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Date : 20040323

Dossier : A-661-02

Référence : 2004 CAF 119

CORAM :       LE JUGE DÉCARY

LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE NADON

ENTRE :

                                                  CITÉ DE LA SANTÉ DE LAVAL

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                                             MINISTRE DU REVENU NATIONAL

et

MARIE-NOËL LACHAMBRE

et

ANNIE TRUDEL

                                                                                                                                          défendeurs

                                     Audience tenue à Montréal (Québec), le 8 mars 2004.

                                      Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 23 mars 2004.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                        LE JUGE LÉTOURNEAU

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                            LE JUGE DÉCARY

                                                                                                                              LE JUGE NADON


Date : 20040323

Dossier : A-661-02

Référence : 2004 CAF 119

CORAM :       LE JUGE DÉCARY

LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE NADON

ENTRE :

                                                  CITÉ DE LA SANTÉ DE LAVAL

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                                             MINISTRE DU REVENU NATIONAL

et

MARIE-NOËL LACHAMBRE

et

ANNIE TRUDEL

                                                                                                                                          défendeurs

                                                       MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LÉTOURNEAU


[1]                Le juge suppléant de la Cour canadienne de l'impôt (juge) avait-il raison de statuer que constituaient de la rémunération assurable, au terme de la Loi sur l'assurance-emploi, L.C., 1996 ch. 23 (Loi), les sommes avancées par la demanderesse à deux de ses employées, mais remboursées par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST), pour des périodes de ré-affectation en retrait préventif? Voir Cité de la Santé de Laval c. Canada (ministre du Revenu national - M.R.N.), [2002] A.C.I. no. 575.

Faits et procédure

[2]                La question n'est pas nouvelle comme on pourra le voir au cours des présents motifs car les faits à l'origine du présent litige sont récurrents à l'échelle nationale. Ils mettent en cause la relation entre la Loi, les régimes législatifs publics d'indemnité de remplacement du revenu et, souventes fois, des conventions collectives de travail au langage disparate. Compte tenu de leur importance et de leur fréquence, l'on eut cru que le législateur fédéral aurait adopté une politique législative claire d'harmonisation de sa Loi avec ces régimes publics, une politique permettant l'application uniforme de sa Loi, plutôt que de s'en remettre aux aléas d'un arbitrage à la pièce, long et coûteux, lui-même tributaire de dispositions ou de clauses résultant de normes rédactionnelles différentes. Malheureusement, ce n'est pas le cas.

[3]                Madame Lachambre et madame Trudel étaient deux infirmières à l'emploi de la demanderesse. Leurs conditions de travail étaient régies par une convention collective (Convention) intervenue le 15 juin 2000 entre le Comité patronal de négociation du secteur de la santé et des services sociaux et l'Union québécoise des infirmières et infirmiers.


[4]                Enceintes, elles se sont prévalues de la Section III de la Convention relative aux congés spéciaux à l'occasion de la grossesse et de l'allaitement : Dossier de la demanderesse, page 158. La clause 20.21 permet à une salariée enceinte de demander à son employeur une assignation à un autre poste, moins exigeant que son poste régulier. La demande dite de retrait préventif doit être accompagnée d'un certificat médical la justifiant. S'ensuit alors un droit à un congé spécial qui débute aussitôt si l'assignation n'est pas effectuée immédiatement par l'employeur. Sauf si survient après coup une assignation qui y met fin, le congé spécial se termine, pour la salariée enceinte, à la date de son accouchement.

[5]                Toujours selon la clause 20.21, le congé spécial a ceci de particulier : la salariée est alors régie, quant aux sommes qu'elle reçoit, par les dispositions de la Loi sur la santé et la sécurité du travail, L.R.Q. c. S-21 (LSST) relatives au retrait préventif de la travailleuse enceinte. Je reviendrai sur ces dispositions dans le cadre de l'analyse de la décision en litige.


[6]                Dans la présente instance, la demanderesse a procédé avec diligence à une nouvelle assignation de madame Lachambre. La demande de retrait préventif fut faite le 8 septembre 2000, la nouvelle assignation le 11 du même mois. Donc madame Lachambre fut en retrait préventif pour trois jours avant d'être assignée à temps plein à l'équipe volante de jour : voir le Dossier de la demanderesse, vol.1, page 32 et vol.2, page 358. Cette affectation de madame Lachambre a pris fin le 23 janvier 2001, date à laquelle elle s'est retrouvée en retrait préventif, sans assignation possible à cause de sa grossesse, jusqu'à la date de son accouchement. Celui-ci eut lieu le 28 mars 2001.

