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Date : 20060405

Dossier : A‑557‑05

Référence : 2006 CAF 135

 

CORAM :      LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LE JUGE NOËL

                        LE JUGE EVANS

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                              appelant

et

MICHAEL ANDREW STRACHAN

intimé

 

 

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), les 3 et 5 avril 2006

Jugement prononcé à l’audience à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 5 avril 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                LE JUGE LÉTOURNEAU

 


 

 

Date : 20060405

Dossier : A‑557‑05

Référence : 2006 CAF 135

 

CORAM :      LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LE JUGE NOËL

                        LE JUGE EVANS

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                              appelant

et

MICHAEL ANDREW STRACHAN

intimé

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR

(Prononcés à l’audience à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 5 avril 2006)

 

LE JUGE LÉTOURNEAU

 

 

I. La question sur laquelle portait l’appel

 

[1]               Le présent appel concerne l’interprétation de l’article 45 des Règles des Cours fédérales (les Règles) qui se lit :

45. Comparution d’un détenu – La Cour peut, sur requête, rendre une ordonnance, selon la formule 45, exigeant qu’une personne détenue dans une prison ou un pénitencier soit amenée devant elle.

45. Compelling attendance of detainee – On motion, the Court may make an order in Form 45 requiring that any person who is in the custody of a prison or penitentiary be brought before the Court.

 

[2]               L’appelant conteste l’interprétation qu’un juge de la Cour fédérale a donné de cette règle dans une brève ordonnance prononcée oralement le 9 novembre 2005. L’ordonnance enjoignait à l’appelant d’amener l’intimé en personne devant la Cour, dans le but de débattre de sa demande de contrôle judiciaire qui visait la révocation de sa libération d’office aux termes des dispositions de la Loi sur le service correctionnel et la libération sous condition, L.C. 1992, ch. 20. À la suite de la révocation de sa libération conditionnelle, l’intimé a été arrêté et incarcéré.

 

[3]               La demande de contrôle judiciaire a été entendue au cours d’une audience à laquelle l’intimé était personnellement présent et se représentait lui‑même. L’audience a duré deux heures et vingt minutes, au lieu des quatre heures prévues. La demande de contrôle judiciaire présentée par l’intimé a été rejetée.

 

A.  Le caractère théorique de la demande

 

[4]               Même si la question qui nous est soumise est devenue théorique, l’appelant soutient qu’elle devrait tout de même être tranchée, en vertu du pouvoir discrétionnaire que possède la Cour. La Cour fédérale a rendu, affirme‑t‑il, des décisions contradictoires au sujet de l’interprétation de l’article 45 des Règles. Il est donc dans l’intérêt public que la Cour fournisse certaines directives au sujet de la portée et de l’objet de l’article 45 des Règles et dissipe l’incertitude suscitée par l’ordonnance attaquée. L’appelant soutient également qu’il s’agit là d’une question de pratique intéressant la Cour fédérale et la Cour qui pourrait avoir de vastes répercussions, puisqu’elle concerne tous les détenus incarcérés dans un établissement fédéral au Canada.

 

[5]               L’avocat de l’intimé admet qu’il serait souhaitable que l’appel soit entendu, malgré son caractère théorique.

 

[6]               L’avocat de l’appelant affirme que le juge a écarté la jurisprudence actuelle au sujet de l’article 45 des Règles en privilégiant les questions reliées à la sécurité et au coût du transport du détenu et en laissant de côté la question de savoir si le détenu serait en mesure de présenter ses arguments de façon adéquate s’il n’assistait pas en personne à l’audience. Il en résulte, d’après l’appelant, que la Couronne se trouve dans la position où la prise en compte des risques pour la sécurité et des coûts de transport pourraient empêcher les détenus d’assister en personne à l’audience les concernant, même si leur présence serait nécessaire pour un règlement équitable du litige.

 

[7]               L’avocat de l’intimé invoque l’arrêt R. c. Gustavson (2005), 193 C.C.C. (3d) 545, dans lequel la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a jugé que le principe audi alteram partem n’exige pas nécessairement que les deux parties soient entendues en personne mais plutôt que les deux parties aient la même possibilité d’être entendues, que ce soit en personne, par écrit ou en utilisant la technologie moderne par le biais d’une téléconférence ou d’une vidéo‑conférence. L’avocat de l’intimé souligne qu’il est possible d’accorder un traitement égal aux deux parties en leur permettant d’utiliser les mêmes moyens pour participer à l’audience.

 

[8]               L’appelant admet, à juste titre à notre avis, que la Couronne devrait normalement participer à l’audience en utilisant les mêmes moyens que le détenu.

