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Date : 20041027

Dossier : A-589-03

Référence : 2004 CAF 365

CORAM :       LE JUGE DÉCARY

LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE NADON

ENTRE :

                                               TELUS COMMUNICATIONS INC.

                                                                                                                                            appelante

                                                                             et

          LE CONSEIL DE LA RADIODIFFUSION ET DES TÉLÉCOMMUNICATIONS

CANADIENNES, DELTA CABLE COMMUNICATIONS LTD., EN SON PROPRE NOM

        ET AU NOM DE COAST CABLE COMMUNICATIONS LTD., L'ASSOCIATION

    CANADIENNE DE TÉLÉVISION PAR CÂBLE ET SHAW COMMUNICATIONS INC.

                                                                                                                                                intimés

                                   Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 12 octobre 2004.

                                   Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 27 octobre 2004.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                        LE JUGE LÉTOURNEAU

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                            LE JUGE DÉCARY

                                                                                                                              LE JUGE NADON


Date : 20041027

Dossier : A-589-03

Référence : 2004 CAF 365

CORAM :       LE JUGE DÉCARY

LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE NADON

ENTRE :

                                               TELUS COMMUNICATIONS INC.

                                                                                                                                            appelante

                                                                             et

          LE CONSEIL DE LA RADIODIFFUSION ET DES TÉLÉCOMMUNICATIONS

CANADIENNES, DELTA CABLE COMMUNICATIONS LTD., EN SON PROPRE NOM

        ET AU NOM DE COAST CABLE COMMUNICATIONS LTD., L'ASSOCIATION

    CANADIENNE DE TÉLÉVISION PAR CÂBLE ET SHAW COMMUNICATIONS INC.

                                                                                                                                                intimés

                                                       MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LÉTOURNEAU


[1]                La décision Télécom 2003-54 du CRTC était-elle un exercice illégal d'établissement rétroactif de tarifs, ainsi que le prétend l'appelante, ou visait-elle plutôt simplement, ainsi que l'affirment les intimés, Delta Cable Communications Ltd. (Delta) et l'Association canadienne de télévision par câble (ACTC), à rétablir le statu quo pour les tarifs applicables aux conduites de types B, C et D appartenant à l'appelante? Une conduite est une sorte de structure de soutien conçue pour loger et prendre en charge les fils et autres infrastructures utilisés pour livrer aux abonnés la télévision par câble, les services d'Internet à haut débit et autres services de télécommunications. En bref, une conduite est « une ouverture ou un passage armé, pouvant contenir des installations de télécommunications, pratiqué dans le sol ou en surface ou encore traversant un cours d'eau au-dessus ou au-dessous du niveau de l'eau » : voir le paragraphe 12 de la décision Télécom 2003-54 du CRTC.

[2]                L'appelante affirme aussi que, si la décision du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) est déclarée légale, alors, dans ces conditions, elle est déraisonnable. Elle se plaint aussi d'avoir été la victime d'une injustice procédurale, parce qu'on ne lui a pas donné l'occasion de présenter des conclusions complètes et suffisantes sur la question de la rétroactivité. Finalement, selon l'appelante, le CRTC a irrégulièrement exercé son pouvoir lorsqu'il a laissé Delta et l'ACTC présenter une demande contestant son ordonnance 2000-13 près de deux ans après que cette ordonnance eut été rendue.

Les faits et la procédure

[3]                Le processus consistant à établir des tarifs justes et raisonnables pour les conduites des types B, C et D appartenant à l'appelante est riche d'incidents et de longues controverses, comme le montrent les faits et les présentes procédures.


[4]                L'appelante, TELUS Communications Inc. (TELUS), une entreprise de services locaux titulaire (ESLT), a succédé à BC TEL. Les intimés, Delta, Coast Cable Communications Ltd. (Coast) et Shaw Communications Ltd. (Shaw), sont des câblodistributeurs qui, pour soutenir leur câblo-infrastructure, utilisent des conduites fournies par TELUS. L'ACTC est une organisation nationale qui représente les câblodistributeurs : le 21 septembre 2004, elle s'est rebaptisée Association canadienne de télécommunications par câble.

[5]                Entre 1978 et 1983, le CRTC avait approuvé divers tarifs pour quatre types de conduites fournies par BC TEL (les conduites des types A à D). Contrairement aux autres compagnies de téléphone, qui n'offraient qu'un genre de conduite, BC TEL en offrait quatre, que l'on pouvait distinguer d'après celui qui payait les coûts intégrés de la fourniture et de l'installation de la conduite. Il n'est pas contesté que les quatre types de conduites étaient ainsi définis :

Type A :                 Conduite fournie, installée et entretenue intégralement par BC TEL, à ses frais, et lui appartenant.

Type B :                 Conduite fournie et entretenue par BC TEL à ses frais, et lui appartenant, mais installée par BC TEL aux frais du développeur.

Type C :                 Conduite entretenue par BC TEL à ses frais, et lui appartenant, mais fournie et installée par BC TEL aux frais du développeur (type appliqué uniquement dans la région auparavant desservie par l'Okanagan Telephone Company).

Type D :                 Conduite entretenue par BC TEL, et lui appartenant, mais fournie et installée par le développeur et aux frais de celui-ci.


[6]                En 1993, le CRTC entreprenait d'examiner l'utilisation des structures des compagnies de téléphone et le partage des coûts de ces structures. En 1994, il approuvait des tarifs provisoires pour les conduites des types B à D de BC TEL (CRTC 94-996). À la suite de l'examen, en 1995, le CRTC énonçait les principes fondamentaux touchant l'accès aux structures de soutien et approuvait un tarif mensuel national uniforme pour les conduites. Il ordonnait aussi aux compagnies de téléphone de publier des pages tarifaires donnant effet à la décision (CRTC 95-13).

[7]                Comme BC TEL se trouvait dans la situation inusitée d'un propriétaire de plus d'un genre de conduites, le CRTC avait indiqué que le tarif uniforme ne s'appliquerait qu'à sa conduite de type A et avait demandé à BC TEL de présenter des conclusions distinctes pour les autres types de conduits. Entre-temps, dans son ordonnance 95-13, le CRTC donnait aussi son approbation finale pour les tarifs mensuels qu'il avait approuvés provisoirement dans son ordonnance 94-996 pour les conduites des types B à D.

[8]                La réponse de BC TEL à la demande que lui avait faite le CRTC pour le dépôt de conclusions additionnelles fut l'avis de modification tarifaire 3336 (l'AMT 3336), dans lequel elle demandait que la distinction entre genres de conduites soit éliminée et que toutes ses conduites relèvent du tarif national uniforme.


