Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Date : 20060721

Dossier : A-414-05

Référence : 2006 CAF 260

 

CORAM :      LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LE JUGE SEXTON              

                        LE JUGE MALONE

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

DESIGN SERVICES LIMITED

 G.J. CAHILL & COMPANY LIMITED

 PYRAMID CONSTRUCTION LIMITED

 PHB GROUP INC.

 CANADIAN PROCESS SERVICES INC.

METAL WORLD INCORPORATED INC.

 

intimées

 

 

 

Audience tenue à St. John's (Terre-Neuve) le 28 juin 2006

Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le 21 juillet 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                 LE JUGE SEXTON

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                 LE JUGE LÉTOURNEAU

                                                                                                                            LE JUGE MALONE

 


 

Date : 20060721

Dossier : A-414-05

Référence : 2006 CAF 260

 

CORAM :      LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LE JUGE SEXTON              

                        LE JUGE MALONE

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

DESIGN SERVICES LIMITED

 G.J. CAHILL & COMPANY LIMITED

 PYRAMID CONSTRUCTION LIMITED

 PHB GROUP INC.

 CANADIAN PROCESS SERVICES INC.

METAL WORLD INCORPORATED INC.

 

intimées

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

LE JUGE SEXTON

 

I.  INTRODUCTION

 

[1]               Les présents motifs font suite à l'appel et à l'appel incident du jugement Design Services Ltd. c. Canada, 2005 CF 890 [Design Services]. Dans ce jugement, un juge de la Cour fédérale a estimé que le maître de l'ouvrage qui avait lancé un appel d'offres engageait sa responsabilité civile délictuelle et non sa responsabilité contractuelle envers l'architecte, les experts-conseils et les sous‑traitants du soumissionnaire qui auraient dû obtenir le contrat en litige.

 

[2]               Le contrat en question visait la construction d’un bâtiment de la Réserve navale à St. John's (Terre-Neuve-et-Labrador) (le contrat). Malgré le fait que c'était elle qui avait soumissionné pour ce contrat, Olympic Construction Limited (Olympic), un entrepreneur général, s'en remettait aux connaissances, à la compétence et au travail d'un architecte, ainsi que de plusieurs experts-conseils et sous-traitants ─ dont Design Services Limited, G.J. Cahill & Company Limited, Pyramid Construction Limited, PBH Group Inc., Canadian Process Services Inc. et Metal World Incorporated Inc. (les intimées) ─ qu'elle entendait mettre à contribution si son offre était retenue. Olympic n'a pas obtenu le contrat, que Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC) a finalement attribué à Westeinde Construction Limited (Westeinde).

 

[3]               En première instance, les parties ont convenu que le juge devait partir du principe qu’Olympic aurait dû emporter le contrat. À la lumière de ces faits, le juge a estimé que TPSGC avait engagé sa responsabilité délictuelle, mais non sa responsabilité contractuelle, envers les intimées. Dans leur appel incident, les intimées contestent cette dernière conclusion du juge de première instance en faisant valoir qu'il aurait dû déclarer que TPSGC était susceptible d'engager sa responsabilité contractuelle envers elles. Pour sa part, Sa Majesté la Reine (l'appelante) soutient, dans l'appel principal, que TPSGC n'a pas engagé sa responsabilité délictuelle à l'égard des intimées.

 

 

II.   FAITS CONSTATÉS PAR LA COUR FÉDÉRALE

[4]               En mai 1998, TPSGC a annoncé son intention de lancer un appel d'offres pour un [traduction] « grand projet de construction » d'un bâtiment appelé le NCSM Cabot pour la Réserve navale à St. John's (Terre-Neuve).

 

[5]               Pour déterminer qui devait construire ce bâtiment, TPSGC a décidé de recourir à ce qu'il a appelé une procédure d’appel d’offres « conception-construction ». Dans le modèle d’appel d’offres traditionnel, le maître de l'ouvrage sollicite des offres pour la construction de la structure qu'il a lui-même conçue. Des sous-traitants peuvent intervenir en offrant des prix à plusieurs entrepreneurs généraux soumissionnaires grâce à un système de dépôt de soumissions. Ce système permet à l'entrepreneur général d'obtenir des prix et des soumissions fermes à temps pour soumissionner sur les mêmes travaux que les autres entreprises concurrentes.

 

[6]               En revanche, dans le cas de la procédure d’appel d’offres de conception-construction, les intéressés sont invités à soumettre des propositions initiales détaillées et une documentation qui démontrent le respect des exigences du maître de l'ouvrage. En l'espèce, TPSGC avait fait appel à un cabinet d’architectes pour esquisser, dans leurs grandes lignes, les plans de planchers, les élévations extérieures et les spécifications fonctionnelles que chacune des propositions devait respecter.

 

[7]               La procédure d'appel d'offres s'est déroulée en deux étapes. TPSGC a d'abord publié une demande d’énoncés de compétences (DEC). Les proposants étaient appelés à cette étape à donner des preuves des aptitudes, qualités et expériences des personnes clés de l’équipe de conception‑construction qu'ils proposaient. Après examen de ces renseignements, TPSGC devait dresser une liste des candidats ayant obtenu les notes les plus élevées. Les candidats ainsi retenus en sélection finale étaient ensuite invités à soumettre des propositions dans le cadre de la deuxième étape, celle de la demande de propositions (DP). Une fois reçues, ces propositions définitives devaient être évaluées et l'on devait ensuite procéder au choix de l'entreprise qui serait chargée des travaux.

 

[8]               Les proposants pouvaient soumissionner pour le contrat seuls ou en collaboration avec d'autres entités, associés ou coentrepreneurs. Olympic et les intimées ont décidé d'un commun accord qu'Olympic serait l'unique proposant. Olympic a signé divers accords avec les intimées, qui faisaient partie de son équipe de conception-construction, et notamment un accord de confidentialité et de non-divulgation. Si elle avait obtenu le contrat, Olympic aurait signé des contrats avec des sous‑traitants, qui auraient réalisé les travaux en collaboration avec chacun des membres de son équipe et avec d'autres fournisseurs de biens et de services.

 

[9]               Le 24 juin 1998, Olympic a répondu à la demande d’énoncés de compétences de TPSGC. À l'exception de Canadian Process Services Inc., un entrepreneur en installations mécaniques, chacune des intimées a été désignée par Olympic comme faisant partie de son équipe de conception-construction. Voici, encore une fois le nom des intimées en question :

- Design Services Limited, un cabinet d'experts-conseils en structures;

 

- G.J. Cahill & Company Limited, un entrepreneur en électricité;

 

- Pyramid Construction Limited, un entrepreneur en génie civil;

 

- PHB Group Inc., un cabinet d'architectes;

 

- Metal World Incorporated Inc., un entrepreneur spécialisé en structures.

 

[10]           Cinq jours après qu'Olympic lui eut soumis sa réponse à la DEC, TPSGC a terminé son processus de sélection préalable des candidats et a annoncé le nom des quatre finalistes retenus, dont celui d'Olympic. Un des trois autres finalistes avait formé une coentreprise qui répondait à la définition de la DEC et qui était permise par celle-ci. Le 2 juillet 1998, TPSGC a remis à Olympic la documentation accessoire à la DP. Cette documentation comprenait un certain nombre de formulaires exigés, une copie des clauses de l’entente (un modèle de contrat standard) et les exigences relatives à la main-d’oeuvre.

 

[11]           À peine un mois plus tard, le 12 août 1998, Olympic a soumis sa réponse à la DP. Tout comme dans le cas de sa réponse à la DEC, Olympic désignait notamment les intimées comme faisant partie de son équipe de conception-construction. Toutefois, seule Olympic a fourni le cautionnement et la preuve de capacité financière exigés dans les demandes de DEC et de DP.

