aux mérites. Il pourra suffire que le tribunal prenne connaissance d'office d'un désavantage préexistant subi par le demandeur ou par le groupe auquel il appartient pour qu'il soit fait droit à une allégation fondée sur le par. 15(1). Dans d'autres affaires, il sera nécessaire de s'appuyer sur un ou plusieurs autres facteurs contextuels. Toutefois, la question première que se posera le tribunal dans chaque affaire sera de savoir si une atteinte à la dignité humaine a été démontrée, compte tenu des contextes historique, social, politique et juridique dans lesquels l'allégation est formulée. Si le demandeur veut avoir gain de cause lorsqu'il invoque le par. 15(1) il lui incombe de faire en sorte que le tribunal soit bien informé de ce contexte.

[5]      Il faut savoir ici que devant la Cour canadienne de l'impôt, la requérante n'avait pas donné d'avis de question constitutionnelle et qu'elle avait indiqué, ainsi que le souligne le juge Tardif dans ses motifs, qu'elle "n'avait pas de preuve spécifique ou particulière à soumettre". Le juge a séance tenante rejeté les prétentions constitutionnelles de la requérante, sans même entendre le Ministre intimé, avec le résultat qu'il n'y avait devant lui, et qu'il n'y a devant nous, aucune preuve portant sur l'application du paragraphe 15(1) de la Charte non plus, bien sûr, que sur la justification permise par l'article 1. C'était, dès le départ, un cadre qui convenait mal à une analyse rigoureuse des prétentions constitutionnelles de la requérante, et le juge eut mieux fait, à mon avis, de refuser de les examiner.[6]      La requérante, une fois rendue en Cour d'appel fédérale, a maintenu son attaque et donné, cette fois, l'avis requis de question constitutionnelle. Cette Cour est donc saisie de la question, encore qu'à mon avis elle n'était pas tenue d'y répondre vu, justement, le vide factuel devant lequel elle se trouve. Qui plus est, il m'apparait difficile de répondre à la question, qui ne vise que le sous-alinéa 3(2)c)(ii) de la Loi sur l'assurance-chômage, sans décider de la validité des alinéas 251(1)a) et 251(2)a) de la Loi de l'impôt sur le revenu, lesquel ne sont l'objet d'aucune contestation formelle. Comme mes collègues ont néanmoins décidé de répondre à la question posée et qu'il y a impasse, je me sens contraint d'y répondre moi aussi.[7]      Le juge Iacobucci indiquait que le point central de l'analyse relative au paragraphe 15(1) de la Charte était "à la fois subjectif et objectif". Il ajoutait11:Le point de vue approprié est celui de la personne raisonnable qui se trouve dans une situation semblable à celle du demandeur et qui tient compte des facteurs contextuels pertinents.

