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Date : 20050406

Dossier : A-271-04

Référence : 2005 CAF 113

CORAM :       LE JUGE ROTHSTEIN

LE JUGE SEXTON

LE JUGE EVANS

ENTRE :

                                                            ALI TAHMOURPOUR

appelant

                                                                                                                                                           

                                                                             et

LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

                                     Audience tenue à Toronto (Ontario), le 16 février 2005

                                        Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 6 avril 2005

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                               LE JUGE EVANS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                 LE JUGE ROTHSTEIN

                                                                                                                           LE JUGE SEXTON


Date : 20050406

Dossier : A-271-04

                                                                                                           

Référence : 2005 CAF 113

CORAM :       LE JUGE ROTHSTEIN

LE JUGE SEXTON

LE JUGE EVANS

ENTRE :

                                                            ALI TAHMOURPOUR

appelant

                                                                                                                                                           

                                                                             et

LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

                                                       MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EVANS

A.       INTRODUCTION


[1]                Le 21 mars 2001, Ali Tahmourpour, un citoyen canadien d'ascendance moyenne-orientale et de religion musulmane, a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne. Il s'est plaint que, après avoir été recruté dans le cadre du Programme de formation des cadets de la Gendarmerie royale du Canada (G.R.C.), il a été victime de pratiques discriminatoires en raison de sa religion ou de ses origines nationale ou ethnique, en violation des articles 7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6. Il a affirmé qu'il a été victime de harcèlement lorsqu'il a occupé les fonctions de cadet à la Division dépôt de Regina (Saskatchewan), de juillet à octobre 1999, qu'il a été injustement évalué et qu'il a été renvoyé après avoir terminé 14 des 22 semaines de formation. La plainte attribuait le harcèlement à la discrimination systémique.

[2]                Après avoir examiné la plainte, l'enquêteur de la Commission a recommandé le rejet de la plainte parce qu'elle était sans fondement, conformément au sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi, et que [traduction] « le contrat a pris fin en raison du rendement au travail du plaignant. » Après avoir procédé à un examen du rapport de l'enquêteur et des arguments formulés par M. Tahmourpour en réponse à ce rapport, la Commission a rejeté la plainte [traduction] « parce que la preuve n'appuie pas les allégations de discrimination. »

[3]                Le présent appel soulève deux questions d'équité en matière de procédure. Premièrement, l'enquête relative à la plainte a-t-elle été non rigoureuse au point de nier le droit de l'appelant à une enquête approfondie? Deuxièmement, la plainte a-t-elle été rejetée sur la base des conclusions relatives à la crédibilité, ce qui ne peut être fait en toute impartialité que par un tribunal après la tenue d'une audience où des témoins peuvent être contre-interrogés?


[4]                M. Tahmourpour a formulé une demande de contrôle judiciaire qui vise le rejet de sa plainte par la Commission. La demande a été rejetée : Tahmourpour c. Canada (Solliciteur général), 2004 CF 585. Le juge a considéré que la décision de la Commission ne pouvait être qualifiée de déraisonnable en se fondant sur la preuve qui lui a été présentée. En particulier, le juge a conclu que les données statistiques produites par M. Tahmourpour, mais qui ne sont pas prises en considération dans le rapport de l'enquêteur, n'appuyaient ni la plainte de discrimination systémique ni les plaintes de discrimination personnelle. C'est cette décision qui fait l'objet d'un appel.

[5]                À mon humble avis, le juge qui a entendu la demande a fait erreur en rejetant la demande de contrôle judiciaire. L'appel devrait être accueilli et l'affaire, renvoyée à la Commission. J'ajouterais que la Cour a été grandement assistée par l'avocat de M. Tahmourpour, un avantage dont n'a pas bénéficié le juge qui a entendu la demande, devant lequel M. Tahmourpour a comparu personnellement.

B.        CADRE LÉGISLATIF

Loi canadienne sur les droits de la personne



7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

a) de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu;

b) de le défavoriser en cours d'emploi.

...

10. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite et s'il est susceptible d'annihiler les chances d'emploi ou d'avancement d'un individu ou d'une catégorie d'individus, le fait, pour l'employeur, l'association patronale ou l'organisation syndicale :

a) de fixer ou d'appliquer des lignes de conduite;

b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l'engagement, les promotions, la formation, l'apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d'un emploi présent ou éventuel.

...

14. (1) Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de harceler un individu :

...

c) en matière d'emploi.

...

44. (3) Sur réception du rapport d'enquête prévu au paragraphe (1), la Commission :

...

b) rejette la plainte, si elle est convaincue :

(i) soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l'examen de celle-ci n'est pas justifié,

...

7. It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

on a prohibited ground of discrimination

...

10. It is a discriminatory practice for an employer, employee organization or employer organization

(a) to establish or pursue a policy or practice, or

(b) to enter into an agreement affecting recruitment, referral, hiring, promotion, training, apprenticeship, transfer or any other matter relating to employment or prospective employment,

that deprives or tends to deprive an individual or class of individuals of any employment opportunities on a prohibited ground of discrimination.

14. (1) It is a discriminatory practice,

...

(c) in matters related to employment,

to harass an individual on a prohibited ground of discrimination.

...

44.(3) On receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission

...

(b) shall dismiss the complaint to which the report relates if it is satisfied

(i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is not warranted,

...

C.        QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE

Première question en litige : Norme de contrôle


[6]                Le sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi confère un pouvoir discrétionnaire important à la Commission qui décide si la plainte doit être rejetée ou entendue devant un tribunal. Conséquemment, la Cour n'interviendra que si la conclusion de la Commission est jugée déraisonnable, lorsqu'il n'y a pas eu violation de l'obligation d'équité ou d'autres erreurs de droit : Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier (C.A.), [1999] 1 C.F. 113 (C.A.), paragraphe 35; voir également Marie-Hélène Blais et autres, Standards of Review of Federal Administrative Tribunals, éd. 2005 (Markham Ont.: LexisNexis Butterworth, 2004), la section 3.2.1.4.

[7]                En alléguant que le degré de rigueur de l'examen de la plainte n'était pas suffisant pour justifier son congédiement et que la décision de la Commission reposait sur des conclusions relatives à la crédibilité, M. Thamourpour soutient que la Commission a violé l'obligation d'équité. Une cour de révision n'a pas à faire preuve de déférence dans la détermination de l'équité procédurale d'un organisme administratif : Syndicat canadien de la fonction publique c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539, 2003 CSC 29, paragraphe 100. Pourtant, la cour ne remettra pas en question les choix en matière de procédure qui sont faits dans le cadre de l'exercice du pouvoir discrétionnaire de l'organisme et qui respectent l'obligation d'équité.

Deuxième question en litige : L'enquête de la Commission était-elle suffisamment rigoureuse pour être équitable du point de vue de la procédure?

[8]                L'arrêt-clé à l'égard de cette question est Slattery c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574, paragraphe 55 (1re inst.), confirmé par (1996), 205 N.R. 383 (C.A.F.). Le juge qui a entendu la demande dans l'arrêt Slattery, à savoir le juge Nadon (maintenant juge de la Cour d'appel fédérale), a affirmé (au paragraphe 49) que la décision de la Commission quant à savoir si un examen de la plainte est justifié doit reposer sur une enquête rigoureuse. Il a poursuivi en expliquant (au paragraphe 56) qu'une enquête peut manquer du degré de rigueur légalement requis lorsque, par exemple, un enquêteur « n'a pas examiné une preuve manifestement importante » .


[9]                L'avocat de M. Tahmourpour a allégué que l'enquêteur, en l'espèce, n'avait pas « examiné une preuve manifestement importante » . Il s'est fondé plus particulièrement sur deux aspects de l'enquête pour établir que celle-ci n'avait pas respecté la norme en matière de rigueur prescrite dans l'arrêt Slattery.

[10]            Premièrement, l'enquêteur n'a pas enquêté sur les taux comparatifs de départ du programme de formation, taux qui, de l'avis de M. Tahmourpour, fournissaient une preuve statistique de discrimination systémique contre les membres des minorités visibles.

