Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Recueil des arrêts de la Cour fédérale
A. Lassonde Inc. c. Island Oasis Canada Inc. (C.A.) [2001] 2 C.F. 568




Date: 20001221


Dossier: A-102-00


CORAM:      LE JUGE DÉCARY

         LE JUGE LÉTOURNEAU

         LE JUGE NOËL

        

     Affaire intéressant la Règle 373 des Règles de la Cour fédérale

     et les articles 19, 20, 22 et 53.2 de la

     Loi sur les marques de commerce (L.R.C. (1985) c. T-13)

     ET DANS L'AFFAIRE d'un Appel du jugement

     rendu le 11 février 2000 en Cour fédérale du Canada,

     Division de première instance, par l'Honorable D. McGillis

     dans le dossier portant le no T-394-98

ENTRE:      A. LASSONDE INC.

     Appelante

ET:

     ISLAND OASIS CANADA INC.

     - et -

     ISLAND OASIS FROZEN COCKTAIL COMPANY INC.

     Intimées

    



     Audience tenue à Ottawa (Ontario) le mercredi, 6 décembre 2000


     Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le jeudi, 21 décembre 2000




MOTIFS DU JUGEMENT PAR:      LE JUGE LÉTOURNEAU

Y ONT SOUSCRIT:      LE JUGE DÉCARY

     LE JUGE NOËL





Date: 20001221


Dossier: A-102-00


CORAM:      LE JUGE DÉCARY

         LE JUGE LÉTOURNEAU

         LE JUGE NOËL         

     Affaire intéressant la Règle 373 des Règles de la Cour fédérale

     et les articles 19, 20, 22 et 53.2 de la

     Loi sur les marques de commerce (L.R.C. (1985) c. T-13)

     ET DANS L'AFFAIRE d'un Appel du jugement

     rendu le 11 février 2000 en Cour fédérale du Canada,

     Division de première instance, par l'Honorable D. McGillis

     dans le dossier portant le no T-394-98

ENTRE:      A. LASSONDE INC.

     Appelante

ET:

     ISLAND OASIS CANADA INC.

     - et -

     ISLAND OASIS FROZEN COCKTAIL COMPANY INC.

     Intimées



     MOTIFS DU JUGEMENT


LE JUGE LÉTOURNEAU


L'appelante s'est vue refuser une injonction interlocutoire au motif qu'elle n'a pas produit de preuve claire et irrésistible qu'elle subirait un préjudice irréparable par suite des activités des intimées. Elle en appelle de cette décision ainsi que de l'ordonnance du juge McGillis la condamnant au paiement immédiat des frais taxés à un échelon supérieur à celui prévu à la Règle 407 des Règles de la Cour fédérale (1998) (Règles), soit la colonne IV au lieu de la colonne III du Tarif B.


La juge des requêtes a fondé sa décision sur les principes énoncés par notre Cour dans l'arrêt Centre Ice Ltd. c. Ligue nationale de hockey et al. (1994) 53 C.P.R. (3d) 34. Elle reproduit le passage suivant des motifs de notre collègue, le juge Heald, aux pages 52 à 54:

     Préjudice irréparable
         Notre Cour s'est souvent prononcée sur cette question au cours des dernières années. Dans le jugement Cutter Ltd. c. Baxter Travenol Laboratories Ltd. (1980), 47 C.P.R. (2d) 53 (C.A.F.), à la 57, le juge en chef Thurlow s'est rallié à l'opinion exprimée par lord Diplock dans l'arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 397 (C.L.), à la page 408, et a conclu que, pour établir son droit à une injonction interlocutoire, il est essentiel de faire la preuve d'un préjudice irréparable « [...] c'est-à-dire [d']un préjudice que des dommages-intérêts recouvrables par voie de droit ne pourraient compenser » .
         L'arrêt Cutter a été suivi par l'arrêt Imperial Chemical Industries Co. de 1989 dans lequel la Cour a déclaré : « Il ressort de la jurisprudence de cette Cour que la preuve du préjudice irréparable doit être claire et ne pas tenir de la conjecture » (Imperial Chemical Industries PLC c. Apotex Inc. (1989), 27 C.P.R. (3d) 345, à la p. 351, [1990] 1 C.F. 221, 26 C.I.P.R. 1 (C.A.)). La décision Syntex de 1991 a été prononcée après l'arrêt Imperial Chemical : Syntex Inc. c. Novopharm Ltd., (1991) 36 C.P.R. (3d) 129, à la page 135, 126 N.R. 114, 51 F.T.R. 299n. Dans l'arrêt Syntex, notre Cour a statué que la conclusion du juge de première instance suivant laquelle le requérant subirait probablement un préjudice irréparable était insuffisante pour justifier le prononcé d'une injonction interlocutoire. L'emploi du terme « probablement » était incorrect, compte tenu de la jurisprudence antérieure précitée de la Cour. Il était nécessaire que la preuve permette de conclure que le requérant subirait un préjudice irréparable.
         La décision pertinente suivante est l'arrêt Nature Co. de 1992 : Nature Co. c. Sci-Tech Educational Inc., (1992) 41 C.P.R. (3d) 359, à la page 367, 141 N.R. 363, 54 F.T.R. 240n. Dans cet arrêt, le juge Stone, qui s'exprimait au nom de la Cour, a rejeté une demande d'injonction interlocutoire parce que « [...] la preuve n'établissait pas catégoriquement qu'un tel préjudice serait infligé à l'intimée » .
         Compte tenu des éléments de preuve présentés en l'espèce, le juge des requêtes a conclu que l'emploi que les appelantes faisaient du nom commercial "Centre Ice" créait de la confusion au sein du public. À mon avis, il lui était raisonnablement loisible de tirer cette conclusion compte tenu du présent dossier. Il a poursuivi en disant (Dossier d'appel, vol. 2, à la page 741 [ante, à la p. 48]) :
         Une partie de la preuve démontre également que cette confusion a provoqué du mécontentement chez certains membres du public déçus d'apprendre que la demanderesse ne gardait pas en stock les produits annoncés par les défenderesses. Il est donc possible de conclure, de façon raisonnable, que le fait de permettre aux défenderesses de continuer à utiliser le nom commercial "Center Ice" causera de la confusion entre les produits des parties en litige et une perte d'achalandage pour laquelle la demanderesse ne pourrait être indemnisée par des dommages-intérêts.
     Je suis incapable de conclure qu'une conclusion de confusion entre des produits concurrents entraîne nécessairement une perte d'achalandage pour laquelle la demanderesse ne pourrait être indemnisée par des dommages-intérêts. Une question analogue a été examinée par la Cour d'appel de l'Alberta dans l'affaire Petro-Canada Inc. c. Good Neighbor Fast Food Stores Ltd. (1987) 18 C.P.R. (3d) 63, aux pages 63 et 64, 82 A.R. 79, 7 A.C.W.S. (3d) 148, dans lequel le juge d'appel Kerans a déclaré, au nom de la Cour :
         [TRADUCTION]
         Le présent procès semble être une poursuite en passing off, et la première catégorie de préjudice reproché est la diminution d'achalandage qui découlerait de la confusion créée entre les noms dans l'esprit de personnes raisonnables. Il y a, dans les pièces produites par le requérant, des éléments de preuve qui indiquent qu'il était raisonnable qu'il allègue l'existence d'une confusion. Ce genre de confusion mène, ainsi que nous l'avons dit dans d'autres litiges, à une perte d'achalandage liée au « nom » . Normalement, cette perte constitue un type de préjudice qui, lorsqu'il a été subi par une entreprise commerciale dans le cours normal de ses affaires, est assez facilement calculable et pour lequel on peut être équitablement indemnisé par des dommages-intérêts.