[8]      Tel qu'il appert des propos du juge Iacobucci, il est des cas où il est "relativement facile" de démontrer qu'il y a eu violation du paragraphe 15(1) et où la Cour "constatera facilement, en s'appuyant sur la connaissance d'office et sur le raisonnement logique, que la loi contestée brime la dignité humaine". Il est par contre des cas où la preuve sera "plus difficile" et où il incombera au demandeur "de faire en sorte que le tribunal soit bien informé" des contextes historique, social, politique et juridique pertinents.[9]      Je ne crois pas qu'il s'agisse ici d'une "affaire simple" qui me permette de former un point de vue "subjectif et objectif" favorable à la requérante sur la seule foi de ma connaissance d'office et d'un raisonnement juridique. Je crois au contraire qu'eu égard à la nature et à l'étendue du droit touché par les dispositions législatives attaquées, il s'agit d'une situation où, pour reprendre les mots du juge Iacobucci au paragraphe 74 de ses motifs, il s'impose de "mesurer non seulement l'importance économique, mais aussi l'importance sur le plan de la société et de la constitution, du droit" en litige et de "vérifier si la distinction restreint l'accès à une institution sociale fondamentale, si elle compromet "un aspect fondamental de la pleine appartenance à la société canadienne" [...]".[ 10]      La distinction, en l'espèce et en l'absence de toute preuve contextuelle, ne restreint pas véritablement l'accès aux prestations d'assurance-chômage. La loi ne prive pas un conjoint de ses droits à cause du fait qu'il soit conjoint; elle s'assure, plutôt, qu'un conjoint n'a pas plus de droits, du fait qu'il soit conjoint, que s'il ne l'était pas. Elle vise à s'assurer, par l'établissement d'un mécanisme objectif de contrôle " "la rétribution versée, les modalités d'emploi, la durée, la nature et l'importance du travail accompli" (sous-alinéa 3(2)c )(ii) de la Loi sur l'assurance-chômage) " que l'existence de liens familiaux ne compromette pas l'égalité de tous devant le régime d'assurance-chômage.[ 11]      Je ne pense pas que des personnes unies par des liens de famille, et donc assujetties à des obligations naturelles et légales les unes envers les autres, puissent raisonnablement s'étonner ou s'offusquer de ce que le législateur sente le besoin de vérifier, dans le cadre d'un contrat de louage de services, si ces liens n'ont pas, peut-être même à leur insu, influencé les conditions de travail qu'elles ont stipulées. Ce n'est pas porter atteinte à la dignité du couple, le "marginaliser", le "mettre de côté", le "dévaloriser", pour reprendre les termes du juge Iacobucci au paragraphe 53 de ses motifs, que de le soumettre dans une cas donné à un examen de routine. Notre société est régie à maints égards en fonction de la vie de couple et le fait que des lois tantôt avantagent, tantôt défavorisent un couple ne saurait à lui seul faire en sorte que le couple se sente tantôt glorifié, tantôt bafoué.[12]      Bref, ce n'est pas porter atteinte à la dignité d'un conjoint que de se prémunir contre les risques des lois de la nature humaine. Il n'y a pas, ici, violation du paragraphe 15(1) de la Charte.[13]      Quant au reste, je partage l'avis du juge Marceau et je disposerais de cette affaire comme il le suggère.


     "Robert Décary"

     j.c.a.





Date: 20000310


Dossier: A-722-97


CORAM:      LE JUGE MARCEAU

         LE JUGE DESJARDINS

         LE JUGE DÉCARY


ENTRE:

     LYNE PÉRUSSE

     Requérante

     - et -


     MINISTRE DU REVENU NATIONAL

     Intimé



     MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DESJARDINS

[1]      Je ne partage pas l"opinion de mon collègue le juge Marceau selon laquelle l"alinéa 3(2)c ) de la Loi sur l"assurance-chômage n"entre pas en conflit avec les conditions d"application de l"article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés telles qu"expliquées par la Cour suprême du Canada dans l"affaire Law c. Canada (M.E.I.)12.

[2]      Je conclus au contraire que cet alinéa 3(2)c) est en violation de la Charte, compte tenu précisément de l"affaire Law .

[3]      Je précise, au départ, que nous ne sommes concernés que par la constitutionnalité de l"alinéa 3(2)c ) de la Loi sur l"assurance-chômage lu conjointement avec les alinéas 251(1)a) et 251(2)a) de la Loi de l"impôt sur le revenu. Le litige ne porte pas sur la notion de "personnes non liées" dont il est question à l"alinéa 251(1)b ) de la Loi de l"impôt sur le revenu, ni sur celle des corporations dont traite l"alinéa 251(2)b ) de la Loi de l"impôt sur le revenu.

[4]      Pour plus de précision, je reproduis les textes législatifs pertinents :

         Loi sur l"assurance-chômage :

3. (2) Les emplois exclus sont les suivants:

...

     c) sous réserve de l"alinéa d ), tout emploi lorsque l"employeur et l"employé ont entre eux un lien de dépendance, pour l"application du présent alinéa:
         (i) la question de savoir si des personnes ont entre elles un lien de dépendance étant déterminée en conformité avec la Loi de l"impôt sur le revenu,
         (ii) l"employeur et l"employé, lorsqu"ils sont des personnes liées entre elles, au sens de cette loi, étant réputés ne pas avoir de lien de dépendance si le ministre du Revenu national est convaincu qu"il est raisonnable de conclure, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rétribution versée, les modalités d"emploi ainsi que la durée, la nature et l"importance du travail accompli, qu"ils auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblables s"ils n"avaient pas eu un lien de dépendance;

3. (2) Expected employment is

...