[7]                Madame Trudel était une employée à temps partiel. Sa nouvelle assignation reflétait son statut et les modalités en furent fixées en fonction de sa moyenne de temps travaillé avant son retrait préventif : trois heures par jour, cinq jours par semaine. Cette nouvelle assignation n'est toutefois venue que le 20 novembre 2000 car Madame Trudel avait droit à des vacances et s'est prévalue d'un congé de maladie : Dossier de la demanderesse, pages 416-417. En cours de grossesse, l'assignation de madame Trudel fut à nouveau modifiée : 3-1/2 heures par jour à raison de cinq jours par deux semaines. Elle prit fin le 10 janvier 2001 et madame Trudel se retrouva en retrait préventif jusqu'à la date de son accouchement, le 21 mars 2001.

[8]                La preuve révèle que les deux employées se présentaient à leur module de travail et se voyaient assigner des tâches, s'il y en avait de disponibles. Sinon, elles retournaient à la maison. À l'occasion, selon le témoignage du représentant de la demanderesse, elles pouvaient également se faire dire qu'elles étaient dispensées de se présenter le lendemain, la demanderesse étant déjà en mesure de leur indiquer qu'aucune tâche ne pouvait leur être confiée: Dossier de la demanderesse, page 431. Toutefois, Mme Lachambre a affirmé que, pour sa part, elle devait se présenter à chaque journée de travail cédulée, sa présence étant exigée par le coordonnateur des activités infirmières de l'hôpital. La période d'attente pour savoir si elle se verrait assigner une tâche pouvait durer de 15 à 45 minutes : ibidem, pages 495-498.


[9]                Les montants en litige sont minimes : 1 769,94 $ dans le cas de madame Lachambre,        1 491,34 $ pour madame Trudel. Ils correspondent à ces jours où les deux salariées, quoique assignées généralement à des tâches moins astreignantes à cause de leur grossesse, n'ont pas fourni de prestation de travail, soit parce que la demanderesse n'avait aucun travail à leur confier, soit parce qu'aucun poste respectant leurs limitations n'était disponible : voir Dossier de la demanderesse, pages 413 et 419, le témoignage de monsieur Laforest. Ces journées ont été considérées comme des congés spéciaux au terme de la Convention. Les deux salariées ont alors reçu une indemnité de remplacement du revenu conformément à la LSST et à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, L.R.Q., c. A-3.001 (LATMP). Les sommes ont été avancées en vertu de la clause 20.21 de la Convention par la demanderesse qui, tel que déjà mentionné, fut subséquemment remboursée par la CSST : Dossier de la demanderesse, pages 414 et 415, et 419 à 442. L'indemnité de remplacement du revenu avancé par la demanderesse représente 90% du salaire net : ibidem, page 425. En vertu de l'article 36 de la LSST, le travailleur a droit, pendant les 5 premiers jours ouvrables de cessation de travail, d'être rémunéré à son taux de salaire régulier par son employeur. Le droit à l'indemnité de remplacement du revenu naît à la fin de cette période. Cette disposition de l'article 36 s'applique à la travailleuse enceinte par le biais de l'article 42.


[10]            À l'audition de la présente demande, il fut fait état du fait qu'en vertu de la Loi sur les normes du travail, L.R.Q., c. N-1.1, article 58, un salarié qui se présente à son lieu de travail à la demande de son employeur et qui travaille moins de trois heures consécutives a droit à une indemnité égale à trois heures de son salaire horaire habituel. En l'espèce, le représentant de la demanderesse a affirmé lors de son témoignage devant le juge que cette disposition n'avait pas d'impact sur le présent litige puisque, de toute façon, les deux employées recevaient 90% de leur salaire net à titre d'indemnité pour chaque jour où elles étaient en retrait préventif, y compris ceux où elles se présentaient au lieu de travail et n'étaient affectées à aucune tâche : Dossier de la demanderesse, pages 474-475, 477-478. Je suis d'accord qu'il s'agit là, en l'occurrence, d'un faux problème.

[11]            La demanderesse attaque par voie de contrôle judiciaire la décision du juge. L'affaire a pris devant nous une dimension nouvelle pour les deux motifs suivants.