         Sur le fondement de cette décision, que je trouve persuasive même si l'on démontrait qu'il y a eu perte d'achalandage en raison de l'emploi d'une marque créant de la confusion, on n'aurait pas établi l'existence d'un préjudice irréparable parce que celui qui subirait une telle perte pourrait en être équitablement indemnisé par des dommages-intérêts. Toutefois, compte tenu du présent dossier, je ne puis conclure qu'on a établi l'existence d'une perte d'achalandage. L'intimée n'a pas présenté d'éléments de preuve pour démontrer qu'elle avait perdu une seule vente par suite des activités des appelantes. L'intimée a produit de nombreux affidavits pour démontrer qu'elle avait acquis une réputation d'honnêteté, d'intégrité et de justice. Cependant, aucun des éléments de preuve n'établit que cette réputation a été compromise ou diminuée de quelque façon que ce soit en raison des agissements des appelantes. Bien que le dossier contienne certains éléments de preuve tendant à établir qu'il y a eu confusion, il n'y a pas d'élément de preuve spécifique qui démontre que cette confusion a amené un seul consommateur à arrêter de faire affaire avec l'intimée ou même à envisager de ne pas faire affaire avec l'intimée à l'avenir. Le seul élément de preuve relatif au préjudice irréparable se trouve dans l'affidavit de M. Bruce Jones, un des dirigeants et administrateurs de l'intimée (Dossier d'appel, vol. 1, à la page 31). Au paragraphe 49 ce cet affidavit, M. Jones déclare :[TRADUCTION] « J'estime que "Centre Ice" subira un préjudice irréparable si la L.N.H. n'est pas empêchée d'utiliser le nom "Centre Ice" là où Centre Ice exerce ses activités en Alberta » . Cette affirmation soulève un problème. Elle semble en effet ne s'appuyer sur aucun élément de preuve qui permette de conclure que cette confusion entraînera une perte d'achalandage et une perte de caractère distinctif. Dans son affidavit, M. Jones fait allusion à une confusion créée au sein du marché (paragraphe 40). Cependant, il ne mentionne nulle part - et encore moins ne démontre - que les activités des appelantes ont entraîné une perte d'achalandage. Il semble que l'allégation de préjudice irréparable au paragraphe 49 ne soit appuyée que par la confusion dont l'existence a été établie par la preuve. On ne peut inférer ou supposer qu'il y a nécessairement préjudice irréparable dès que l'on démontre l'existence d'une confusion. En conséquence, le juge des requêtes a commis une erreur en fondant sa conclusion de préjudice irréparable sur cet extrait de l'affidavit de M. Jones. Dans le même ordre d'idées, j'estime que le juge des requêtes a commis une erreur dans le passage précité lorsqu'il s'est en fait fondé sur le fait que l'existence d'une confusion avait été établie pour inférer que l'intimée avait subi une perte d'achalandage pour laquelle elle ne pouvait être indemnisée par des dommages-intérêts. Cette façon d'envisager la question va à l'encontre de la jurisprudence de notre Cour suivant laquelle la confusion ne donne pas, en soi, lieu à une perte d'achalandage et qu'une perte d'achalandage n'établit pas, en soi, que quelqu'un a subi un préjudice irréparable pour lequel il ne peut être indemnisé par des dommages-intérêts. La perte d'achalandage et le préjudice irréparable qui en découle ne peuvent être inférés; ils doivent être établis par des « éléments de preuve clairs » . Or, il manque de toute évidence de tels « éléments de preuve clairs » dans le présent dossier.
         Dans l'affaire Nature, précitée, il y avait, comme dans le cas qui nous occupe, certains éléments de preuve tendant à démontrer l'existence d'une véritable confusion. Cependant, ces éléments de preuve ne permettaient pas de conclure que la confusion causerait un préjudice irréparable à l'intimée: voir l'affaire Nature Co., à la p. 367, le juge Stone. La Cour s'est dite d'avis que la précarité de cet élément de preuve portait un coup fatal à la prétention relative au préjudice irréparable. À mon avis, la présente situation est identique.

