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     A-47-95

CORAM :      LE JUGE MARCEAU

         LE JUGE MacGUIGAN
         LE JUGE DESJARDINS

Entre :

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     requérant,

     - et -

     ALEXANDER HENRI LEGAULT,

     intimé.

     MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge MacGUIGAN

     Un arbitre avait pris une mesure conditionnelle d'expulsion contre l'intimé, citoyen américain qui n'avait pas statut de résident au Canada et qui était recherché par la justice aux États-Unis, du fait qu'il y avait des motifs raisonnables de croire que celui-ci tombait sous le coup du sous-alinéa 19(1)c.1)(ii) de la Loi sur l'immigration (la Loi).

     Le juge des requêtes a annulé cette décision de l'arbitre et certifié la question suivante à l'intention de notre Cour (Dossier d'appel, I, 280) :

     Est-ce à tort que, au vu d'un mandat d'arrestation et d'un acte d'accusation délivrés par les États-Unis d'Amérique, l'arbitre a conclu qu'il avait des motifs raisonnables de croire que le requérant avait commis, à l'étranger, des actes ou omissions qui constituaient aux États-Unis d'Amérique une infraction au sens du sous-alinéa 19(1)c.1)(ii) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, modifiée?         

     L'extradition de l'intimé, demandée par le département d'État des États-Unis, avait été refusée le 10 mars 1985 par le juge Riopel de la Cour supérieure du Québec, par ce motif que la quasi-totalité des témoignages produits par affidavit était entachée de vices de fond et de forme. Voici les conclusions tirées par le juge Riopel à ce sujet (Dossier d'appel, I, 118) :

     [TRADUCTION]

         Pour rendre jugement en l'espèce, j'avais conscience de l'obligation qui m'incombait donner effet au traité d'extradition entre les États-Unis et le Canada et de ne pas rejeter une demande pour ce qui pourrait paraître un simple vice de procédure. J'estime néanmoins qu'il incombe à l'État demandeur d'étayer ses prétentions, ne serait-ce que par un commencement de preuve, au moins dans l'observation de nos lois à titre de norme minimale, sinon conformément aux prescriptions de sa propre législation.         
         L'objection soulevée par l'intimé ayant été jugée bien fondée dans ses éléments les plus importants, et à supposer qu'en l'espèce, les trois conditions d'extradition soient réunies, savoir qu'il y a crime donnant lieu à extradition, qu'il s'agit d'un crime puni par la loi au Canada comme aux États-Unis, et qu'il est prouvé que l'identité du fugitif est bien celle de l'accusé dans l'instance d'extradition, il s'ensuit que la quatrième condition, celle du commencement de preuve, ne peut être remplie puisque rien ne prouve que Legault, alias William Barr, fût impliqué dans ces activités quand bien même nous conclurions que Barr avait mis en place les moyens matériels, ce à quoi la Cour n'est pas disposée à conclure en cet état de la cause; rien ne prouve qu'il ait produit de faux documents; rien ne prouve non plus qu'il les ait fabriqués; bref, il n'y a aucune preuve d'activités de ce genre, criminelles ou non, de sa part après le 26 février 1981.         
         PAR CES MOTIFS, la demande est rejetée et le fugitif libéré en conséquence.         

     Le 14 mars 1986, un jury d'accusation fédéral aux États-Unis a délivré un acte d'accusation formel contre l'intimé sous divers chefs, savoir complot d'escroquerie par les moyens télégraphiques et postaux, escroquerie, fabrication de faux connaissement et emploi de faux noms. Par suite de cet acte d'accusation, la Cour de district des États-Unis a délivré le même jour un mandat d'arrêt contre l'intimé.

     C'était par suite de cet acte d'accusation et de ce mandat d'arrêt qu'il y a eu enquête effectuée par un arbitre, lequel a rendu le 10 décembre 1993 la décision débouchant sur l'ordonnance d'expulsion. L'intimé a témoigné à l'enquête, mais ne s'est vu poser aucune question sur le détail de l'acte d'accusation (bien entendu, il aurait pu donner des précisions de son propre chef).

