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Date : 20040806

Dossier : A-389-04

Référence : 2004 CAF 273

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE ROTHSTEIN

ENTRE :

                                 CANADIAN WASTE SERVICES HOLDINGS, INC.,

                          WASTE MANAGEMENT OF CANADA CORPORATION et

                                                   WASTE MANAGEMENT, INC.

                                                                                                                                          appelantes

                                                                             et

                                         COMMISSAIRE DE LA CONCURRENCE

                                                                                                                                                intimée

                                        Audience tenue à Toronto (Ontario) le 4 août 2004

                                                                             

                                     Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario) le 6 août 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                                                                 LE JUGE ROTHSTEIN


Date : 20040806

Dossier : A-389-04

Référence : 2004 CAF 273

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE ROTHSTEIN

ENTRE :

                                 CANADIAN WASTE SERVICES HOLDINGS, INC.,

                          WASTE MANAGEMENT OF CANADA CORPORATION et

                                                   WASTE MANAGEMENT, INC.

                                                                                                                                          appelantes

                                                                             et

                                         COMMISSAIRE DE LA CONCURRENCE

                                                                                                                                                intimée

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE ROTHSTEIN

LES FAITS

[1]                En 1999, les appelantes, qui constituent la plus grande entreprise de gestion des déchets au Canada, ont fait connaître leur intention d'acquérir la deuxième plus grande entreprise canadienne de gestion des déchets. La Commissaire de la concurrence a exprimé plusieurs préoccupations. Les appelantes ont répondu à toutes les préoccupations de la Commissaire sauf une : la Commissaire voulait que les appelantes se dessaisissent du site d'enfouissement Ridge, situé dans le sud-ouest de l'Ontario, mais elles se sont opposées à cette demande.


[2]                Les parties ont accepté de soumettre au Tribunal de la concurrence la question de l'acquisition du site d'enfouissement Ridge par les appelantes. Le droit de propriété des appelantes sur le site d'enfouissement Ridge fait maintenant l'objet d'une ordonnance provisoire de consentement qui exige que le site d'enfouissement Ridge soit géré et exploité par un gestionnaire indépendant en attendant l'issue de la procédure contentieuse.

[3]                En avril 2000, la Commissaire a déposé une demande fondée sur l'article 92 de la Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, ch. C-34, en vue d'obtenir une ordonnance enjoignant aux appelantes de se départir du site d'enfouissement Ridge. Dans sa décision du 28 mars 2001, le Tribunal de la concurrence a conclu que l'acquisition par les appelantes du site d'enfouissement Ridge aurait vraisemblablement pour effet d'empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence sur les marchés de l'évacuation des déchets tant dans la Région du Grand Toronto que dans la région de Chatham-Kent. Aux termes de son ordonnance réparatrice du 3 octobre 2001, le Tribunal de la concurrence a ordonné aux appelantes de se dessaisir du site d'enfouissement Ridge.

[4]                L'appel interjeté de cette ordonnance par les appelantes a été rejeté par notre Cour et la demande d'autorisation de pourvoi qu'elles ont présentée à la Cour suprême du Canada a également été rejetée.


[5]                Le 29 mai 2003, les appelantes ont, en vertu de l'article 106 de la Loi sur la concurrence, saisi le Tribunal de la concurrence d'une demande visant à faire annuler ou modifier l'ordonnance de dessaisissement au motif qu'un changement survenu dans les circonstances justifiait cette annulation et ou cette modification.

[6]                À la suite des négociations qui ont eu lieu entre les parties, la Commissaire a donné son acquiescement à une suspension obligeant les appelantes à se départir du site d'enfouissement Ridge dans les soixante jours de toute décision du Tribunal n'annulant pas l'obligation faite aux appelantes de se départir du site d'enfouissement Ridge. Aux termes de sa décision du 28 juin 2004, le Tribunal de la concurrence a rejeté la requête en réexamen des appelantes. Les appelantes doivent donc se départir du site d'enfouissement Ridge au plus tard le 27 août 2004.

[7]                Les appelantes ont interjeté appel devant notre Cour de la décision rendue le 28 juin 2004 par le Tribunal de la concurrence. Dans la requête dont je suis saisi, elles sollicitent une suspension de l'exécution de l'ordonnance leur enjoignant de se départir du site d'enfouissement Ridge jusqu'à ce qu'une décision ait été rendue au sujet de leur appel.

