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Date : 20050113

Dossier : A-409-03

Référence : 2005 CAF 7

CORAM :       LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE NOËL

LE JUGE PELLETIER

ENTRE :

                                                    DELCO AVIATION LIMITED

                                                                                                                                           Appelante

                                                                             et

                                                  MINISTRE DES TRANSPORTS

                                                                                                                                                 Intimé

                              Audience tenue à Montréal (Québec), les 10 et 13 janvier 2005.

                         Jugement rendu à l'audience à Montréal (Québec), le 13 janvier 2005.

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :                                                LE JUGE LÉTOURNEAU


Date : 20050113

Dossier : A-409-03

Référence : 2005 CAF 7

CORAM :       LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE NOËL

LE JUGE PELLETIER

ENTRE :

                                                    DELCO AVIATION LIMITED

                                                                                                                                           Appelante

                                                                             et

                                                  MINISTRE DES TRANSPORTS

                                                                                                                                                 Intimé

                                           MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR

                        (Prononcés à l'audience à Montréal (Québec), le 13 janvier 2005)

LE JUGE LÉTOURNEAU

[1]                L'appelante, qui exploite une compagnie de vols aériens touristiques, a-t-elle droit au bénéfice de la règle interdisant les condamnations multiples adoptée initialement dans l'affaire Kienapple c. La Reine, [1975] 1 R.C.S. 729, et subséquemment appliquée et précisée dans un certain nombre d'arrêts de la Cour suprême du Canada, dont les affaires R. c. Prince, [1986] 2 R.C.S. 480 et Krug c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 255?


[2]                Énoncée d'une manière générale, la règle, plus large que celle qui gouverne les plaidoyers d'autrefois acquit et d'autrefois convict et qui exige une identité d'infraction, interdit des condamnations pour des accusations différentes, en vertu d'une même loi ou de lois différentes, lorsque ces accusations sont portées à la suite d'un seul et même geste.

Les accusations et la décision initiale

[3]                L'appelante fut initialement trouvée coupable des quatre chefs d'accusation portés contre elle, en vertu des articles 601.04(2) et 602.13(1) du Règlement sur l'aviation canadien, DORS/96-433 (Règlement) pour deux gestes commis les 16 et 20 mai 1999, soit :

Première infraction

Le 16 mai 1999 ou vers cette date, selon un témoignage oculaire, un avion immatriculé C-FSSA, qui appartient à votre société, a atterri sur la rivière Welland, à l'est du ruisseau Creek et dans la ville de Niagara Falls, puis en a décollé.

Deuxième infraction

Le 20 mai 1999 ou vers cette date, selon un témoignage oculaire, un avion immatriculé C-GMJH, qui appartient à votre société, a atterri sur la rivière Welland, à l'est du ruisseau Creek et dans la ville de Niagara Falls, puis en a décollé.

Troisième infraction

Le 16 mai 1999 ou vers cette date, selon un témoignage oculaire, un avion immatriculé C-FSSA, qui appartient à votre société, a utilisé sans autorisation l'espace aérien de classe F à statut spécial réglementé CYR518, à Niagara Falls (Ontario). En fait, il a décollé à partir de la rivière Welland River, à l'est du ruisseau Lyons.

Quatrième infraction

Le 20 mai 1999 ou vers cette date, selon un témoignage oculaire, un avion immatriculé C-GMJH, qui appartient à votre société, a utilisé sans autorisation l'espace aérien de classe F à statut spécial réglementé CYR518, à Niagara Falls (Ontario). En fait, il a décollé à partir de la rivière Welland River, à l'est du ruisseau Lyons.


[4]                Les infractions du 16 mai consistent dans le fait d'avoir décollé sur la rivière Welland, à un endroit prohibé. Les deux accusations reprochant l'utilisation de l'appareil dans un espace réglementé sont identiques, toutes deux découlant des gestes de décollage du 16 et du 20 mai. La zone réglementée est une zone d'exclusion qui protège les chutes Niagara et y réglemente les survols.

[5]                Le Tribunal de l'aviation civile (Tribunal) qui a statué sur les quatre chefs a imposé une amende de 500 $ pour chacun des deux chefs relatifs à la zone d'habitation (chefs 1 et 2) et 1 000 $ pour chacun des deux chefs relatifs à l'espace aérien à statut spécial réglementé (chefs 3 et 4).

La décision du Comité d'appel du Tribunal (Comité)


[6]                En appel, le Comité a appliqué la règle de Kienapple, supra . De dire le Comité, « il nous semble que l'une et l'autre accusations sont fondées sur un seul acte, un seul vol de l'accusée pour les deux infractions du 16 mai et un seul vol pour les infractions du 20 mai. Pour établir la condamnation multiple, il doit y avoir un lien de droit entre les accusations. Il existe un lien suffisant entre les chefs 1 et 3 et les chefs 2 et 4 si aucun élément additionnel ou distinct ne s'ajoute à la culpabilité inhérente aux infractions pour lesquelles on tente d'écarter la culpabilité. Nous croyons que les chefs 1 et 3 sont des accusations alternatives et que les chefs 2 et 4 le sont aussi. Lorsque les infractions se confondent plus ou moins comme dans l'affaire qui nous occupe, une condamnation ne pourra être prononcée sur chacune des infractions à moins qu'il y ait des éléments supplémentaires ou distincts » : voir au Dossier d'appel, page 62, la décision du Comité, à la page 9.