 

[12]           Malgré les dispositions prises par Olympic, TPSGC a finalement annoncé qu'il avait décidé d'adjuger le contrat à Westeinde. Olympic et les intimées ont alors intenté le présent procès contre l'appelante. Le 17 novembre 2004, après s'être entendue avec l'appelante, Olympic s'est désistée de son action. Les autres demanderesses ont poursuivi le procès. Aux fins de l'instance introduite devant lui, le juge de première instance devait tenir pour acquis que Westeinde avait soumis une soumission non conforme et que c'est Olympic qui aurait dû emporter le contrat. En partant de ce principe, il devait décider si les intimées restantes avaient en droit la qualité pour poursuivre l’action contre TPSGC, sur le plan contractuel ou délictuel, dans le but de se faire dédommager de leurs coûts et honoraires et de la perte de l’occasion de partager les profits de l’entreprise d'Olympic.

 

III.       DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE

[13]           Le tribunal de première instance a scindé sa décision en deux principales parties. Il a d'abord traité de la responsabilité contractuelle de TPSGC, pour ensuite analyser sa responsabilité délictuelle. La question des éventuels dommages-intérêts ne devait être examinée qu'une fois que la Cour aurait rendu sa décision.

 

[14]           Le juge de première instance a analysé les questions du droit des obligations contractuelles soulevées par la présente affaire en fonction de la théorie élaborée par la Cour suprême du Canada au sujet de l’existence d’un contrat A et d’un contrat B. Suivant la juridiction la plus élevée de notre ordre judiciaire, au moins deux contrats peuvent être formés dans le cadre d'une procédure de passation des marchés. Premièrement, la soumission de l'offre peut donner lieu à la formation du contrat A entre le propriétaire et le soumissionnaire. L'existence et le contenu de ce contrat initial dépendent des conditions de l'appel d'offres. Ainsi, le contrat A peut obliger le soumissionnaire à ne pas retirer son offre pendant une certaine période après l'ouverture des plis. Le contrat B est par ailleurs celui qui résulte de l'acceptation de l'offre. Dans le cas qui nous occupe, le contrat B serait le contrat de construction lui-même (voir, de façon générale, l'arrêt Naylor Group Inc. c. Ellis-Don Construction Ltd., [2001] 2 R.C.S. 943, 2001 CSC 58, aux paragraphes 34 à 36).

 

[15]           Le juge de première instance a reconnu qu'Olympic et les intimées se considéraient comme une équipe. Toutefois, citant l'arrêt London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 R.C.S. 299 [London Drugs], il a également fait observer qu'on ne pouvait permettre aux parties de modifier unilatéralement les conditions de la DEC et de la DP.

 

[16]           Dans son examen des éléments de preuve relatifs aux intentions de TPSGC, le juge de première instance a signalé que la DEC et la DP et les documents connexes de l'appel d'offres stipulaient clairement que, même si les équipes devaient être en mesure de réaliser les travaux, c'était le proposant qui était chargé de soumettre l'offre. Le juge a signalé que la seule exception à ce principe général concernait les équipes qui se constituaient en « coentreprises » selon la définition de ce terme prévue par les documents d'appel d'offres. Il a souligné que les membres de l'équipe de conception‑construction d'Olympic n'avaient pas formé une telle association.

 

[17]           Le juge de première instance a finalement conclu qu'aucun contrat A n'avait été créé entre TPSGC et les intimées. Il a expliqué que TPSGC exigeait certes que le proposant démontre la capacité des membres de l’équipe à réaliser le projet, mais que ceux-ci devaient s’engager, s’ils franchissaient avec succès l'étape de la sélection préalable, à exécuter leur part des travaux et à continuer à faire partie de l’équipe jusqu’à l’issue du processus de DP. Il a toutefois fait observer que c'était la soumission du proposant qui risquait d’être rejetée si elle ne satisfaisait pas aux exigences de TPSGC. Il a ajouté que c’était le proposant qui était lié par les conditions de la DP jusqu’à l’octroi du contrat. De plus, a-t-il fait remarquer, seul le proposant avait la responsabilité de démontrer sa capacité financière d'exécuter les travaux.

 

[18]           Ayant conclu que TPSGC n'avait pas engagé sa responsabilité contractuelle envers les intimées, le juge de première instance s'est penché sur la question de la responsabilité délictuelle. Il a reconnu que les prétentions des demanderesses ne tombaient sous le coup d’aucune des exceptions reconnues au principe de common law interdisant l’indemnisation des pertes purement financières. Il a toutefois signalé que le cadre dans lequel de nouveaux fondements peuvent être établis pour la responsabilité délictuelle pour perte financière commençait par le critère établi par la Chambre des lords dans l'arrêt Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728, et repris par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537 [Cooper] :

À la première étape du critère de l’arrêt Anns, deux questions se posent : (1) le préjudice subi était‑il la conséquence prévisible de l’acte du défendeur; (2) malgré la proximité des parties qui a été établie dans la première partie de ce critère, existe‑t‑il des motifs pour lesquels la responsabilité délictuelle ne devrait pas être engagée en l’espèce? L’analyse relative à la proximité que comporte la première étape du critère de l’arrêt Anns met l’accent sur les facteurs découlant du lien existant entre la demanderesse et le défendeur. Ces facteurs comprennent des questions de politique, ce terme étant pris dans son sens large. Si l’on fait la preuve de la prévisibilité et de la proximité à la première étape, il y a une obligation de diligence prima facie. À la deuxième étape du critère de l’arrêt Anns il reste toujours à trancher la question de savoir s’il existe des considérations de politique étrangères au lien existant entre les parties qui sont susceptibles d’écarter l’obligation de diligence.

 

[19]           Appliquant le critère de l'arrêt Anns au cas qui lui était soumis, le juge de première instance a estimé qu'il était raisonnablement prévisible dans les circonstances de l’espèce que la négligence de TPSGC, qui avait consisté à accorder le contrat à un soumissionnaire dont l'offre n'était pas conforme, entraîne une perte financière pour les intimées.

 

[20]           Le juge est ensuite passé à l'examen de la « proximité », terme qu'il a défini en posant la question de savoir si les circonstances entourant le lien entre le demandeur et le défendeur sont de telle nature que l’on peut dire que le défendeur est dans l’obligation d’être attentif aux intérêts légitimes du demandeur dans la conduite de ses affaires. À ce propos, il a signalé que, dans l'arrêt Cooper, la Cour suprême du Canada avait expliqué que la définition du lien pouvait supposer l’examen des attentes, des déclarations, de la confiance, des biens en cause et d’autres intérêts en jeu, tous facteurs qui permettent au tribunal d’évaluer l’étroitesse du lien entre le demandeur et le défendeur et de déterminer si, vu ce lien, il est juste et équitable en droit d’imposer une obligation de diligence au défendeur. Il a signalé que, dans ce même arrêt, la Cour suprême avait relevé que, dans certains cas où le lien entre le demandeur et le propriétaire était une entreprise commune, on avait conclu à la proximité.

 

[21]           Après avoir examiné les faits de l'affaire qui lui était soumise, le juge de première instance a conclu que la procédure d'appel d'offres suivie par le défendeur en l'espèce était analogue à une coentreprise. À son avis, l’intention de TPSGC était de créer une forme de « partenariat » entre le propriétaire et l’équipe de conception-construction gagnante. Il a aussi fait remarquer que l’équipe et le propriétaire devaient se réunir au cours de séances « de partenariat » après l’octroi du contrat. Il a ajouté que la marche à suivre pour l’octroi du contrat avait été conçue pour déterminer si les sous‑traitants étaient les partenaires adéquats et aussi s’ils étaient, avec l’entrepreneur général, les meilleurs partenaires de TPSGC pour la réalisation des travaux. Le juge de première instance a finalement conclu que les exigences de TPSGC dans le cadre de la procédure d’appel d’offres avaient créé, entre TPSGC et les demanderesses, un lien qui satisfaisait à la norme de la proximité.

 

[22]           Suivant le critère posé dans l'arrêt Anns, le juge de première instance s'est ensuite demandé s'il existait d’autres motifs justifiant en l’espèce de ne pas reconnaître la responsabilité délictuelle. Dans ce contexte, il a jugé infondée la crainte de l'appelante d'être exposée à [traduction] « une responsabilité pour un montant indéterminé, pour un temps indéterminé, pour une catégorie indéterminée ». Selon lui, la responsabilité ne pouvait être indéterminée, vu l’approche unique adoptée par le défendeur dans la procédure d’appel d’offres. Il a défini les personnes envers lesquelles TPSGC était tenue à une obligation de diligence comme étant les membres de l’équipe de conception‑construction dont les compétences seraient examinées, qui devaient faire état de leurs attributions de tâches, examiner les plans et les dessins, certifier qu’ils exécuteraient le travail et qui ne pouvaient pas être remplacés sans le consentement de TPSGC. Enfin, le juge de première instance a conclu que l'on pouvait aisément déterminer l’étendue de la responsabilité en quantifiant l’attente raisonnable de profits ou d’honoraires des intimées.

