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     Date : 19980327

     Dossiers : A-571-96

     A-572-96

     A-573-96

CORAM :      LE JUGE PRATTE

         LE JUGE DÉCARY

         LE JUGE LINDEN

Entre :

     R. MARK RECALMA, LAURA D. RECALMA

     et ARNOLD P. RECALMA,

     appelants,

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE,

     intimée.

Audience tenue à Vancouver (C.-B.), le 25 mars 1998.

Jugement rendu à Vancouver (C.-B.), le 27 mars 1998.

MOTIFS DU JUGEMENT PRONONCÉS PAR :      LE JUGE LINDEN

     Date : 19980327

     Dossiers : A-571-96

     A-572-96

     A-573-96

CORAM :      LE JUGE PRATTE

         LE JUGE DÉCARY

         LE JUGE LINDEN

Entre :

     R. MARK RECALMA, LAURA D. RECALMA

     et ARNOLD P. RECALMA,

     appelants,

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE,

     intimée.

     MOTIFS DU JUGEMENT

     (prononcés à l'audience à Vancouver (C.-B.),

     le 27 mars 1998)

LE JUGE LINDEN

[1]      La question soulevée dans ces affaires consiste à déterminer si un certain revenu de placement gagné en 1991 par les appelants est exempt de l'impôt sur le revenu du fait de l'application de l'article 87 de la Loi sur les Indiens, parce qu'il s'agit de "biens meubles [...] situés sur une réserve". Les nouveaux avis de cotisation ont été établis par le ministre, les contribuables ont interjeté appel devant la Cour canadienne de l'impôt sans succès et ils se pourvoient maintenant devant la présente Cour en réclamant l'exemption. Les trois affaires ont été entendues ensemble, et les présents motifs s'appliquent à chacune d'elles.

[2]      La famille Recalma est une famille d'autochtones florissante axée sur la collectivité; ils sont membres de la bande de Qualicum et vivent dans la réserve indienne de Qualicum sur l'île de Vancouver. Les deux appelants ont été élus chefs de leur bande à différentes époques. En compagnie de l'appelante, ils exploitent une entreprise de pêche par l'entremise de diverses sociétés, et cette entreprise a prospéré au fil des ans, générant pour la seule année d'imposition 1991 (qui n'est pas exceptionnelle) un revenu supérieur à 1 000 000 de dollars.

[3]      Une partie de l'actif des Recalma, soit plus de 4 000 000 $, a été investie dans certains placements financiers appelés des acceptations bancaires et des fonds communs de placement. Une acceptation bancaire est un billet à court terme émis par un tiers qui demande à la banque sur laquelle le billet est tiré d'en garantir le remboursement. Ces acceptations sont vendues à escompte et sont rachetées à leur valeur nominale, l'argent étant versé directement dans les comptes du client. Les parts des fonds communs de placement achetées faisaient partie du Fonds marché monétaire de la Banque de Montréal, qui investit dans des créances à court terme émises par le gouvernement canadien et les sociétés canadiennes et dans le Fonds hypothécaire de la Banque de Montréal, qui investit dans les hypothèques. Au rachat, le produit de ces fonds communs de placement est déposé dans les comptes des investisseurs ou selon leurs instructions. Ces placements sont très différents des dépôts ordinaires portant intérêt versés dans les banques situées sur les réserves et dont l'intérêt, jusqu'à tout récemment du moins, n'a pas été imposé par le ministre. Ces placements dans les acceptations bancaires et les fonds communs de placement ont rapporté aux Recalma, pour l'année d'imposition 1991, plus de 170 000 $, dont l'assujettissement à l'impôt fait l'objet du présent litige. Au cours d'autres années, des montants semblables ont été générés, mais ils ne sont pas pertinents en l'espèce.

[4]      Ces fonds ont été investis dans ces titres par l'entremise d'une succursale de la Banque de Montréal située au centre commercial du Parc Royal dans une réserve de la bande de Squamish à Vancouver Ouest. Les appelants prétendent qu'ils ont utilisé cette succursale pour favoriser le développement économique des autochtones aussi bien que pour profiter de certains avantages fiscaux.

[5]      Bien entendu, il n'y a rien de mal à ce que les Canadiens arrangent leurs affaires de façon à réduire leur fardeau fiscal. Cela n'est pas moins vrai pour les autochtones que ce ne l'est pour d'autres entrepreneurs qui ont recours à des fusions et à des instruments étrangers pour réduire ce fardeau fiscal. Certains des efforts déployés dans ce but réussissent et d'autres non. Nous devons décider si le moyen utilisé en l'espèce doit être accepté ou rejeté. À notre avis, il doit être rejeté.

[6]      Il est bien établi que dans la présente affaire il s'agit de biens meubles appartenant à des Indiens qui doivent payer de l'impôt relativement à ces biens. La question en litige est de savoir si ces biens meubles sont situés dans la réserve, question qui est devenue extrêmement complexe depuis quelques années.