 

[9]               Nous sommes convaincus que l’ordonnance attaquée risque de causer de la confusion parce qu’elle déclare qu’un détenu a le droit d’assister en personne à l’audience et qu’elle impose à la Couronne le fardeau d’établir que l’intérêt de la justice n’exige pas que le détenu soit présent. Nous estimons qu’il y a lieu de recentrer l’analyse qu’exige une requête présentée aux termes de l’article 45 des Règles. C’est pourquoi il est approprié que la Cour tranche le présent appel, malgré son caractère théorique.

 

B.  Le cadre analytique applicable à une requête présentée aux termes de l’article 45 des Règles

 

[10]           L’article 45 des Règles suppose qu’un détenu plaideur risque de ne pas pouvoir assister à une audience le concernant si la Cour n’a pas ordonné qu’il soit amené devant elle. À notre avis, le rôle qui incombe au juge à qui est présentée une requête aux termes de l’article 45 des Règles consiste à décider s’il est dans l’intérêt de la justice que le détenu assiste en personne à l’audience.

 

[11]           Pour apprécier l’intérêt de la justice, le juge des requêtes doit se demander si le détenu peut présenter ses arguments de façon adéquate et satisfaisante même en n’étant pas personnellement présent à l’audience. Lorsqu’il examine cette question, le juge doit tenir compte à tout le moins des facteurs suivants :

a)         le détenu est‑il représenté par un avocat?

b)         la nature, la durée et la complexité de l’instance;

c)         l’existence et la fiabilité des outils technologiques dont l’utilisation est envisagée pour l’audience.

d)         le cas échéant, l’effet qu’une vidéo‑conférence ou une conférence téléphonique peut avoir sur la capacité de la Cour de tirer des conclusions, y compris des conclusions en matière de crédibilité;

e)         la Couronne consent‑elle à comparaître en utilisant les mêmes moyens que le détenu?

 

[12]           Dans ce contexte, les questions de sécurité et de coût du transport ne sont pas des facteurs dont il convient de tenir compte dans l’application de l’article 45 des Règles. L’avocat de l’appelant a reconnu que, lorsqu’un détenu ne peut présenter ses arguments de façon adéquate s’il n’est pas présent en personne à l’audience, il devrait pouvoir y assister, quels que soient les coûts à engager. Les autorités compétentes prendront les mesures nécessaires pour transporter le détenu et assurer la sécurité du public, en assumant le coût de ces mesures, ou l’audience sera tenue à l’intérieur du pénitencier, si la Cour l’ordonne.

 

[13]           En fait, l’article 45 des Règles tient déjà pour acquis que les détenus plaideurs ne peuvent pas toujours se déplacer librement et que, par conséquent, le fait d’autoriser leur présence devant le tribunal entraîne des frais et pose des questions de sécurité. C’est pourquoi les préoccupations de ce genre ne peuvent limiter le pouvoir de la Cour d’ordonner qu’un détenu soit amené devant elle.

 

C.  Le fardeau de la preuve dans le cadre d’une requête présentée aux termes de l’article 45 des Règles

 

[14]           L’avocat de l’appelant soutient que la décision du juge des requêtes a eu pour effet de lui attribuer le fardeau de la preuve dans le cas d’une requête présentée aux termes de l’article 45. Plus précisément, si la décision du juge était confirmée, la Couronne aurait le fardeau d’établir que les risques en matière de sécurité sont tellement graves et les frais de transport tellement onéreux que ces facteurs l’emportent sur l’intérêt du détenu à assister en personne à l’audience.

 

[15]           Telle que rédigée, l’ordonnance en question pourrait effectivement être interprétée de cette façon. L’avocat de l’intimé a reconnu que le détenu qui dépose une requête aux termes de l’article 45 est tenu d’établir que l’intérêt de la justice exige qu’il assiste en personne à l’audience pour présenter ses arguments. Il nous paraît utile d’ajouter que le détenu s’acquitte de ce fardeau, selon la prépondérance des probabilités, s’il présente des éléments de preuve et des observations au sujet des facteurs qui doivent guider l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge des requêtes.

 

D.  Le souci des tribunaux de favoriser l’administration efficace de la justice

[16]           En 1992, la Cour fédérale a pris l’initiative d’autoriser le recours aux conférences téléphoniques et aux vidéo‑conférences en publiant une directive de pratique à ce sujet, et la circulaire no 5/96 sur la vidéo‑conférence et les conférences téléphoniques en 1996. Au départ, comme cela est mentionné dans les deux documents, l’utilisation de ces moyens de télécommunications était limitée aux requêtes, aux conférences, aux questions spéciales et urgentes. Cette utilisation a été étendue à d’autres domaines, à mesure que la technologie s’est améliorée et répandue.

 

[17]           L’article 32 des Règles, intitulé « Communication électronique », autorise la Cour à ordonner qu’une audience soit tenue, en tout ou en partie, par voie de conférence téléphonique ou de vidéo‑conférence ou par tout autre moyen de communication électronique.