[12]            Premièrement, l'une des deux salariées, Mme Trudel, n'était pas représentée et n'a pas témoigné lors de l'audience devant le juge. Or, les deux salariées ont comparu par procureur devant nous et ont soulevé une perspective juridique qui ne semble pas avoir été évoquée, du moins aussi clairement, à l'audience précédente. J'y reviendrai plus loin. Deuxièmement, le ministre du Revenu national (ministre) qui, devant le juge, avait soutenu que les sommes payées pour les périodes en litige constituaient de la rémunération assurable, s'est ravisé pour se ranger du côté de la demanderesse. À l'instar de cette dernière, il a affirmé que le juge s'était trompé en concluant qu'il s'agissait de rémunération assurable. C'est donc dans un tel contexte que la question nous parvient. Pour mieux la saisir, un court résumé de la décision contestée et des prétentions des parties s'impose.

La décision du juge et les prétentions des parties

[13]            Après avoir énoncé la question en litige, le juge a procédé à une énumération de certaines décisions rendues en la matière par notre Cour et par sa Cour : Rousseau c. Canada (ministre du Revenu national - M.R.N.), [1996] A.C.F. no. 1346; Boulianne c. Canada (ministre du Revenu national - M.R.N.), [1997] A.C.I. no. 19; Nanaimo Regional General Hospital c. Canada (ministre du Revenu national - M.R.N.), [1997] A.C.I. no. 39, renversée par [1997] A.C.F. no. 1706; Gagné c. Canada (ministre du Revenu national - M.R.N.), [1998] A.C.I. no. 12; Biron c. Canada (ministre du Revenu national - M.R.N.), [1998] A.C.I. no. 76; Canada (Procureur général) c. Sirois, [1999] A.C.F. no. 523; et Université Laval c. Canada (ministre du Revenu national - M.R.N.), [2002] A.C.F. no. 660.

[14]            Il a cité et abouté de longs extraits de plusieurs de ces décisions pour finalement ainsi conclure aux paragraphes 23 à 25 des motifs de sa décision :

Cette Cour a retenu la pertinence des prétentions du Ministre voulant qu'il ne s'agisse pas, en l'espèce, d'une indemnité payée par l'appelante, puisque les travailleuses étaient toujours en état de fournir une prestation de travail. Elles n'étaient pas malades; elles étaient enceintes.

Cette Cour fait droit également aux prétentions de l'intervenante selon lesquelles l'arrêt Université Laval, précité, a statué que la prestation de travail n'est pas nécessaire pour conclure qu'il s'agit d'un versement assurable et que, à plus forte raison, cette conclusion est justifiée en l'espèce puisqu'effectivement il y a eu prestation de travail.


Lorsque les faits sont analysés selon la convention collective, la législation et la jurisprudence, cette Cour n'a aucun doute que les montants d'argent versés par l'appelante aux travailleuses pour ces « congés spéciaux » représentent des montants assurables au sens de la Loi.

[15]            Il appert de ces trois paragraphes que sa conclusion repose sur le fait que les deux employées étaient disponibles, qu'elles étaient aptes à fournir une prestation de travail, qu'il y a eu effectivement une prestation de travail et que les montants en litige versées pour les congés spéciaux constituaient de la rémunération assurable même si aucune prestation de travail n'était fournie.

[16]            Le ministre et la demanderesse s'accordent pour dire que les montants en litige ne constituent pas de la rémunération assurable. Le ministre en vient maintenant à cette conclusion dans son Mémoire amendé des faits et du droit parce que les sommes ont été versées à titre de prêt ou d'avance pour lesquelles un mode de remboursement était prévu dans la Convention, le payeur de ces sommes étant la CSST et non l'employeur.

[17]            La demanderesse invoque plusieurs arguments au soutien de sa prétention : le fait qu'il n'y a eu aucune prestation de travail pour les journées de congés spéciaux en litige, le fait qu'au plan juridique les montants versés sont une indemnité de remplacement du revenu, et non pas une rémunération, et le fait que ces montants n'ont pas été versés par l'employeur.


[18]            Le procureur des deux employées insiste, comme le juge l'a conclu, sur le fait que ses deux clientes étaient capables de travailler et qu'il n'est pas nécessaire que des services soient rendus pour que les sommes versées constituent de la rémunération assurable. Il soumet que les sommes ont été versées par l'employeur et donc qu'il s'agit d'une rémunération par l'employeur. Enfin, et c'est là l'argument qu'il a le plus développé à l'audience et sur lequel il s'est beaucoup attardé, les deux employées avaient été affectées par l'employeur à des tâches. Cette affectation dans le cas de Mme Lachambre était à temps complet. Donc, elle était employée à temps complet de sorte que les sommes qu'elle a reçues sont de la rémunération pour cette affectation, même si aucune prestation de travail n'a été fournie. Il en va de même pour Mme Trudel pour son affectation représentant son statut d'employée à temps partiel. En somme, sans le dire expressément comme suit, le procureur des deux employées a soutenu que ce n'est pas la faute de ces dernières si, dûment affectées à des unités, l'employeur fut incapable de leur fournir du travail pour les journées en question.