[7]      Pour interpréter l'article 87, notre Cour examine attentivement son objet, qui est de "protéger les Indiens de tous les efforts entrepris par des non-Indiens pour les déposséder des biens qu'ils possèdent en tant qu'Indiens", mais non pas de "remédier à la situation économiquement défavorable des Indiens en leur assurant le pouvoir d'acquérir, de posséder et d'aliéner des biens sur le marché à des conditions différentes de celles applicables à leurs concitoyens." (Voir le juge La Forest dans Mitchell c. La bande indienne Peguis , [1990] 2 R.C.S. 85, page 131)

[8]      S'appuyant sur Mitchell, la Cour suprême du Canada a élaboré un critère complexe faisant intervenir une analyse de certains facteurs de rattachement afin de déterminer si différents types de biens meubles sont si étroitement liés à une réserve qu'ils doivent être considérés comme étant "situés" sur cette réserve. Le juge Gonthier a expliqué dans Williams c. La Reine [1992] 1 R.C.S. 877, à la page 892 ce qui suit :

         Il faut d'abord identifier les divers facteurs de rattachement qui peuvent être pertinents. On doit ensuite analyser ces facteurs pour déterminer le poids à leur accorder afin d'identifier l'emplacement du bien, en tenant compte de trois choses : (1) l'objet de l'exemption prévue dans la Loi sur les Indiens, (2) le genre de bien en cause et (3) la nature de l'imposition de ce bien. Il s'agit donc de déterminer, relativement à chaque facteur de rattachement, le poids qui devrait lui être accordé pour décider si l'imposition en cause de ce type de bien représenterait une atteinte aux droits de l'Indien à titre d'Indien sur une réserve.                 

Chaque affaire doit être jugée selon ses faits particuliers. Comme l'expliquait le juge Gonthier dans l'arrêt Williams, à la page 892 :

         Un facteur de rattachement n'est pertinent que dans la mesure où il identifie l'emplacement du bien en question aux fins de la Loi sur les Indiens. Dans des catégories particulières de cas, un facteur de rattachement peut donc avoir beaucoup plus de poids qu'un autre. On pourrait facilement perdre cette réalité de vue en soupesant les facteurs de rattachement cas par cas.                 

[9]      En évaluant les différents facteurs pertinents, la Cour doit décider de l'endroit où il est "le plus logique" de situer les biens meubles afin d'éviter de porter "atteinte à un bien détenu par un Indien en tant qu'Indien" dans le but de protéger le mode de vie traditionnel des autochtones. Dans l'évaluation des différents facteurs pertinents, il est également important de déterminer si l'activité qui a généré le revenu était "étroitement liée" à la réserve, c'est-à-dire si elle faisait "partie intégrante" de la vie dans la réserve, ou s'il est plus approprié de la considérer comme une activité accomplie sur "le marché ordinaire" (voir Canada c. Folster [1997], 3 C.F. 269 (C.A.F.)). Il convient de préciser que le concept "du marché ordinaire" n'est pas un critère ayant pour but de déterminer si les biens sont situés dans une réserve; il s'agit simplement d'un élément qui aide à l'évaluation des divers facteurs à l'étude. Ce n'est absolument pas un critère déterminant. L'exercice de raisonnement primordial est de décider, en tenant compte de l'ensemble des facteurs de rattachement et en gardant à l'esprit l'objet de l'article, de l'endroit où sont situés les biens, c'est-à-dire si le revenu gagné fait "partie intégrante de la vie de la réserve", s'il est "étroitement lié" à cette vie, et s'il devrait être protégé pour empêcher de porter atteinte aux biens détenus par les Indiens en tant qu'Indiens.

[10]      Il est bien évident que les différents facteurs pourront avoir une importance différente dans chaque cas. Ce qui est extrêmement important, surtout en l'espèce, c'est le type de revenus que l'on veut assujettir à l'impôt. Lorsque le revenu est tiré d'un emploi ou qu'il s'agit d'un salaire, le lieu de résidence du contribuable, le type de travail effectué, l'endroit où le travail a été effectué et la nature de l'avantage qu'en tire la réserve ont une très grande importance (voir Folster, précité). Lorsque le revenu provient de prestations d'assurance-chômage, le facteur le plus important est de savoir où le travail ouvrant droit aux prestations a été effectué (voir Williams, précité). Lorsqu'il s'agit d'un revenu d'entreprise, le facteur primordial sera l'endroit où le travail a été effectué et où se trouve la source du revenu (voir Southwind c. La Reine, le 14 janvier 1998, dossier A-760-95 (C.A.F.)).