 

[23]           En conclusion, le juge de première instance a estimé qu'en raison de sa gestion étroite de la participation des intimées dans le processus d’appel d’offres, TPSGC avait envers les intimées, en vertu du droit de la responsabilité délictuelle, l’obligation de ne pas accorder le contrat à un soumissionnaire dont l'offre n'était pas conforme.

 

IV.       QUESTIONS EN LITIGE

[24]           L'appel et l'appel incident soulèvent les mêmes questions générales que celles qui ont été examinées en première instance, en l'occurrence celle de savoir s'il existait un lien contractuel entre TPSGC et les intimées et celle de savoir si TPSGC avait une obligation de diligence envers les intimées, en vertu du droit de la responsabilité délictuelle.

 

V.        ANALYSE

1)      RESPONSABILITÉ CONTRACTUELLE

a)      Introduction

[25]           Il est acquis aux débats qu'un contrat A existait entre TPSGC et Olympic. La question à laquelle je dois répondre est celle de la mesure dans laquelle le contrat A s'applique aux intimées.

 

[26]           En appel, les intimées ont invoqué trois moyens subsidiaires pour contester la conclusion du juge de première instance suivant laquelle TPSGC avait une responsabilité contractuelle envers elles. Premièrement, affirment les intimées, le tribunal de première instance a commis une erreur en ne concluant pas que le contrat A renfermait une disposition explicite qui les rendaient parties à ce contrat. À titre subsidiaire, les intimées affirment que les conditions de la DEC et de la DP ont eu pour effet de créer en leur faveur une obligation contractuelle d'agir avec équité. Enfin, les intimées affirment que, même si la Cour devait conclure qu'elles n'étaient pas parties au contrat A, elles en sont des tiers bénéficiaires et elles ont par conséquent le droit d'en invoquer les dispositions.

 

[27]           La question de savoir si un contrat a été formé et celle de l'identité des parties à ce contrat est une question de droit (Scotsburn Co-operative Services Ltd. c. WT Goodwin Ltd., [1985] 1 R.C.S. 54, [1985] J.C.S. no 2, au paragraphe 37). Par conséquent, la juridiction d'appel doit examiner la réponse que le juge de première instance a donnée à cette question en fonction de la norme de la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33 [Housen], au paragraphe 8).

 

 

b)      Clause explicite

[28]           Au soutien de leur thèse que le contrat A renferme une clause prévoyant explicitement que le contrat s'applique à l'équipe de conception-construction d'Olympic, les intimées font valoir qu'elles faisaient partie d'une « coentreprise ». Elles appellent l'attention de la Cour sur le passage suivant de la DEC :

 

3             LIMITE QUANT AU NOMBRE DE PROPOSITIONS

...

 

2)            Une coentreprise est une association d'au moins deux parties qui combinent leurs fonds, leurs biens, leurs connaissances, leurs compétences, leur expérience et leur temps ou d'autres ressources dans une entreprise conjointe, dont elles conviennent de partager les profits et les pertes et sur laquelle elles exercent chacune un certain contrôle. Les coentreprises peuvent prendre diverses formes juridiques qui se répartissent en trois grandes catégories :
 
     a)   la société par actions;
 
     b)   la société en nom collectif;
 
     c)   tout autre accord contractuel où les parties combinent leurs ressources dans la poursuite d'une entreprise commerciale unique sans association ni raison sociale proprement dite.
 
                       [Non souligné dans l'original.]
 
 
 

[29]           Les intimées admettent qu'elles ne répondent pas à la définition du terme « coentreprise » que l'on trouve aux alinéas 3(2)a) et 3(2)b) précités. Elles soutiennent toutefois qu'elles avaient conclu avec Olympic un « accord contractuel » au sens de l'alinéa 3(2)c) de la DEC.

 

[30]           Une des principales failles que comporte cet argument est, à mon humble avis, le fait que les intimées ne satisfont pas à la condition préalable d'avoir convenu de « partager les profits et les pertes » avec Olympic et l'une avec l'autre. Interrogé à ce sujet lors des débats, l'avocat des intimées a répondu que les intimées participeraient aux bénéfices du fait que chacune d'entre elles toucherait une part des bénéfices résultant de l'attribution du contrat à Olympic. J'estime toutefois qu'il faudrait associer la participation aux bénéfices aux contrats distincts que les intimées concluraient avec Olympic, une fois que celle-ci aurait emporté le contrat. Je ne comprends pas comment on pourrait se servir de ces contrats subséquents pour définir les liens existant entre Olympic et les intimées dans le cadre du contrat A antérieur.

 

[31]           En tout état de cause, interrogé au sujet du partage des pertes, l'avocat des intimées a admis qu'il n'y en avait pas en l'espèce. Pour ne prendre qu'un seul exemple, supposons que G.J. Cahill & Company Limited, l'entrepreneur en électricité, ait mal calculé son prix et qu'il essuie par conséquent une perte après avoir achevé sa partie des travaux. L'avocat des intimées a reconnu que cette perte ne pouvait être partagée avec Olympic ou les autres membres de l'équipe de conception‑construction.

 

[32]           À mon sens, cette admission confirme la conclusion tirée par le juge de première instance au paragraphe 96 du jugement Design Services :

Rien dans la preuve n’indique que les demanderesses avaient formé une coentreprise constituée en personne morale ou en partenariat ou qu’elles avaient convenu par contrat de mettre leurs ressources en commun aux fins de l’entreprise. Aucune entente ne prévoyait de partager les profits globaux selon des pourcentages ni de répartir la responsabilité des pertes si des problèmes survenaient. Je conclus donc que la soumission d’Olympic ne constituait pas une soumission à titre de coentreprise.

 

[33]           Après avoir examiné tous les arguments des intimées, ainsi que les documents contractuels en litige, je dois me rallier au juge de première instance sur ce point. À première vue, aucun des documents de l'offre ne permet de penser que les intimées étaient parties au contrat A.

 

c)      Clause implicite

[34]           Les intimées maintiennent également que le contrat A renfermait une clause implicite qui assujettissait tous les membres de l'équipe d'Olympic à ses obligations. Cet argument peut être rapidement tranché, car on ne peut conclure à l'existence d'une clause implicite dans un contrat qui renferme une clause explicite contraire. En effet, suivant l'article A3 du Contrat type de conception‑construction :

           

                        A3 Ententes et modifications

 

1) Le présent contrat remplace toutes les négociations, communications, déclarations et ententes, écrites ou verbales, concernant les travaux et qui auraient eu lieu avant la date du contrat, et les stipulations expresses ici contenues et prises par le Canada sont les seules stipulations sur lesquelles tous droits contre le Canada devront être fondés.

 

 

[35]           Qui plus est, la clause 1.2.1 de ce même document intitulée « Conditions générales du contrat (GC) » était ainsi libellée :

 

                        CG 1.2.1 Généralités

 

                                [...]

 

3) Rien dans les documents contractuels ne créera de lien contractuel entre le Canada et un sous-traitant, un fournisseur ou le concepteur, ou les agents ou employés de l’un d’eux.

 

 

 

[36]           En d'autres termes, c'est à bon droit que le juge de première instance a conclu que le contrat A ne renfermait pas de clause implicite ayant pour effet d'assujettir les intimées à ce contrat.

 

d)      Tiers bénéficiaires

[37]           Enfin, les intimées appellent l'attention de la Cour sur les arrêts Fraser River Pile & Dredge Ltd. c. Can-Dive Services Ltd., [1999] 3 R.C.S. 108 [Fraser River] et London Drugs à l'appui de leur argument qu'ils sont des tiers bénéficiaires du contrat A.