     (c) subject to paragraph (d), employment where the employer and employee are not dealing with each other at arm"s length and, for the purposes of this paragraph:
          (i) the question of whether persons are not dealing with each other at arm"s length shall be determined in accordance with the provisions of the Income Tax Act , and
          (ii) where the employer is, within the meaning of that Act, related to the employee, they shall be deemed to deal with each other at arm"s length if the Minister of National Revenue is satisfied that, having regard to all the circumstances of the employment, including the remuneration paid, the terms and conditions, the duration and the nature and importance of the work performed, it is reasonable to conclude that they would have entered into a substantially similar contract of employment if they had been dealing with each other at arm"s length;
Loi de l"impôt sur le revenu :

251. (1) Pour l"application de la présente loi :

     a) des personnes liées sont réputées avoir entre elles un lien de dépendance;
     b) la question de savoir si des personnes non liées entre elles n"avaient aucun lien de dépendance à un moment donné est une question de fait.

251. (1) For the purposes of this Act,

     (a) related persons shall be deemed not to deal with each other at arm"s length; and
     (b) it is a question of fact whether persons not related to each other were at a particular time dealing with each other at arm"s length.

(2) Aux fins de la présente loi, des "personnes liées" ou des personnes liées entre elles, sont

     a) des particuliers unis par les liens du sang, du mariage ou de l"adoption;
     b) une corporation et
         (i) une personne qui contrôle la corporation si cette dernière est contrôlée par une personne,
         (ii) une personne qui est membre d"un groupe lié qui contrôle la corporation, ou
         (iii) toute personne liée à une personne visée au sous-alinéa (i) ou (ii);

...

(2) For the purposes of this Act, "related persons," or persons related to each other, are

     a) individuals connected by blood relationship, marriage or adoption;
     (b) a corporation and
          (i) a person who controls the corporation, if it is controlled by one person,
         (ii) a person who is a member of a related group that controls the corporation, or
         (iii) any person related to a person described in subparagraph (i) or (ii); and

...





[5]      L"alinéa 3(2)c ) de la Loi sur l"assurance-chômage et les alinéas 251(1)a) et 2(a) de la Loi de l"impôt sur le revenu, lus conjointement, ont l"effet suivant : les contrats d"emploi signés entre des personnes unies par les liens du sang, du mariage ou de l"adoption sont exclus de l"application de la Loi sur l"assurance-chômage sauf si ces personnes (qui sont réputées avoir entre elles un lien de dépendance) établissent, à la satisfaction du ministre, qu"il est raisonnable de conclure que les contrats qu"elles ont signés sont à peu près semblables à ceux qu"auraient signés des personnes qui ne sont pas ainsi unies par les liens du sang, du mariage ou de l"adoption.

[6]      L"appelante attaque l"alinéa 3(2)c ) de la Loi sur l"assurance-chômage au motif qu"elle et tous ceux qui ont ainsi un lien de dépendance avec leur employeur sont obligés de se soumettre à ce fardeau de preuve spécial, uniquement parce que leur statut civil ou matrimonial est différent de celui des autres prestataires d"assurance-chômage, qui eux n"ont qu"à faire la preuve qu"ils ont un contrat de louage de service avec leur employeur. Elle prétend qu"il y a là une discrimination fondée sur son état matrimonial puisqu"elle se voit obligée de convaincre le ministre du Revenu national qu"il est raisonnable de conclure, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la contribution versée, les modalités d"emploi, ainsi que la durée, la nature et l"importance du travail accompli, qu"elle aurait conclu avec l"employeur un contrat de travail à peu près semblable s"il n"y avait pas eu un lien de dépendance.

[7]      Ainsi, dit l"appelante, toutes les personnes ayant un lien de dépendance "partent avec un préjugé défavorable vis-à-vis le représentant du ministre du Revenu national et sont discriminées par rapport aux autres Canadiens."13

[8]      Comment expliquer une telle législation?

[9]      En 1988, notre Cour, dans Druken c. Canada,14 confirmait une décision du Tribunal canadien des droits de la personne qui rendait inopérant les anciens alinéas 3(2)c) et 4(3)d) de la Loi sur l"assurance-chômage et l"alinéa 14a ) du Règlement. Ces articles excluaient le travail d"un employé auprès d"une société si cet employé, son conjoint ou les deux ensembles contrôlaient plus de 40% des actions de cette société. Le Tribunal avait conclu que ces articles constituaient une discrimination injustifiée au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne . Il avait noté l"absence de preuve démontrant l"existence d"abus répandus dans ce secteur de l"activité humaine. Selon lui, tout refus devait s"appuyer sur les faits dans chaque cas. La Loi ne pouvait s"appliquer d"une façon généralisée à un groupe social donné.15