Analyse de la décision du juge

[19]            Avant de procéder à l'analyse de la décision du juge, je crois qu'il est important de dissiper une certaine ambiguïté qui semble avoir entouré le débat depuis le début.


[20]            Celle-ci a trait au concept d'affectation des deux employées, laquelle fut dictée par leur statut au sein de l'entreprise et par leur condition physique respective. Madame Lachambre fut affectée à plein temps à l'équipe volante, mais cela ne veut pas dire qu'elle travaillait à plein temps. Mme Trudel fut affectée à la clinique de pré-admission selon un horaire à temps partiel qui fut modifié par lettre du 6 décembre 2000. Il faut distinguer entre l'assignation ou l'affectation générale à un poste ou à une unité de travail et l'affectation particulière ou quotidienne à des tâches au sein de ce poste ou de cette unité.

[21]            Pressé de questions devant le juge par le procureur de Mme Lachambre sur la nature de la relation employeur/employée existante dans ce contexte, le représentant de la demanderesse a, à mon sens, bien résumé la nature juridique de cette relation lorsque, à la page 483 du Dossier de la demanderesse, il dit :

Q.            C'est parce que l'élément de remboursement par la CSST, c'est un élément. Maintenant la façon dont vous allez gérer ses affectations et son travail, c'en est un autre, et c'est ça qui occupe la Cour aujourd'hui. L'élément de remboursement, monsieur le juge pourra déterminer si c'est ce qui est déterminant, mais ce qui nous importe, et c'est ce que j'essaie de comprendre, c'est de quelle nature était la relation entre l'employée et l'employeur à ce moment-là. Et ça semble être une nature qui était variable et qui variait selon les jours.

R.            Bien la relation est toujours la même, c'est une relation d'emploi avec une personne qui a droit d'être affectée mais qui a aussi droit d'être en retrait préventif si on n'a pas d'affectations qui respectent la sécurité à cause de son état de grossesse. Elle a ces deux droits-là. Elle a, à la fois, le droit de travailler à temps complet, être affectée à temps complet, mais elle a droit que si l'affectation qu'on aurait comporte des dangers, elle a le droit d'être en retrait préventif.

Q.            Hum, hum.

R.            Donc elle les a ces droits-là et c'est exactement la situation dans laquelle était madame Lachambre.

                                                                                                                                          (je souligne)


En somme, lorsque la demanderesse n'a pu offrir à ses deux employées un travail qui respectait les exigences de sécurité que commandait leur grossesse, les deux employées se sont prévalues de leur droit à un congé spécial en vertu de leur Convention, lequel correspondait à un retrait préventif en vertu de la LSST : ibidem, page 482. Ce droit s'est exercé au jour le jour comme le permet la clause 20.21 de la Convention, selon la disponibilité des tâches, dans le contexte d'une affectation à temps plein pour Mme Lachambre et à temps partiel pour Mme Trudel.

[22]            La question de l'admissibilité des deux employées à l'indemnité de remplacement du revenu fut déterminée par la CSST et le mérite de cette décision n'est pas devant nous. En d'autres termes, il appartenait à la CSST de déterminer en vertu de sa loi constitutive si les deux employées avaient exercé un droit de retrait préventif donnant ouverture à l'indemnité de remplacement. Les montants ne sont pas en cause non plus que le fait que la CSST ait remboursé la demanderesse. Également, ne sont pas en litige les montants payés par la demanderesse pour les cinq premiers jours avant que le droit au retrait préventif ne puisse être exercé. Seule nous concerne la question suivante : les montants versés initialement par l'employeur aux deux employées en retrait préventif et, par la suite, remboursés par un tiers assureur (la CSST) constituent-ils de la rémunération assurable?

[23]            Avec respect, je crois que les courts motifs fournis par le juge au soutien de sa conclusion qu'il s'agissait d'une rémunération assurable ne supportent pas celle-ci.