[11]      De même, lorsqu'un revenu de placement est en cause, ce revenu doit être considéré en fonction de son lien avec la réserve, de son effet bénéfique sur le mode de vie traditionnel des autochtones, du risque potentiel d'une atteinte aux biens des autochtones et de la mesure dans laquelle il peut être considéré comme provenant d'une activité du marché ordinaire. À notre avis, le juge de la Cour de l'impôt a à bon droit accordé beaucoup d'importance à la façon dont le revenu de placement a été produit, comme les tribunaux l'on fait dans les cas mettant en cause un emploi, des prestations d'assurance-chômage et un revenu d'entreprise. Étant un revenu passif, le revenu de placement n'est pas produit par le travail individuel du contribuable. D'une certaine façon, le travail est accompli par l'argent qui est investi partout dans le pays. Le juge de la Cour de l'impôt a à bon droit accordé beaucoup d'importance à des facteurs comme la résidence de l'émetteur des titres, l'endroit où sont exercées les activités génératrices du revenu de l'émetteur, et l'endroit où se trouvent les biens de l'émetteur des titres. Le courtier de ces titres, la succursale locale de la Banque de Montréal, était situé sur la réserve, mais pas les émetteurs des titres; les sociétés qui offraient les acceptations bancaires et les gestionnaires des fonds communs de placement en cause n'avaient aucun lien avec la réserve. Ils se trouvaient dans les sièges sociaux des sociétés dans des villes bien éloignées des réserves. De même, l'activité principale qui génère le revenu des émetteurs est située dans les villes du Canada et partout dans le monde, et non pas dans les réserves. En outre, les biens des émetteurs des titres en question se trouvaient principalement en dehors des réserves ce qui, en cas de défaillance, serait un facteur des plus importants.

[12]      Le juge de la Cour de l'impôt a, encore une fois à bon droit, accordé moins d'importance, dans cette affaire de revenus de placement, à des facteurs comme le lieu de résidence du contribuable, la source du capital qui a permis l'achat des titres, le lieu où les titres ont été achetés et le revenu touché, l'endroit où le document attestant les titres était conservé et où le revenu a été dépensé. Nous ne trouvons aucune erreur dans le raisonnement du juge de la Cour de l'impôt dans la façon dont il a pondéré les différents facteurs de rattachement qui entrent en jeu à la lumière de l'objet de la loi.

[13]      À notre avis, en adoptant la méthode téléologique, le revenu de placement touché par ces contribuables ne peut être considéré comme un bien meuble "situé sur une réserve" et, par conséquent, il n'est pas exempt d'impôt.

[14]      En arriver à une conclusion différente permettrait à des autochtones bien nantis qui vivent dans les réserves du Canada de placer leurs dépôts dans des banques ou d'autres institutions financières situées dans des réserves et, par l'entremise de ces agences, d'investir dans des actions, des obligations et des hypothèques partout au Canada et dans le monde, sans que leurs profits soient assujettis à l'impôt sur le revenu. Nous ne croyons pas que les rédacteurs de l'article 87 aient envisagé un tel résultat. Bien entendu, le résultat pourrait être différent dans des situations où les fonds investis directement ou par l'entremise de banques dans les réserves sont utilisés exclusivement ou principalement pour consentir des prêts aux autochtones vivant dans les réserves. Lorsque des autochtones, quels que soient leur engagement envers leurs traditions, choisissent d'investir leurs fonds sur le marché ordinaire, ils ne peuvent échapper à l'impôt simplement en utilisant une institution financière qui est située dans une réserve.

[15]      L'argument de l'appelant concernant le paragraphe 87(2), qui n'a pas été plaidé à bon droit, n'est de toute façon pas convaincant et, par conséquent, il ne peut être retenu.

[16]      Le présent appel est rejeté avec dépens.

                         (signature) "A.M. Linden"

                                 Juge

Vancouver (C.-B.)

le 27 mars 1998

Traduction certifiée conforme

Laurier Parenteau, LL.L.

     COUR D'APPEL FÉDÉRALE

     Date : 19980327

     Dossiers : A-571-96

     A-572-96

     A-573-96

Entre :

R. MARK RECALMA, LAURA D. RECALMA

et ARNOLD P. RECALMA,

     appelants,

- et -

SA MAJESTÉ LA REINE,

     intimée.

     MOTIFS DU JUGEMENT


     COUR D'APPEL FÉDÉRALE         
     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER         
DATE :                  le 27 mars 1998         
NE DU GREFFE :              A-571-96         
                     A-572-96         
                     A-573-96         
INTITULÉ DE LA CAUSE :      R. MARK RECALMA, LAURA D. RECALMA         
                     et ARNOLD P. RECALMA         
                     c.         
                     SA MAJESTÉ LA REINE         
LIEU DE L'AUDIENCE :          Vancouver (C.-B.)         
DATE DE L'AUDIENCE :      le 25 mars 1998         
MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR PRONONCÉS PAR LE JUGE LINDEN         
SOUSCRIVENT À CES MOTIFS :      LE JUGE PRATTE         
                         LE JUGE DÉCARY         
ONT COMPARU :         
     Bill Maclagan         
     Malcolm MacLean              pour les appelants         
     Wendy M. Yoshida         
     Thomas Torrie              pour l'intimée         
PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :         
     Blake, Cassels & Graydon         
     Vancouver (C.-B.)              pour les appelants         
     George Thomson         
     Sous-procureur général         
     du Canada                  pour l'intimée         
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