[11]            Deuxièmement, l'enquêteur a omis d'interroger des témoins cruciaux qui ont assisté, sans y participer, à certains des incidents ayant fait l'objet de plaintes, et qui pourraient être en mesure d'émettre un point de vue indépendant à ce sujet. Plus particulièrement, l'enquêteur n'a fait aucun effort pour communiquer avec d'autres cadets membres de la troupe de M. Tahmourpour, qui ont assisté à certains des incidents qui, de l'avis de M. Tahmourpour, constituaient ou mettaient en évidence des actes de discrimination. Il n'a pas non plus interviewé un député à qui M. Tahmourpour avait parlé de ses préoccupations, plusieurs semaines avant que l'on mette fin à son contrat.

i) Discrimination systémique


[12]            L'avocat de M. Tahmourpour affirme que, dans son rapport, l'enquêteur a omis d'enquêter sur certaines des preuves statistiques que M. Tahmourpour a fournies en ce qui concerne les taux de départ (c.-à-d., départs volontaires et cessations d'emploi) du programme de formation des cadets au cours de la période 1996-2001. Il soutient que, puisque les statistiques étaient une preuve importante, l'absence d'analyse de ces données représentait une violation de l'obligation d'équité, et que le juge qui a entendu la demande aurait dû renvoyer l'affaire à la Commission pour la poursuite de l'enquête. Plutôt, le juge a procédé à sa propre analyse des données et, selon l'avocat, il a commis une erreur dans son analyse.

[13]            M. Tahmourpour a présenté à la Commission deux séries de statistiques qu'il a obtenues de la G.R.C. ainsi que son analyse de ces statistiques. Une note figurant sous l'une des séries de données de la G.R.C. mentionnait que, de 1996 à 2001, le taux de départ du programme de formation visant la population des cadets dans son ensemble était de 7 %. M. Tahmourpour a comparé ce taux avec le taux de départ de 15,9 % qu'il a calculé pour les cadets issus des minorités visibles en se fondant sur les données de 1996 à 2000, le dernière année de statistiques complètes.

[14]            M. Tahmourpour a affirmé que l'écart est plus important lorsqu'on compare les taux de départ des cadets issus des minorités aux taux de départ des cadets autres que ceux issus des minorités. Il calcule que, si les membres des minorités visibles sont exclus de la population des cadets, le taux de départ n'est que de 5,8 %, contre 15,9 % pour les cadets issus des minorités visibles.


[15]            M. Tahmourpour a affirmé que les données des années de 1996 à 2001 révèlent également que, même si les membres des minorités visibles ne représentaient que 11 % de la population des cadets, ils représentaient 23 % de tous les départs. De 1996 à 2000, a-t-il affirmé, même si seulement 12 % des cadets étaient membres des minorités visibles, ils représentaient près de 28 % du total des départs.

[16]            L'avocat de M. Tahmourpour allègue que, étant donné la fiabilité de leur source, ces statistiques révèlent suffisamment de pratiques discriminatoires et que, de ce fait, celles-ci auraient dû faire l'objet d'une analyse dans le rapport de l'enquêteur et, au besoin, d'une enquête plus poussée.

a) Enquête systémique et portée de l'enquête

[17]            Des doutes ont été formulés quant à savoir si la discrimination systémique était incluse dans la plainte de M. Tahmourpour. La partie « allégations » de la plainte officielle faisait référence à deux articles de la Loi : l'article 7 (le fait de refuser de continuer d'employer un individu ou de le défavoriser en cours d'emploi) et l'article 14 (harcèlement d'un individu). La partie « allégations » n'a pas fait mention de l'article 10 qui prévoit qu'un acte discriminatoire est commis lorsqu'un employeur, une organisation syndicale ou une association patronale fixe ou applique des lignes de conduite qui annihilent ou sont susceptibles d'annihiler les chances d'emploi d'un individu ou d'une catégorie d'individus si l'acte est fondé sur des motifs de distinction illicite. L'article 10 n'emploie pas les termes « discrimination systémique » .


[18]            Après avoir présenté de façon détaillée les allégations de harcèlement visant deux officiers dans la partie portant sur les renseignements détaillés de la formule de plainte, M. Tahmourpour a déclaré : [traduction] « Je crois que la discrimination est systémique et que, dans ces conditions, j'ai été l'objet d'actes de harcèlement commis au Dépôt par d'autres instructeurs. » Il a ensuite décrit d'autres incidents sur lesquels il a fondé ses plaintes concernant le harcèlement, les évaluations injustes de son rendement et son renvoi.