Les prétentions de l'appelante


En ce qui a trait au rejet proprement dit de la demande d'injonction interlocutoire, l'appelante soumet avec conviction et habileté que la juge des requêtes s'est méprise à deux niveaux: premièrement quant à la règle de droit applicable en l'espèce et, deuxièmement, quant à la force probante de la preuve de préjudice irréparable qu'elle a déposée au soutien de sa demande. Elle ajoute relativement aux frais que la juge n'a pas exercé judiciairement sa discrétion.


La prétention de l'appelante quant à la règle de droit applicable ne manque pas d'attrait. Elle est propriétaire de la marque de commerce enregistrée "Oasis" qu'elle exploite depuis plus de 30 ans. Sa validité n'est aucunement contestée par les intimées. En vertu des articles 19 et 20 de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. 1985, ch. T-13 (Loi), elle possède le droit exclusif d'employer cette marque partout au Canada. En outre, il existe en sa faveur une présomption de contrefaçon à partir du moment où il est établi que les intimées vendent ou distribuent des produits ou des services qui créent de la confusion avec sa marque de commerce enregistrée. L'exclusivité de son droit d'emploi conféré par l'article 19 de la Loi et la protection offerte contre la contrefaçon par le biais de la présomption de l'article 20, soutient l'appelante, font en sorte que la violation d'une marque de commerce enregistrée dont la validité n'est pas contestée constitue en soi un préjudice irréparable. L'absence de contestation ou la reconnaissance par les intimés de sa marque enregistrée permet, dit-elle, de distinguer l'arrêt Centre Ice Ltd., précité, où le litige portait sur une marque de commerce non-enregistrée.


Elle soumet que notre Cour dans l'arrêt Nature Co. v. Sci-Tech Educational Inc. (1992) 41 C.P.R. (3d) 359 (C.A.F.) a, a contrario, sanctionné le principe d'un préjudice irréparable en cas de violation d'une marque de commerce enregistrée qui n'est pas contestée.


À titre subsidiaire, elle prétend que la présomption établie par l'article 20 de la Loi allège le fardeau de preuve qu'elle doit assumer au niveau du préjudice irréparable. En d'autres termes, comme propriétaire d'une marque de commerce enregistrée, elle ne serait pas tenue, à l'égard du préjudice irréparable, au même fardeau de preuve que celui qui se réclame d'une marque de commerce non-enregistrée.


L'appelante n'a précisé ni le contenu de ce fardeau allégé, ni l'ampleur de l'allégement. Quoiqu'il en soit, appliquant cette notion de fardeau diminué, elle soutient que la juge des requêtes aurait dû conclure à l'existence d'un préjudice irréparable puisque la preuve fut faite d'une perte du caractère distinctif de sa marque de commerce "Oasis", d'une dilution de cette marque, d'une perte d'achalandage et d'une perception erronée par le grand public et sa clientèle que l'appelante endosse et se porte garante des produits de l'intimé.


Je me suis permis d'expliciter les arguments de l'appelante pour éviter toute équivoque sur ce qui est plaidé et sur ce qui sera décidé par notre Cour.

Analyse

La violation d'une marque de commerce enregistrée dont la validité n'est pas contestée constitue-t-elle un préjudice irréparable?


Je crois qu'il y a lieu d'écarter tout de suite une première prétention de l'appelante. L'arrêt Nature Co. v. Sci-Tech Educational Inc., précité, adopte le fardeau de preuve appliqué dans les arrêts Syntex Inc. v. Novopharm Ltd. (1991) 36 C.P.R. (3d) 129 et Syntex Inc. v. Apotex Inc. (1991) 36 C.P.R. (3d) 189 et conclut qu'en ce qui a trait aux dommages irréparables, il faut une preuve claire que la victime subirait de tels dommages: conjectures et spéculations ne suffisent pas. Il est vrai que cette exigence fut réaffirmée dans le contexte d'une poursuite où la marque de commerce enregistrée était contestée. Mais je ne crois pas qu'il soit raisonnable de conclure, comme le fait l'appelante, que cette décision sanctionne, a contrario, une dispense de faire la preuve d'un préjudice irréparable à partir de la présomption de contre-façon prévue à l'article 20 de la Loi. Il s'agit là d'un changement profond quant à la preuve d'un élément essentiel du recours en injonction interlocutoire qui, à mon avis pour s'opérer, requiert un énoncé clair de la Cour en ce sens.


Ceci dit, je suis d'accord avec l'appelante que les faits de la présente cause où la marque de commerce enregistrée n'est pas contestée permettent de distinguer l'arrêt Centre Ice Ltd., précité, et peut-être d'écarter les exigences qu'il formule quant au fardeau de preuve d'un préjudice irréparable. Une question fondamentale demeure toutefois: est-il opportun de le faire? Après mûre réflexion, j'en suis venu à la conclusion que non pour la raison suivante.