 

[18]           La Cour a entendu par voie de vidéo‑conférence des demandes de contrôle judiciaire présentées par des détenus (voir Caron c. Sa Majesté La Reine, 2001 CAF 173, et Canada (Service correctionnel) c. Plante, 2005 CAF 120), et des demandes d’assurance‑emploi (voir Allain c. Canada (Procureur général), 2001 CAF 28, et Canada (Procureur général) c. Larocque, 2001 CAF 29, où, dans ces deux affaires, une partie se trouvait à Halifax, l’autre à Caraquet (N.‑B.), et la Cour à Ottawa).

 

[19]           En outre, comme les exemples suivants le montrent, les Cours fédérales mais aussi les tribunaux provinciaux utilisent de plus en plus cette technologie.

 

[20]           En Ontario, les Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règ. 194, adoptées aux termes de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, prévoient la conduite des audiences et des autres instances par conférence téléphonique ou vidéo‑conférence. Le paragraphe 1.08(5) des Règles de procédure civile énumère les facteurs dont il faut tenir compte pour décider si une demande de contrôle judiciaire peut être instruite par vidéo‑conférence. La Cour peut ordonner ou autoriser la tenue d’une audience par conférence téléphonique ou vidéo‑conférence.

 

[21]           Au Manitoba, les Règles de la Cour du Banc de la Reine, Règ. Man. 553/88, adoptées aux termes de la Loi sur la Cour du Banc de la Reine, L.M. 1988‑89, ch. 4, autorisent l’instruction d’une requête par téléphone, vidéo‑conférence ou un autre moyen. Il est possible d’utiliser d’autres moyens avec le consentement des parties ou si la Cour l’ordonne. Une requête est définie à l’article 1 comme étant « une instance civile, autre qu’une action, introduite devant le tribunal par un avis de requête ». Selon l’article 68.01 des Règles de la Cour du Banc de la Reine, l’instance relative au contrôle judiciaire est introduite par voie de requête. Elle peut donc être entendue en ayant recours à des moyens technologiques.

 

[22]           Les Règles de pratique de la Cour supérieure du Québec en matière pénale adoptées aux termes de l’article 368 du Code de procédure pénale du Québec, L.R.Q., ch. C‑25.1, énoncent à leur article 14, au sujet de l’audition par vidéo‑conférence, que toute requête, demande ou pourvoi peut être présentée par vidéo dans les districts où les équipements nécessaires sont disponibles.

 

[23]           En vertu de la règle 44 des Règles de procédure de la Cour d’appel en matière civile (Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25, article 47), les requêtes adressées à un juge unique ou à la Cour peuvent être présentées par vidéo.

 

[24]           En Colombie‑Britannique, à la suite de la décision Gustavson, précitée, le juge en chef adjoint de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a émis le 21 février 2005 une directive destinée au personnel du greffe pénal, aux coordonnateurs des instances et aux shérifs au sujet de la procédure à suivre pour les demandes d’habeas corpus présentées par les détenus des établissements provinciaux ou ceux des établissements fédéraux. D’après cette directive, des arrangements doivent être pris pour que les détenus, qu’ils soient représentés ou non par un avocat, comparaissent par voie de vidéo‑conférence lorsqu’il existe des installations qui le permettent.

 

[25]           Nous avons résumé rapidement les règles de pratique de trois provinces et la directive émise en Colombie‑Britannique pour montrer que les tribunaux partagent le souci d’assurer une administration équitable et efficace de la justice et sont disposés à recourir aux nouvelles technologies pour remplir ces objectifs.

 

II. Conclusion

[26]           Pour ces motifs, nous sommes convaincus que, si la juge des requêtes avait exercé son pouvoir discrétionnaire selon l’approche à retenir, elle aurait dû rejeter la requête présentée aux termes de l’article 45 des Règles. Il est donc fait droit à l’appel sans frais. Cependant, étant donné que le mandat d’amener le défendeur devant la Cour a été exécuté et que l’instance relative au contrôle judiciaire est terminée, l’appelant ne sollicite pas d’autre ordonnance de la Cour.

 

« Gilles Létourneau »

Juge

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                       A‑557‑05

 

 

INTITULÉ :                                                      LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                           c.

                                                                           MICHAEL ANDREW STRACHAN

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                VANCOUVER (C.‑B.)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                              LES 3 ET 5 AVRIL 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                           LES JUGES LÉTOURNEAU, NOËL ET EVANS

 

MOTIFS DONNÉS À

 L’AUDIENCE :                                               LE JUGE LÉTOURNEAU

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Curtis Workun                                                     POUR L’APPELANT

 

Rod Holloway                                                     POUR L’INTIMÉ

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John Sims, c.r.                                                     POUR L’APPELANT

Sous‑procureur général du Canada

 

Legal Services Society                                         POUR L’INTIMÉ

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

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