[24]            Premièrement, que les deux employées aient été aptes à fournir un certain travail, je crois, ne fait aucun doute. Mais ce constat n'aide aucunement à qualifier la nature juridique des montants qu'elles ont reçus. En fait, il ignore totalement l'existence d'un droit de retrait préventif conféré aux deux employées, l'exercice par ces dernières de ce droit et l'impact juridique qui découle de cet exercice sur la nature et le statut des montants qui ont été versés en conséquence de cet exercice. Bref, la disponibilité et l'aptitude au travail des deux employées demeurent des faits pertinents, mais qui ne sont pas vraiment utiles dans la détermination de la question en litige.

[25]            Deuxièmement, le juge a retenu comme justification le fait qu'il y avait effectivement eu en l'espèce prestation de travail. Cette détermination du juge est en partie correcte et en partie erronée. Il est vrai que les deux employées ont fourni des prestations de travail lorsque des tâches correspondant à leur état physique ont pu leur être confiées. Mais elles ont été rémunérées par l'employeur pour cette prestation de services et l'assurabilité de ces montants n'est pas en litige. Ce qui est en litige, ce sont les montants versés pour des journées de congés spéciaux. Or, et il s'agit là de la partie erronée, ce sont ces journées où aucune prestation de travail ne fut fournie parce qu'aucune tâche appropriée n'était disponible. Donc, cette détermination du juge qu'il y a eu prestation de travail, si l'on considère sa partie exacte, n'est pas pertinente à la question en litige et n'est absolument d'aucun secours dans la résolution de cette question. Si l'on considère plutôt sa partie erronée, force est d'admettre qu'elle ne peut soutenir une conclusion que les montants versés constituent de la rémunération assurable au motif qu'il y a eu prestation de travail.


[26]            En outre, cette détermination du juge, elle aussi, ignore l'exercice du droit de retrait préventif par les deux employées et les conséquences juridiques qui en découlent.

[27]            Enfin, le juge s'est fondé sur la cause Université Laval, précitée, pour statuer qu'une rémunération peut être assurable même lorsque versée en l'absence d'une prestation de travail. Il est vrai, selon les circonstances, qu'une rémunération peut être une rémunération assurable même en l'absence d'une prestation de travail. Mais l'inverse n'est pas vrai. L'absence d'une prestation de travail ne permet pas de conclure, comme semble l'avoir fait le juge ici, à de la rémunération assurable. En d'autres termes, l'absence d'une prestation de travail dans la présente affaire ne fait que poser la question de l'assurabilité des montants versés, elle ne permet pas d'y répondre.

[28]            Le paragraphe 2(1) de la Loi définit la rémunération assurable comme "le total de la rémunération d'un assuré, déterminé conformément à la partie IV, provenant de tout emploi assurable". Plus précisément, l'alinéa 2(1)a) du Règlement sur la rémunération assurable et la perception des cotisations (Règlement) énonce :

2. (1) Pour l'application de la définition de « rémunération assurable » au paragraphe 2(1) de la Loi et pour l'application du présent règlement, le total de la rémunération d'un assuré provenant de tout emploi assurable correspond à l'ensemble des montants suivants :

a) le montant total, entièrement ou partiellement en espèces, que l'assuré reçoit ou dont il bénéficie et qui lui est versé par l'employeur à l'égard de cet emploi;

2. (1) For the purposes of the definition "insurable earnings" in subsection 2(1) of the Act and for the purposes of these Regulations, the total amount of earnings that an insured person has from insurable employment is

(a) the total of all amounts, whether wholly or partly pecuniary, received or enjoyed by the insured person that are paid to the person by the person's employer in respect of that employment, and

                                                                                                                                          (je souligne)


[29]            La rémunération dans son sens usuel, indépendamment de son caractère assurable ou non, réfère à la rétribution, au salaire, au revenu ou à l'argent reçu pour le prix d'un service ou d'un travail : Le Petit Robert, Dictionnaire de la langue française, page 2160. L'article 36 de la LSST traite de la rémunération d'un salarié selon son sens usuel et de l'indemnité de remplacement de celle-ci lorsque le salarié se prévaut de son droit de retrait préventif du travail et a droit à l'indemnité :

Rémunération.         36. Le travailleur a droit, pendant les cinq premiers jours ouvrables de cessation de travail, d'être rémunéré à son taux de salaire régulier et de recevoir également de son employeur, lorsque le travailleur est visé à l'un des articles 42.11 et 1019.4 de la Loi sur les impôts (chapitre I-3), une rémunération égale à l'ensemble des pourboires qui pourraient raisonnablement être considérés comme attribuables à ces jours et que le travailleur aurait déclarés à son employeur en vertu de cet article 1019.4 ou que son employeur lui aurait attribués en vertu de cet article 42.11.