[19]            En réponse à une demande de M. Tahmourpour visant la modification de la plainte pour y inclure l'article 10, l'enquêteur a avisé ce dernier dans une lettre en date du 22 janvier 2003 que ce n'était pas possible et que, s'il voulait invoquer la discrimination systémique, il devait déposer une nouvelle plainte. Cependant, étant donné que la Commission pouvait rejeter la plainte comme le prévoit l'article 41 de la Loi en alléguant que celle-ci a été déposée après l'expiration du délai, M. Tahmourpour n'a pas jugé que cette option était très intéressante.

[20]            Néanmoins, bien que le rapport de l'enquêteur ne fasse jamais mention d'une discrimination systémique comme tel, dans la section « autres preuves pertinentes » , le rapport fait référence à certaines des statistiques fournies par M. Tahmourpour. Cela dit, les statistiques n'incluent pas de données qui, selon M. Tahmourpour, montrent que, de 1996 à 2001, le taux de départ des membres issus des minorités visibles était beaucoup plus élevé que celui de la population des cadets dans son ensemble.


[21]            La G.R.C. a fourni des données à l'enquêteur, qui indiquent combien des 24 cadets faisant partie de la troupe de M. Tahmourpour étaient membres des minorités visibles et de la population autochtone et, de ces 24 cadets, combien ont été embauchés ou renvoyés. En s'appuyant sur ces données, l'enquêteur a conclu que la preuve documentaire démontrait que la plainte n'était pas fondée et que l'emploi de M. Tahmourpour a pris fin en raison de problèmes de rendement au travail.

[22]            À mon avis, il n'est pas pertinent de savoir si la plainte officielle de M. Tahmourpour inclut une allégation, aux termes de l'article 10, de lignes directrices ou de pratiques discriminatoires au sein de la G.R.C. ou de savoir si l'allusion au caractère systémique de la discrimination avait simplement pour but de fournir une preuve circonstantielle pour appuyer les doléances du plaignant au sujet des actes de harcèlement dont il a été victime, en contravention de l'article 14, et des évaluations incorrectes et du renvoi dont il a été l'objet, en contravention de l'article 7 de la Loi. Que la portée de la plainte englobe ou non l'article 10 ou se limite aux articles 7 et 14 de la Loi, il ressort que les statistiques fournies par M. Tahmourpour pour illustrer les différents taux de départ selon qu'il s'agit de la population des cadets dans son ensemble ou des cadets issus des minorités visibles avaient trait à une allégation s'inscrivant dans la portée de la plainte.

[23]            Si la plainte faisait référence à la discrimination systémique au sens de l'article 10 de la Loi, une preuve de taux de départ différents peut établir l'existence de lignes directrices ou de pratiques au sein de la G.R.C. en matière de formation et d'embauchage de cadets, qui annihilent ou sont susceptibles d'annihiler les chances d'emploi des membres des minorités visibles.


[24]            Si, par ailleurs, la plainte se limite aux allégations de M. Tahmourpour, selon lesquelles il a été l'objet de harcèlement, d'évaluations incorrectes et de renvoi, les statistiques sur les taux de départ peuvent fournir une preuve circonstancielle de ces allégations. En ce qui concerne l'utilisation de preuves statistiques appuyant les plaintes relatives aux droits de la personne, se reporter à l'arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (ministère de la Santé nationale et du Bien-être social) (Chopra) (1998), 146 F.T.R. 106, dans lequel le juge Richard (maintenant juge en chef de la Cour d'appel fédérale) a considéré qu'un tribunal avait commis une erreur en refusant d'admettre des données statistiques comme preuves circonstancielles d'une plainte individualisée.

[25]            À mon avis, la véritable question, en l'espèce, est de déterminer si l'absence d'analyse par l'enquêteur des données de la G.R.C. relatives aux taux de départ comparatifs auxquels se réfère M. Tahmourpour était un manquement grave pouvant être assimilé à une violation de l'obligation d'équité au sens de l'arrêt Slattery.

b) L'analyse des données statistiques était-elle rigoureuse?