[9]                Dans son ordonnance 96-1484, le CRTC suspendait sa décision sur l'AMT 3336, en précisant qu'il devait au préalable examiner la demande actuelle pour les conduites des types B à D, ainsi que les circonstances afférentes. L'ACTC protestait d'ailleurs contre l'affirmation de BC TEL selon laquelle les coûts n'étaient plus un facteur déterminant dans l'établissement des tarifs. Selon l'ACTC, BC TEL ne devait pas être autorisée à demander le même prix pour une conduite qu'elle acquiert gratuitement d'un développeur que pour une conduite qu'elle achète et qu'elle installe elle-même : voir la page 2 de l'ordonnance 96-1484 du CRTC. Le CRTC a reporté sa décision sur l'avis de modification tarifaire 3336 de BC TEL parce que, selon lui, le tarif uniforme proposé par BC TEL n'était peut-être pas justifié : voir l'ordonnance, à la page 3.

[10]            Simultanément, le CRTC établissait aussi un processus consultatif mené par Centre de ressources Stentor Inc. (Stentor), dans lequel les compagnies de téléphone et les câblodistributeurs élaboreraient d'un commun accord un contrat type relatif aux structures de soutènement (un CSS), ainsi qu'un tarif type applicable à telles structures.

[11]            En 1997, Stentor déposait, à la suite de ce processus, un rapport conjoint, qui renfermait un Tarif type des services nationaux (TSN) et un CSS type. Le TSN type comprenait le tarif mensuel national uniforme déjà approuvé dans la décision 95-13 du CRTC. Il comprenait aussi des définitions distinctes et des tarifs différents pour les conduites des types B à D de BC TEL. Ces tarifs et définitions étaient en fait aussi les tarifs et définitions approuvés par le CRTC dans sa décision 95-13 : voir la page 105 du dossier d'appel.


[12]            Dans l'AMT 485, Stentor proposait un TSN et un CSS y afférent qui allaient transférer, des tarifs des compagnies de téléphone au tarif des services nationaux, les services des structures de soutènement. Il n'y avait cependant aucune définition ni aucun tarif pour les conduites des types B à D, alors même que ces définitions et tarifs figuraient dans le tarif type qui avait été proposé dans le rapport conjoint.

[13]            En juin 1997, BC TEL présentait pour approbation l'avis de modification tarifaire 3637 (l'AMT 3637), dans lequel elle demandait au CRTC d'englober dans son examen actuel de l'AMT 485 de Stentor la décision différée concernant l'AMT 3336. BC Tel demandait aussi que la distinction entre ses genres de conduites, qu'il s'agisse des définitions ou des tarifs, soit éliminée et que toutes ses conduites relèvent du tarif uniforme national à compter de la date d'approbation de l'AMT 485 : voir le dossier d'appel, aux pages 166 et 167.

[14]            Dans son ordonnance 2000-13, le CRTC approuvait le TSN et le CSS proposés par Stentor. Il approuvait aussi l'AMT 3637 de BC TEL, autorisant ainsi, comme nous le verrons, le retrait des tarifs distincts applicables aux conduites des types B à D. Ces modifications ont pris effet le 17 février 2000.

[15]            Dans les 15 jours suivant la décision, Shaw communiquait avec le CRTC pour lui exprimer ses inquiétudes à propos du retrait des tarifs distincts applicables aux conduites des types B à D. Le personnel du CRTC a engagé des pourparlers entre les parties afin de parvenir à une solution négociée, sans la nécessité d'une intervention plus officielle du CRTC. Ce processus s'est finalement révélé inutile.


[16]            Le 20 décembre 2001, Shaw déposait, en application de la partie VII des Règles de procédure du CRTC en matière de télécommunications, une demande qui invitait le CRTC à ouvrir une instance où seraient examinés les tarifs de l'accès aux conduites des types B à D. Shaw faisait valoir que la question était demeurée non résolue depuis la décision 95-13 et que l'ordonnance 2000-13 était censée s'appliquer uniquement aux conduites de type A de TELUS (anciennement BC TEL). Shaw priait aussi le CRTC de déclarer provisoires, jusqu'à l'issue de ladite instance, les tarifs approuvés à titre définitif en 1995 pour les conduites des types B à D.

[17]            Le CRTC a reçu de TELUS, ainsi que de Delta (en son nom et au nom de Coast) et de l'ACTC, une série d'observations sur la demande de Shaw. Dans sa lettre d'intervention, et bien qu'elle fût en accord avec la manière dont Shaw interprétait l'ordonnance 2000-13, l'ACTC faisait valoir, à titre subsidiaire, que, si l'ordonnance 2000-13 avait réellement éliminé la distinction parmi les types de conduites et les tarifs, c'était là une occasion pour le CRTC d'exercer le pouvoir que lui conférait l'article 62 de la Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38 (la Loi), c'est-à-dire le pouvoir de réviser cette décision. L'article 62 donne au CRTC le pouvoir, même de sa propre initiative, de réviser, annuler ou modifier ses décisions.

62. Le Conseil peut, sur demande ou de sa propre initiative, réviser, annuler ou modifier ses décisions, ou entendre à nouveau une demande avant d'en décider.

62. The Commission may, on application or on its own motion, review and rescind or vary any decision made by it or re-hear a matter before rendering a decision.

                                                                                                                        (C'est moi qui souligne)


[18]            Les observations de TELUS en réponse à la demande de Shaw ont été déposées le 21 janvier 2002. La réplique de Shaw à la réponse de TELUS était produite le 11 février 2002. Le 31 janvier 2002, TELUS déposait sa réplique à l'intervention de l'ACTC.

[19]            Le 13 août 2003, le CRTC rendait la décision Télécom 2003-54 (la décision visée par l'appel), par laquelle il modifiait la portion de son ordonnance 2000-13 approuvant l'AMT 3637 de TELUS, éliminant les définitions et tarifs distincts applicables aux conduites des types A, B, C et D de TELUS et instituant une définition uniforme et un tarif mensuel de 2,25 $ les 30 mètres pour toutes les conduites de TELUS. Cette partie de l'ordonnance était modifiée « de manière à rétablir les définitions et les tarifs distincts en place avant cette décision » (c'est moi qui souligne) : voir le paragraphe 54 de la décision 2003-54 du CRTC. Le rétablissement des définitions et tarifs antérieurs était réputé avoir pris effet le 17 février 2000, date à laquelle avait pris effet à l'origine le retrait des tarifs contenus dans la décision 95-13 du CRTC.