[10]      Le gouvernement canadien décida de modifier la Loi. Lorsque le projet de loi C-21 fut déposé à la Chambre des communes le 1er juin 1989, ajoutant l"actuel alinéa 3(2)c ) de la Loi sur l"assurance-chômage, le ministre de l"Emploi et de l"Immigration expliqua la portée de la nouvelle disposition. Dans l"affaire Thivierge c. Canada (Ministre du Revenu national - M.R.N.)16 le juge Archambault de la Cour canadienne de l"impôt nota que la version anglaise des explications du ministre responsable exprime plus clairement la portée des nouvelles mesures. Tout comme lui, je citerai la version anglaise qui se lit comme suit :

         Unemployment Insurance coverage for employer relatives
         Currently, individuals hired by their spouse or relatives are not considered to be dealing "at arm"s length" from their employer and therefore are unable to contribute to, or benefit from, Unemployment Insurance.
         The Bill proposes that workers who are related to their employer be covered by Unemployment Insurance if they are dealing "at arm"s length". If they work under the same sort of employment contracts as other workers who are not related to the employer, their employment will be insured and they will pay premiums. This means that if they become unemployed they will also be able to claim any benefits they are qualified for. Factors such as the pay, conditions, length, type and importance of their work will be used to decide whether or not their employment is insurable.

        


[11]      Dans l"affaire Thérèse Chrétien c. Le Ministre du Revenu national17 , le juge Archambault expliquait sa propre compréhension de la portée de la mesure :

         Cette disposition m"apparaît de la nature d"une mesure anti-évitement pour contrer les abus de certains qui prennent avantage de façon indue de cette Loi de portée sociale. Le législateur semble avoir présumé que les relations entre personnes ayant un lien de dépendance ne sont pas propices à l"établissement de rapports économiques raisonnables pour les fins de l"application de cette Loi . Toutefois, il a ménagé à l"administration une porte de sortie pour les cas ou les contribuables agissent clairement de bonne foi. Les tribunaux ont le devoir de superviser ce pouvoir administratif pour que le ministre du Revenu National respecte les principes de justice naturelle.
         Entre autres, ceci signifie que l"administration a le devoir d"agir dans chaque cas pour déterminer si on peut renverser la présomption de lien de dépendance, d"offrir l"opportunité au citoyen de faire valoir son point de vue et de fournir tous les faits pertinents à l"appui de ses prétentions et, finalement de fournir les motifs de sa détermination en temps opportun pour que le citoyen soit en mesure de renverser son fardeau de preuve.

[12]      La Loi présume que les personnes ainsi liées par le sang, le mariage ou l"adoption, sont davantage susceptibles de pouvoir et de vouloir abuser de la Loi sur l"assurance-chômage. Le Parlement autorise donc le Ministre à scruter les contrats d"emploi que signent ces personnes, chose qu"il ne fait pas pour les autres demandeurs, sauf évidement s"il y a des raisons de croire qu"il y a fraude à la loi. C"est de ce fardeau de preuve additionnel dont se plaint l"appelante.

[13]      Certains, comme mon collègue le juge Marceau, y voient là une "exigence de prudence". D"autres y voient une tracasserie administrative dans l"analyse de leur dossier, une tracasserie administrative discriminatoire parce que le législateur suppose à priori que toutes les personnes appartenant à ce groupe peuvent et veulent abuser du système.

[14]      Sur quelle base doit s"apprécier ce fardeau additionnel que l"on exige des personnes qui sont réputées avoir un lien de dépendance?

[15]      L"affaire Law nous en fournit tous les critères.

[16]      Dans l"affaire Law , le juge Iacobucci rappelle, au paragraphe 30, qu"une allégation de discrimination fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte comporte trois éléments clés : une différence de traitement, un motif énuméré ou un motif analogue et la présence de discrimination réelle, comprenant des facteurs comme les préjugés, les stéréotypes et les désavantages.