ANALYSE

[8]                J'examinerai à tour de rôle les trois volets du critère applicable en matière de suspension.


1. Question sérieuse

[9]                Dans l'arrêt RJR-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, la Cour suprême du Canada a proposé aux tribunaux de première instance et aux juridictions d'appel certaines balises pour se prononcer sur l'existence d'une question sérieuse à juger. Les exigences minimales sont peu élevées. Dès lors qu'il est convaincu que la demande n'est ni futile ni vexatoire, le juge saisi de la requête doit passer à l'examen du préjudice irréparable et de la prépondérance des inconvénients. Il n'est ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l'affaire (à la page 337).

[10]            Il semble que, dans la première instance introduite en vertu de l'article 92 de la Loi, une des questions centrales était celle de savoir si l'on se retrouverait avec un excédent de capacité en matière de sites d'enfouissement en Ontario. Le Tribunal de la concurrence a jugé qu'en régime de concurrence, un excédent de capacité se traduirait par une baisse des redevances de déversement à payer pour l'utilisation de la capacité d'un site d'enfouissement. Il a retenu le témoignage de la Commissaire suivant lequel cet excédent de capacité surviendrait vers 2002.

[11]            Au soutien de leur demande fondée sur l'article 106, les appelantes affirment qu'un tel excédent de capacité ne se produira pas avant 2006 ou 2007 et que ce délai constitue un changement de circonstances qui, s'il avait été connu lors de l'instruction de la demande fondée sur l'article 92, aurait amené le Tribunal de la concurrence à ne pas obliger les appelantes à se départir du site d'enfouissement Ridge.


[12]            Une des raisons invoquées pour expliquer que l'excédent de capacité surviendra plus tard est le fait que la Cour divisionnaire de l'Ontario a annulé le mandat relatif à l'évaluation environnementale du projet d'agrandissement du site d'enfouissement de Richmond des appelantes et que le ministre de l'environnement de l'Ontario a refusé d'approuver le mandat relatif à l'évaluation environnementale du projet d'agrandissement du site d'enfouissement de Warwick.

[13]            Le Tribunal a conclu que les appelantes étaient au courant de la demande de contrôle judiciaire visant à faire annuler le mandat en question au moment de la première demande fondée sur l'article 92, mais qu'elles n'en avaient pas divulgué l'existence au Tribunal. Le Tribunal a en outre estimé que, comme la demande de contrôle judiciaire était sur le point d'être tranchée par la Cour d'appel de l'Ontario, l'incertitude entourant le conflit qui existait au moment de la première demande fondée sur l'article 92 existait toujours. Il a en conséquence jugé que les appelantes ne pouvaient s'en remettre au succès de la demande de contrôle judiciaire pour démontrer que les circonstances avaient changé.


[14]            Les appelantes soutiennent que le Tribunal a commis une erreur en tirant cette conclusion. Elles expliquent qu'à l'époque de la demande fondée sur l'article 92, elles n'étaient pas tenues de faire savoir au Tribunal qu'elles venaient d'introduire une demande de contrôle judiciaire pour laquelle elles estimaient, à tort, avoir peu de chance d'obtenir gain de cause. Les appelantes expliquent aussi que le degré d'incertitude entourant le conflit n'est plus le même parce qu'il existe une différence marquée entre, d'une part, l'introduction d'une instance visant à contester une décision ministérielle et, d'autre part, la décision par laquelle la Cour annule cette décision administrative et ce, même si la décision de la Cour peut être portée en appel.

[15]            La Commissaire affirme toutefois que les appelantes essaient simplement de plaider de nouveau des questions qui ont déjà été tranchées, car elles n'ont présenté aucun fait nouveau qui n'était pas connu au moment de la première audience. Elle affirme également que, même si l'on admet les éléments de preuve relatifs à l'absence d'excédent de capacité, le défaut du Tribunal de prévoir cet excédent de capacité ne saurait constituer un changement de circonstances au sens de l'article 106. La Commissaire affirme que ces prévisions sont intrinsèquement peu fiables et que, si l'article 106 peut être invoqué chaque fois qu'une prévision formulée par le Tribunal ne se réalise pas exactement comme prévu, les décisions du Tribunal ne pourraient jamais être définitives.