[20]            Le 6 novembre 2003, la Cour d'appel fédérale accordait à TELUS l'autorisation de faire appel de la décision Télécom 2003-54 du CRTC. Avant d'examiner cette décision, je dirai quelques mots sur l'ordonnance 2000-13 du CRTC, qui éliminait les définitions et tarifs distincts applicables aux conduites des types B, C et D de TELUS.


Tarifs fixés pour l'accès aux structures de soutènement des compagnies de téléphone, ordonnance 2000-13 du CRTC du 18 janvier 2000

[21]            La décision rendue par le CRTC dans son ordonnance 2000-13 est très longue. Elle renferme 256 paragraphes. En résumé, elle porte sur la question des tarifs nationaux et sur celle des modalités de l'accès des câblodistributeurs et des entreprises de télécommunications aux poteaux et aux conduites des compagnies de téléphone titulaires. Le CRTC y examine aussi la question de la capacité des structures de soutènement, celle de l'application des normes du bâtiment et celle du processus d'approbation de l'accès. Le CRTC y considère aussi le rapport conjoint déposé en 1997 par Stentor.


[22]            Plus précisément, le CRTC statuait sur la définition de « conduite » , celle de « personne dûment autorisée à lier un licencié » , celle de « structures de soutien » et celle de « surcroît de capacité » pour les besoins futurs du service. Il examinait diverses charges non récurrentes résultant d'une connexion non autorisée, d'une notification tardive, d'une recherche, d'une mise en train (frais engagés lorsqu'un travail est nécessaire pour que le surcroît de capacité devienne disponible) et d'une inspection, les tarifs mensuels pour charges récurrentes, la pose d'une conduite sur un bien-fonds privé, l'obligation de souscrire une police d'assurance de la responsabilité civile, les conditions de résiliation d'un accord ou d'un permis, la suppression d'une présence non autorisée dans les installations d'un licencié, le mécanisme proposé de règlement des différends, la survie des modalités du CSS après la résiliation du CSS, la renonciation aux conditions du CSS, le statut juridique des accords antérieurs au CSS, l'autonomie des dispositions du CSS si certaines d'entre elles sont déclarées invalides ou inexécutoires et, finalement, le champ des dispositions de confidentialité pour les renseignements concernant les licenciés et les entreprises.

[23]            J'ai énuméré cette série de sujets pour faire ressortir la vaste gamme de points que devait alors décider le CRTC. Les questions relatives aux conduites des types B à D, vu leur caractère particulier et puisqu'elles ne concernent que TELUS, semblent une goutte d'eau dans cette mer de questions difficiles et controversées. C'est sur cette toile de fond que les intimés affirment que, si l'ordonnance 2000-13 a bien éliminé les tarifs distincts applicables aux conduites des types B à D de TELUS, elle les a éliminés soit par erreur, soit par inadvertance. Quel était l'effet de cette ordonnance? Cet effet était-il voulu ou était-il le résultat d'une erreur?

Effet de l'ordonnance 2000-13 concernant les conduites des types A, B, C et D de TELUS


[24]            Le CRTC s'est rangé à l'interprétation donnée par l'appelante de l'ordonnance 2000-13, c'est-à-dire qu'il reconnaît que l'ordonnance avait pour effet d'approuver le retrait des tarifs distincts pour les conduites des types A, B, C et D et d'appliquer un tarif mensuel uniforme de 2,25 $ les 30 mètres à toutes les conduites de TELUS : voir le paragraphe 38 de la décision Télécom 2003-54 du CRTC. Je crois cependant qu'il est raisonnable de penser que l'ordonnance 2000-13 était censée disposer uniquement des conduites de type A et établir un taux uniforme applicable à ce seul genre de conduites. Je reconnais avec les intimés que c'est par erreur ou par inadvertance que les conduites des types B à D se trouvent embrassées dans l'ordonnance 2000-13. Plusieurs incidents donnent à penser que c'est là une déduction raisonnable.

[25]            D'abord, le rapport conjoint de Stentor maintenait les définitions et tarifs distincts pour les conduites des types A, B, C et D, distinctions qui étaient censées refléter les coûts intégrés et l'influence qu'ils avaient sur les niveaux des tarifs.

[26]            Deuxièmement, Stentor savait que la requête de TELUS pour que soient éliminés les définitions et tarifs distincts applicables à ses conduites des types A, B, C et D avait été laissée en suspens, qu'un examen de l'affaire avait été jugé nécessaire, que des renseignements additionnels étaient requis et que la question était donc encore pendante devant le CRTC. C'est la raison pour laquelle la proposition de Stentor en faveur d'un tarif uniforme, dans l'AMT 485, ne faisait pas état des conduites des types B à D, conduites que TELUS était la seule à posséder parmi toutes les entreprises de télécommunications.

[27]            Troisièmement, toutes les entreprises, y compris TELUS, avaient des conduites de type A. Il était donc légitime pour le CRTC d'inclure TELUS dans sa décision afin que le taux national uniforme accepté pour les conduites de type A soit applicable aux conduites de type A appartenant à TELUS.


[28]            Quatrièmement, le CRTC avait déjà exprimé l'avis que le taux uniforme proposé par TELUS n'était peut-être pas justifié, étant donné la forte opposition des intimés fondée sur le fait que des coûts différents étaient engagés par TELUS. On se serait attendu à ce que le CRTC s'exprime et statue sur la position des intimés s'il entendait éliminer les définitions et tarifs distincts pour les conduites des types A, B, C et D de TELUS. On ne trouve nulle part dans l'ordonnance 2000-13 une explication ou une justification de l'importante modification qui résultait du bref paragraphe suivant :

Le Conseil approuve les AMT ci-après visant le retrait des structures de soutènement, à compter de la date d'entrée en vigueur des pages de tarif publiées conformément à la présente ordonnance :