Indemnité de            À la fin de cette période, il a droit à l'indemnité de remplacement du revenu à

remplacement           laquelle il aurait droit en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies

du revenu.                professionnelles (chapitre A-3.001) comme s'il devenait alors incapable d'exercer son emploi en raison d'une lésion professionnelle au sens de cette loi.

Loi applicable.         Pour disposer d'un tel cas, la Commission applique la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles dans la mesure où elle est compatible avec la présente loi et sa décision peut faire l'objet d'une demande de révision et d'une contestation devant la Commission des lésions professionnelles conformément à cette loi.

                                                                                                                                          (je souligne)


[30]            La LSST met en place un régime collectif public d'indemnisation des personnes qui, à cause de leur grossesse ou de l'allaitement, sont soit dans l'impossibilité de fournir leur prestation habituelle de travail, soit à titre préventif relevées de leurs obligations de fournir quelque prestation de travail que ce soit. Elle accorde donc des droits importants à ces personnes. D'abord, elle maintient leur lien d'emploi et, conséquemment, l'assurabilité qui se rattache à cet emploi. Ensuite, elle les dispense en tout ou en partie de fournir une prestation de travail. Enfin, elle leur verse une indemnité de remplacement du revenu que l'employeur ne serait pas tenu légalement de verser en l'absence d'une prestation de travail. Le coût relatif au paiement des indemnités est assumé par l'ensemble des employeurs : voir l'article 45 de la LSST.

[31]            Au delà de ces régimes publics, et afin d'éviter que des salariés se prévalant du régime ne soient pénalisés par d'inévitables délais administratifs, une réalité pratique s'est implantée : au terme de négociations, l'employeur assume, dans bien des cas, en vertu des conventions collectives de travail, des obligations intérimaires de paiement des indemnités de remplacement du revenu dues par les régimes publics. Cela a eu pour effet d'engendrer de la confusion et d'obscurcir, voie même à l'occasion d'oblitérer, les buts et les objectifs recherchés par ces régimes publics d'indemnisation. J'en prendrai à témoin deux exemples. Mais d'ores et déjà, il m'apparaît clair que ces conventions collectives, et les obligations qui en découlent, n'ont ni pour but, ni pour effet d'altérer la nature et l'universalité des régimes publics et collectifs d'assurance et d'indemnité de remplacement du revenu en cas de retrait préventif de la personne enceinte.


[32]            Le débat en l'espèce est un premier exemple de cette confusion résultant du fait que l'employeur, comme il s'y était engagé par la Convention, a déboursé les sommes dues par la CSST. Par exemple, lors du témoignage de Mme Lachambre, une des préoccupations du juge était de savoir si le chèque que cette dernière avait reçu émanait de la CSST ou de l'employeur : Dossier de la demanderesse, pages 502-503. En contre-interrogatoire et en ré-interrogatoire, les questions ont aussi cherché à établir s'il s'agissait de chèques de paie habituels, s'il y avait une mention sur ces chèques que les montants venaient de la CSST, si l'employée recevait un relevé de la CSST, si ce relevé était remis en même temps que les chèques, si les chèques distinguaient entre les montants venant de l'employeur à titre de rémunération et ceux imputables à la CSST à titre d'indemnité : ibidem, pages 504-505. De fait, le témoin a confirmé que les chèques identifiaient les montants venant de l'employeur pour les journées travaillées et ceux qui étaient ou seraient versés par la CSST pour les périodes de retrait préventif.

[33]            Dans l'affaire Procureur général du Canada c. Quinlan, A-1206-92, 28 février 1994 (C.A.F.), le débat a également porté, en bonne partie, sur le fait que les chèques, qui comprenaient des paiements d'assurance-salaire, avaient été émis par l'employeur conformément à la convention collective. Je reviendrai plus loin sur cette décision.

[34]            Toutes ces démarches jumelées à celles qui entourent l'interprétation des conventions collectives (s'agit-il d'un prêt, la convention collective prévoit-elle un mécanisme de remboursement, l'employeur s'est-il engagé à faire les paiements, etc.) tendent à reléguer sinon aux oubliettes, du moins à l'arrière plan, la nature du régime collectif, celle des montants versés ainsi que, comme le disait la juge Lamarre Proulx dans Régie Intermunicipale de Traitement de l'eau potable, Saint-Romuald/Saint-Jean c. Canada (ministre du Revenu national - M.R.N.), [1997] A.C.I. no. 744, au paragraphe 19, le but et l'objet des paiements.