 

[38]           Je n'accepte pas cet argument. Tout d'abord, on considère généralement que les arrêts Fraser River et London Drugs ont assoupli la doctrine de la connexité (aussi appelé règle du lien contractuel) pour en favoriser l'utilisation comme un bouclier, et non comme une épée. Ainsi que la Cour d'appel de la Colombie-Britannique l'a dit dans l'arrêt récent Kitimat (District) v. Alcan Inc., 2006 BCCA 75, aux paragraphes 69 à 71 :

[traduction]

 

¶ 69         Dans les affaires London Drugs et Fraser River, le tiers cherchait à se prévaloir du contrat pour se protéger contre la prétention formulée contre lui.

 

¶ 70         J'estime que c'est à bon droit que le juge de première instance a établi une distinction entre ces affaires et la présente espèce, en expliquant que, dans le cas qui nous occupe, Kitimat cherche à se prévaloir des liens qui unissent Alcan et la province tant sur le plan législatif que sur le plan contractuel de manière à pouvoir exercer un recours contre Alcan. Toutefois, si Kitimat avait qualité pour exercer un recours contre Alcan en raison du manquement de cette dernière à ses obligations publiques, elle n'aurait pas besoin d'exercer ce recours en vertu du contrat en qualité de tiers bénéficiaire. En cherchant à étendre la portée du principe du tiers bénéficiaire pour lui permettre de formuler une prétention au lieu d'en contester une, Kitimat tente tout simplement de tourner les principes bien établis régissant la qualité pour agir dans l'intérêt privé.

 

¶ 71         À mon humble avis, ce genre de prétention déborde largement le cadre de ce que pouvait envisager le tribunal en rendant l'arrêt London Drugs ou l'arrêt Fraser River.

 

[39]           Compte tenu de cette jurisprudence, j'hésite à permettre aux intimées d'invoquer en l'espèce le principe dégagé dans l'arrêt Fraser River.

 

[40]           En tout état de cause, je ne crois pas que les conditions préalables auxquelles il faut satisfaire pour que ce principe s'applique soient réunies en l'espèce. Dans l'arrêt Fraser River, la Cour propose, au paragraphe 33, un critère à deux volets permettant de savoir dans quels cas il convient d'assouplir la règle du lien contractuel :

Pour ce qui est d’élargir la méthode fondée sur des principes de manière à créer une nouvelle exception à la règle du lien contractuel qui s’applique aux circonstances du pourvoi, il faut tenir compte de l’accent mis, dans London Drugs, sur le fait qu’une nouvelle exception doit d’abord et avant tout être subordonnée à l’intention des parties contractantes. Par conséquent, si on extrapole à partir des exigences particulières énoncées dans l’arrêt London Drugs, la décision générale repose sur deux facteurs cruciaux et cumulatifs : a) les parties au contrat avaient-elles l’intention d’accorder le bénéfice en question au tiers qui cherche à invoquer la disposition contractuelle? et b) les activités exercées par le tiers qui cherche à invoquer la disposition contractuelle sont-elles les activités mêmes qu’est censé viser le contrat en général, ou la disposition en particulier, là encore compte tenu des intentions des parties?

 

[41]           En ce qui a trait à la première question posée dans cet extrait de l'arrêt Fraser River, il ne fait aucun doute que TPSGC n'avait pas l'intention d'accorder le bénéfice du contrat A aux intimées. Pour citer de nouveau l'article CG 1.2.1 du Contrat type de conception-construction :

                                CG 1.2.1 Généralités

 

                                [...]

 

3) Rien dans les documents contractuels ne créera de lien contractuel entre le Canada et un sous-traitant, un fournisseur ou le concepteur, ou les agents ou employés de l’un d’eux.

 

 

 

[42]           Les deux facteurs du critère de l'arrêt Fraser River sont « cruciaux et cumulatifs » (Fraser River, au paragraphe 32). Par conséquent, vu ma réponse négative à la première question posée dans l'arrêt Fraser River, il n'est pas nécessaire de passer à la seconde étape de l'analyse. Il m'est tout simplement impossible de conclure que les intimées sont des tiers bénéficiaires du contrat A.

 

2)      RESPONSABILITÉ DÉLICTUELLE

a)      L'état du droit

[43]           Vu les conclusions que je viens de tirer, la principale question en litige dans le présent appel devient celle de savoir s'il y a lieu d'imposer à TPSGC une obligation de diligence en matière délictuelle, compte tenu de l'ensemble des facteurs applicables révélés par les faits. En général, on entreprend une démarche en deux temps pour répondre à cette question. Selon l'arrêt Cooper, au paragraphe 30 :

En résumé, nous sommes d’avis que dans l’état actuel du droit, tant au Canada qu’à l’étranger, il convient d’interpréter l’analyse établie dans l’arrêt Anns comme suit.  À la première étape du critère de l’arrêt Anns, deux questions se posent : (1) le préjudice subi était‑il la conséquence prévisible de l’acte du défendeur; (2) malgré la proximité des parties qui a été établie dans la première partie de ce critère, existe‑t‑il des motifs pour lesquels la responsabilité délictuelle ne devrait pas être engagée en l’espèce? L’analyse relative à la proximité que comporte la première étape du critère de l’arrêt Anns met l’accent sur les facteurs découlant du lien existant entre la demanderesse et le défendeur. Ces facteurs comprennent des questions de politique, ce terme étant pris dans son sens large. Si l’on fait la preuve de la prévisibilité et de la proximité à la première étape, il y a une obligation de diligence prima facie. À la deuxième étape du critère de l’arrêt Anns il reste toujours à trancher la question de savoir s’il existe des considérations de politique étrangères au lien existant entre les parties qui sont susceptibles d’écarter l’obligation de diligence. Il se peut, comme le Conseil privé le laisse entendre dans Yuen Kun Yeu, que de telles considérations ne l’emportent pas souvent. Nous estimons cependant qu’avant d’imposer une nouvelle obligation de diligence, il est utile de se demander si, malgré la prévisibilité et la proximité des parties, il existe des raisons de politique générale pour lesquelles l’obligation ne devrait pas être imposée.

 

[44]           La première étape de l'analyse de l'arrêt Anns, qui est axée sur l'existence d'une obligation de diligence prima facie, peut être scindée en deux volets. La Cour suprême du Canada a explicité cet aspect de l'analyse dans l'arrêt Edwards c. Barreau du Haut-Canada, [2001] 3 R.C.S. 562, 2001 CSC 80, aux paragraphes 9 et 10 :

 

¶ 9        À la première étape du critère énoncé dans l’arrêt Anns, il s’agit de déterminer si les circonstances dévoilent un préjudice raisonnablement prévisible et un lien de proximité suffisamment étroit pour établir une obligation de diligence prima facie. À cette étape, l’accent est mis sur les facteurs découlant du lien entre le demandeur et le défendeur, notamment des considérations de politique générales. Le point de départ de cette analyse consiste à établir s’il existe des catégories analogues d’affaires où les tribunaux ont reconnu l’existence d’un lien étroit. En l’absence de telles décisions, il s’agit de déterminer s’il y a lieu de reconnaître une nouvelle obligation de diligence dans les circonstances de l’espèce. La simple prévisibilité ne suffit pas à établir une obligation de diligence prima facie. Le demandeur doit aussi prouver l’existence d’un lien étroit ─ que le défendeur avait avec lui une relation à ce point étroite et directe qu’il est juste de lui imposer une obligation de diligence dans les circonstances. Les facteurs donnant lieu à l’existence d’un lien étroit doivent être fondés sur la loi applicable le cas échéant, comme en l’espèce.

 

 

¶10       Si, à la première étape du critère énoncé dans l’arrêt Anns, le demandeur réussit à établir à une obligation de diligence prima facie (malgré le fait que l’obligation proposée ne corresponde pas à une catégorie de réparation déjà reconnue), il faut passer à la deuxième étape de ce critère. Il s’agit de savoir s’il existe des considérations de politique résiduelles qui justifient l’annulation de la responsabilité. De telles considérations comprennent notamment l’effet qu’aurait la reconnaissance d’une telle obligation de diligence sur d’autres obligations légales, son incidence sur le système juridique et, d’une façon moins précise mais tout aussi importante, l’effet qu’aurait l’imposition d’une responsabilité sur la société en général.