[16]            Je me garde bien d'exprimer une opinion sur la réponse à ces questions. Je n'ai pas abordé non plus tous les arguments soulevés par les appelantes. Tout ce que je dis, c'est que les arguments que j'ai relevés ne sont ni frivoles ni vexatoires. Pour cette raison, les appelantes m'ont persuadé qu'il existe une question sérieuse à traiter en appel.


2. Préjudice irréparable

[17]            Le site d'enfouissement Ridge est un élément d'actif qui est rentable pour les appelantes et que les appelantes souhaitent conserver. Si aucune suspension n'est accordée, elles seront forcées de s'en départir au plus tard le 27 août 2004. Une fois que cette mesure est prise, si l'appel est accueilli, il ne sera à toutes fins utiles plus possible pour les appelantes de le récupérer. Les appelantes expliquent en outre que, si leur appel est accueilli, elles ne pourront de toute façon récupérer le manque à gagner imputable au dessaisissement.

[18]            Si quelqu'un est contraint de se départir d'un élément d'actif avantageux sur le plan financier et qu'il lui est pratiquement impossible de le récupérer, je crois qu'on est alors en présence d'un préjudice irréparable. Ce préjudice ne peut être réparé sous forme de dommages-intérêts parce que la loi ne reconnaît pas aux appelantes le droit de réclamer des dommages-intérêts à la Commissaire si elles obtiennent gain de cause dans leur appel. Je suis convaincu que les appelantes ont satisfait au volet du critère de la suspension qui a trait au préjudice irréparable.

3. Prépondérance des inconvénients


[19]            La Commissaire soutient que la prépondérance des inconvénients favorise sa thèse. Elle affirme que la concurrence est dans l'intérêt du public. Elle explique que le dessaisissement du site d'enfouissement Ridge est conforme à l'intérêt public étant donné que le pouvoir commercial que la propriété du site d'enfouissement Ridge conférerait aux appelantes permettrait à ces dernières de hausser les redevances de déversement exigibles pour l'élimination des déchets dans la Région du Grand Toronto et dans la région de Chatham-Kent. Elle affirme aussi qu'il en va de l'intérêt public que les affaires en matière de concurrence soient tranchées rapidement. À son avis, accorder la suspension demandée irait à l'encontre de cet intérêt car on ouvrirait ainsi la voie à une cascade d'appels et de demandes fondées sur l'article 106, ce qui pourrait retarder indéfiniment l'application de toute réparation accordée par le Tribunal.

[20]            L'avocat des appelantes a contre-interrogé une agente de la concurrence de la Commissaire au sujet des affidavits qu'elle a souscrit au cours de la présente instance et avant celle-ci. En contre-interrogatoire, l'agente de la concurrence a expliqué que l'octroi du sursis demandé n'aurait pas d'effet immédiat sur les prix :

[TRADUCTION]

Q             [...] êtes-vous en train de me dire que, si le sursis est accordé, il y aura des conséquences immédiates sur l'établissement des prix pratiqués sur le marché?

R             Il n'y aura peut-être pas de conséquences immédiates sur les prix, mais il pourrait y avoir d'autres incidences qui ne seraient pas directement liées au ... prix direct parce qu'aujourd'hui, Canadian Waste ne contrôle pas les prix au site d'enfouissement de Ridge. Il n'y a donc pas d'incidences directes sur les prix si la suspension est accordée.

[21]            Néanmoins, l'agente de la concurrence a déclaré qu'il fallait tenir compte d'importantes composantes de service :

[TRADUCTION]

Q              [...] Seriez-vous d'accord pour dire que l'établissement des prix est probablement l'aspect de la concurrence qui est le plus important lorsqu'il s'agit d'évacuation des déchets?


R              C'est certainement l'aspect le plus important. Mais il y a d'autres aspects qui sont aussi importants, pas autant mais presque, en l'occurrence les composantes de service et l'accès au site d'enfouissement et les heures exigées. Il y a certainement certaines composantes de service qui sont très très importantes.

Q             D'accord, mais on ne parle pas de montres suisses où la marque revêt une grande importance...

R              C'est exact. Il s'agit d'une combinaison des éléments de service et du prix.

Q              D'accord. Il s'agit de se défaire, de se débarrasser d'un chargement de camion de déchets à un prix concurrentiel?

R              C'est bien ça.

Q              Et la conclusion du tribunal suivant laquelle l'acquisition du site d'enfouissement aurait pour effet d'empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence a-t-elle des incidences sur les prix?

R              Oui.