[26]            À première vue, les statistiques de la G.R.C. relatives aux taux de départ comparatifs, utilisées par M. Tahmourpour, sont à la fois fiables, en raison de leur source, et liées à la plainte. L'avocat du ministre a fait valoir que, si l'enquêteur avait commis une erreur en ne procédant pas à l'analyse de certaines des données fournies par M. Tahmourpour, l'erreur a été, dans les faits, corrigée lorsque le juge qui a entendu la demande a examiné les données et conclu qu'elles n'établissaient pas qu'il y a eu discrimination.


[27]            Je ne partage pas ce point de vue. À mon avis, il ne revient pas à un tribunal qui entend une demande de contrôle judiciaire d'assumer le rôle d'un enquêteur et de procéder à une analyse de preuves qui relevait des fonctions de ce dernier. L'évaluation de la qualité des preuves dans les plaintes concernant les droits de la personne relève de l'expertise de la Commission, en particulier lorsque les preuves sont de nature technique. Si, pour respecter le principe de l'équité, l'enquêteur se devait d'analyser les taux de départ et qu'il a omis de le faire, le juge aurait dû mettre de côté le rejet de la plainte et renvoyer l'affaire à la Commission.

[28]            Le danger inhérent à la démarche entreprise par le juge qui a entendu la demande est illustré par le fait que son analyse des données semble suspecte. Plus particulièrement, il ressort du calcul par le juge que le nombre de départs pour l'ensemble de la population des cadets, de 1996 à 2000, s'établissait à 425 sur 3 121 cadets, c.-à-d., à 13,6 %, tandis que la note afférente aux statistiques de la G.R.C., pour la période allant de 1996 à 2001, fait état d'un taux de départs de seulement 7 %. Pour cette période, la méthode du juge calculerait un taux de départs d'environ 3,7    %. En outre, le juge n'a pas examiné les statistiques présentées à la Commission par M. Tahmourpour qui, selon ce dernier, révèlent que même si les minorités visibles représentaient environ 11 % des recrues de 1996 à 2001, elles représentaient près de 23 % de tous les départs enregistrés pendant cette période.

[29]            Comme je l'ai déjà mentionné, il ne revient ni à la Cour ni à la Cour fédérale de déterminer si les données produites par M. Tahmourpour sont exactes ou complètes ou si l'analyse est rigoureuse. Par conséquent, j'ai tenu compte des statistiques présentées à la Commission par M. Tahmourpour uniquement pour illustrer que celles-ci sont, à première vue, fiables et liées aux questions relevant de la portée de l'enquête et qu'elles révèlent suffisamment de pratiques discriminatoires et que, de ce fait, à des fins d'équité, celles-ci auraient dû faire l'objet d'une analyse par la Commission.


(ii) Absence d'entrevue avec les témoins

a) Autres cadets

[30]            L'avocat de M. Tahmourpour a affirmé que l'enquêteur aurait dû interviewer quelques-uns des 23 cadets membres de la troupe de M. Tahmourpour, parce qu'ils auraient pu émettre un point de vue indépendant à l'égard de certains des incidents sur lesquels repose la présente plainte. Plutôt, il ressort du rapport que l'enquêteur n'a interviewé que les officiers visés par la plainte de M. Tahmourpour et les officiers qui ont travaillé avec ces derniers dans le cadre du programme de formation.

[31]            La preuve découlant de l'entrevue avec les cadets qui étaient présents aurait pu être particulièrement utile à l'enquête relative aux trois incidents. Premièrement, M. Tahmourpour a allégué que le sergent responsable du programme de conditionnement physique a annoncé à la troupe sur un « ton hostile et condescendant » que, à titre d'exception à la règle générale interdisant le « port de bijoux » , M. Tahmourpour serait autorisé à porter des bijoux religieux dans les séances de conditionnement physique. Un caporal qui assistait à la séance ce jour-là a nié que le sergent a fait référence à M. Tahmourpour d'une manière négative et a soutenu qu'il s'en souviendrait si le ton du sergent avait été hostile ou condescendant.