     Voici l'analyse faite par le juge des requêtes de la décision de l'arbitre (Dossier d'appel, I, 287-288) :

         En ce qui concerne la délivrance d'un acte d'accusation, les systèmes de droit canadien et américain se distinguent sur des points importants, principalement sur le fait de l'abolition au Canada du système du grand jury. Pour trancher en l'espèce, je n'aurai pas à me livrer à une analyse détaillée de la procédure pénale canadienne et américaine touchant la délivrance d'un acte d'accusation. Il suffit de dire que, malgré les différences constatées entre les deux pays au niveau de la procédure pénale, l'acte d'accusation a la même fonction dans les deux systèmes de droit puisqu'il s'agit dans les deux cas du document juridique officiel détaillant les actes criminels reprochés à l'accusé et pour lesquels celui-ci est appelé à être jugé, selon les cas, par un juge ou par un jury. Ce document ne constitue donc pas une preuve et il ne saurait être retenu à titre de preuve par le juge des faits dans le cadre d'une action pénale. J'ajoute qu'en droit pénal canadien, les juges précisent ordinairement à l'intention des jurés que l'acte d'accusation ne constitue pas une preuve des agissements dont il fait état.         
         L'arbitre a conclu en l'occurrence que le mandat d'arrestation et l'acte d'accusation "constituaient" des motifs raisonnable de croire que le requérant avait commis diverses infractions au regard de la législation américaine. Pour en arriver à cette conclusion, l'arbitre s'est uniquement fondé sur les allégations développées dans l'acte d'accusation délivré aux États-Unis par un grand jury . Il n'a pas examiné la moindre preuve touchant les infractions présumées. J'estime que la teneur du mandat d'arrestation et de l'acte d'accusation ne constitue pas une preuve que les présumées infractions pénales auraient effectivement été commises par le requérant. L'arbitre a donc commis une erreur de droit en concluant, au vu de ces deux documents, qu'il avait des motifs raisonnables de croire que le requérant avait commis à l'étranger des actes ou omissions qui constituent des infractions au regard du droit des États-Unis. Qui plus est, sur le fondement des allégations dont il est fait état dans l'acte d'accusation, l'arbitre a commis une autre erreur de droit puisqu'il ne s'est pas prononcé de manière indépendante en fonction de la preuve soumise.         

     Sauf le respect que je lui dois, j'estime que le juge des requêtes a commis une erreur en appliquant par analogie les règles de droit pénal en l'espèce; s'il s'était agi d'une affaire criminelle ou d'une affaire d'extradition, sa conclusion aurait certainement été judicieuse. Il est certain que dans pareilles procédures, l'acte d'accusation serait exclu à titre de témoignage par ouï-dire.

     Cependant, le paragraphe 80.1(5) de la Loi prescrit expressément une autre norme pour les arbitres de l'immigration :

         L'arbitre n'est pas lié par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve. Il peut recevoir les éléments qui lui sont présentés dans le cadre des procédures instruites devant lui et qu'il considère comme crédibles ou dignes de foi en l'occurrence et fonder ses conclusions sur eux. [non souligné dans l'original]         

Ainsi que l'a fait observer notre Cour au sujet de cette même disposition dans Procureur général c. Jolly, [1975] C.F. 216, page 223 (motifs prononcés par le juge Thurlow), " la Commission était en droit de fonder son jugement sur le contenu de la pièce si elle l'estimait digne de foi dans les circonstances ". En effet, dans M.E.I. c. Gray , A-334-77, jugement rendu le 14 janvier 1984 (par le juge Heald, J.C.A.), notre Cour a conclu que la Commission d'appel de l'immigration avait commis une erreur pour avoir rejeté l'admission en preuve de documents du fait que ceux-ci n'étaient pas prouvés conformément aux règles de preuve applicables aux actions civiles. La décision Dan-Ash c. M.E.I. (1988), 93 N.R. 33 (motifs prononcés par le juge Hugessen, J.C.A.), allait plus loin encore en posant que la Commission n'était pas plus tenue à la règle de la preuve la plus concluante qu'à celle du ouï-dire. Enfin, vu l'expression claire et nette du pouvoir conféré par la Loi sur l'immigration, je conclus également à la non-applicabilité en l'espèce de la cause Nakkuda Ali v. Jayaratne, [1951] A.C. 66, que l'intimé citait en abondance à l'appui de son argument sur les limites du pouvoir discrétionnaire de l'administration.