 

 

 

[45]           En d'autres termes, à la première étape du critère énoncé dans l'arrêt Anns, il faut établir l'existence de deux éléments distincts : un préjudice raisonnablement prévisible et un lien de proximité suffisamment étroit. Pour examiner la question du lien de proximité, le tribunal doit commencer par déterminer s'il existe des catégories d'affaires analogues dans lesquelles ce lien de proximité a été reconnu. S'il n'existe pas de telles affaires, le tribunal doit alors se demander s'il y a lieu d'imposer une nouvelle obligation de diligence eu égard aux circonstances. Il peut alors tenir compte de facteurs tenant aux liens existant entre le demandeur et le défendeur, ainsi que de grandes considérations de principe, pour décider si le demandeur et le défendeur entretenaient entre eux des liens suffisamment étroits pour qu'il soit équitable d'imposer une obligation de diligence à ce dernier.

 

[46]           Ainsi, pour résumer, lorsqu'ils cherchent à déterminer s'il y a lieu d'imposer une obligation de diligence en matière délictuelle, les tribunaux doivent tenir compte des facteurs suivants :

 

1)      Y avait-il une obligation de diligence prima facie?

 

a)      Y avait-il un préjudice raisonnablement prévisible?

 

b)      Y avait-il un lien de proximité suffisamment étroit?

 

i)        Existe-t-il des catégories d'affaires analogues dans lesquelles ce lien de proximité a été reconnu?

 

ii)       S'il n'existe pas de telles affaires, y a-t-il lieu d'imposer une nouvelle obligation de diligence eu égard aux circonstances?

 

2)      Si l'existence d'une obligation de diligence prima facie a été établie, existe-t-il des considérations de politique résiduelles qui justifient l’annulation de la responsabilité, telles que :

 

a)      L'effet qu’aurait la reconnaissance d’une telle obligation de diligence sur d’autres obligations légales?

 

b)      L'incidence qu'aurait une telle obligation de diligence sur le système juridique?

 

c)      L’effet qu’aurait l’imposition d’une responsabilité sur la société en général?

 

 

[47]           Je ne puis intervenir pour sanctionner l'application que le juge de première instance a faite de ce critère aux faits de l'espèce que si ses conclusions sont entachées d'erreurs manifestes et dominantes (arrêt Housen, aux paragraphes 10 et 36). À mon humble avis, le juge de première instance a effectivement commis des erreurs de fait et des erreurs mixtes de fait et de droit dans sa décision.

 

b)      Obligation de diligence prima facie

i)        PRÉJUDICE RAISONNABLEMENT PRÉVISIBLE

[48]           L'appelante convient que, pour statuer sur le présent appel, la Cour peut tenir pour acquis qu'il existait un préjudice raisonnablement prévisible.

 

ii)       LIENS DE PROXIMITÉ SUFFISAMMENT ÉTROITS

(1)   Catégories d'affaires analogues

(a)   La décision de première instance

[49]           Suivant le jugement Design Services, aux paragraphes 113 à 115 :

 

¶ 113     Au paragraphe 36 de Cooper, la Cour a noté que certains cas dans lesquels le lien entre le demandeur et le propriétaire est une entreprise commune permettent de conclure à la proximité. Lorsqu’une affaire constitue l’un de ces cas ou un cas analogue et que la prévisibilité raisonnable est établie, on peut affirmer l’existence d’une obligation de diligence prima facie.

 

¶ 114    Nonobstant ma conclusion qu’Olympic et les membres de son équipe n’étaient pas officiellement constitués en coentreprise, selon la définition donnée de ce terme dans la DEC et la DP, le processus adopté par le défendeur dans la présente affaire est, à mon avis, analogue à une coentreprise. L’intention de TPSGC était de créer une forme de « partenariat » entre le propriétaire et l’équipe de conception-construction gagnante pour la construction du NCSM Cabot. Je note ainsi que l’équipe et le propriétaire devaient se réunir dans des séances « de partenariat » après l’octroi du contrat. De plus, la marche   suivre pour l’octroi du contrat avait été conçue pour déterminer si les sous-traitants étaient les partenaires adéquats et aussi s’ils étaient, avec l’entrepreneur général, les meilleurs partenaires de TPSGC aux fins d’exécution des services requis.

 

¶ 115     Je conclus que les exigences de TPSGC dans le processus de préqualification et d’appel d’offres ont créé, entre TPSGC et les demanderesses, un lien qui satisfait à la norme de la proximité.

 

[Non souligné dans l'original.]

 

 

[50]           En d'autres termes, le juge de première instance s'est dit d'avis que la procédure suivie par TPSGC dans la présente affaire était analogue à une coentreprise comme celle dont il était question dans l'arrêt Cooper, au paragraphe 36. Voici l'extrait de l'arrêt Cooper auquel le juge de première instance se réfère :

Quelles sont donc les catégories pour lesquelles on a conclu à la proximité? [...] La perte économique relationnelle (liée à l’exécution d’un contrat) peut entraîner une obligation de diligence en matière délictuelle dans certains cas, comme les cas où le demandeur a un droit de possession ou de propriété sur le bien, les cas d’avarie commune et les cas où le lien entre le demandeur et le propriétaire du bien est une entreprise commune : Norsk, précité; Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., [1997] 3 R.C.S. 1210. Lorsqu’une affaire constitue l’un de ces cas ou un cas analogue et que la prévisibilité raisonnable est établie, on peut affirmer l’existence d’une obligation de diligence prima facie.

 

                                                                [Non souligné dans l'original.]

 

[51]           Pour déterminer si la situation en cause dans le présent appel était analogue aux coentreprises créées entre les propriétaires et les demandeurs dans les affaires Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021, et Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., [1997] 3 R.C.S. 1210, le juge de première instance s'est contenté d'examiner les liens qui existaient entre TPSGC et les intimées. Les parties se sont elles aussi concentrées exclusivement sur ce rapport devant notre Cour. Je vais donc en faire autant.

 

[52]           Se fondant sur les conclusions de fait suivantes, le juge de première instance a estimé que TPSGC et les intimées avaient formé en l'espèce une sorte de coentreprise. Il a tout d'abord évoqué l’intention de TPSGC de créer une forme de « partenariat » entre TPSGC et l’équipe de conception‑construction gagnante. Il a notamment fait observer que l’équipe de conception‑construction et TPSGC devaient se rencontrer pour des séances « de partenariat » après l’octroi du contrat. De plus, à son avis, « la marche à suivre pour l’octroi du contrat avait été conçue pour déterminer si les sous‑traitants étaient les partenaires adéquats et aussi s’ils étaient, avec l’entrepreneur général, les meilleurs partenaires de TPSGC aux fins d’exécution des services requis » (jugement Design Services, au paragraphe 114). Par ailleurs, plus loin dans ses motifs, le juge de première instance a expliqué que les membres de l'équipe de conception-construction qui avaient droit à une réparation fondée sur le droit de la responsabilité civile délictuelle était ceux dont les compétences avaient été examinées, qui devaient faire état de leurs attributions de tâches, examiner les plans et les dessins, certifier qu’ils exécuteraient le travail et qui ne pouvaient pas être remplacés sans le consentement de TPSGC (jugement Design Services, au paragraphe 118). Il a également conclu que TPSGC gérait « [de façon] étroite [...] la participation des [intimées au] processus d’appel d’offres ».

 

[53]           À mon avis, ces conclusions du juge de première instance sont entachées d'erreurs manifestes et dominantes. En premier lieu, TPSGC n'avait pas l'intention de créer une forme de « partenariat » entre lui-même et l’équipe de conception-construction gagnante. Par ailleurs, les séances « de partenariat » sur lesquelles le juge de première instance a tant insisté s'inscrivaient en fait dans le cadre des mesures de contrôle de l'exécution du projet. Elles n'avaient rien d'un partenariat entre TPSGC et les membres de l'équipe de conception-construction; elles ne visaient qu'à vérifier si le projet avait été mené à bien. Suivant l'article 2 des [traduction] Lignes directrices générales pour la gestion des projets :

 

[traduction]

 

2              Contrôle de l'exécution du projet

 

.1             Objet

 

.1             L'échéancier et le système de contrôle de l'état d'avancement du projet visent à fournir au concepteur-constructeur [le proposant ayant emporté le contrat] les outils nécessaires pour planifier et exécuter ses activités de conception et de construction dans les délais prescrits et de façon efficace et de lui permettre de vérifier l'état d'avancement des travaux de manière à pouvoir respecter son échéancier et achever les travaux dans les délais prescrits.