AMT 6022 de Bell

AMT 3637 de BC TEL

AMT 647 de NB TEL

AMT 278 de MTS


[29]            Cette modification fondamentale prenait effet par simple insertion de l'AMT 3637 de BC TEL dans la liste ci-dessus, qui figure au paragraphe 21 de l'ordonnance. Elle est incompatible avec la décision 95-13 du CRTC, qui approuvait à titre définitif les tarifs applicables aux conduites des types B à D de TELUS, et avec la décision 96-1484 du CRTC, par laquelle le CRTC différait de statuer sur la demande faite par TELUS pour l'élimination des tarifs distincts, le CRTC précisant qu'un complément d'enquête était nécessaire avant qu'il ne statue sur la demande. Le seul paragraphe qui pourrait donner à entendre que le CRTC a examiné la question des conduites des types B à D est le paragraphe 16 de l'ordonnance 2000-13, où le CRTC concluait qu'il n'était pas prématuré d'examiner les points soulevés dans les tarifs proposés et dans les CSS. Cependant, cette conclusion ne règle pas la question des définitions et tarifs distincts applicables aux conduites des types B à D, parce que ces types ont été omis des tarifs et des CSS proposés par Stentor et par les autres entreprises qui n'avaient pas ces types de conduites. Je ne doute pas que, si le CRTC avait réellement voulu apporter un changement de cette nature et de cette importance pour les usagers des conduites et des télécommunications, il aurait exposé des motifs en ce sens dans sa décision.

[30]            En fin de compte, eu égard à la preuve versée dans le dossier, je crois que le CRTC n'avait pas l'intention, dans son ordonnance 2000-13, d'éliminer les définitions et tarifs distincts applicables aux conduites des types B à D appartenant à l'appelante, et que cette question « est passée à travers les mailles » , jusqu'au jour où les intimés se sont rendu compte de l'effet possible de l'ordonnance et l'ont signalé au CRTC. Il n'importe guère, comme nous le verrons ci-après, de savoir si le changement apporté par l'ordonnance 2000-13 aux conduites des types B à D a été le résultat d'une erreur ou d'un oubli. Je résumerai maintenant la décision Télécom 2003-54 du CRTC et analyserai cette décision ainsi que les conclusions des parties.

La décision Télécom 2003-54 du CRTC


[31]            Dans cette décision, le CRTC passe en revue l'historique de l'approbation de divers tarifs pour les conduites des types A, B, C et D appartenant à l'appelante. Il réaffirme que, dans sa décision 95-13, il avait noté les différents tarifs applicables aux divers types de conduites de l'appelante et avait donné son approbation finale pour les tarifs qui avaient été approuvés à titre provisoire en 1994. Le CRTC souligne aussi le fait que, dans son ordonnance 96-1484, il avait laissé en suspens la demande présentée par TELUS pour l'adoption d'un tarif uniforme selon ce que proposait l'AMT 3336, et cela jusqu'à un examen en règle de la demande, compte tenu des divers coûts afférents aux conduites des types B à D : voir les paragraphes 6, 7 et 8 de la décision. Le CRTC avait ensuite examiné les objections de l'appelante à la demande de Shaw déposée en vertu de la partie VII, et à l'intervention de l'ACTC.

a)         Le délai de dépôt de la demande

[32]            Nonobstant l'objection de l'appelante, le CRTC était d'avis qu'il existait dans ce cas des circonstances exceptionnelles et des raisons valides expliquant le retard de Shaw à déposer sa demande selon la partie VII, raisons qui justifiaient une entorse à la politique générale du CRTC selon laquelle une demande de modification ou d'annulation présentée conformément à l'article 62 de la Loi doit normalement être déposée dans un délai de six mois après qu'est rendue la décision dont la partie concernée sollicite la révision.

[33]            Dans les 15 jours qui avaient suivi la publication de l'ordonnance 2000-13, Shaw avait informé le CRTC de ses doutes concernant l'élimination de la distinction entre les types de conduites. Shaw avait aussi notifié ses doutes à l'appelante en mai 2000. Le CRTC avait engagé des pourparlers entre les parties (pourparlers auxquels il avait participé), afin de régler le problème, mais ces pourparlers s'étaient révélés vains et avaient retardé le dépôt de la demande.


b)         L'existence d'un doute sérieux sur la justesse de l'approbation du retrait de tarifs distincts applicables aux conduites des types A, B, C et D

[34]            Dans l'avis public (AP 98-6) qu'il avait donné, le CRTC indiquait qu'il exercerait, en application de l'article 62 de la Loi, son pouvoir de réviser et de modifier son ordonnance 2000-13 s'il y avait un doute sérieux sur la justesse de cette ordonnance. Après examen de ses décisions et procédures antérieures concernant cette affaire, il est arrivé à la conclusion qu'il y avait lieu de concevoir un tel doute et qu'il était nécessaire de modifier l'ordonnance 2000-13 dans la mesure où elle intéressait les conduites des types B à D.


[35]            Au soutien de sa décision de modifier son ordonnance antérieure, le CRTC s'est fondé sur les faits suivants : il n'était pas persuadé que les coûts n'étaient plus un facteur déterminant pour les tarifs devant s'appliquer aux conduites des types B à D; ni Stentor ni TELUS, qui en avaient été expressément requises, n'avaient apporté des preuves nouvelles ou des arguments nouveaux militant en faveur de l'élimination des distinctions entre ces types de conduites; et, s'agissant de cet aspect, le dossier ne faisait nulle part état de l'instance qui avait mené à l'ordonnance 2000-13. Le CRTC tenait compte également de ce qu'aucun préjudice ne serait causé à l'appelante si l'ordonnance 2000-13 était modifiée, puisque les tarifs autorisés par cette ordonnance n'avaient jamais été appliqués par l'appelante. En revanche, Shaw, Delta et Coast allaient subir d'importantes augmentations de leurs frais d'exploitation si les tarifs uniformes autorisés par l'ordonnance 2000-13 étaient appliqués. Dans ces conditions, et surtout compte tenu de l'absence d'informations et de preuves justifiant l'élimination des définitions et tarifs distincts applicables aux conduites des types B à D de l'appelante, il n'avait jamais été prouvé que le tarif uniforme serait « juste et raisonnable » , au sens de l'article 27 de la Loi :

27. (1) Tous les tarifs doivent être justes et raisonnables.

(2) Il est interdit à l'entreprise canadienne, en ce qui concerne soit la fourniture de services de télécommunication, soit l'imposition ou la perception des tarifs y afférents, d'établir une discrimination injuste, ou d'accorder - y compris envers elle-même - une préférence indue ou déraisonnable, ou encore de faire subir un désavantage de même nature.

(3) Le Conseil peut déterminer, comme question de fait, si l'entreprise canadienne s'est ou non conformée aux dispositions du présent article ou des articles 25 ou 29 ou à toute décision prise au titre des articles 24, 25, 29, 34 ou 40.