     Le juge des requêtes a également conclu que " sur le fondement des allégations dont il est fait état dans l'acte d'accusation, l'arbitre a commis une autre erreur de droit puisqu'il ne s'est pas prononcé de manière indépendante en fonction de la preuve soumise ". Cette conclusion ne prend pas en compte de l'exposé fait par l'arbitre de ce qu'il faisait (Dossier d'appel , I, 44) :

     [TRADUCTION]

         L'un des éléments du sous-alinéa 19(1)c)(ii) est l'expression (motifs raisonnables) qui prescrit une norme de preuve inférieure à la prépondérance des probabilités.         
         Je dois décider si les actes qu'aurait commis M. Legault constituent des infractions à la loi des États-Unis. Le mandat d'arrêt et l'acte d'accusation délivrés contre M. Legault constituent pour moi des motifs raisonnables de croire qu'il a commis un certain nombre d'actes que punit la loi aux États-Unis. Ces deux documents exposent en détail les infractions reprochées et donnent une description détaillée des moyens employés pour commettre les différentes infractions"         
         En second lieu, je dois décider si les actes commis par M. Legault aux États-Unis constituent des infractions à une loi fédérale.         

     Rien n'indique qu'en l'espèce, l'arbitre n'ait pas procédé à un jugement indépendant des faits. Bien au contraire! Ainsi que lui-même l'a fait remarquer, l'acte d'accusation et le mandat d'arrêt " exposent en détail les infractions reprochées et donnent une description détaillée des moyens employés pour commettre les différentes infractions ". Il a conclu qu'il s'agissait là d'une preuve crédible ou digne de foi dans les circonstances de la cause et, à mon avis, cette décision relève parfaitement de son pouvoir discrétionnaire en la matière. Vu les éléments de preuve dont il était saisi, il était raisonnablement fondé à tirer cette conclusion.

     Le caractère judicieux de son jugement ressort encore du fait qu'il a décidé qu'il n'y avait aucune raison de croire que l'intimé avait violé l'article 121, Titre 49, du Code des États-Unis, et ce en dépit de la conclusion en ce sens du jury d'accusation.

     L'intimé insiste sur le fait que l'arbitre était saisi du jugement d'extradition ainsi que de l'acte d'accusation délivré par le grand jury, pour soutenir que le juge des extraditions n'avait trouvé aucune preuve d'activité criminelle de sa part. À mon avis, il s'agit là d'une interprétation tirée par les cheveux des dernières conclusions du juge Riopel.

     Celui-ci a conclu qu'il n'y avait aucune preuve de faux ou d'usage de faux, " aucune preuve d'activités de ce genre, criminelles ou non, de [la part de l'intimé] après le 26 février 1981 ". Il se trouve cependant que cette conclusion s'appuyait sur des affidavits viciés produits en preuve, et n'a donc aucune valeur générale. Qui plus est, elle a été prononcée trois ans après l'acte d'accusation délivré par le grand jury .

     Quoi qu'il en soit, j'estime que l'appréciation des preuves relève des pouvoirs discrétionnaires de l'arbitre.

     Par ces motifs, il y a lieu de répondre par la négative à la question certifiée et de rendre jugement en conséquence.

     Signé : Mark R. MacGuigan

     ________________________________

     J.C.A.

Je souscris aux motifs ci-dessus.

     Signé : Louis Marceau, J.C.A.

Je souscris aux motifs ci-dessus.

     Signé : Alice Desjardins, J.C.A.

Traduction certifiée conforme      ________________________________

     F. Blais, LL. L.



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