 

2.2           L'échéancier et le système de contrôle de l'état d'avancement du projet visent par ailleurs à garantir de façon permanente à l'ingénieur que le concepteur-construction exécute les travaux selon l'échéancier prévu et qu'il pourra respecter la date prévue d'achèvement des travaux.

 

 

 

[54]           En tout état de cause, cette rencontre a eu lieu après l'octroi du contrat. Du point de vue de la stricte logique, je ne comprends pas comment on peut considérer ce fait comme une preuve que TPSGC était assujettie envers les intimées à une obligation qui serait née avant l'attribution du contrat et avant même que cette séance de « partenariat » n'ait lieu.

 

[55]           Pour ce qui est de ce que le juge de première instance a qualifié de « marche à suivre » pour l’octroi du contrat, il est évident que, pendant toute la durée du processus d'appel, les seuls rapports pertinents étaient ceux qui existaient entre TPSGC et le proposant, et non ceux qui pouvaient exister entre TPSGC et les membres de l'équipe du proposant. Ainsi, le juge de première instance a reconnu que seule Olympic était tenue de démontrer qu'elle avait la capacité financière pour exécuter les travaux. Voici ce qu'il dit au paragraphe 98 du jugement Design Services :

 

Seule Olympic devait produire une référence financière et des états financiers afin de se qualifier et seule Olympic devait soumettre une garantie contractuelle avec sa soumission. Toute la documentation a été soumise à TPSGC au seul nom d’Olympic.

 

 

[56]           De plus, de façon générale, toutes les communications ont été échangées entre TPSGC et le proposant. Les intimées n'étaient pas au nombre des signataires des réponses d'Olympic à la DEC ou à la DP. Par ailleurs, c'était Olympic, et non les intimées, qui avait l'obligation de fournir les documents pertinents et importants à TPSGC. L'article 0200 des [traduction] Exigences imposées aux soumissionnaires prévoyait ce qui suit :

[traduction]

 

6              DOCUMENTS

 

.1             Le concepteur-constructeur doit fournir les documents suivants :

 

.1             Une déclaration écrite suivant laquelle il a discuté de tous les dessins et plans du projet avec l'ensemble de l'équipe de conception et les entrepreneurs des principales spécialités de tous les domaines.

 

.2             Un engagement écrit de satisfaire aux exigences en produisant au minimum, les résultats énumérés à l'article 2.1.1.2.

 

.3             Un document confirmant la coordination des dessins avec les services existants et l'identification des lacunes du service sur place révélées par vos dessins. Il devra expliquer comment son plan tient compte de ces lacunes.

 

.4             Identifier les membres suivants du personnel de l'équipe de conception‑construction et soumettre un résumé du mandat de chaque membre signé par la personne ainsi désignée :

 

Gérant du projet

Architecte du projet

 

Ingénieur civil / municipal du projet

Ingénieur en mécanique du projet

Ingénieur électricien du projet

 

Directeur des travaux

Principal entrepreneur spécialisé en structures

Principal entrepreneur spécialisé en mécanique

Principal entrepreneur spécialisé en électricité

 

Des conseillers spéciaux tels que architectes paysagistes, ingénieurs géotechniques et / ou ingénieur en environnement seront engagés au besoin par le concepteur-constructeur.

 

[Non souligné dans l'original.]

 

 

[57]           Qui plus est, seul le principal responsable du proposant était autorisé à poser des questions à TPSGC, qui ne devait transmettre toute réponse qu'à cette personne. Voici à ce propos un extrait de la documentation de la DP intitulée « Demandes d'éclaircissements et addenda » :

1)             Le principal responsable du proposant doit soumettre par écrit toutes les questions ou demandes d’éclaircissements sept (7) jours avant la date de clôture. TPSGC ne transmettra les réponses et les questions correspondantes qu’aux principaux responsables des proposants, qui seront chargés de les communiquer s’il y a lieu aux membres de l’équipe du proposant. Les questions et les réponses seront transmises aux principaux responsables des proposants ainsi que les addenda à la DP.

 

[Non souligné dans l'original.]

 

 

[58]           Simultanément, TPSGC gardait une distance avec les membres de l'équipe de conception‑construction qui n'étaient pas des proposants. Par exemple, l'article 3.3. de la DEC est ainsi libellé :

3)        Ne constitue pas une coentreprise, une convention selon laquelle le Canada conclut un contrat directement avec un concepteur-constructeur qui peut faire appel à un architecte, des experts-conseils et des sous-traitants pour exécuter des tranches de ses services.

 

 

[59]           J'estime que le juge de première instance a fait fausse route en accordant une aussi grande importance aux membres de l'équipe de conception-construction dont les compétences seraient examinées, qui devaient faire état de leurs attributions de tâches, examiner les plans et les dessins, certifier qu’ils exécuteraient le travail et qui ne pouvaient pas être remplacés sans le consentement de TPSGC. On trouve au paragraphe 90 du jugement Design Services, une analyse plus réaliste des liens qui existaient entre les intéressés :

Dans la présente affaire, on peut aussi considérer ainsi le processus de conception‑construction utilisé : TPSGC reconnaissait qu’il était improbable, même si cela était concevable, qu’un entrepreneur général intéressé à soumettre une offre pour construire le NCSM Cabot ait suffisamment de ressources pour réaliser les travaux sans recourir à d’autres sociétés pour exécuter des parties importantes des travaux. Par conséquent, son exigence que l’équipe de chaque proposant soit définie et qualifiée et que ses membres s’engagent à l’égard du projet n’était qu’une approche pratique des réalités du marché de la construction. TPSGC a pris soin de rédiger la DEC et la DP de manière à clairement signifier que les soumissions devaient être faites par les proposants, et non par les équipes, même si celles-ci devaient se qualifier, sauf si elles se constituaient en coentreprises selon la définition de ce terme dans les documents [...]

 

 

[60]           Je souscris à ces explications. À mon avis, TPSGC était conscient de l'ampleur et de la complexité du projet de construction. Il a donc décidé de se servir des documents d'appel d'offres pour exposer en détail la nature des travaux à effectuer, permettant ainsi au proposant de décider s'il devait soumissionner seul pour le contrat ou s'il souhaitait le faire dans le cadre d'une coentreprise ou d'une équipe de conception-construction. Si le proposant choisissait de former une équipe de conception‑construction, les documents de l'appel d'offres précisaient ce que l'on attendait des membres de son équipe.

 

[61]           L'importance que revêtaient ces explications détaillées du projet de construction ressort du passage suivant de l'article 0200 des [traduction] Exigences imposées aux soumissionnaires :

[traduction]

 

.1             Le proposant soumettra avec sa proposition, les renseignements précisés au présent article. Ces renseignements devront être suffisamment détaillés pour permettre aux évaluateurs de bien comprendre l’approche en matière de conception adoptée pour chaque domaine précisé et pour permettre de vérifier la conformité de la proposition en ce qui concerne les compétences exigées.

 

 

[62]           Les membres de l'équipe de conception-construction ont par ailleurs fait l'objet d'un examen attentif pour s'assurer qu'ils possédaient les qualités requises pour exécuter les travaux. La DEC précisait ce qui suit :

2)                PREMIÈRE ÉTAPE     La présente demande d’énoncés de compétences amorce la première étape de la procédure de sélection. Son objectif est d’identifier, d’évaluer et de noter les réalisations d’entités et d’équipes de conception-construction intéressés à présenter des propositions en réponse à la présente requête. Les proposants doivent donner des preuves de leurs réalisations, ainsi que des aptitudes, qualités et expériences des personnes clés de l’équipe de conception-construction proposées par eux et qui seraient chargées, si le proposant emporte le marché, de la prestation des services pour le présent projet. Après examen, évaluation et notation des soumissions, par un comité de sélection de TPSGC, les finalistes sur une courte liste d’au plus quatre proposants ayant obtenu une forte note seront invités à soumettre des propositions dans le cadre de la deuxième étape. À la première étape, les seules informations à remettre sont celles qui sont demandées dans la présente demande d’énoncés de compétences [...]