27. (1) Every rate charged by a Canadian carrier for a telecommunications service shall be just and reasonable.

(2) No Canadian carrier shall, in relation to the provision of a telecommunications service or the charging of a rate for it, unjustly discriminate or give an undue or unreasonable preference toward any person, including itself, or subject any person to an undue or unreasonable disadvantage.

(3) The Commission may determine in any case, as a question of fact, whether a Canadian carrier has complied with section 25, this section or section 29, or with any decision made under section 24, 25, 29, 34 or 40.

[36]            Je reproduis les paragraphes clés de la décision qui a mené à la conclusion du CRTC, ainsi que le paragraphe 54, qui renferme cette conclusion :

45.           Dans l'ordonnance 96-1484, le Conseil a indiqué qu'il n'était pas convaincu par l'argument de BC TEL selon lequel les coûts n'étaient plus un facteur important dans l'établissement des tarifs appropriés applicables aux conduites de type B, C et D et il a conclu qu'il convenait d'examiner la demande pour les conduites de type B, C et D et les circonstances particulières dans lesquelles chaque type était fourni avant de se pencher sur la demande de la compagnie visant un tarif uniforme pour toutes ses conduites.


46.           Le Conseil fait remarquer qu'en lui demandant d'inclure la question des tarifs applicables aux conduites de type B, C et D de BC TEL dans l'instance visant à étudier l'AMT 485, Stentor n'a pas présenté de nouveaux éléments de preuve ou d'arguments en faveur de la suppression de la classification des divers types de conduites. De plus, même si le Conseil avait établi qu'en considérant les tarifs appropriés pour les conduites de type B, C et D, il y aurait lieu d'examiner la demande de même que les circonstances particulières entourant la fourniture de chaque type, ni Stentor ni BC TEL n'ont fourni ces renseignements, pas plus qu'ils ne faisaient partie du dossier de l'instance qui a mené à l'ordonnance 2000-13. Les tarifs distincts applicables aux conduites de type B, C et D ont ainsi été retirés en l'absence de preuve que la demande pour ces installations et les circonstances entourant la fourniture ressemblaient suffisamment à celles des conduites de type A pour justifier un tarif uniforme.

47.           Le Conseil conclut qu'en l'absence de cette information, il n'a jamais été démontré qu'un tarif de 2,25 $ applicable aux conduites de type B, C et D est juste et raisonnable, comme l'exige l'article 27 de la Loi. Le Conseil conclut que dans les circonstances, il existe un doute réel quant à la rectitude de son approbation du retrait des tarifs distincts applicables aux conduites de type B, C et D et de l'approbation d'un tarif mensuel uniforme de 2,25 $ par 30 mètres pour tous les types de conduites de TCI.

48.           Le Conseil fait remarquer qu'à partir de l'information présentée par les parties à cette instance, le retrait des tarifs distincts applicables aux conduites de type B, C et D aurait une incidence importante sur les coûts d'exploitation des utilisateurs de ces installations. D'après la facture de TCI du 25 septembre 2001 déposée par Shaw dans cette instance, le Conseil estime qu'un tarif mensuel de 2,25 $ par 30 mètres pour les conduites de type B, C et D ferait augmenter les coûts d'exploitation de Shaw d'environ 1 million de dollars par année. Pareil tarif ferait probablement augmenter les coûts d'exploitation combinés de Delta Cable et de Coast Cable d'environ 66,000 $ par année. Le Conseil estime que les hausses correspondantes de revenus de TCI découleraient de l'imposition d'un tarif qui n'est ni juste ni raisonnable. Le dossier de l'instance semble indiquer que TCI ne perçoit pas en fait les montants majorés.

49.           Le Conseil conclut que, dans les circonstances, il y a lieu de modifier sa décision initiale dans la mesure où elle se rapporte aux conduites de type B, C et D.

[...]

53.           Même si le Conseil demeure de l'avis, exposé dans l'ordonnance 2001-137, que « dans l'esprit de la politique de réglementation, les tarifs approuvés de façon définitive ne devraient pas normalement faire l'objet de rajustement » , il juge également qu'il y a des circonstances où ne pas faire d'exception constituerait une injustice pour une requérante. Le Conseil estime que ces circonstances sont présentes dans ce cas-ci. Le Conseil demeure préoccupé par l'incertitude que des rajustements tarifaires rétroactifs peuvent susciter chez les entreprises, mais cette inquiétude est apaisée dans le cas présent par le fait qu'il a été porté à l'attention de TCI en mai 2000 que les tarifs applicables aux conduites de type B, C et D étaient remis en question.

54.           Par conséquent, le Conseil modifie la partie de l'ordonnance 2000-13 dans laquelle il a approuvé la proposition, dans l'AMT 3637, de supprimer les définitions et les tarifs distincts des conduites de type A, B, C et D de TCI et d'introduire une définition uniforme et un tarif mensuel de 2,25 $ par 30 mètres pour toutes les conduites de TCI, de manière à rétablir les définitions et les tarifs distincts en place avant cette décision. Le Conseil ordonne à TCI de publier immédiatement des pages de tarif révisées, rétablissant les définitions et les tarifs des conduites de type A, B, C et D dans son territoire de desserte en Colombie-Britannique, compte tenu de l'approbation définitive dans la décision 95-13, en vigueur à compter du 17 février 2000.

                                                                                                                        (C'est moi qui souligne)


Analyse de la décision dont appel est interjeté, et des conclusions des parties

[37]            J'examinerai d'abord l'argument de l'appelante, qui affirme que le CRTC n'avait pas le pouvoir, selon l'article 62 de la Loi, de modifier rétroactivement des tarifs définitifs.

Le CRTC a-t-il modifié rétroactivement des tarifs définitifs en s'autorisant de l'article 62 de la Loi?

[38]            Je dirais d'abord que les parties reconnaissent toutes que la norme de contrôle qu'il faut appliquer pour décider ce point est celle de la décision correcte.

[39]            L'appelante affirme que, dans le contexte d'un régime formel d'approbation de tarifs et de taux, le CRTC n'a pas le pouvoir, selon l'article 62, de modifier des tarifs qui ont reçu une approbation finale, encore moins de les modifier rétroactivement, comme il l'a fait ici, en donnant effet à sa décision au 17 février 2000. Au soutien de son affirmation, l'appelante invoque l'arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Bell Canada c. Canada (CRTC), [1989] 1 R.C.S. 1722. Je ne crois pas que ce précédent revête l'importance particulière que l'appelante lui attribue. Il énonce le principe selon lequel des taux provisoires peuvent être modifiés rétroactivement. Pour des raisons qui apparaîtront clairement, je ne crois pas que ce précédent soit d'un grand secours pour l'appelante.


