Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

     Date : 19990415

Dossier : A-746-95

CORAM :      LE JUGE STONE

         LE JUGE LINDEN

         LE JUGE ROBERTSON

ENTRE :

     DE (DA) LI CHEN,

     appelant,

     et

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

     ET DE L'IMMIGRATION,

     intimé.

     Audience tenue à Toronto (Ontario), le jeudi 15 avril 1999.

     Jugement rendu à l'audience

     à Toronto (Ontario), le jeudi 15 avril 1999.

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR PRONONCÉS PAR LE JUGE STONE, J.C.A.


Date : 19990415


Dossier : A-746-95

CORAM :      LE JUGE STONE

         LE JUGE LINDEN

         LE JUGE ROBERTSON

ENTRE :

     DE (DA) LI CHEN,

     appelant,

     et

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

     ET DE L'IMMIGRATION,

     intimé.

     MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR

     (prononcés à l'audience à Toronto (Ontario),

     le jeudi 15 avril 1999)

LE JUGE STONE

[1]      Il s'agit d'un appel d'un jugement dans lequel le juge Gibson a rejeté une demande de contrôle judiciaire à l'égard d'une décision par laquelle la Section du statut de réfugié a conclu, en application de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), c. I-2 (la Loi), que l'appelant n'était pas un réfugié au sens de la Convention.

[2]      La seule question que la Cour doit trancher en l'espèce est la question suivante que le juge Gibson a certifiée conformément au paragraphe 83(1) de la Loi :

     Les enregistrements sonores des audiences de détermination du statut de réfugié constituent-ils une partie du dossier de telle sorte qu'on doive les examiner à l'occasion du contrôle judiciaire lorsqu'ils peuvent révéler des éléments de preuve ou des renseignements pertinents, telles les caractéristiques particulières du comportement du témoin, qu'on ne saurait par ailleurs discerner des autres éléments du dossier?         

     Le savant juge des requêtes estimait que l'enregistrement sonore ne devrait pas faire partie du dossier et qu'il ne devrait pas l'écouter. Il avait en mains la transcription écrite des procédures.

[3]      L'appelant ne nous a pas convaincus que le juge des requêtes a commis une erreur en refusant de verser l'enregistrement sonore au dossier ou de l'écouter avant d'en arriver à sa décision dans l'affaire dont il était saisi. Ni la Loi1, non plus que les Règles pertinentes2 n'exigent que les bandes vidéo soient versées au dossier.

[4]      Le point majeur qui est soulevé par la question certifiée est la question de savoir s'il était nécessaire, dans les circonstances de l'affaire, que l'enregistrement sonore fasse partie du dossier. Selon l'argument invoqué en l'espèce, l'enregistrement indiquerait que la Section du statut de réfugié a commis une erreur lorsqu'elle a évalué le comportement de l'appelant en se fondant sur " l'hésitation " dont il a fait montre au cours de son témoignage ainsi que sur le caractère " évasif " de ses réponses. Par conséquent, l'enregistrement sonore aiderait apparemment le juge de révision à en arriver à une décision et, sans cette aide, il serait désavantagé.

[5]      À notre avis, ce que l'appelant recherche par le dépôt de l'enregistrement sonore dans le dossier, c'est un examen de la décision de la Section du statut de réfugié qui dépasse les limites de la norme de révision applicable à la Section de première instance. Selon nous, cette norme n'aurait pas permis au juge Gibson de revoir les faits ou de soupeser à nouveau la preuve. Cette règle a été établie clairement dans l'arrêt Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Ville de Montréal3, où Madame le juge L'Heureux-Dubé a formulé les commentaires suivants au nom de la Cour (p. 844) :

     Nous devons nous souvenir que la norme quant à la révision des conclusions de fait d"un tribunal administratif exige une extrême retenue: Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick , [1996] 1 R.C.S. 825, le juge La Forest aux pp. 849 et 852. Les cours de justice ne doivent pas revoir les faits ou apprécier la preuve. Ce n"est que lorsque la preuve, examinée raisonnablement, ne peut servir de fondement aux conclusions du tribunal qu"une conclusion de fait sera manifestement déraisonnable.         

[6]      Il appert clairement du dossier dont nous sommes saisis et des remarques du juge Gibson lui-même que la principale question concernait la crédibilité du requérant, que le juge a vivement critiqué aux pages 8 à 10 de ses motifs :