[35]            Or, ces quatre éléments, qui se situent au coeur même de la résolution du litige par leur quintessence et leur importance, m'amènent à conclure que les montants en litige, dans la présente affaire, ne constituaient pas de la rémunération assurable au sens de la Loi.

[36]            Tout d'abord, le régime collectif mis en place par la LSST est, au plan juridique, un régime législatif d'assurance qui vise l'indemnisation de la personne enceinte, qui ne fait pas partie du contrat de travail intervenu entre la demanderesse et ses employées et qui, tel que déjà mentionné, est financé par les contributions des employeurs : voir par analogie la catégorisation en ces termes que la Cour suprême du Canada fait des régimes d'indemnisation des accidents du travail dans Bell Canada c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), [1988] 1 R.C.S. 749, au paragraphe 294. Ce régime se distingue donc, par son caractère universel et public, des régimes privés d'assurance ou des régimes particuliers d'assurance que l'on retrouve chez des employeurs et qui, dans certains cas, font de l'employeur l'assureur : voir l'arrêt Université Laval, précité; Procureur général du Canada c. Banque nationale du Canada, 2003 CAF 242. La LSST indique clairement, à mon humble avis, que la CSST agit comme un tiers-assureur à l'égard des employées enceintes qui se prévalent du droit de retrait préventif du travail.


[37]            Deuxièmement, pour qu'un revenu provenant d'un employeur puisse constituer une rémunération, il doit avoir été payé dans le cadre d'un contrat de travail ou d'emploi : voir Wong v. M.N.R., 12 C.C.E.L. (2d) 257; M.R.N. c. Visan, [1983] 1 C.F. 820 (C.A.F.); Biron c. Canada (ministre du Revenu national - M.R.N.), [1998] A.C.I. no. 76. Les montants ici versés par la CSST n'ont pas été payés dans le cadre d'un contrat de travail entre les employées et la CSST.

[38]            En outre, les sommes émanant de la CSST sont juridiquement qualifiées par la LSST "d'indemnité de remplacement du revenu". Elles ne sont pas de la nature d'une rémunération. Elles ne correspondaient pas à des services. Pour paraphraser le juge Urie s'exprimant au nom de cette Cour dans Visan, précité, à la page 829, elles se situaient à l'opposé des paiements de ce genre car elles visaient à indemniser les employées, en partie, de la perte des paiements qui auraient été faits pour des services qu'elles auraient rendus si elles n'en avaient pas été empêchées par leur grossesse : voir aussi Brière c. Canada (ministre du Revenu national - M.R.N.), [1998] A.C.I. no. 111.

[39]            Enfin, et je n'insisterai pas longuement sur le sujet puisque je l'ai déjà amplement couvert, le but et l'objet des paiements prévus par la LSST, et faits par la CSST, sont d'indemniser une employée enceinte pour une perte de revenu qu'elle aurait autrement encourue, perte qui, en l'absence d'une indemnité de remplacement du revenu, aurait résulté en un manque à gagner.


[40]            Avant de conclure, je dois m'arrêter à deux décisions de notre Cour que le procureur des deux employées a invoquées au soutien de ses prétentions : l'affaire Quinlan, précitée, et Nanaimo Regional General Hospital c. Canada (ministre du Revenu national - M.R.N.), [1997] A.C.F. no. 1706.

[41]            Les faits de l'affaire Quinlan étaient particuliers et nettement différents de ceux qui nous concernent. Ils mettaient en cause des montants d'assurance-salaire versés en vertu d'un régime conventionnel privé d'assurance-salaire. Il ne s'agissait pas d'un régime législatif public. En outre, les relations de travail entre l'employeur et ses employés étaient régies par une clause résultant d'un accord entre les parties en vertu de laquelle "tout employé participant au régime d'assurance-salaire continue de recevoir son plein salaire et remet tout chèque d'indemnité d'assurance-salaire au O.T.E.U. à titre de remboursement". Rien de tel dans l'affaire qui nous est soumise, encore que les faits de l'arrêt Quinlan font bien ressortir la nécessité d'une politique d'harmonisation de la question ainsi que la possibilité de disparités de traitement au niveau des conséquences juridiques relatives à l'assurabilité de la rémunération, si les parties peuvent, par convention, qualifier la nature, le but et l'objet des paiements d'assurance. La portée de l'arrêt Quinlan doit être limitée à la spécificité de ses faits.


