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Date: 19981217


Dossier: A-112-97

Coram :      LE JUGE PRATTE

         LE JUGE DESJARDINS

         LE JUGE DÉCARY

Entre :

     NORMAND CADRIN

     Appelant

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE

     Intimée

     MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR

     (Prononcés à l'audience à Québec (Québec)

     le jeudi, 17 décembre 1998)

LE JUGE DÉCARY

[1]      L'appelant, en sa qualité d'administrateur de la Société Elzéar Plourde Ltée pendant la période en litige, avait encouru, aux dires de l'intimée, la responsabilité solidaire qu'impose l'article 227.1 de la Loi de l'impôt sur le revenu, L.C. 1970-71-72 c. 63, telle que modifiée ("la Loi") lorsqu'une société omet de déduire ou retenir certaines sommes à la source. On sait que selon le paragraphe 3 de cet article, "un administrateur n'est pas responsable [...] lorsqu'il a agi avec le degré de soin, de diligence et d'habileté pour prévenir le manquement qu'une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables".

[2]      Le juge de la Cour canadienne de l'impôt a reconnu la responsabilité de l'appelant dans une décision1 rendue avant que cette Cour, dans Soper c. Canada, [1998] 1 C.F. 124 (C.A.), ne vienne clarifier l'interprétation qu'il fallait donner au paragraphe 227.1(3) de la Loi. Dans Soper, le juge Robertson établissait une distinction entre les "administrateurs internes" ("c'est-à-dire ceux qui s'occupent de la gestion quotidienne de la société et qui peuvent influencer la conduite de ses affaires") lesquel "auront le plus de mal à invoquer la défense de diligence raisonnable" (à la p. 156) et les "administrateurs externes" lesquels, "à moins qu'il n'existe des motifs d'avoir des soupçons", pourront "compter sur les personnes qui s'occupent de la gestion quotidienne de la société pour payer des dettes comme les créances de Sa Majesté" et ont l'obligation d'agir au moment où ils "obtien[nent] des renseignements ou pren[nent] conscience de faits qui pourraient l[es] amener à conclure que les versements posent, ou pourraient vraisemblablement poser, un problème potentiel". (à la p. 160) "En d'autres termes, ajoutait le juge Robertson, il incombe vraiment à l'administrateur externe de prendre des mesures s'il sait, ou aurait dû savoir, que la société pourrait avoir un problème avec les versements".

[3]      Le procureur de l'appelant a plaidé, dans un premier temps, que le seul fait qu'un administrateur externe ignore et ne prenne pas les moyens de connaître les obligations que la loi lui impose, suffit, selon Soper, à l'exonérer de toute responsabilité. Cet argument n'a aucun mérite. Le juge Robertson a pris grand soin de préciser que "passivité et irresponsabilité totales" ne sauraient servir d'excuses, "qu'on ne peut guère dire que le droit de nos jours pose en principe que moins un administrateur en fait, moins il en sait ou moins il se montre prudent, moins il risque d'être tenu responsable" et que "la norme de prudence d'origine législative sera sûrement interprétée et appliquée d'une manière propre à encourager la responsabilité". (à la p. 146). Il est vrai que la norme de la personne raisonnable "s'adapte aux circonstances et aux qualités individuelles de l'intéressé" (à la p. 152) et "qu'on attend plus des personnes qui possèdent des compétences supérieures à la moyenne" (à la p. 155), mais il n'en reste pas moins que la loi exige un minimum, si variable soit-il, de prudence et que l'absence totale de prudence ne répond pas aux exigences de la loi. Dans la mesure où la seule excuse de l'appelant aurait été une passivité totale découlant d'une ignorance totale, l'appelant n'aurait pu échapper à la responsabilité imposée par le paragraphe 3 de l'article 227.1.

[4]      Le procureur de l'appelant a plaidé, dans un second temps, que si l'ignorance n'était pas une excuse (comme nous venons de le dire), elle n'était pas pour autant fatale. Dès lors qu'un administrateur externe aurait fait, en quelque sorte sans le savoir, ce qu'il aurait été appelé à faire dans les circonstances s'il avait su, il échapperait à toute responsabilité.