[7]                Conséquemment, le Comité a maintenu la condamnation sur les chefs 1 et 2, mais a accueilli l'appel sur les chefs 3 et 4. Il a retenu les deux infractions les plus graves comme le veut la règle en pareil cas : voir La Reine c. Loyer et Blouin, [1978] 2 R.C.S. 631. Paradoxalement, à cause des peines moindres imposées initialement sur les chefs 1 et 2, par rapport aux chefs 3 et 4, soit au total 1 000 $, l'appelante se retrouve avec une amende à payer inférieure à celle qu'elle aurait eu à acquitter si ce sont les condamnations sur les chefs 3 et 4 qui avaient été retenues, soit au total 2 000 $. Le Comité a reconnu cette anomalie particulière au cas d'espèce et a estimé que la Loi sur l'aéronautique, L.R.C. 1985, ch. A-3, ne lui permettait pas d'intervenir sur la sentence.

La décision de la Cour fédérale

[8]                La Cour fédérale a accueilli l'appel à l'encontre de la décision du Comité et a rétabli les condamnations sur les quatre chefs d'accusation. Elle en est venue à la conclusion qu'il existait, au niveau du lien juridique entre les infractions, des éléments distinctifs qui empêchaient l'application du principe de Kienapple, supra.


[9]                Essentiellement, la Cour fédérale a vu une première différence entre les éléments de l'actus reus des infractions, soit décoller d'une part et utiliser un aéronef d'autre part. Elle a aussi, toujours au niveau de l'actus reus, sanctionné une différence entre les zones qui constituent des éléments des infractions, l'une se rapportant à une zone bâtie d'une ville ou d'un village, l'autre à une zone à statut spécial réglementé. Sur cette deuxième différence, la Cour fédérale écrit au paragraphe 24 de sa décision :

L'utilisation d'un aéronef dans un espace aérien réglementé n'entraîne pas nécessairement l'utilisation d'un aéronef dans une « zone bâtie d'une ville ou d'un village » . Il s'ensuit également que l'espace aérien à l'intérieur d'une « zone bâtie d'une ville ou d'un village » n'est pas nécessairement un espace aérien réglementé. Par conséquent, les éléments de l'infraction relative à la zone bâtie diffèrent des éléments de l'infraction relative à l'espace aérien réglementé.

Analyse de la décision de la Cour fédérale

[10]            Nous sommes d'avis que la Cour fédérale s'est méprise sur les éléments et la portée juridique de la règle d'interdiction des condamnations multiples. N'eut été de cette méprise légale, elle n'aurait pu faire autrement que de rejeter l'appel.

[11]            Pour que la règle d'interdiction des condamnations multiples s'applique, tant le Comité que la Cour fédérale ont reconnu que deux conditions doivent être satisfaites. Il faut qu'il y ait un lien suffisamment étroit entre les faits qui constituent le fondement d'au moins deux infractions. En l'espèce, l'existence de ce lien factuel est admise puisque les accusations découlent du même geste de l'appelante, soit le décollage d'un aéronef dans une zone interdite. C'est ce geste qui constitue le fondement des quatre chefs d'accusation.


[12]            Il faut également, et il s'agit là de la deuxième condition, qu'il existe entre les infractions un lien juridique suffisamment étroit pour permettre de conclure, comme l'énonce la Cour suprême du Canada dans l'affaire Prince, supra, à la page 498, qu'il n'y a pas, dans ces infractions, d'éléments supplémentaires ou distinctifs qui se rapportent ou touchent à la culpabilité. C'est à ce niveau que la Cour fédérale s'est méprise.

a)         décollage de l'avion par opposition à usage et utilisation de ce dernier

[13]            L'arrêt Krug, supra, a établi qu'un élément d'une infraction n'est pas un élément supplémentaire ou distinct s'il ne constitue qu'une manifestation particulière d'un autre élément. Ainsi fut-il décidé que le fait de braquer une arme à feu n'est pas un élément supplémentaire qui s'ajoute à une infraction d'usage d'arme à feu. Il ne constitue qu'une façon particulière d'utiliser une arme à feu ou d'en faire usage.

[14]            À l'instar de ce qui fut adjugé dans l'affaire Krug, nous sommes d'avis que l'élément décollage que l'on retrouve dans les deux premières infractions ne sont qu'une manifestation plus particulière et spécifique de l'élément usage ou utilisation que l'on retrouve dans les troisième et quatrième chefs d'accusation.