[42]            La décision de notre Cour dans l'affaire Nanaimo se limite à énoncer que les faits qui y étaient en litige ne pouvaient être distingués de ceux de l'affaire Quinlan. Or, la Cour, qui était saisie d'une question de paiements d'indemnités par le « Workers' Compensation Board » (Board) de la Colombie-Britannique pour un accident de travail, ne semble pas avoir réalisé que le régime d'assurance dans l'affaire Quinlan n'était pas un régime législatif public d'assurance comme en l'espèce.

[43]            En outre, selon les faits de l'affaire Nanaimo, les paiements faits par le Board représentaient 75% du revenu de l'employée. Mais l'employeur versait la différence de sorte que l'employée touchait l'équivalent de son salaire habituel. C'est dans ce contexte que la qualification des paiements faits par le Board se soulevait.

[44]            De plus, la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire de Bell Canada, laquelle décrit la nature juridique d'un tel régime d'assurance et, par conséquent, les conséquences juridiques qui en découlent, ne semble pas avoir été portée à la connaissance de la Cour. J'y ai précédemment fait allusion, mais je crois qu'il est important de citer le passage en question qui traite précisément des indemnités en matière d'accident de travail. Au paragraphe 294, la Cour suprême écrit :

Les régimes d'indemnisations des accidents du travail, en général, qu'il s'agisse de celui de la Colombie-Britannique, de celui du Québec et de ceux de toutes les provinces ou de la plupart d'entre elles, sont des régimes législatifs d'assurance et de responsabilité collective sans faute, qui remplacent les anciens régimes de responsabilité civile individuelle fondés sur la faute. Ils sont généralement financés, du moins en partie, par des contributions des employeurs... Ils sont axés sur l'indemnisation et donc sur une forme de liquidation plus ou moins définitive des recours... Quoiqu'ils visent à l'indemnisation des travailleurs, ils ne font pas partie du contrat de travail, ils ne sont pas des régimes de relations de travail et ils ne constituent pas des conditions de travail : c'est après que la santé ou la sécurité des travailleurs est atteinte qu'ils interviennent pour indemniser ces derniers. Ils ne touchent pas non plus à la gestion ou aux opérations des entreprises.

                                                                                                                                          (je souligne)


[45]            Enfin, une certaine confusion peut aussi avoir résulté du fait que les chèques au plein montant émanaient de l'employeur et que ce dernier ne considérait pas l'employée comme étant en congé, mais plutôt comme en service régulier.

[46]            Je suis convaincu que si la Cour avait réalisé les différences factuelles significatives entre les deux causes et que si son attention avait été attirée sur la décision de la Cour suprême, sa propre décision eut été différente.

[47]            À tout événement, depuis cet arrêt qui date déjà de plus de six ans, la jurisprudence s'est précisée et les montants versés à titre d'indemnités de remplacement du revenu en vertu de régimes législatifs d'assurance sont, pour plus d'une raison, des paiements par un tiers-assureur qui ne constituent pas de la rémunération assurable.

[48]            Pour ces motifs, j'accueillerais la demande de contrôle judiciaire sans frais dans les circonstances, j'annulerais la décision du juge suppléant de la Cour canadienne de l'impôt et je retournerais l'affaire au Juge en chef de cette Cour, ou à la personne qu'il désignera, pour qu'il la décide à nouveau en tenant pour acquis que les montants versés par la CSST pour les périodes en


litige, suite au retrait préventif des deux employées concernées, ne constituent pas de la rémunération assurable au sens de la Loi sur l'assurance-emploi.

                                                                                                                            « Gilles Létourneau »               

                                                                                                                                                     j.c.a.

« Je suis d'accord

Robert Décary j.c.a. »

« Je suis d'accord.

Marc Nadon j.c.a. »


                                                     COUR D'APPEL FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                                                                                                                           

DOSSIER :                                        A-661-02

INTITULÉ :                                       CITÉ DE LA SANTÉ DE LAVAL c. MINISTRE DU REVENU NATIONAL et al.

LIEU DE L'AUDIENCE :                Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :               Le 8 mars 2004

MOTIFS DU JUGEMENT :           LE JUGE LÉTOURNEAU

Y ONT SOUSCRIT :                        LE JUGE DÉCARY

LE JUGE NADON

DATE DES MOTIFS :                     Le 23 mars 2004

COMPARUTIONS :

Me Pierre St-Onge

POUR LE DEMANDEUR

Me Nathalie Lessard

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Monette Barakett et associés

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR


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