[17]      Il ajoute, au paragraphe 39, qu"un tribunal appelé à décider s"il y a discrimination au sens du paragraphe 15(1) doit se poser trois grandes questions, lesquelles sont reprises par lui à l"alinéa (3) de son résumé des directives, au paragraphe 88 de ses motifs. Ainsi, on peut y lire :

         Par conséquent, le tribunal ayant à se prononcer sur une allégation de discrimination fondée sur le par. 15(1) doit se poser trois grandes questions:
         (A)      La loi contestée: a) établit-elle une distinction formelle entre le demandeur et d"autres personnes en raison d"une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet-elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d"autres personnes en raison d"une ou de plusieurs caractéristiques personnelles?
         (B)      Le demandeur fait-il l"objet d"une différence de traitement fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?
         et
         (C)      La différence de traitement est-elle discriminatoire en ce qu"elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d"une avantage d"une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l"opinion que l"individu touché est moins capable ou est moins digne d"être reconnu ou valorisé en tant qu"être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération?

Un peu plus haut, au même paragraphe 88, il avait affirmé que la première question vise à déterminer si la loi entraîne une différence de traitement. Les deuxième et troisième questions servent à déterminer si la différence de traitement constitue de la discrimination réelle au sens du paragraphe 15(1) de la Charte.

[18]      Notons, au départ, que même si la question en litige ne porte que sur une présomption, qui, elle, entraîne un fardeau de preuve, cette présomption est formulée dans une loi soumise, comme toutes les autres lois, aux prescriptions de la Charte. Il ne faut pas en minimiser l"importance, même s"il s"agit d"une présomption réfragable en ce que le prestataire, de bonne foi, peut normalement réussir à renverser cette présomption. L"objet de la disposition attaquée consiste dans le traitement scrutateur dont font l"objet les personnes réputées liées lors d"une demande de prestation.

[19]      En ce qui a trait au premier critère élaboré par le juge Iacobucci, au paragraphe 39 de l"affaire Law , la présomption selon laquelle les personnes réputées liées sont censées avoir contracté entre elles sur une base plus favorable, au détriment de la Loi sur l"assurance-chômage, est fondée sur une caractéristique personnelle des demandeurs, soit le sang, le mariage ou l"adoption. Le législateur entretient des "soupçons" à leur égard sur cette base. Il s"inquiète de ce qu"elles aient pu agir illégalement et requiert d"elles une preuve détaillée des caractéristiques de leur contrat. Il procède à une enquête particulière et exige une comparaison de leurs contrats avec d"autres contrats, à cause des traits personnels de ces personnes, dont certains, tel le sang, sont immuables.

[20]      Quant au second critère élaboré par le juge Iacobucci, il ne fait plus de doute, depuis la décision de la Cour suprême du Canada dans l"affaire Miron c. Trudel , que l"état matrimonial est un motif de discrimination analogue au sens de l"article 15 de la Charte.18

[21]      Enfin, quant au troisième critère, l"imposition d"un fardeau de preuve additionnel reflète l"existence d"un stéréotype. Dans Law , le juge Iacobucci, au paragraphe 64, explique qu"un stéréotype peut se définir comme une conception erronée à partir de laquelle une personne ou un groupe est injustement dépeint comme possédant des caractéristiques indésirables, ou des caractéristiques que le groupe, ou au moins certains de ses membres, ne possède pas.

[22]      Dans M. c. H.19, le juge Gonthier, dissident, reprenait, en ces termes, sa compréhension de la notion de stéréotype :

         Comme le juge Iacobucci le souligne dans l"arrêt Law , précité, au par. 64, un stéréotype est habituellement une généralisation erronée portant sur une caractéristique personnelle. En particulier, il comporte l"attribution d"une caractéristique ou d"un ensemble de caractéristiques à un groupe, laquelle est ensuite imputée à chacun de ses membres en raison de leur appartenance au groupe. L"on accepte une opinion préconçue ou une idée toute faite au sujet d"un groupe de personnes partageant une caractéristique personnelle et l"on présume que cette idée préconçue s"applique à toutes les personnes possédant cette caractéristique personnelle. En invoquant un stéréotype, on attribue des caractéristiques inexistantes ou on ignore des caractéristiques existantes. D"une façon ou d"une autre, l"on ne traite pas une personne telle qu"elle est vraiment.
                                     (Je souligne)


[23]      Il n"est pas nécessaire ici, comme l"affirme le juge Iacobucci dans Law20, de démontrer l"existence d"un désavantage historique pour établir une violation du paragraphe 15(1) de la Charte. L"existence d"un désavantage historique est un indice important mais non déterminant.