Il ne faut pas, dans la détermination de cette question, perdre de vue le remède demandé et la finalité recherchée par la procédure invoquée. L'appelante demande une injonction interlocutoire, i.e., une injonction qui empêcherait qu'elle ne subisse un préjudice irréparable pendant qu'elle attend une adjudication finale sur ses droits. Il s'agit là de l'essence même de la procédure prise et du remède sollicité. Présumer en pareille circonstance l'existence d'un préjudice irréparable en dispensant la partie qui désire le remède d'en faire la preuve, c'est conclure, à toute fin pratique, que le remède est approprié et doit être accordé à partir du moment où une partie qui allègue une violation présumée de ses droits le demande. Or, cela va à l'encontre même de la nature et du but de l'injonction interlocutoire qui est un remède discrétionnaire et équitable dont l'obtention est subordonnée à une probabilité de préjudice irréparable qu'il serait inéquitable de présumer étant donné la conséquence drastique, soit l'interdiction de cesser toute activité commerciale, qui s'ensuit pour celui contre qui l'injonction est émise.


Cet argument précis de l'appelante fondé sur les articles 19 et 20 de la Loi a été considéré et rejeté par la Cour d'appel de la Colombie-Britannique dans l'affaire Mark Anthony Group, Inc. et al. v. Vincor International Inc. (1998) 82 C.P.R. (3d) 541. Je note en passant qu'il s'agit d'une cause répertoriée qu'aucun des procureurs des parties n'a portée à notre attention.


Après avoir noté que la position de l'appelante postule qu'un compétiteur ne peut utiliser un nom qui, selon elle, crée de la confusion pendant qu'elle s'adresse aux tribunaux pour faire valider sa prétention, le juge Macfarlane écrit, à la page 548, en des termes succincts et limpides que j'endosse:

     [32] The purpose of an interlocutory injunction is not to prevent competition but to provide an equitable remedy designed to protect the parties pending a final determination of a serious question. It is designed to prevent irreparable harm. It is a discretionary remedy. Whether it is granted or not is to be determined on a case by case basis with a view to providing a just and convenient result. The bare fact that the applicant has a registered trade-mark does not necessarily provide a basis for prohibiting competition pending trial.

À mon avis, l'exclusivité d'emploi prévue à l'article 19 de la Loi et la présomption de contrefaçon de l'article 20 peuvent, dans un recours en injonction interlocutoire, contribuer à faire ressortir indubitablement le sérieux de la question à trancher. Mais, que la marque enregistrée soit contestée ou non, ils ne peuvent faire présumer l'existence ou la probabilité d'un dommage, encore moins qu'il s'agit d'un dommage irréparable au sens de l'arrêt RJR - Macdonald Inc. c. Canada (Attorney General) (1994) 54 C.P.R. (3d) 114, soit un dommage qu'on ne peut quantifier en termes monétaires ou auquel il ne peut être remédié. La preuve doit être faite clairement par la victime qu'elle subirait un dommage et que ce dommage serait irréparable. De même, les droits conférés par ces articles n'atténuent ou ne diminuent en rien le fardeau qui échoit à celui qui sollicite une telle injonction.


En concluant de cette façon, je m'empresse d'ajouter que je ne me prononce pas sur les cas où une demande d'injonction est faite quia timet alors que la personne contre qui l'injonction est demandée n'a pas encore commencé l'exploitation de son commerce de sorte qu'il n'existe pas de preuve de dommage actuel: voir Ciba-Geigy Canada Ltd. v. Novopharm Ltd. (1994), 56 C.P.R. (3d) 289, à la page 325 (C.F. 1ère inst.); Imax Corp v. Showmax, Inc. [2000] F.C.J. No. 69, aux pages 13-15 (C.F. 1ère inst.). Différentes considérations peuvent s'appliquer dans ce genre de situations. Il n'est pas nécessaire de les examiner car, en l'instance, le litige entre les parties remonte à 1991 et les intimées auraient exercé leurs activités au Canada depuis au moins 1997 selon l'appelante et depuis 1985 selon les intimées elles-mêmes.

La juge des requêtes s'est-elle méprise lorsqu'elle a conclu que l'appelante n'avait pas fait la preuve d'un préjudice irréparable?


La juge des requêtes s'est penchée sur les allégations de l'appelante que les activités des intimées entraîneraient, si elles ne sont pas suspendues temporairement, une perte permanente de marché, une perte d'achalandage ou de réputation, une perte de spécificité, un affaiblissement de sa marque et une perte réelle de ventes.