 

                    [Non souligné dans l'original.]

 

 

[63]           Le souci de TPSGC de s'assurer les services des personnes les plus compétentes et les plus expérimentées pour réaliser les travaux explique pourquoi il exigeait des membres de l'équipe de conception‑construction qu'ils fassent état de leurs attributions de tâches, qu'ils examinent les plans et les dessins et qu'ils certifient qu’ils exécuteraient le travail. Il explique aussi pourquoi ces personnes ne pouvaient être remplacées sans l'approbation de TPSGC. Il ne s'agissait nullement pour TPSGC de former une coentreprise avec les membres de l'équipe de conception‑construction. En fait, ainsi que le juge de première instance l'a fait observer dans le jugement Design Services, au paragraphe 97 :

[...] TPSGC exigeait certes que la capacité des membres de l’équipe à réaliser le projet soit démontrée et que ceux-ci s’engagent, s’ils étaient qualifiés, à exécuter leur part des travaux et à demeurer partie de l’équipe jusqu’à l’issue du processus de DP, mais ces exigences s’adressaient au proposant. C’était la soumission du proposant Olympic qui risquait d’être disqualifiée si elle ne satisfaisait pas aux exigences de TPSGC. Et c’était le proposant Olympic qui était lié par les conditions de la DP jusqu’à l’octroi du contrat.

 

En d'autres termes, c'est avec Olympic et non avec les intimés que TPSGC entretenaient des rapports. Il incombait à Olympic de recourir aux services de sous-traitants possédant l'expérience et les capacités nécessaires.

[64]           Pour cette raison, je m'interroge sur le bien-fondé de la conclusion du juge de première instance suivant laquelle TPSGC gérait « de façon étroite » la participation des intimées. Le Mandat des membres de l’équipe de conception-construction explique en détail les voies de communication et le rôle de chacun des participants. Il précise bien que TPSGC n'avait aucun contact direct avec l'architecte, les experts-conseils et les sous-traitants. C'était plutôt Olympic qui était chargée d'assurer la liaison avec l'ensemble des experts-conseils. Olympic était également chargée de la liaison avec TPSGC.

 

[65]           Ainsi qu'il ressort à l'évidence de ce qui précède, TPSGC n'avait des rapports directs qu'avec Olympic. Olympic, à son tour, avait des rapports directs avec les intimées. Le rôle central joué par Olympic ressort également des stipulations suivantes du Contrat type de conception-construction :

CG3.2 CONCEPTION DU PROJET ET RÔLE DU CONCEPTEUR

 

2) Le concepteur-constructeur est tenu d’employer ou d’engager les architectes, ingénieurs professionnels et autres experts-conseils nécessaires à l’exécution des services de conception dont le concepteur a la charge en vertu du contrat.

 

[...]

 

 

CG3.4 EXÉCUTION DES TRAVAUX

 

[...]

 

2) Le concepteur-constructeur doit fournir et payer tous les services professionnels, les services de conception, la main-d’oeuvre, les installations de production, le matériel, les outils, les machines et les équipements de construction, l’eau, le chauffage, l’éclairage, l’énergie, le transport et les autres installations et services nécessaires à l’exécution des travaux en conformité avec le présent contrat.

 

[...]

 

 

[66]           En fait, le juge de première instance est même allé jusqu'à reconnaître ce qui suit, au paragraphe 15 du jugement Design Services : « À l’étape de la DEC tout comme à celle de la DP, TPSGC ne traitait pas directement avec les demanderesses ».

 

[67]           Pour les motifs que je viens d'exposer, je conclus que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante en suggérant une analogie entre la jurisprudence sur les coentreprises citée dans l'arrêt Cooper et la présente espèce.

 

b)         Autres décisions

[68]           Devant notre Cour, les intimées ont signalé d'autres décisions qui, affirment-elles, permettent de conclure à l'existence d'une obligation de diligence en l'espèce. Ainsi, l'avocat des intimées a semblé tabler fortement sur l'arrêt Martel Building Limited c. Canada, [2000] 2 R.C.S. 860 [Martel]. Or, dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada s'est abstenue de trancher la question de savoir dans quels cas le maître de l'ouvrage est assujetti à une obligation de diligence envers le sous‑traitant. Suivant l'arrêt Martel (au paragraphe 108) :

Enfin, le juge Desjardins invoque deux décisions à l’appui de sa conclusion selon laquelle l’existence d’une obligation de traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité a été reconnue dans le contexte de recours fondés sur la responsabilité civile délictuelle. Or, ces deux décisions ont été infirmées en appel : Twin City Mechanical c. Bradsil (1967) Ltd. (1996), 31 C.L.R. (2d) 210 (C. Ont. (Div. gén.)), inf. par (1999), 43 C.L.R. (2d) 275 (C.A. Ont.); Ken Toby Ltd. c. British Columbia Buildings Corp. (1997), 34 B.C.L.R. (3d) 263 (C.S.), inf. par (1999), 62 B.C.L.R. 308 (C.A.) [...] Dans les deux affaires, la cour d’appel s’est abstenue de trancher la question de savoir s’il existait ou non une obligation de diligence en pareils cas et elle s’est contentée de statuer qu’aucun manquement ne pouvait être établi. Nous croyons que la question de savoir s’il peut exister une obligation de diligence entre un sous‑traitant et un propriétaire devra être tranchée plus tard, lorsque les circonstances d’une affaire s’y prêteront.

 

[69]           Les intimées citent par ailleurs l'arrêt Edgeworth Construction Ltd. c. N.D. Lea & Associates Ltd., [1993] 3 R.C.S. 206. Cette affaire concernait une entreprise, Edgeworth Construction Ltd. (Edgeworth), qui construisait des routes en Colombie‑Britannique. Après que sa soumission en vue d'obtenir un contrat de construction d'une section de route eut été retenue, Edgeworth a conclu un contrat avec la province en vue d'exécuter les travaux. Elle a malheureusement perdu de l'argent dans ce projet en raison de présumées erreurs dans les devis et plans d'exécution. Elle a par conséquent intenté des poursuites pour déclaration inexacte faite par négligence, notamment contre le cabinet d'ingénieurs qui avait préparé les plans en question. La Cour suprême du Canada a statué que le cabinet d'ingénieurs était assujetti à une obligation de diligence envers Edgeworth.

 

[70]           J'avoue que j'ai le plus grand mal à comprendre en quoi cet arrêt pourrait aider les intimées. On n'y trouve pas la moindre allusion au sujet de la mesure dans laquelle le maître de l'ouvrage et les sous-traitants entretiendraient des liens étroits entre eux. Les intimées n'ont aucunement expliqué en quoi cette affaire était analogue à la présente espèce.

 

[71]           Compte tenu des observations des parties, je conclus donc qu'il n'existe pas de catégories analogues d’affaires où les tribunaux ont reconnu l’existence d'un tel lien de proximité. Je vais donc maintenant passer à l'examen de la question de savoir si, dans ces conditions, il y a lieu de reconnaître l'existence d'une nouvelle obligation de diligence.

 

            (2) Nouvelle obligation de diligence

[72]           J'estime qu'il existe en l'espèce plusieurs considérations qui militent contre l'imposition d'une nouvelle obligation. Premièrement, comme je l'ai déjà signalé, le contexte factuel de la présente affaire ne permet tout simplement pas de conclure à l'existence d'un lien de proximité suffisamment étroit pour justifier l'imposition d'une obligation de diligence. TPSGC n'entrait en contact avec les intimées que par le truchement d'Olympic, qui agissait comme intermédiaire entre TPSGC et son équipe de conception-construction. Comme Olympic était interposée entre TPSGC et les intimées, TPSGC n'avaient avec ces dernières que des rapports distants et indirects. Je ne vois pas comment on pourrait prétendre que TPSGC et les intimées entretenaient des liens étroits et directs.