[40]            Malheureusement, je crois que l'appelante se méprend ici sur la nature juridique de la décision 2003-54 et qu'elle en fait donc un rapport inexact. Le CRTC n'a pas rétroactivement fixé des tarifs, ainsi que le prétend l'appelante. Il a plutôt modifié sa décision en annulant la partie de sa décision qui avait été rendue en l'absence d'éléments de preuve de nature à l'appuyer, et qui constituait ainsi un excès de pouvoir et un manquement aux obligations fondamentales que lui imposait la Loi. L'effet de la décision 2003-54, tel qu'il ressort de son paragraphe 54, a été simplement de rétablir le statu quo que la décision invalide avait modifié. La décision 2003-54 n'établissait pas de tarifs.

[41]            Dans leur ouvrage intitulé Judicial Review of Administrative Action in Canada, Toronto, Canvasback Publishing, 1998, aux pages 15-14 et 15-15, Brown et Evans décrivent l'acceptation d'une « absence de preuves » comme un motif autonome de contrôle des décisions administratives qui s'apparente à une erreur de compétence. Sous la rubrique « L'absence de preuves en tant qu'erreur de compétence » , ils écrivent ce qui suit :

[traduction]Depuis près de 60 ans, il est généralement admis qu'un tribunal administratif n'excède pas son pouvoir légal simplement parce qu'il fonde sa décision sur une conclusion de fait qui n'est pas appuyée par la preuve, à moins que le fait en question ne se rapporte foncièrement à sa compétence. Depuis la fin des années 70, cependant, les cours de justice ont discrètement abandonné cette approche restrictive et ont élevé l'absence de preuves au statut de motif autonome de contrôle présentant les caractéristiques essentielles de l'erreur de compétence. Plus exactement, l'absence de preuves peut être démontrée par des faits qui sont sans rapport avec le dossier du tribunal, et le contrôle judiciaire ne saurait être empêché par une clause d'exclusion.

Dans le précédent qui caractérise le rejet le plus catégorique de la règle antérieure, la décision d'un arbitre du travail a été jugée invalide, au motif que les arbitres n'ont pas compétence pour fonder leurs sentences sur des conclusions de fait qui sont appuyés par une « absence de preuves » . Par ailleurs, la cour a déclaré aptes à établir l'erreur des éléments de preuve qui ne figuraient pas dans le dossier du tribunal. Et par la suite, la Cour suprême du Canada a confirmé que des décisions peuvent être annulées pour absence de preuves, et cela malgré la présence d'une clause d'exclusion.


[42]            Une décision rendue en l'absence de preuves, tout comme une décision qui constitue un excès de pouvoir, est nulle et sujette à révision en tant que décision arbitraire. Dans l'arrêt Douglas Aircraft Co. of Canada c. McConnell, [1980] 1 R.C.S. 245, à la page 277, le juge Estey, dissident sur un autre point, avait écrit que la conduite arbitraire, l'absence de preuves et le refus de s'acquitter d'une fonction constituaient des erreurs de compétence qui transcendaient la classification des erreurs de droit au vu du dossier :

[...] L'injustice, l'adoption de procédures contraires à la justice naturelle, une conduite arbitraire, le refus d'exercer ses fonctions, la fraude et la partialité constituent des motifs juridiques qui transcendent l'erreur de droit apparente à la lecture du dossier. Il s'agit là d'excès de compétence dans le sens fondamental du terme et ces erreurs sont susceptibles de révision par voie de certiorari ou de recours semblable, qu'il y ait ou non une clause privative. Ces erreurs de droit ne sont pas identiques aux excès de compétence qui découlent de l'interprétation erronée d'une loi, comme dans l'affaire Jarvis, précitée, mais on peut les y assimiler. De la même façon, une décision qui ne serait étayée par aucune preuve pourrait être révisée parce qu'elle est arbitraire; cependant, l'insuffisance de la preuve au sens donné à cette expression en matière d'appel ne comporte pas un excès de compétence.

                                                                                                                        (C'est moi qui souligne)

[43]            Dans l'arrêt Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848, la Commission de révision des pratiques de l'Association des architectes de l'Alberta avait mené une enquête afin de revoir les pratiques d'un cabinet d'architectes qui avait déclaré faillite. Cependant, elle avait émis des conclusions et des ordonnances en matière disciplinaire qui dépassaient ses pouvoirs et qui furent annulées par la Cour d'appel. S'étant méprise sur le champ de ses pouvoirs, la Commission n'avait pas songé à présenter des recommandations au conseil de l'Association des architectes de l'Alberta comme elle avait l'obligation de le faire en application du paragraphe 39(3) du Architects Act.


[44]            Un mois après l'arrêt de la Cour d'appel, la Commission avait informé les parties qu'elle entendait reprendre l'enquête initiale afin de présenter des recommandations au conseil. Une demande de prohibition fut présentée à l'encontre du conseil. Les points essentiels soumis aux tribunaux concernaient dès lors le fait que la Commission n'avait pas tenu compte d'aspects qui faisaient partie de ses obligations publiques, et son pouvoir de continuer l'enquête. Contrairement à la présente affaire, le Architects Act de l'Alberta ne conférait à la Commission aucun pouvoir d'annuler, de modifier ou de revoir une décision finale. Or, à la page 862, le juge Sopinka, s'exprimant pour les juges majoritaires de la Cour suprême, avait conclu que la Commission avait le pouvoir et l'obligation de s'acquitter de son obligation publique :

De plus, si le tribunal administratif a omis de trancher une question qui avait été soulevée à bon droit dans les procédures et qu'il a le pouvoir de trancher en vertu de sa loi habilitante, on devrait lui permettre de compléter la tâche que lui confie la loi.

[...]

Dans l'affaire qui nous intéresse, la Commission n'a pas statué sur la question dont elle était saisie d'une manièrepermise par l'Architects Act. La Commission a voulu rendre une décision définitive, mais cette décision est nulle de nullité absolue, ce qui équivaut en droit à une absence totale de décision. Traditionnellement, le tribunal dont la décision est nulle a été autorisé à réexaminer la question dans son entier et à prononcer une décision valide.