Guidée à juste titre par les principes de l'arrêt Centre Ice Ltd. selon lesquels a) une conclusion de confusion entre des produits concurrents n'entraîne pas nécessairement une perte d'achalandage, b) l'existence d'une confusion ne permet pas de supposer qu'il y a nécessairement un préjudice irréparable et c) une perte d'achalandage n'établit pas, en soi, que la victime de cette perte a subi un préjudice irréparable, elle a procédé à une révision des éléments de preuve au dossier. Elle a conclu de cette analyse de la preuve que celle-ci contenait plusieurs affirmations d'un préjudice irréparable ou d'une crainte d'un tel préjudice, mais aucune preuve concrète et convaincante en ce sens qui appuyait ces affirmations. En d'autres termes, l'appelante a, selon elle, affirmé l'existence et la crainte d'un préjudice irréparable, mais ne l'a pas démontré. Cet extrait à la page 8 de sa décision résume bien sa position:

     [13] Pour étayer ses arguments sur le préjudice irréparable, l'avocat de Lassonde s'est également fondé sur les témoignages par affidavit de M. Bastien et de Jean Gattuso, le président de Lassonde. Cependant, comme c'était le cas dans l'affaire Centre Ice, ces éléments de preuve n'établissent pas que les activités de Island Oasis du Canada auraient « attaqué ou amoindri » la réputation de Lassonde, ni qu'elles auraient entraîné une perte de ventes ou de clientèle. En effet, comme c'était le cas dans l'affaire Centre Ice, les nombreuses déclarations, que contiennent ces affidavits, selon lesquelles Lassonde subira un préjudice irréparable par suite d'une perte permanente d'une part de marché, d'une perte d'achalandage ou de réputation, d'une perte de spécificité, ou d'un affaiblissement de sa marque de commerce, ne sont pas étayées par de quelconques éléments de preuve claire. Malgré le très grand nombre de documents que Lassonde a déposés pour étayer sa demande, on constate, comme on l'a fait dans Centre Ice, « qu'il manque de toute évidence » des éléments de preuve clairs établissant l'existence d'un préjudice irréparable.

Elle en est venue à cette conclusion après avoir analysé et discuté aussi la valeur probante des quelques éléments de preuve fournis par l'appelante relativement à la perte de spécificité de sa marque ainsi qu'à la perte d'achalandage que l'appelante prétend avoir subies.


De même, sans le dire expressément, je crois comprendre qu'elle n'était pas convaincue que, si des dommages devaient résulter des activités des intimées, ceux-ci seraient irréparables. Comme elle le dit au paragraphe 14 de sa décision, le dossier ne contient pas la moindre parcelle de preuve établissant que les intimées seraient incapables de payer des dommages-intérêts.


J'ai examiné et scruté minutieusement la preuve au dossier pour déterminer si, comme le prétend l'appelante, la juge des requêtes s'est méprise quant à la portée et quant à la valeur probante de celle-ci. J'en suis venu à la même conclusion qu'elle: une affirmation soutenue et réitérée par l'appelante d'un préjudice irréparable, mais aucune preuve réelle et concrète de celui-ci ou de la probabilité d'un tel préjudice.

Les dépens


La juge des requêtes pouvait, en vertu de la Règle 401, adjuger des dépens sur la requête et en fixer le montant. Toutefois, elle devait en ordonner le paiement immédiat si elle était convaincue que la requête n'aurait pas dû être présentée. De même, elle pouvait, en vertu de la Règle 407, ordonner que les frais soient taxés à un échelon supérieur à celui qui découlerait normalement de la Règle 407. Il est utile de reproduire le texte des deux Règles:

401. (1) Dépens de la requête -- La Cour peut adjuger les dépens afférents à une requête selon le montant qu'elle fixe.

401. (1) Costs of motion -- The Court may award costs of a motion in an amount fixed by the Court.

(2) Paiement sans délai -- Si la Cour est convaincue qu'une requête n'aurait pas dû être présentée ou contestée, elle ordonne que les dépens afférents à la requête soient payés sans délai.