     En dernier lieu, j'aborde maintenant ce que je considère comme la principale question dans la décision de la SSR sur cette affaire, c'est-à-dire la question de la crédibilité du requérant. Les motifs de la SSR sont remplis de mentions de ce sujet. Les motifs comportent 17 pages. La première sert d'introduction et un peu plus de deux pages suivantes constituent une récitation de la réponse du requérant à la question 33 dans le formulaire de renseignements personnels dans lequel il expose le contexte de sa revendication. À la page 5, la SSR dit : [TRADUCTION] "...le requérant a modifié son témoignage..."; " il a un moment hésité à répondre."; "...le demandeur a encore une fois modifié son récit..." et "... le comportement déroutant, inconséquent et hésitant du demandeur pendant son témoignage a révélé un manque de véracité puisqu'il semblait fabriquer le récit sur place". À la page 6, la SSR déclare : [TRADUCTION] "...le demandeur a hésité et n'a pas répondu pendant un moment." À la page 8, elle dit : [TRADUCTION] "Le comportement du demandeur a encore donné l'impression d'un manque de véracité". À la page 9, le témoignage du demandeur est décrit comme étant au début vague et hésitant à l'occasion d'une question particulière qu'on lui a posée. À la page 11, la SSR déclare : [TRADUCTION] "...le demandeur a un instant hésité et il a alors dit qu'il n'en était pas certain et s'est demandé s'il s'agissait d'un autre". À la page 13, la SSR qualifie le témoignage du demandeur de témoignage [TRADUCTION] "forcé destiné à accroître le poids de sa revendication." À la même page, la SSR déclare :         
         [TRADUCTION] Le tribunal conclut que le témoignage du demandeur sur les activités en faveur de la démocratie qu'il a exercées en mai et en juin 1989 dans la ville Fuzhou n'est pas digne de foi. Il lui manque de la véracité puisqu'il était vague, évasif, incertain et s'est contredit plusieurs fois concernant ses activités en faveur de la démocratie. Certaines parties de son FRP étaient incompatibles avec les dépositions orales. Sa circonlocution donnait l'impression qu'il exagérait ou fabriquait son récit au fur et à mesure du déroulement de l'interrogatoire.
     La SSR parle alors de ce que le requérant a fourni des dates incompatibles et a fait des dépositions, sur un aspect de sa revendication, qui créaient de la confusion.         

         À la page 14, la SSR tient les propos suivants :

         [TRADUCTION] Bien qu'il soit conscient du laps de temps depuis que l'incident est survenu, le tribunal a l'impression que, par ses circonlocutions et ses embellissements, le demandeur a, la plupart du temps, fabriqué le récit.
     À la page 15, la SSR dit que le requérant [TRADUCTION] "tentait d'embellir son récit". Elle considère certaines dépositions de son témoignage comme étant [TRADUCTION] "forcées", comme sonnant faux et comme n'étant donc pas dignes de foi. Elle fait état d'inconsistances et d'imprécision. En dernier lieu, à la page 16, la SSR fait état des [TRADUCTION] "déclarations qui créent de la confusion" du demandeur et conclut :         
         [TRADUCTION] ...Vu l'invraisemblance du témoignage, le tribunal conclut que cette partie du témoignage du demandeur n'est pas digne de foi.
         Le tribunal estime que la totalité des activités que le demandeur a exercées en faveur de la démocratie n'est pas digne de foi...

[7]      Ce qu'il importe de souligner ici, c'est que la Section du statut de réfugié a elle-même vu et entendu, à titre de juge des faits, le témoin dont elle a contesté la crédibilité. À l'instar des autres juges des faits, elle a bénéficié d'un avantage unique lorsqu'elle en est arrivée à ses conclusions, notamment en ce qui a trait à la crédibilité du témoin. Le rôle particulier que les juges des faits doivent jouer lorsqu'ils évaluent la crédibilité d'un témoin a été décrit à plusieurs reprises par les tribunaux au fil des années. Ainsi, Lord Shaw a formulé les remarques suivantes dans l'arrêt Clarke v. Edinburgh Tramway Company4 :

     Ordinairement, devant une cour de justice, les choses sont partagées beaucoup plus également; des témoins sans parti pris conscient peuvent, par leur attitude, leur tenue, leur hésitation, la nuance de leurs expressions, voire par leurs cillements, avoir donné à celui qui les a vus et entendus une impression que le dossier imprimé ne peut pas reproduire. Psychologiquement parlant, quelle est donc alors l'obligation d'une cour d'appel? À mon avis, les juges d'une cour d'appel doivent, dans ces circonstances, se poser la question que je me pose présentement: moi qui ne puis profiter de ces avantages, parfois marqués, parfois subtils, dont bénéficie le juge qui entend la preuve et qui préside le procès, suis-je en mesure de conclure avec certitude, en l'absence de ces avantages, que le juge qui en a bénéficié a commis une erreur manifeste? Si je ne puis me convaincre que le juge qui en a bénéficié a commis une erreur manifeste, il est alors de mon devoir de déférer à son jugement.         