[24]      La mesure attaquée en l"espèce porte de plus atteinte à la dignité humaine. Je reproduis la définition suivante tirée de l"affaire Law21 :

         La dignité humaine signifie qu"une personne ou un groupe ressent du respect et de l"estime de soi. Elle relève de l"intégrité physique et psychologique et de la prise en main personnelle. La dignité humaine est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelles qui n"ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne. Elle est rehaussée par des lois qui sont sensibles aux besoins, aux capacités et aux mérites de différentes personnes et qui tiennent compte du contexte sous-jacent à leurs différences. La dignité humaine est bafouée lorsque des personnes et des groupes sont marginalisés, mis de côté et dévalorisés, et elle est rehaussée lorsque les lois reconnaissent le rôle à part entière joué par tous dans la société canadienne. Au sens de la garantie d"égalité, la dignité humaine n"a rien à voir avec le statut ou la position d"une personne dans la société en soi, mais elle a plutôt trait à la façon dont il est raisonnable qu"une personne se sente face à une loi donnée.

                                     (Je souligne)



[25]      L"appelante utilise comme élément de comparaison le traitement réservé aux autres demandeurs de l"assurance-chômage par rapport au sien et à celui réservé à sa catégorie. Cet élément de comparaison me parait tout à fait approprié et conforme à la décision de la Cour suprême du Canada dans l"affaire Law .22 Je m"explique.

[26]      Dans Law, le juge Iacobucci rappelle au paragraphe 59 que la détermination de l"élément de comparaison approprié et l"évaluation des facteurs contextuels qui établissent si les dispositions législatives ont pour effet de porter atteinte à la dignité d"un demandeur doivent s"effectuer dans la perspective de ce dernier. Il ajoute cependant que le point central de l"analyse relative à la discrimination est à la fois subjectif et objectif : subjectif dans la mesure où le droit à l"égalité de traitement est un droit individuel, invoqué par un demandeur particulier ayant des caractéristiques et une situation propre; et objectif dans la mesure où l"on peut déterminer s"il y a une atteinte aux droits à l"égalité du demandeur en examinant le contexte global des dispositions en question et le traitement, passé et actuel, accordé par la société à celui-ci et aux autres personnes ou groupes partageant des caractéristiques ou une situation semblables. Selon le juge Iacobucci, la partie objective signifie que, pour fonder une allégation formulée en vertu du paragraphe 15(1), le demandeur ne peut se contenter de prétendre que sa dignité a souffert en raison d"une loi sans étayer davantage sa prétention.

[27]      Le critère subjectif est évidemment rencontré en l"espèce. Qu"en est-il cependant de l"appréciation objective de la situation?

[28]      Certains peuvent prétendre que ce dont se plaint l"appelante ne constitue pas un préjudice de fond, que les prestations ne lui sont pas automatiquement refusées, qu"elle y a droit comme tous les autres Canadiens dans une situation semblable. Ceux qui soutiennent cette prétention ne peuvent ignorer, toutefois, l"obligation de l"appelante d"établir le caractère usuel de son contrat par rapport à celui d"autres, dans une situation semblable.

[29]      Minimiser cette différence, est, à mon avis, l"ignorer. Cette différence est pourtant réelle. La présomption de l"alinéa 3(2)c ) jette un doute dans l"esprit de l"administration chargée d"appliquer la Loi. La présomption oblige l"appelante et ceux de son groupe à se justifier. Aucun motif législatif n"explique l"ajout de ce fardeau de preuve additionnel sinon l"existence chez le législateur d"un soupçon fondé sur un stéréotype. Il ne s"agit pas là d"une situation où l"administration peut avoir des raisons raisonnables de croire à l"existence d"un contrat de caractère préférentiel dans une situation donnée, mais bien d"une présomption légale qui ne correspond pas nécessairement à la réalité et qui couvre un groupe social particulier.

[30]      Une personne raisonnable peut s"étonner d"une telle présomption. Celle-ci n"existe d"ailleurs pas pour les personnes "non liées" au sens de l"alinéa 251(1)b ) de la Loi de l"impôt sur le revenu, puisque la Loi prévoit, dans ce cas, que la question de savoir si des personnes non liées ont un lien de dépendance est une question de fait. Cette présomption n"existe pas non plus pour les autres demandeurs de l"assurance-chômage qui n"ont qu"à prouver que leur contrat en est un de services. La personne raisonnable, par conséquent, après examen des facteurs pertinents, peut conclure que cette différence de traitement porte atteinte, sur le plan objectif, à la dignité de la personne, telle que définie dans l"affaire Law .