(2) Costs payable forthwith -- Where the Court is satisfied that a motion should not have been brought or opposed, the Court shall order that the costs of the motion be payable forthwith.


407. Tarif B -- Sauf ordonnance contraire de la Cour, les dépens partie-partie sont taxés en conformité avec la colonne III du tableau du tarif B.

407. Assessment according to Tariff B -- Unless the Court orders otherwise, party-and-party costs shall be assessed in accordance with column III of the table to Tariff B.


a)      Le paiement immédiat des dépens

L'appelante soutient qu'en matière d'injonction interlocutoire, le principe veut que les dépens de la demande suivent le sort de l'action principale. Elle fonde sa prétention sur l'arrêt de notre Cour dans l'affaire Thurston Hayes Developments Ltd. et al. v. Horn Abbot Ltd. et al. (1985) 5 C.P.R. (3d) 124 (C.A.F.) où le juge Urie a conclu que d'ordonner le paiement immédiat des dépens équivalait à imposer une pénalité en présumant du démérite de la défense soulevée à l'encontre de l'action. À la page 126, il écrit: « ...to make such an award at this stage, necessarily assumes that the appellants are guilty of, or are likely to be found guilty of, the infringements alleged by the respondents and, should be penalized therefor despite the fact that it is quite possible that they may successfully defend the action at trial. We do not believe that to impose such a penalty is a proper exercise of a judicial discretion. It is more appropriate, in our view, for the award to be "costs in the cause" » . Voir aussi l'arrêt Coca-Cola Ltd. et al. v. Pardhan et al. (1998) 75 C.P.R. (3d) 318 (C.F. 1ère inst.).


Ce principe fut suivi dans l'arrêt Toronto-Dominion Bank v. Canada Trustco Mortgage Co. (1992) 50 F.T.R. 317 (C.F. 1ère inst.) où cette fois, comme en l'espèce, la demande d'injonction interlocutoire avait été rejetée. À la page 318, le juge Strayer rejette en ces termes la tentative de la défenderesse de distinguer l'arrêt Thurston Hayes Developments Ltd., précité:

     Counsel for the defendant in the present case sought to distinguish this decision on the basis that it involved a successful plaintiff rather than a successful defendant at the interlocutory injunction stage. It appears to me that the rationale expressed in the passage quoted above would apply equally to a successful defendant namely: that to grant him costs now assumes that he is going to succeed at trial. After trial it may well turn out that the plaintiff was fully justified in complaining of the defendant's activities. The Court of Appeal in its decision was, I believe, declining to treat the merits of the request for an injunction pending trial as separate from the merits of the action itself. On the basis of that rationale then the defendant should not normally have its costs on the interlocutory injunction regardless of the outcome of the case.

Avec respect, je ne crois pas que ce principe invoqué par l'appelante soit encore applicable compte tenu du deuxième paragraphe de la Règle 401. En effet, ce dernier impose au juge des requêtes l'obligation d'ordonner le paiement immédiat des frais si la condition qui s'y trouve est remplie, soit en l'espèce que la juge des requêtes doit être convaincue que la requête n'aurait pas dû être présentée. Il n'est plus exact alors de parler de l'exercice d'une discrétion judiciaire lorsque le pouvoir d'adjuger les dépens se transforme en un devoir une fois que les conditions imposées par la Règle sont satisfaites.


Ceci dit, je crois que, dans les circonstances, la juge des requêtes s'est méprise lorsqu'elle a conclu qu'il s'agissait d'un cas où la demande d'injonction interlocutoire n'aurait pas dû être présentée.


