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Date : 19981215


Dossier : A-429-95

CORAM :      LE JUGE PRATTE

         LE JUGE DESJARDINS
         LE JUGE DÉCARY

ENTRE :

     ANDRÉ LABRÈCHE

     Appelant

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE

     Intimée

Audience tenue à Montréal, Québec, le mardi 1 décembre 1998

Jugement rendu à Québec, Québec, le mardi 15 décembre 1998

MOTIFS DU JUGEMENT PAR:      LE JUGE DESJARDINS

Y ONT SOUSCRIT:      LE JUGE PRATTE

     LE JUGE DÉCARY


Date : 19981215


Dossier : A-429-95

CORAM :          LE JUGE PRATTE
             LE JUGE DESJARDINS
             LE JUGE DÉCARY

ENTRE :

     ANDRÉ LABRÈCHE

     Appelant

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE

     Intimée

     MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DESJARDINS

Cet appel d'une décision de la Cour canadienne de l'impôt porte sur l'interprétation et l'application de la notion de "l'expectative raisonnable de profit", critère de référence permettant de trancher les litiges ayant trait à la déductibilité des frais d'une entreprise.1

La question à décider est celle de savoir si, durant les années d'imposition 1987 et 1988, les seules qui sont devant nous, l'appelant exploitait un centre d'esthétique et de bronzage avec un espoir raisonnable de profit si bien qu'il pouvait déduire, des autres revenus qu'il tirait, les pertes encourues lors de l'exploitation de ce commerce.

Le premier juge a rejeté dans leur totalité les appels logés par le contribuable à l'encontre des avis de nouvelle cotisation émis par le ministre du Revenu national, lequel avait refusé les déductions réclamées.

Les faits

Le 19 mars 1981, l'appelant commençait l'exploitation commerciale du Centre d'Esthétique Deux L.L. Enr. sur la rue Lyon à Longueuil en collaboration avec sa fille Linda Labrèche. Celle-ci avait terminé ses études en soins esthétiques en 1979 et travaillait à titre d'esthéticienne dans un salon de la rue Gentilly à Longueuil depuis un an et demi. Elle discutait souvent de son travail avec ses parents. L'appelant avisa un jour sa fille qu'il avait de l'argent à investir2 et lui demanda si elle était intéressée à ouvrir un commerce pour lui dont elle serait la gérante.3 Sur ce point, le témoignage de l'enquêteur de l'intimée, chargé de la vérification des affaires de l'appelant, est au même effet; le contribuable lui a également affirmé que le commerce avait été mis sur pied en vue d'un placement mais qu'il voulait aussi établir ses enfants.4

L'appelant et sa fille recherchèrent un local dans la même ville afin de permettre à sa fille de garder sa clientèle. Linda Labrèche signa le bail. Son père se porta caution. Ils dressèrent une liste de revenus possibles. L'appelant s'intéressa également au choix de l'équipement. En plus des appareils nécessaires aux soins esthétiques, le centre fit l'acquisition de trois cabines de bronzage. Linda Labrèche engagea une assistante qui avait de l'expérience en esthétique. L'appelant et sa fille firent publier des annonces dans les journaux et distribuèrent des brochures publicitaires.

À l'été de 1981, l'appelant se rendit compte que son centre d'esthétique et de bronzage, localisé dans un centre d'achats, était situé entre deux restaurants fréquentés par des gangs de motards. Ce problème de taille risquait de contrecarrer totalement la rentabilité de son entreprise étant donné que la clientèle était féminine et qu'elle était susceptible d'être intimidée par ces attroupements, d'autant plus que le centre était ouvert le soir jusqu'à vingt et une heures. Des lettres furent envoyées au propriétaire, mais sans résultat. Après avoir intenté, en juin 1983, des procédures judiciaires en vue de casser le bail de cinq ans qui le liait au propriétaire des lieux, l'appelant décida de redémarrer complètement le commerce. Le déménagement se fit en novembre 1983 au deuxième étage d'un édifice dont il était propriétaire sur la rue King George à Longueuil. L'appelant y exploitait, au premier étage, un centre électronique. Le deuxième étage dut cependant être réaménagé pour répondre aux besoins du centre d'esthétique et de bronzage. L'épouse de l'appelant y travailla à temps partiel à titre de réceptionniste. L'appelant lui-même ouvrait le centre le matin, y faisait de menus travaux et fermait la boutique le soir tout en vaquant à son travail régulier. Selon sa fille, déménager et recommencer à nouveau correspondait, en quelque sorte, à ouvrir deux commerces en l'espace de quelques années.5 La publicité était à refaire.