[5]      Cet argument est bien fondé en l'espèce. L'administrateur externe qui s'implique dans la mesure de son rôle au sein de l'entreprise et de ses moyens satisfait en principe la norme de prudence. S'il s'assure de la viabilité de l'entreprise avant d'y investir des fonds, s'il s'entoure de personnes fiables et compétentes qui prennent charge de la gestion quotidienne des affaires, s'il se tient au courant de façon globable de ce qui se passe, si rien ne se produit qui devrait éveiller ses soupçons relativement au paiement des dettes de la société, s'il agit avec célérité dès que les problèmes surgissent, il ne devrait pas, règle générale, être tenu responsable.

[6]      Eut-il connu les paramètres que cette Cour a depuis établis dans Soper et plus particulièrement l'approche différente qu'il fallait suivre selon que l'administrateur était interne ou externe, le juge de première instance en serait nécessairement, à notre avis, arrivé à la conclusion que l'appelant n'était pas responsable.

[7]      L'appelant, en effet, n'était qu'un bailleur de fonds qui, par surcroit, opérait à distance, ses propres affaires étant menées de Québec et celles de l'entreprise dans laquelle il avait investi étant menées de Jonquière. Il avait pris toutes les précautions comptables et d'affaires avant d'investir et avait toutes les raisons de se fier à la gestion quotidienne dont son associé avait pris charge. Il se renseignait régulièrement sur les opérations de l'entreprise et n'était au courant d'aucun problème. Le juge a constaté qu'à la fin de l'année 1990, "la gestion de la compagnie ... semblait excellente et très satisfaisante" et que l'associé-gérant "représentait toujours la compagnie comme étant dans une excellente situation financière". Le juge a aussi conclu que ce n'est qu'au début de décembre 1991 que l'appelant constata par ses relevés bancaires que la société, pour la première fois, ne lui avait pas remboursé des frais mensuels d'emprunt et qu'il apprit de son associé que la compagnie avait "des difficultés". L'appelant a réagi sur le champ. Il a aussitôt convoqué son associé à Québec pour une rencontre avec son comptable et pour examen des états financiers. Le jour en question, soit le 12 décembre 1991, le comptable examina les dossiers de la société et constata que celle-ci se dirigeait, à la fin décembre 1991, vers une perte de $ 200,000.00. (Le juge du procès a conclu, par erreur, que c'était en février 1991 que cette perte était survenue). L'appelant chercha alors à convaincre des membres de sa famille de l'aider à sauver l'entreprise, mais en vain. Le 16 décembre 1991, l'appelant se rendit à Jonquière pour y rencontrer le directeur de la banque avec laquelle la société faisait affaires. Sur confirmation de la situation financière précaire de sa société, il communiqua avec ses avocats à Québec, lesquels lui dictèrent sur le champ une formule de désistement comme administrateur.

[8]      Il appert de plus de divers témoignages et documents dont le juge n'a pas tenu compte dans ses conclusions de fait que l'associé-gérant aurait depuis des mois caché certaines difficultés à l'appelant et même aurait, au cours de l'automne 1991, détourné des fonds d'une valeur d'environ $155,000.00.

[9]      Dans ces circonstances, quand on sait que la responsabilité imputée à l'appelant concerne les mois de septembre, novembre et décembre 1991 (et, curieusement, pas octobre 1991), le juge de première instance ne pouvait pas conclure que l'appelant avait fait preuve d'une passivité coupable. Le juge a décidé l'affaire comme si l'appelant était un directeur interne, ce qu'il n'était pas.

[10]      L'appel sera accueilli, le jugement de la Cour canadienne de l'impôt sera infirmé, l'appel de l'appelant portant sur la cotisation émise par le ministre du Revenu national eu égard à l'année 1991 sera accueilli et la cotisation au montant de $28,985.00 sera annulée. L'appelant aura droit à ses dépens en cette Cour et en Cour canadienne de l'impôt.

     Robert Décary

     j.c.a.

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     1      Cadrin v. The Queen (1997), 97 D.T.C. 995.

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