La prétention de l'appelante que la violation de sa marque enregistrée, en l'absence d'une contestation de sa validité, constituait, en soi, un préjudice irréparable n'était pas farfelue et s'appuyait sur plusieurs décisions de la Section de première instance ainsi que d'autres juridictions: voir H.J. Heinz Co. of Canada Ltd. c. Edan Foods Sales Inc. (1991) 35 C.P.R. (3d) 213 (C.F.); Jercity Franchises Ltd. c. Foord (1990) 34 C.P.R. (3d) 289 (C.F.); Pizza Pizza Ltd. c. Little Ceasar International et al. (1989) 27 C.P.R. (3d) 525 (C.F.); Multi-marques c. Boulangerie Gadoua Ltée, C.S.M. No. 500-05-053479-1992, 27 janvier 2000 (C.S. Qué.); Year 2000 Inc. c. Brisson (1998) 81 C.P.R. (3d) 104 (Ont. Gen Div.). Il n'était pas évident que les arrêts Centre Ice Ltd. et Nature Co., précités, avaient renversé cette jurisprudence antérieure, auquel cas il lui aurait suffi, comme elle l'a fait, d'apporter une preuve de confusion suffisante pour faire jouer la présomption de l'article 20 de la Loi et ainsi faire la preuve d'un préjudice irréparable. Évaluant la portée des arrêts Syntex et Nature Co., l'auteure Diane E. Cornish, dans un article intitulé "Clear and Not Speculative" Evidence of Prospective Harm: The Conundrum of Proving Irreparable Harm, 10 R.C.P.I. 589, à la page 592, écrit:

     If validity is not an issue, or, put another way, if the plaintiff has shown a prima facie entitlement, irreparable harm may still be presumed from the mere infringement of the plaintiff's rights.

Compte tenu de l'incertitude juridique entourant la question et du fait que l'audience sur la demande d'injonction interlocutoire a été de courte durée, la juge des requêtes aurait dû faire suivre les dépens dans la cause.

b)      La hausse du niveau de l'échelon

En fixant et haussant le montant des frais conformément aux Règles 401 et 407, la juge des requêtes exerçait un pouvoir discrétionnaire que cette Cour n'acceptera de réviser que si elle a erré dans l'exercice de cette discrétion soit en appliquant un principe erroné, soit en prenant en considération des facteurs non pertinents, soit en omettant de considérer des facteurs qu'elle se devait de considérer. La difficulté en l'espèce, face à la contestation de l'appelante, réside dans le fait que la juge des requêtes n'a fourni aucun motif à l'appui de ses conclusions qui puisse nous permettre de vérifier si elle s'est bien gouvernée en droit et si, pour ce qui est de l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, elle a bien pris en considération tous les facteurs pertinents et seulement ces facteurs. Je rappelle que la Cour appelée à réviser une décision discrétionnaire doit revoir celle-ci à la lumière des informations et des pièces au dossier non pas pour substituer sa discrétion à celle du premier juge, mais pour déterminer la légalité de la décision rendue: voir les arrêts Apotex Inc. c. Eli Lilly and Company and Eli Lilly Canada Inc., A-204-98, 26 juin 2000 (C.A.F.); Reynolds v. Canada [1995] F.C.J. No. 1612 (C.A.F.), permission d'appeler à la Cour suprême du Canada refusée.


Je ne crois pas qu'il était approprié de déroger à la Règle 407 et de hausser le niveau d'échelon des dépens. Il est vrai que l'appelante n'a pas fait preuve de diligence dans la poursuite de son action au mérite, mais il ne s'agit pas d'un facteur pertinent à la détermination des frais sur une demande d'injonction interlocutoire qui, pour pouvoir être présentée, doit rencontrer, comme on l'a vu, des critères qui lui sont propres. Il est également vrai que l'appelante a attendu un an après le début de sa poursuite contre les intimées pour présenter sa demande d'injonction interlocutoire. Mais elle atteste, par le témoignage de son président, que c'est à compter du moment où les intimées ont commencé à pénétrer le marché québécois qui est son assise première et où sa marque de commerce est notoire et répandue que le péril d'un préjudice irréparable s'est accru au point où une intervention de nature préventive lui semblait nécessaire. Je ne suis pas certain que la juge des requêtes a pris en compte cet élément pertinent qui explique pourquoi l'appelante peut sembler avoir tardé à faire une telle demande. En outre, cette dérogation à la Règle 407 comporte un élément punitif qui n'est pas justifié dans les circonstances.



Conclusion


Pour ces motifs, j'accueillerais l'appel à la seule fin de modifier l'ordonnance de la juge des requêtes rendue le 11 février 2000 pour qu'elle se lise: La requête est rejetée avec frais à suivre. À tous autres égards, je rejetterais l'appel avec dépens.



    

     j.c.a.


"Je suis d'accord

     Robert Décary j.c.a."


"Je suis d'accord

     Marc Noël j.c.a."

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