                                                                                                                        (C'est moi qui souligne)

[45]            L'approche adoptée par la Cour suprême a été suivie par la Haute Cour d'Australie dans l'arrêt Minister for Immigration and Multicultural Affairs v. Bhardwaj, [2002] HCA 11, 187 ALR 117, encore que certains juges eussent exprimé des vues divergentes sur le point de savoir si la décision contestée était dépourvue d'effets ou si elle produisait certains effets jusqu'à son annulation. Aux pages 129 et 130, les juges Gaudron et Gummow, à l'avis desquels a souscrit le juge McHugh, écrivaient ce qui suit :


[traduction] Il n'existe à notre avis aucune raison de principe pour laquelle le droit en général devrait considérer les décisions administratives comportant une erreur de compétence comme des décisions contraignantes ou ayant un effet juridique tant qu'elles ne sont pas cassées. Une décision qui comporte une erreur de compétence est une décision qui n'a aucun fondement juridique et qui, à juste titre, est considérée en droit comme une absence totale de décision.

[...]

À notre avis, la raison et le droit commandent tous deux de conclure que la démarche adoptée par la Cour suprême du Canada est correcte. Comme nous l'avons dit plus haut, une décision qui comporte une erreur de compétence n'a aucun fondement juridique et elle est à juste titre considérée en droit comme une absence totale de décision. Une fois ce principe accepté, il s'ensuit que, si l'obligation du décideur est de rendre une décision portant sur les droits d'une personne, mais que, en raison d'une erreur de compétence, il rend finalement ce qui, en droit, équivaut à une absence totale de décision, alors l'obligation de rendre une décision reste inaccomplie. Ainsi, non seulement n'y a-t-il aucun obstacle juridique, selon les règles générales du droit, à ce qu'un décideur rende une telle décision, mais encore, sur le strict plan du droit, il est tenu de le faire.

                                                                                                                        (C'est moi qui souligne)

[46]            Les arrêts Chandler et Bhardwaj reconnaissent tous deux que de nombreux décideurs administratifs possèdent un pouvoir implicite de réexamen, dans la mesure où ce pouvoir est « nécessaire pour permettre au tribunal de s'acquitter des fonctions que lui confère la Loi habilitante » : voir Brown et Evans, précités, aux pages 12-107 et 12-108. Dans la présente affaire, non seulement le pouvoir d'examen est implicite, mais encore il est expressément conféré au CRTC par l'article 62 de sa loi habilitante.

[47]            Par ailleurs, l'article 27 de la Loi, précédemment cité, requiert, comme l'indique l'emploi du mot « doivent » , que les tarifs demandés par une entreprise canadienne de télécommunications soient « justes et raisonnables » . Il appartient au CRTC de s'assurer que les entreprises canadiennes de télécommunications s'acquittent toujours de cette obligation qui leur est imposée. Dans l'arrêt Bell Canada, précité, le juge Gonthier, rédigeant l'arrêt unanime de la Cour, écrivait, à la page 1740 :


Il ressort clairement de l'économie de la Loi sur les chemins de fer et de la Loi sur les transports nationaux que l'appelant s'est vu conférer de vastes pouvoirs afin de garantir que les taux et tarifs de téléphone soient justes et raisonnables en tout temps. L'appelant peut réviser les taux de son propre chef ou à la demande d'une partie intéressée. L'appelant n'est même pas lié par le redressement demandé et peut rendre toute ordonnance s'y rapportant pourvu que les parties aient reçu un avis suffisant des questions à traiter à l'audience.

Sur ce point, l'article 47, reproduit ci-après, est une disposition impérative. Il oblige le CRTC à exercer les pouvoirs et fonctions que lui confèrent la Loi et toute loi spéciale « de manière à assurer la conformité des services et tarifs des entreprises canadiennes avec les dispositions de l'article 27 » , c'est-à-dire pour faire en sorte que les services et les tarifs soient justes et raisonnables :

47. Le Conseil doit, en se conformant aux décrets que lui adresse le gouverneur en conseil au titre de l'article 8 ou aux normes prescrites par arrêté du ministre au titre de l'article 15, exercer les pouvoirs et fonctions que lui confèrent la présente loi et toute loi spéciale de manière à assurer la conformité des services et tarifs des entreprises canadiennes avec les dispositions de l'article 27.

47. The Commission shall exercise its powers and perform its duties under this Act and any special Act

(a) with a view to implementing the Canadian telecommunications policy objectives and ensuring that Canadian carriers provide telecommunications services and charge rates in accordance with section 27; and

[...]

[48]            Il ne fait aucun doute que le CRTC a compétence, lorsqu'une partie lésée lui en fait la demande, pour examiner une allégation selon laquelle, en conséquence d'une décision antérieure, des services et tarifs sont devenus injustes et déraisonnables. À mon humble avis, il ne fait aucun doute non plus qu'il a le pouvoir, implicitement, sinon expressément, de reconnaître qu'une décision antérieure est nulle, en totalité ou en partie, et de prendre les mesures correctives qui s'imposent. Le régime législatif qui régit le CRTC lui impose même l'obligation de le faire et lui confère de larges pouvoirs pour lui permettre de s'acquitter de cette obligation.


[49]            J'ai déjà mentionné les obligations imposées au CRTC par les articles 27 et 47, ainsi que le pouvoir qui lui est conféré par l'article 62 d'annuler ou de modifier ses décisions. Pour que les services et les tarifs soient justes et raisonnables, les alinéas 32d), e) et f) donnent au CRTC un large pouvoir discrétionnaire de suspendre ou refuser l'application d'une tarification, en totalité ou en partie, s'il la juge incompatible avec l'article 27. Il peut, à titre de mesure corrective, substituer, ou obliger une entreprise canadienne à substituer, d'autres aménagements à ceux qui sont refusés, ou obliger ladite entreprise à déposer un autre tarif ou une autre partie de ce tarif, en remplacement d'un tarif suspendu ou refusé. L'alinéa 32g) donne au CRTC, en l'absence d'une disposition applicable figurant dans la partie I, le pouvoir résiduaire de trancher toute question et de rendre toute ordonnance touchant les tarifs et tarifications des entreprises canadiennes ou les services de télécommunications qu'elles fournissent. Dans ce contexte, il est difficile d'imaginer un pouvoir plus étendu que celui qui est conféré pour garantir en permanence des tarifs justes et raisonnables.

[50]            Les attributions conférées par la Loi sont adaptées, et sont conçues pour donner effet, aux objectifs énumérés par exemple dans les alinéas 7b), c) et h) de la Loi :



7.