Les chiffres d'affaires de l'entreprise furent de 55 000 $ en 1984, 59 377 $ en 1985, 53 000 $ en 1986, 63 000 $ en 1987 et 73 000 $ en 1988. Les dépenses en immobilisation demeuraient cependant élevées. Les cabines de bronzage durent être renouvelées parce qu'elles étaient anciennes et devenaient inefficaces. Linda Labrèche dut engager du personnel occasionnel car elle devait s'absenter pour s'occuper de ses enfants.

Les centres de bronzage qui représentaient au début de 1981 une activité rentable le devenaient moins, d'abord par suite d'une multiplication d'entreprises de ce type sur la Rive Sud et, ensuite, en raison d'une publicité nouvelle qui traitait des risques possibles de cancer.

Les pertes de l'entreprise pour les années 1982 à 1988 furent les suivantes:

             1982              41 051 $
             1983              51 920
             1984              47 786
             1985              52 080
             1986              35 052
             1987              38 140
             1988              39 883

L'entreprise cessa ses activités en 1988.

Le contribuable a témoigné qu'il se donnait de cinq à six ans pour monter sa clientèle. L'inspecteur de l'intimée estima pour sa part que, dans ce genre d'entreprise, une période de démarrage de trois ans était normale.

Décision en appel

Le premier juge rejeta les prétentions du contribuable suite aux constatations suivantes:6

                  Il n'y a pas de contestation quant aux montants des pertes annuelles du salon d'esthétique. La preuve n'a révélé aucune étude d'estimation réaliste des recettes et déboursés. De plus, quoiqu'il y ait eu des pertes substantielles la première année, il n'y a pas eu de mesures d'ajustement dans les années subséquentes. Je crois que les chiffres parlent d'eux-mêmes et qu'un homme d'affaires averti n'aurait pas maintenu cette entreprise s'il n'avait eu que des raisons d'affaires, et ceci tout particulièrement quand on tient compte de la nature de l'entreprise, soit un salon d'esthétique, le volume important des pertes et la durée prolongée de l'aventure. Il faut également noter dans cette entreprise l'absence de planification et le défaut d'ajustement tel que mentionné dans l'arrêt Landry c. La Reine, 94 DTC 6499, à la page 6500. Il me faut conclure que les raisons de continuer l'entreprise étaient des seules raisons d'ordre familial et non des raisons d'affaires. En conséquence, l'appelant ne peut pas déduire les pertes relatives à l'entreprise du salon d'esthétique.             

Analyse

Le premier juge a-t-elle eu raison d'affirmer "qu'un homme d'affaires averti n'aurait pas maintenu cette entreprise s'il n'avait eu que des raisons d'affaires..." et de conclure que "les raisons de continuer l'entreprise étaient des seules raisons d'ordre familial et non des raisons d'affaires..."?

Elle a, à mon sens, ignoré des aspects importants de la preuve et a appliqué incorrectement la jurisprudence de notre Cour, laquelle est toutefois postérieure en partie, au jugement qu'elle rendit.

La Loi de l'impôt sur le revenu vise à taxer le revenu selon la source. Les sommes, à inclure ou à déduire dans le calcul du revenu d'un contribuable, doivent provenir d'une source de revenu telle que l'entend la Loi. N'est entreprise, pour les fins de déterminer s'il y a source de revenu, qu'une activité qui est profitable ou qui est exercée avec une expectative raisonnable de profit.

Les facteurs d'analyse, qui servent à déterminer objectivement si un contribuable a une expectative raisonnable de profit, se retrouvent principalement dans les arrêts Moldowan c. M.R.N.,7 Morrissey c. Canada8 et Landry c. La Reine.9 Certains de ces facteurs ont trait à la période précédant le début des opérations. Ainsi, la formation du contribuable et la voie dans laquelle il entend s'engager, la capacité de l'entreprise en termes de capital de réaliser un profit après déduction de l'allocation du coût en capital, l'absence ou la présence de planification, l'absence ou la présence d'ingrédients nécessaires à la réalisation éventuelle de profit, en sont des exemples.

D'autres facteurs s'observent lors de la poursuite des opérations. Le nombre d'années consécutives pendant lesquelles des pertes ont été enregistrées, le temps requis pour rentabiliser l'activité, le temps consacré par le contribuable à son entreprise, l'état des profits et pertes pour les années postérieures aux années en litige, les raisons qui sous-tendent l'accroissement des dépenses et de la diminution des revenus au cours des périodes pertinentes, la persistance des facteurs qui causent les pertes, la présence ou l'absence d'ajustement, sont autant de repères permettant d'apprécier objectivement l'admissibilité ou le rejet d'une dépense pour des fins fiscales.