 

[73]           Il existe également des considérations de politique générales qui militent contre l'imposition d'une obligation de diligence en l'espèce. Tout d'abord, dans le présent procès, les intimées étaient très bien placées pour se protéger. Elles auraient aisément pu soumissionner pour le projet en constituant par contrat une coentreprise avec Olympic. Cette possibilité était d'ailleurs expressément envisagée dans les documents d'appel d'offres. D'ailleurs, au moins un proposant, qui s'est classé parmi les finalistes, s'est prévalu de cette possibilité.

 

[74]           Qui plus est, il était loisible à toutes les intimées, sauf PHB Group Inc., l'architecte, de faire des offres à d'autres soumissionnaires. De fait, Superior Masonry Limited a proposé un prix à Olympic, ainsi qu'à Westeinde, pour les travaux de maçonnerie du projet. C'est d'ailleurs elle qui a finalement exécuté en sous-traitance les travaux de maçonnerie pour Westeinde. Compte tenu de ces « recours extrajudiciaires », je ne crois pas que la justice nous oblige à conclure en l'espèce à la proximité.

 

[75]           En conclusion donc, le lien de proximité qui existe entre TPSGC et les intimées n'est pas suffisamment étroit pour justifier l'imposition à TPSGC d'une obligation de diligence prima facie.

 

c)      Considérations de politique résiduelles

[76]           Comme j'ai conclu que TPSGC n'était même pas assujetti à une obligation de diligence prima facie envers les intimées, il n'est pas nécessaire que je passe à la seconde étape de l'analyse de l'arrêt Anns. Je tiens néanmoins à formuler quelques observations sur les motifs qui ont conduit le juge de première instance à conclure qu'il n'existait pas de considérations de politique résiduelles justifiant l’annulation de la responsabilité en l'espèce, et notamment à estimer que TPSGC ne serait pas exposée à une responsabilité indéterminée si une obligation de diligence lui était imposée.

 

[77]           Dans le jugement Design Services, le juge de première instance fait observer ce qui suit, au paragraphe 118 :

En l’espèce, toutefois, je ne suis pas d’accord pour dire que la responsabilité serait indéterminée en raison de l’approche particulière, et unique selon la preuve présentée, adoptée par le défendeur dans le processus d’appel d’offres.

 

 

[78]           Il me semble que le juge de première instance a surestimé le prétendu « caractère unique » du présent processus d'appel d'offres. En premier lieu, il convient de signaler que les appels d'offres en matière de conception-construction ne sont pas rares. Il ressort par exemple du témoignage suivant de M. Carl Mallam (Mallam), ingénieur professionel et président d'Olympic, qu'on y recourt [traduction] « partout au Canada » :

 

[traduction] [...]  de nos jours, partout au Canada, dans le domaine de la conception‑construction, conscients de la somme de travail que supposent ces travaux, un grand nombre de services d'appels d'offres ou d'acheteurs publics de travaux de conception et de construction précisent dès le début, lorsqu'ils lancent un appel d'offres, que le soumissionnaire dont l'offre ne sera pas retenue aura droit à un dédommagement. Le recours à ce mécanisme est largement répandu au Canada mais en l'espèce, il est vrai que l'appel d'offres ne prévoyait pas le versement d'une indemnité précise aux soumissionnaires non retenus.

 

[79]           Qui plus est, après avoir examiné d'autres documents d'appels d'offres provinciaux et fédéraux, je ne puis conclure que les exigences du processus d'appel d'offres pour le projet de conception‑construction qui est en litige dans le cas qui nous occupe étaient à ce point inusitées. Voici, à cet égard, ce que dit le juge de première instance au paragraphe 56 du jugement Design Services :

 

M. Mallam concède que les formulaires types pour les soumissions à la province de Terre‑Neuve et à TPSGC comportaient l’exigence de fournir la liste des sous-traitants. Il reconnaît que le contrat-type de la TPSGC comportait aussi l’exigence de fournir la liste des sous‑traitants, ceux-ci pouvant être changés, s’ils figuraient sur la liste, avec le consentement du propriétaire. Selon son expérience, toutefois, on exigeait rarement les noms des sous‑traitants. Lorsque cela arrivait, le propriétaire exigeait parfois sur le formulaire les noms des sous-traitants pour certaines spécialités, par exemple l’entrepreneur en mécanique ou en électricité. Mais cela n’était pas courant et il n’avait jamais vu l’exigence de fournir la liste de tous les experts-conseils et entrepreneurs importants.

 

 

 

[80]           Je suis d'avis que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante en préférant le témoignage de M. Mallam sur ce point aux éléments de preuve documentaires dont il disposait. Après tout, M. Mallam a admis que son témoignage n'était fondé que sur son expérience personnelle. En toute déférence pour M. Mallam, j'estime que les limites de cette expérience ont été révélées par les contrats-types auxquels l'appelante s'est référée tant en première instance qu'en appel. Tout comme les documents d'appels d'offres qui sont au coeur du présent litige, ces documents prévoient des restrictions en ce qui concerne les remplacements des membres de l'équipe.

 

[81]           À titre d'exemple, voici un extrait d'un contrat-type intitulé [traduction] « Soumission en réponse à l'appel d'offres du gouvernement de Terre-Neuve et Labrador pour un marché à forfait » :

 

[traduction]

 

7.             Nous acceptons de produire sous la cote A une liste de tous les sous‑traitants et fournisseurs dont les soumissions ont été utilisées pour la préparation du prix de la présente offre. Cette liste devra être approuvée par le maître de l'ouvrage [...]

 

[...]

 

 

Nous nous réservons le droit de remplacer les hommes de métier par d'autres sous‑traitants en cas de faillite d'un sous-traitant après la date des présentes. Tout remplacement devra être approuvé par le propriétaire et ne pourra être effectué que sur production d'une preuve satisfaisante de la faillite.

 

 

[82]           Le contrat type d'appel d'offres rédigé par Travaux publics Canada - Région de l'Atlantique intitulé [traduction] Formulaire de soumission pour des grands travaux de construction va dans le même sens :

 

[traduction]

 

NOTA :  Malgré les directives énoncées à la section 9 des Instructions aux soumissionnaires, le nom et l'adresse des sous-traitants chargés de réaliser une partie des travaux prévus aux présentes doivent être communiqués au moment de la présentation de la soumission.

 

 

[83]           Compte tenu de ces éléments de preuve, je constate que le juge de première instance a exagéré le caractère unique du présent appel d'offres pour des travaux de conception et de construction et qu'il a ainsi commis une erreur manifeste et dominante.

 

VI.       DISPOSITIF

[84]           TPSGC n'a engagé ni sa responsabilité contractuelle ni sa responsabilité délictuelle envers les intimées. J'accueillerais l'appel avec dépens et je rejetterais l'appel incident avec dépens.

 

 

« J. Edgar Sexton »

Juge 

 

« Je souscris à ces motifs.

            Le juge Gilles Létourneau ».

 

« Je souscris à ces motifs.

            Le juge Malone ».

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                                            A-414-05

 

(APPEL D'UN JUGEMENT RENDU PAR LE JUGE RICHARD MOSLEY LE 23 JUIN 2006 DANS LE DOSSIER T-219-00)

 

INTITULÉ :                                         SA MAJESTÉ LA REINE c. DESIGN SERVICES LIMITED, G.J. CAHILL & COMPANY LIMITED, PYRAMID CONSTRUCTION LIMITED, PHB GROUP INC., CANADIAN PROCESS SERVICES INC., METAL WORLD INCORPORATED INC.

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                  ST. JOHN'S (TERRE-NEUVE)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                 LE 28 JUIN 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :              LE JUGE SEXTON

 

Y ONT SOUSCRIT :                          LE JUGE LÉTOURNEAU

                                                              LE JUGE MALONE

 

DATE DES MOTIFS :                       LE 21 JUILLET 2006

 

COMPARUTIONS :

 

Ronald S. Noseworthy, c.r.

POUR L'APPELANTE

 

Michael F. Harrington, c.r.

POUR L'INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

French, Noseworthy & Associates

St. John's (Terre-Neuve)

POUR L'APPELANTE

 

 

Stewart McKelvey Stirling Scales

St. John's (Terre-Neuve)

POUR L'INTIMÉE

 

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.