[32]            Le deuxième incident concernait le caporal responsable de la formation au tir, un domaine pour lequel le rendement de M. Tahmourpour a été jugé non satisfaisant. Ce dernier a allégué que le caporal lui criait des injures, l'identifiait comme un membre d'une minorité religieuse et affirmait à la troupe que (le caporal) n'était pas « politiquement correct » et que ça lui était égal qu'ils le sachent. M. Tahmourpour croyait que cette dernière remarque signifiait que le caporal était hostile aux membres appartenant aux minorités et méprisait les mesures d'antidiscrimination. Il a également fait remarquer que l'expression « politiquement correct » précède souvent un commentaire ou une conduite qui est de nature à être jugée offensante par les membres des groupes minoritaires. Le caporal en question, cependant, a affirmé qu'il n'avait jamais été hostile à l'endroit de M. Tahmourpour ni qu'il lui avait crié des injures et que l'expression «    politiquement correct » voulait simplement dire que, en tant qu'agent de formation sur les armes à feu, il devrait crier et qu'il serait peut-être « brusque » .

[33]            Troisièmement, M. Tahmourpour a affirmé que, préalablement aux inspections, il a montré son arme à feu à d'autres cadets qui lui ont confirmé que son arme était propre. Cependant, lorsque les officiers ont vérifié son arme, ils lui ont dit qu'elle était sale et c'est à la suite de cette inspection que son rendement dans ce domaine a été évalué négativement.


[34]            À mon avis, il est injustifiable que l'enquêteur n'ait pas interviewé les autres cadets de la troupe en ce qui a trait aux allégations précitées, étant donné que ces derniers étaient susceptibles d'être une source d'information importante. Selon l'avocat du ministre, le problème était attribuable à l'écoulement du temps. Les incidents en question se sont produits à l'été et à l'automne 1999 et l'enquête a eu lieu près de trois ans plus tard. Entre-temps, les cadets faisant partie de la troupe de M. Tahmourpour étaient partis ailleurs et n'étaient pas disponibles pour l'entrevue. En outre, même s'ils avaient pu être retrouvés, selon l'avocat, il est peu probable qu'ils se soient rappelés les incidents.

[35]            Je ne suis pas du même avis. Étant donné que l'enquêteur n'a tenté de communiquer avec aucun des cadets, on ne peut en déduire qu'ils ne pouvaient être retrouvés ou qu'ils ne pouvaient se souvenir des incidents en question. Ce sont des hypothèses. Je note que les officiers mêlés aux incidents ainsi que leurs collègues se rappelaient suffisamment les incidents pour en arriver à nier les allégations de M. Tahmourpour.

b) M. John Solomon, député

[36]            L'avocat de M. Tahmourpour a allégué que l'enquêteur semble avoir été préoccupé par le fait que M. Tahmourpour ne s'est plaint de problèmes de harcèlement qu'après sa cessation d'emploi et que l'enquêteur semble avoir attaché de l'importance à ce délai. L'avocat déduit cela du rapport qui contient quatre références au fait que M. Tahmourpour aurait attendu avant de déposer sa plainte.

[37]            M. Tahmourpour a répondu au rapport préliminaire de l'enquêteur, qui date du 10 mars 2003, et affirmé que, pendant qu'il était un stagiaire en formation, en tant que membre de la troupe, il a fait part au député local, M. John Solomon, qu'il était victime de harcèlement. M Tahmourpour a informé la Commission que d'autres cadets, membres de minorités ethniques et autres minorités, s'étaient également plaints à M. Solomon de problèmes de racisme et de discrimination au sein de la G.R.C. M. Tahmourpour a déclaré que M. Solomon avait vérifié la véracité de ces propos auprès des médias.