[31]      Je conclus donc que l"alinéa 3(2)c ) de la Loi sur l"assurance-chômage est contraire au paragraphe 15(1) de la Charte tel qu"expliqué par la Cour suprême du Canada dans l"affaire Law .

[32]      L"intimé nous a expliqué qu"il n"a pu présenter, devant la Cour canadienne de l"impôt, une preuve de justification en vertu de l"article 1 de la Charte parce que la requérante n"avait pas donné l"avis d"une question constitutionnelle aux procureurs généraux tel que le prévoit l"article 57 de la Loi sur la Cour fédérale . L"intimé s"est objecté mais son objection a été prise sous réserve. Le juge de la Cour canadienne de l"impôt a finalement rejeté l"argument de nature constitutionnelle en déclarant s"en remettre au jugement de sa Cour dans Thivierge c. Canada (Ministre du Revenu national) .23

[33]      L"intimé soumet que cette façon de procéder a eu l"inconvénient de le priver de la possibilité d"intervenir et de présenter une preuve aux fins de l"article 1 de la Charte. Il demande, si nous concluons à une violation du paragraphe 15(1) de la Charte, d"ordonner le retour du dossier à la Cour canadienne de l"impôt pour une nouvelle audition, au cours de laquelle il pourrait présenter une preuve de justification aux fins de l"article 1 de la Charte.

[34]      En conséquence, j"accueillerais la demande de contrôle judiciaire, j"annulerais la décision de la Cour canadienne de l"impôt, et je lui retournerais le dossier afin qu"elle tienne pour acquis que l"alinéa 3(2)c ) de la Loi sur l"assurance-chômage est en violation du paragraphe 15(1) de la Charte. J"ordonnerais à la Cour canadienne de l"impôt de procéder à une nouvelle audition portant sur l"article 1 de la Charte.

[35]      Les frais seraient à suivre.


     Alice Desjardins

     J.A.



__________________

1 [1994] T.C.J. no 876.

2 Jugement du 3 juillet 1996, non rapporté, dossier A-188-95.

3 D"autant plus que la question n"a nullement perdu de son actualité car ces dispositions de l"ancienne Loi sur l"assurance-chômage ont été substantiellement reprises par la nouvelle Loi sur l"assurance-emploi à ses paragraphes 5(2) et 5(3).

4 Le paragraphe 251(1) se lit en effet comme suit:

251. (1) Pour l"application de la présente loi:      a) des personnes liées sont réputées avoir entre elles un lien de dépendance;      b) la question de savoir si des personnes non liées entre elles n"avaient aucun lien de dépendance à un moment donné est une question de fait. 251. (1) For the purposes of this Act,      (a) related persons shall be deemed not to deal with each other at arm"s length; and      (b) it is a question of fact whether persons not related to each other were at a particular time dealing with each other at arm"s length.

5 À la page 2 de ses motifs, Dossier d"appel, pp. 333-34.

6 [1999] 1 R.C.S. 497.

7 Dossier d"appel, p. 334.

8 Ibid., p. 337.

9 Francine Légaré c. M.R.N., cause no A-392-98, et Johanne Morin c. M.R.N., cause no A-393-98, datées du 28 mai 1999, non rapportées, au paragraphe 4.

10      [1999] 1 R.C.S. 497.

11      Ibid., par. 88 à la p. 550.

12[1999] 1 R.C.S. 497.

13Mémoire de l"appelante intitulé "avis de question constitutionnelle" page 6, paragraphe 36.

14[1989] 2 C.F. 24 (C.A.).

15Druken c. Canada (Commission de l"emploi et de l"immigration) [1987] D.C.D.P. no. 7, No D.T. 7/87

16[1994] A.C.I. no. 876.

17Cour canadienne de l"impôt 93-853 (VI) 12 novembre 1993.

18Miron c. Trudel [1995] 2 R.C.S. 418, tel qu"expliqué par le juge McLachlin au paragraphe 150.

19[1999] 2 R.C.S. paragraphe 224.

20[1999] 1 R.C.S. 497, paragraphe 65.

21[1999] 1 R.C.S. 497, au paragraphe 53.

22Voir Law c. Canada [1999] 1 R.C.S. 297, au paragraphe 58.

23[1994] A.C.J. No. 876.

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