Cette liste n'est cependant pas exhaustive. Les facteurs sont différents selon la nature et l'importance de l'entreprise.10

Dans Tonn c. La Reine,11 notre Cour a reconnu que le bon sens devait primer et qu'il n'appartenait pas aux tribunaux de faire une appréciation rétrospective de la perspicacité commerciale d'un contribuable dont l'entreprise se révèle moins rentable que prévue.12 Un délai de grâce devait être accordé pour les nouvelles entreprises. Dans Watt c. La Reine,13 notre Cour a affirmé qu'un élément personnel peut effectivement coexister avec un but lucratif. En l'occurrence, l'existence de cet élément personnel amènera la Cour à faire une application plus assidue du critère de l'attente raisonnable de profit. Là où un élément personnel est "poursuivi d'abord et avant tout", la preuve incombant au contribuable doit être beaucoup plus exhaustive.

Le premier juge a retenu, comme facteurs principaux dans l'appréciation de la raisonnabilité des pertes encourues par l'appelant, l'absence d'estimation réaliste des recettes et débours, l'absence de mesures d'ajustement suite aux pertes substantielles encourues la première année, et un facteur personnel, à savoir le désir du contribuable d'aider à l'établissement de sa fille. Elle n'a cependant pas tenu compte d'autres facteurs telles les difficultés imprévues occasionnées par le déménagement de l'entreprise en 1983, ainsi que la période de démarrage nécessaire dans toute entreprise de ce genre. De plus, l'établissement d'un enfant, souci légitime d'un parent responsable, demeure un facteur acceptable sur le plan fiscal s'il est accompagné d'un objectif certain de tirer profit de l'entreprise, mises à part les considérations d'ordre familial. Le premier juge a accordé une importance démesurée à ce facteur personnel sans suffisamment tenir compte de la preuve, notamment du fait que le contribuable désirait aussi mettre sur pied un établissement rentable. Tel que mentionné plus haut, le vérificateur de l'intimée a corroboré en tout point le témoignage rendu par l'appelant et sa fille.

Le premier juge a certes eu raison de noter que l'étude qui a été faite des recettes et dépenses au début des opérations a été rudimentaire. Elle devait, cependant, tenir compte de ce à quoi le contribuable a dû faire face, dès le début de ses opérations, à des difficultés imprévues suite à la présence de motards près de son premier établissement. L'emménagement dans un autre local a occasionné des dépenses additionnelles. La période de démarrage de trois à cinq ans ou six ans qui doit être reconnue à l'appelant doit de plus se calculer, en l'espèce, à partir de l'emménagement dans le nouveau local à l'automne de 1983 et non à partir de 1981 au moment où le premier centre a été ouvert. Si bien qu'il est difficile de conclure, comme l'a fait le premier juge, qu'un homme d'affaires averti aurait fermé boutique plus tôt. Je ne peux ici que reprendre les paroles du juge Linden de notre Cour dans Tonn c. Canada:14

             ... Il n'appartient pas au Ministère ou à la Cour de les pénaliser pour cette erreur en appliquant le critère de l'attente raisonnable de profit sans donner à l'entreprise suffisamment de temps pour prouver qu'elle est rentable.             

Compte tenu de tous ces facteurs, je serais d'avis d'accueillir cet appel avec dépens en première instance et en appel, d'annuler le jugement rendu par la Cour canadienne de l'impôt et de retourner le dossier au ministre du Revenu national pour que soient émises de nouvelles cotisations pour les années 1987 et 1988 permettant la déduction des pertes encourues par l'appelant.

     "Alice Desjardins"

     j.c.a.

"Je suis d'accord

     Louis Pratte, j.c.a."

"Je suis d'accord

     Robert Décary, j.c.a."
__________________

1L'origine législative et jurisprudentielle de cette expression a été retracée dans Tonn c. La Reine, [1996] 2 C.F. 73. Voir également R.B. Thomas et S.W. Bowman, "The Reasonable Expectation of Profit Test: A New Beginning?" Revue fiscale canadienne1996, vol. 44, no 1, à la p. 465.

2Déposition du 28 mars 1995, page 53, ligne 22.

3 Déposition du 28 mars 1995, page 95, ligne 7.

4Déposition du 29 mars 1995, page 54, ligne 15, page 82, ligne 16.

5Déposition du 29 mars 1995, page 39, ligne 21.

6 Dossier d'appel, vol. I à la p. 25.

7[1978] 1 R.C.S. 480.

8[1989] 2 C.F. 420 (C.A.F.).

994 DTC 6499 à la p. 6500; (1994), 173 N.R. 213 (C.A.F.).

10Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480 à la p. 486.

1196 DTC 6001 (C.A.F.).

12Voir aussi P.G. du Canada c. Mastri (27 juin 1997), A-650-96 (C.A.F.); Mohamed c. La Reine 97 DTC 5503.

13(1997), 220 N.R. 47 (C.A.F.). Voir aussi Kuhlman c. R., [1998] F.C.J. No. 1698, (30 octobre 1998), A-981-96.

14[1996] 2 C.F. 73 à la p. 109.

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