[38]            Si, comme cela semble avoir été le cas, l'enquêteur a attaché de l'importance au délai en cause dans le dépôt de la plainte de M Tahmourpour, il aurait dû communiquer avec M. Solomon, en particulier à partir du moment où M. Thamoupour a avisé la Commission que le député avait également reçu des plaintes de discrimination de la part d'autres cadets.

iii) Conclusion

[39]            Tout contrôle judiciaire d'une procédure de la Commission doit reconnaître que l'organisme est maître de son processus et doit lui laisser beaucoup de latitude dans la façon dont il mène ses enquêtes. Une enquête portant sur une plainte concernant les droits de la personne ne doit pas être astreinte à une norme de perfection. Il n'est pas nécessaire de remuer ciel et terre. Les ressources de la Commission sont limitées et son volume de travail est élevé. Celle-ci doit alors tenir compte des intérêts en jeu : ceux des plaignants à l'égard d'une enquête la plus complète possible et l'intérêt de la Commission à assurer l'efficacité du système sur le plan administratif. Voir, par exemple, à ce sujet l'arrêt Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne), paragraphe 55; Commission canadienne des droits de la personne, Rapport annuel 2001 (Ottawa, Ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux, 2002), p. 33.

[40]            Néanmoins, je suis convaincu qu'il s'agit d'un cas exceptionnel. En s'abstenant d'analyser les données statistiques et d'interviewer d'autres cadets faisant partie de la troupe de M. Tahmourpour ou M. Solomon, l'enquêteur « n'a pas examiné une preuve manifestement importante » . L'enquête relative à la plainte de M. Tahmourpour ne respecte pas, par conséquent, la norme en matière de rigueur prescrite dans l'arrêt Slattery. Dès lors, la décision de la Commission de rejeter la plainte doit être annulée parce qu'elle viole l'obligation d'équité.


Troisième question en litige : La Commission a-t-elle violé l'obligation d'équité en formulant des conclusions relatives à la crédibilité?

[41]            L'avocat de M. Tahmourpour a soutenu que le rejet de la plainte par la Commission avait également violé l'obligation d'équité parce que l'enquêteur a tiré des conclusions de fait reposant sur la crédibilité. À son avis, des conclusions relatives à la crédibilité ne peuvent être formulées que par un tribunal après la tenue d'une audience au cours de laquelle un plaignant a la possibilité de contre-interroger les témoins. Il s'est appuyé sur l'arrêt Ayangma c. Île-du-Prince-Édouard (Commission des droits de la personne), 2004 PESCAD 23, paragraphes 30 et 44.

[42]            Étant donné que j'ai conclu que l'enquête manquait du degré de rigueur requis par le principe relatif à l'obligation d'équité, il n'est pas nécessaire de déterminer si l'enquêteur a formulé des conclusions relatives à l'équité qui ont nui à l'impartialité de la décision de la Commission de rejeter la plainte.


D.        CONCLUSIONS

[43]            Pour ces motifs, j'accueillerais l'appel, j'annulerais la décision de la Cour fédérale et la décision de la Commission de rejeter la plainte, et je renverrais l'affaire à la Commission. J'adjugerais à M. Tahmourpour des dépens au montant forfaitaire de 2 000,00 $, y compris les débours faits dans le cadre de la procédure d'appel et de l'instance devant la Cour fédérale et la TPS.

                                                                                                                                 « John M. Evans »                   

« Je souscris aux présents motifs                                                                                                    Juge                            

      Marshall Rothstein, juge »

« Je souscris aux présents motifs

      J. Edgar Sexton, juge »

Traduction certifiée conforme

Richard Jacques, LL.L.


                                                    COUR D'APPEL FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                 A-271-04

APPEL VISANT UN JUGEMENT OU UNE ORDONNANCE DE LA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE EN DATE DU 21 AVRIL 2004, DOSSIER DE LA COUR NO T-1568-03.

INTITULÉ :                                                                 ALI TAHMOURPOUR c. LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                             

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        LE 16 FÉVRIER 2005

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :          LE JUGE EVANS

Y ONT SOUSCRIT :                                                  LE JUGE ROTHSTEIN

LE JUGE SEXTON

DATE DES MOTIFS :                                               LE 6 AVRIL 2005

COMPARUTIONS

BARRY M.WEINTRAUB                                            POUR L'APPELANT

DEREK EDWARDS                                                    POUR L'INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

HEENAN BLAIKIE, s.r.l.

TORONTO (ONTARIO)                                             POUR L'APPELANT

JOHN H.SIMS, c.r.                                                      POUR L'INTIMÉ

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA


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