[8]      Les mêmes remarques pourraient s'appliquer à l'enregistrement sonore du contenu du dossier imprimé. Dans l'affaire Watt or Thomas v. Watt, la Chambre des lords a à nouveau insisté sur les avantages dont bénéficie le juge de première instance au moment d'évaluer la crédibilité d'un témoin; voici comment Lord Macmillan s'est exprimé à ce sujet5 :

     [TRADUCTION]

     La Cour d'appel n'a devant elle que le dossier imprimé des témoignages. S'il s'agissait de l'ensemble de la preuve, il y aurait peut-être lieu de dire que les juges d'appel ont le droit de tirer leur propre conclusion au sujet de l'affaire et avaient la compétence voulue à cette fin. Cependant, il ne s'agit que d'une partie de la preuve. Ce qui manque, c'est la preuve du comportement des témoins, de leur franchise ou de leur parti-pris ainsi que la preuve de tous les éléments accessoires qu'il est si difficile de décrire et qui composent l'atmosphère qui règne au cours d'une instruction donnée. Le juge de première instance dispose de ces outils pour en arriver à sa conclusion, mais non la Cour d'appel. Tant que la preuve est présentée sur papier, il n'est pas rare qu'une décision allant dans un sens ou dans l'autre puisse être rendue. Lorsque cette possibilité existe, comme c'est le cas en l'espèce, la décision du juge de première instance, qui a bénéficié des avantages dont la Cour d'appel ne disposait pas, devient cruciale et ne devrait pas être infirmée.         

[9]      Il nous semble que cet important principe doit s'appliquer même lorsqu'une cour de justice est appelée à réviser une décision qu'a rendue un tribunal administratif à la lumière de l'enregistrement sonore d'un témoignage plutôt que du dossier imprimé renfermant le contenu de cet enregistrement. En effet, le tribunal de révision n'a eu dans aucun de ces cas l'avantage de voir les témoins pour en évaluer la fiabilité. Comme Lord Shaw l'a fait remarquer dans l'arrêt Clark, précité, " même par leurs cillements " les témoins peuvent laisser au juge des faits une impression impossible à reproduire devant un tribunal de révision. De plus, s'il était permis à un juge, dans le cadre d'une révision judiciaire, de réévaluer le comportement d'une personne à partir d'un enregistrement sonore, une cour d'appel pourrait également le faire, de sorte qu'une question aussi importante que la crédibilité serait laissée à l'appréciation subjective de différents tribunaux de révision. Nous ne voyons pas en quoi cette procédure pourrait être profitable pour l'administration de la justice ou améliorer la règle selon laquelle, en général, il est préférable de laisser au juge des faits le soin de tirer les conclusions de fait, notamment celles qui portent sur la crédibilité.

[10]      Cela ne signifie pas qu'une cour de justice ne devrait jamais accepter l'enregistrement sonore d'une procédure lorsque la décision d'un tribunal administratif est contestée. Effectivement, cet enregistrement pourrait être fort utile, par exemple, pour établir un manque d'équité fondamental au cours de l'instance, laquelle faute constitue un déni de justice naturelle.

[11]      Nous en arrivons à la conclusion que le juge Gibson n'était nullement tenu de verser l'enregistrement sonore au dossier ou de l'écouter de façon à évaluer lui-même la crédibilité de l'appelant.

[12]      L'appel sera rejeté et une réponse négative sera donnée à la question certifiée.

                             A.J. Stone                                      J.C.A.

Traduction certifiée conforme

Bernard Olivier, LL.B.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :              A-746-95
INTITULÉ DE LA CAUSE :      DE (DA) LI CHEN,

                                     appelant,

                     c.
                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
                     ET DE L'IMMIGRATION,

                                     intimé.

LIEU DE L'AUDIENCE :          TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE :      LE JEUDI 15 AVRIL 1999

MOTIFS DU JUGEMENT DU JUGE STONE, J.C.A.

prononcés à l'audience à Toronto (Ontario),

le jeudi 15 avril 1999

ONT COMPARU :              M e Nils R. Connor
                             pour l'appelant
                     M e Diane Dagenais
                             pour l'intimé


     Page : 2

PROCUREURS INSCRITS

AU DOSSIER :              M e Nils R. Connor
                     Avocat
                     188 Spadina Avenue
                     Unit 706
                     Toronto (Ontario)
                     M5T 3A4
                             pour l'appelant
                     M e Morris Rosenberg
                     Sous-procureur général
                     du Canada
                             pour l'intimé

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     Date : 19990415

     Dossier : A-746-95

ENTRE :

DE (DA) LI CHEN,

     appelant,

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION,

     intimé.



MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR



__________________

     1      Voir Kandiah c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1990), 141 N.R. 232 (C.A.F.), p. 234.

     2      Règle 17 des Règles de 1993 de la Cour fédérale en matière d'immigration.

     3      [1997] 1 R.C.S. 793.

     4      [1917] C.S. (C.L.) 35, commentaires que Madame le juge Wilson cite avec approbation dans l'arrêt Fletcher c. Société d'assurance publique du Manitoba , [1990] 3 R.C.S. 191, p. 202.

     5      [1947] A.C. 484 (C.L.), p. 490-491.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.