[...]

b) permettre l'accès aux Canadiens dans toutes les régions - rurales ou urbaines - du Canada à des services de télécommunication sûrs, abordables et de qualité;

c) accroître l'efficacité et la compétitivité, sur les plans national et international, des télécommunications canadiennes;[...]

h) satisfaire les exigences économiques et sociales des usagers des services de télécommunication;

[...]

7.

[...]

(b) to render reliable and affordable telecommunications services of high quality accessible to Canadians in both urban and rural areas in all regions of Canada;

(c) to enhance the efficiency and competitiveness, at the national and international levels, of Canadian telecommunications;[...]

(h) to respond to the economic and social requirements of users of telecommunications services; and

[...]

Les tarifs qui sont injustes et déraisonnables compromettent l'accessibilité de la population à des services de télécommunications abordables et ne satisfont pas les exigences économiques des usagers de ces services.

[51]            En conclusion, le CRTC a simplement reconnu ou admis la nullité d'une partie de son ordonnance 2000-13, laquelle, s'agissant des conduites des types B à D de TELUS, « équivalait en droit à une absence totale de décision » : voir l'arrêt Chandler c. Alberta Association of Architects, précité. Ce constat a eu pour effet de dissiper les doutes concernant l'applicabilité des définitions et tarifs définitifs de 1995 à la période allant de 1995 jusqu'à ce jour, parce que, en droit, aucune décision ne les modifiait : voir le paragraphe 54 de la décision Télécom 2003-54 du CRTC. En accord avec cet effet, le paragraphe 55 de cette décision ordonne à TELUS de produire la justification nécessaire pour les niveaux tarifaires qu'elle propose si elle veut modifier les tarifs applicables à ses conduites des types B à D. À mon avis, non seulement la décision était-elle légale et raisonnable, mais elle était nécessaire pour faire en sorte que les tarifs applicables aux conduites des types B à D de TELUS soient justes et raisonnables.

L'article 62 de la Loi autorise-t-il le CRTC à modifier rétroactivement des tarifs définitifs?


[52]            Vu ma conclusion selon laquelle le CRTC, lorsqu'il a procédé au réexamen de son ordonnance 2000-13, ne se livrait pas à un exercice d'établissement rétroactif de tarifs, il n'est pas nécessaire d'examiner cet aspect.

Le CRTC a-t-il, comme le prétend l'appelante, manqué aux règles de l'équité procédurale en n'autorisant pas l'appelante à présenter des conclusions complètes et suffisantes sur la question de la rétroactivité?

[53]            Le dossier qui est devant nous montre que l'appelante, dans son mémoire adressé au CRTC en réponse à la demande de Shaw, a plaidé la question de la rétroactivité. Elle a invoqué l'arrêt Bell Canada rendue par la Cour suprême du Canada, ainsi que plusieurs décisions antérieures dans lesquelles le CRTC avait conclu que, eu égard à sa politique de réglementation, les tarifs approuvés à titre définitif ne devraient pas en général être l'objet d'un rajustement : voir le dossier d'appel, aux pages 57 et 58, paragraphes 36 à 40, ainsi que les notes d'accompagnement. Dans sa réponse à l'intervention de l'ACTC, l'appelante renvoyait à sa réponse précédente à la demande présentée par Shaw : voir le dossier d'appel, à la page 78, paragraphes 53 et 54, et note 34.

[54]            Si j'avais conclu que le CRTC s'était livré à un exercice d'établissement rétroactif de tarifs, j'aurais également conclu que l'appelante avait eu amplement l'occasion de plaider la question de la rétroactivité et qu'il n'y a eu aucun déni d'équité procédurale.

Le CRTC a-t-il irrégulièrement exercé son pouvoir discrétionnaire lorsqu'il a autorisé les intimés à contester l'ordonnance 2000-13 en dehors du délai de six mois, qu'il applique en général dans le cadre de l'article 62 de la Loi?


[55]            Je ne vois nul bien-fondé dans ce grief d'appel. Les circonstances étaient inusitées et il n'y avait rien d'excessif dans le fait de chercher d'abord à dissiper la confusion par la médiation, même s'il en a résulté quelque retard. Quoi qu'il en soit, je ne vois pas comment ni pourquoi, au nom de l'intérêt des parties et de l'administration de la justice, une contestation directe pourrait ou devrait être empêchée par un délai de prescription alors qu'une contestation indirecte serait autorisée à l'encontre de la partie de l'ordonnance 2000-13 qui a été rendue sans compétence : voir l'arrêt R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333 et l'arrêt Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835. Je ne crois pas non plus que le législateur voulait que la révision de tarifs injustes et déraisonnables, fixés en contravention de la Loi, soit empêchée par un délai de telle manière que les tarifs en question seraient plutôt amenés à survivre et à durer.

[56]            Pour ces motifs, je rejetterais l'appel, avec dépens.

                                                                                                                            « Gilles Létourneau »              

                                                                                                                                                     Juge                         

« Je souscris aux présents motifs

Robert Décary, juge »

« Je souscris aux présents motifs

M. Nadon, juge »

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                                     COUR D'APPEL FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        A-589-03

INTITULÉ :                                       TELUS COMMUNICATIONS INC. c. C.R.T.C. et autres

LIEU DE L'AUDIENCE :                OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 12 OCTOBRE 2004

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE LÉTOURNEAU

Y ONT SOUSCRIT :                        LE JUGE DÉCARY

LE JUGE NADON

DATE DES MOTIFS :                     LE 27 OCTOBRE 2004

COMPARUTIONS :

John F. Rook, c.r.

John E. Lowe

Stephen Schmidt

POUR L'APPELANTE

James Wilson

POUR L'INTIMÉ (CRTC)

Lori D. Assheton-Smith                                                             POUR L'INTIMÉE (ACTC)

Gerald L. Kerr-Wilson

Christopher C. Johnston, c.r.                                                     POUR LES INTIMÉES

Leslie J. Milton                                                                          (DELTA CABLE, COAST CABLE, SHAW COMMUNICATIONS)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bennett Jones

Calgary (Alberta)

POUR L'APPELANTE

Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes

Gatineau (Québec)

L'Association canadienne de télévision par câble

Ottawa (Ontario)

Johnston & Buchan                            

Ottawa (Ontario)

POUR L'INTIMÉ (CRTC)

POUR L'INTIMÉE (ACTC)

POUR LES INTIMÉES                                                       (DELTA CABLE, COAST CABLE, SHAW COMMUNICATIONS)


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