[15]            En outre, tout comme dans l'affaire Prince, supra, et paraphrasant un de ses passages au paragraphe 36 quant à l'intention législative, nous ne voyons, dans les dispositions législatives sous étude, aucune intention du législateur de permettre « des déclarations de culpabilité multiples ou une peine supplémentaire en cas de chevauchement » . Par conséquent, la mention particulière ou plus spécifique (décollage) d'un élément plus général (utilisation) « ne doit pas être considérée comme une distinction suffisante pour empêcher l'application du principe énoncé dans l'arrêt Kienapple » . Reste alors en litige cet autre élément jugé distinctif par la Cour fédérale, soit la zone bâtie par opposition à l'espace aérien de classe F.

b)         utilisation dans la zone bâtie par opposition à une utilisation dans l'espace aérien réglementé de classe F

[16]            La Cour fédérale n'a pas eu tort de conclure en théorie que l'espace aérien à l'intérieur d'une zone bâtie d'une ville n'est pas nécessairement un espace aérien réglementé de classe F. Le fait de franchir, d'une manière séquentielle, deux zones distinctes peut donner ouverture à deux accusations. Mais la réalité juridique est différente lorsqu'il s'agit d'un seul et même espace aérien qui fait l'objet d'une double interdiction d'utilisation. Il n'y a alors qu'un seul délit d'utilisation d'une zone prohibée pour plus d'une raison de sécurité aérienne. En pareil cas, la double violation résulte d'un geste unique, sans élément supplémentaire ou distinctif quant à la culpabilité, soit le geste d'utiliser un aéronef dans une zone prohibée par deux dispositions du même Règlement. À notre avis, une telle situation donne ouverture à l'application du principe de Kienapple, supra.


[17]            En l'espèce, pour bénéficier de la règle de l'interdiction des condamnations multiples, l'appelante devait établir que le geste de décollage ne pouvait se matérialiser sans qu'il ne s'ensuive automatiquement une violation des deux paragraphes du Règlement. En d'autres termes, il doit y avoir, là où l'utilisation reprochée de l'avion eut lieu, un chevauchement des deux zones réglementées, de sorte qu'il était impossible de décoller de cet endroit sans enfreindre du même coup les deux dispositions du Règlement.

[18]            Il appert de la preuve, qui sur ce point n'est pas contestée, que le lieu du décollage sur la rivière Welland, lequel se trouve dans une zone bâtie de ville, se situe également à l'intérieur d'un espace aérien de classe F à statut spécial réglementé CYR518. Dans ces circonstances, le Comité a eu raison d'appliquer au geste de décollage de l'appareil la règle d'interdiction des condamnations multiples.

[19]            Le procureur de l'intimé a soutenu qu'il existait un élément distinctif au niveau des deux prohibitions d'utilisation de la zone en litige du fait que, dans le cas des deux premières infractions, l'autorisation d'utiliser la zone devait venir du Ministre alors que, dans le cas des deux autres infractions, elle devait être obtenue d'une personne désignée au Manuel des espaces aériens désignés.


[20]            Avec respect, cet argument ne saurait prévaloir car l'élément constitutif important au titre des autorisations, c'est l'absence même d'autorisation. Or, cette absence d'autorisation est un élément commun de l'actus reus de chacune des quatre infractions reprochées à l'appelante. Il n'y a pas à ce niveau d'élément distinctif justifiant l'exclusion du principe de Kienapple, supra.

[21]            Finalement, l'intimé a reconnu que le dernier facteur distinctif retenu par la Cour fédérale avait trait à un moyen de défense et non à un élément de l'infraction, de sorte que ce facteur ne pouvait être pris en compte.

[22]            Pour ces motifs, l'appel sera accueilli avec dépens, l'ordonnance de la Cour fédérale du 12 juin 2003 sera annulée et la décision du Comité d'appel du Tribunal rendue le 19 septembre 2001 sera rétablie.

                                                                                                                            « Gilles Létourneau »        

                                                                                                                                                     j.c.a.


                                                     COUR D'APPEL FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                    A-409-03

INTITULÉ :                                                    DELCO AVIATION LIMITED c. MINISTRE DES TRANSPORTS

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Montréal

DATES DE L'AUDIENCE :                          les 10 et 13 janvier 2005

MOTIFS DU JUGEMENT                            LE JUGE LÉTOURNEAU

DE LA COUR :                                               LE JUGE NOËL

LE JUGE PELLETIER

PRONONCÉS À L'AUDIENCE PAR:         LE JUGE LÉTOURNEAU

DATE DES MOTIFS :                                   le 13 janvier 2005

COMPARUTIONS :

Me Stéphane Gauthier                                                           POUR L'APPELANTE

Me Bernard Letarte                                                              POUR L' INTIMÉ

Me Marie-Eve Sirois Vaillancourt                      POUR L' INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

CAIN LAMARRE CASGRAIN WELLS                             POUR L'APPELANTE

Montréal (Québec)

John Sims                                                                             POUR L'INTIMÉ

Sous-Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)


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