[22]            Après avoir lu ces questions et ces réponses, et après avoir pris connaissance de la décision rendue par le Tribunal en vertu de l'article 92, il me semble que l'établissement des prix constitue de loin le facteur le plus important en matière de concurrence qui a amené le Tribunal a conclure que permettre aux appelantes de conserver le site d'enfouissement Ridge empêcherait ou diminuerait sensiblement la concurrence.


[23]            L'instruction de l'appel est prévue pour le 4 novembre 2004, c'est-à-dire dans moins de trois mois. Même si le prononcé de la décision était reporté à plus tard, la suspension ne s'appliquerait que pendant quelques mois de plus. Compte tenu de l'aveu de l'agente de la concurrence, je ne puis accorder beaucoup de poids à l'argument qu'on portera atteinte à l'intérêt du public envers la concurrence si une suspension était accordée pour une période relativement courte. Suivant la preuve, l'octroi de la suspension n'aura pas d'effet immédiat sur les prix. D'ailleurs, lorsqu'on a évoqué la possibilité d'assortir la suspension de la condition que les appelantes s'engagent à ne pas hausser les prix pendant la durée de la suspension, l'avocat de la Commissaire a écarté cette éventualité en expliquant que, si la suspension était prononcée, la meilleure solution serait de passer à l'instruction de l'appel dans les meilleurs délais.

[24]            Je suis d'accord avec la Commissaire pour dire que l'intérêt du public exige que les affaires en matière de concurrence soient jugées avec célérité. La célérité doit toutefois se concilier avec le respect des garanties procédurales. Les appelantes ont le droit de faire appel. La meilleure façon de répondre aux exigences de la célérité consiste à instruire l'appel dans les meilleurs délais. Après consultation, les parties ont indiqué que la date la plus rapprochée qui leur convient et qui convient à la Cour est la semaine du 1er novembre. Finalement, en ce qui concerne le risque que la procédure d'examen du fusionnement soit compromise si l'on suspend l'exécution des ordonnances du Tribunal, je répondrais que chaque cas est un cas d'espèce. Je ne crois pas qu'il y ait lieu de poser un principe général qui risquerait d'entraver le pouvoir discrétionnaire de la Cour lorsqu'elle est saisie de requêtes en suspension d'exécution.

[25]            Pour ces motifs, j'en arrive à la conclusion que la prépondérance des inconvénients favorise les appelantes.


DISPOSITIF

[26]            J'accorderais la suspension de l'exécution de l'ordonnance de dessaisissement prononcée par le Tribunal de la concurrence le 3 octobre 2001 (à l'exception des dispositions du paragraphe 30 de cette ordonnance) jusqu'à ce que le présent appel soit instruit et jugé. J'assortirais cette suspension de la condition suivante, en l'occurrence que le délai de 180 jours mentionné aux paragraphes 7, 8 et 15 et à l'alinéa 14a) de l'ordonnance de dessaisissement expirera 60 jours après toute décision rendue dans le cadre de cet appel qui n'annule pas l'obligation des appelantes de se départir du site d'enfouissement Ridge ou renvoie l'affaire au Tribunal pour qu'il rende une autre décision. Les dépens devraient suivront l'issue de la cause.

                                                                           « Marshall Rothstein »             

Juge

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                            COUR D'APPEL FÉDÉRALE

                            Avocats inscrits au dossier

DOSSIER :                                         A-389-04

INTITULÉ :                                        CANADIAN WASTE SERVICES HOLDINGS, INC.,

WASTE MANAGEMENT OF CANADA CORPORATION et WASTE MANAGEMENT, INC.

appelantes

et

COMMISSAIRE DE LA CONCURRENCE

intimée

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 4 AOÛT 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE ROTHSTEIN

DATE DES MOTIFS :           LE 6 AOÛT 2004

COMPARUTIONS :

Shawn C. D. Neylan

Nicholas McHaffie             POUR LES APPELANTES

Donald B. Houston

Michele Siu

FASER MILNER CASGRAIN s.r.l.

W. Michael G. Osborne

AFFLECK GREENE ORR s.r.l.

André Brantz

MINISTÈRE DE LA JUSTICE          POUR L'INTIMÉE

                                                                                                           

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:      

STIKEMAN ELLIOTT s.r.l.

Toronto (Ontario)              POUR LES APPELANTES

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada    POUR L'INTIMÉE


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