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Date : 20040212

Dossiers : A-162-03, A-278-03

Référence : 2004 CAF 63

CORAM :       LE JUGE STONE

LE JUGE SEXTON

LE JUGE SHARLOW

ENTRE :                                                                                                                                            

                   CANAMOULD EXTRUSIONS LTD. et 888804 ONTARIO LIMITED

                                                                                                                                          appelantes

                                                                             et

                                                               DRIANGLE INC.

                                                                                                                                                intimée

                                  Audience tenue à Toronto (Ontario) le 17 décembre 2003.

                                    Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 12 février 2004.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                     LE JUGE STONE

Y ONT SOUSCRIT:                                                                                             LE JUGE SEXTON

                                                                                                                        LE JUGE SHARLOW.


Date : 20040212

Dossiers : A-162-03, A-278-03

Référence : 2004 CAF 63

CORAM :       LE JUGE STONE

LE JUGE SEXTON

LE JUGE SHARLOW

ENTRE :                                                                                                                                            

                   CANAMOULD EXTRUSIONS LTD. et 888804 ONTARIO LIMITED

                                                                                                                                          appelantes

                                                                             et

                                                               DRIANGLE INC.

                                                                                                                                                intimée

                                                       MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STONE

[1]                L'appel principal porte sur une ordonnance datée du 26 février 2003, par laquelle la Section de première instance a jugé que les lettres patentes canadiennes no 2,184,205 telles qu'elles avaient été redélivrées (le brevet) étaient valides et n'avaient pas été contrefaites. Étant donné qu'elle concluait à la non-contrefaçon, Madame le juge Layden-Stevenson n'a pas jugé nécessaire de traiter de la prétention de l'intimée qu'un contrat de licence daté du 15 novembre 1993 n'avait conféré à l'appelante Canamould Extrusions Ltd. aucun droit d'exploiter l'invention brevetée.


[2]                L'autre appel porte sur un jugement daté du 20 mai 2003 par lequel le juge de première instance a accordé à l'intimée 50 % de ses dépens. Les parties conviennent que l'attribution des dépens devrait être infirmée si la Cour conclut que l'intimée a contrefait le brevet. Autrement, cette décision devrait rester inchangée.

[3]                La validité du brevet n'est pas mise en question dans l'appel. La principale question que doit trancher la Cour porte sur le point de savoir si le juge de première instance a commis une erreur de droit en interprétant les revendications du brevet, et dans l'affirmative, si elle a commis une erreur en concluant que le brevet n'avait pas été contrefait. Comme l'interprétation des revendications du brevet est « une question de droit » (Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, 2000 CSC 67, au paragraphe 61), la norme de contrôle est celle de la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33, au paragraphe 8). La contrefaçon d'un brevet, par contre, est « une question mixte de droit et de fait » (Whirlpool, précité, au paragraphe 76), qui appelle le contrôle selon la norme de l'erreur manifeste et dominante (Housen, précité, au paragraphe 31). L'ordonnance attaquée en appel doit être examinée en fonction de ces normes.


                                                        LE CONTEXTE FACTUEL

Le brevet

[4]                Le brevet, délivré le 27 juin 1998, s'intitule « Installation de production de moulures décoratives et méthode connexe » . Bien que le brevet ait été redélivré le 7 septembre 1999, la légère modification ainsi apportée est sans importance pour les présents appels. Les revendications 1 à 8 du brevet se rapportent à une méthode de fabrication de moulures décoratives allongées, tandis que les revendications 9 à 18 décrivent une machine servant à fabriquer de telles moulures.

L'invention brevetée

[5]                Les moulures décoratives sont généralement tridimensionnelles, comprenant une surface décorative, le profil transversal voulu et une surface plate. Les moulures sont posées sur un mur ou un plafond une fois qu'on a appliqué un adhésif sur la surface plate. Avant l'invention, on fabriquait les moulures en appliquant plusieurs couches de produit d'enrobage par pulvérisation ou à la truelle. Cette méthode demandait beaucoup de temps et de main-d'oeuvre et la qualité du produit fini n'était pas toujours uniforme.


[6]                M. Ned Santarossa, l'inventeur, a commencé à travailler dans l'industrie de la construction en 1984; il appliquait des revêtements de stucco sur l'extérieur des maisons et des immeubles commerciaux. Il s'est vite rendu compte que la production de moulures sur le chantier était coûteuse et il a donc commencé à explorer la possibilitéde développer un système automatiséd'enrobage des moulures. Les premières tentatives n'ont pas été couronnées de succès. M. Santarossa a persisté et a poursuivi ses recherches sur le concept jusqu'à la réussite, en juillet 1994. Son invention est décrite dans le brevet. Elle prévoit l'enrobage de corps de noyaux en mousse préformés de diverses longueurs, souvent composés d'un polymère expansé comme du polystyrène ou du polyuréthanne. Le noyau en mousse peut être utilisé tel quel, mais la surface décorative peut aussi être couverte d'un treillis, par exemple de fibre de verre, avant l'enrobage. L'invention se démarquait des méthodes antérieures en ce qu'elle faisait appel à un système automatisé comportant une enceinte d'enrobage statique qui appliquait le produit d'enrobage de manière plus égale et plus uniforme et qui réduisait la durée du traitement.

[7]                Le 28 août 1995, M. Santarossa a demandé un brevet aux États-Unis. Le 27 août de l'année suivante, il a déposé la demande de brevet, qui a été accueillie, et le brevet a par la suite été redélivré à la société à numéro. Le brevet a été exploité par Canamould Extrusions Ltd., censément selon la licence du 15 novembre 1993. Les moulures produites selon l'invention ont immédiatement remporté un succès commercial à l'échelle internationale.

[8]                Les revendications 1 et 9 du brevet sont ainsi conçues :

[TRADUCTION]

1. Une méthode de fabrication de moulures décoratives allongées ayant une surface décorative et dont les étapes sont les suivantes :


a) placer la surface plate d'un noyau de moulure en mousse allongée sur une zone d'entrée d'une table allongée à surface plate, le noyau en mousse étant composé d'un corps de mousse polymère souple et expansée, ce noyau ayant : une surface plate d'un côté; une surface décorative de l'autre côté et un profil transversal, le profil transversal du noyau étant proportionnellement plus petit que le profil transversal voulu de la moulure décorative finale, la table comprenant une face supérieure plane, continue et lisse et un axe longitudinal;

b) aligner le noyau en mousse sur l'axe longitudinal de la table;

c) faire glisser le noyau en mousse le long de l'axe sur la face supérieure de la table vers l'avant à travers une enceinte d'enrobage, celle-ci ayant : un fond défini par la face supérieure de la table; une ouverture arrière plus grande que le profil du noyau; des parois latérales et une paroi avant qui comprend une filière de profilage, la filière ayant une ouverture proportionnellement plus grande que le profil transversal du noyau de la moulure, l'ouverture de la filière correspondant au profil transversal voulu;

d) appliquer un produit liquide d'enrobage sur la surface décorative du noyau de la moulure pendant que le noyau en mousse passe à travers l'enceinte d'enrobage, la surface plate du noyau glissant sur la face supérieure de la table, étant ainsi protégée du produit d'enrobage;

e) faire passer la moulure enrobée à travers la filière de profilage qui s'ouvre sur la zone de sortie sur la face supérieure de la table;

f) faire sécher le produit d'enrobage une fois la moulure sortie de la filière de profilage.

...

9. Une machine qui fabrique des moulures allongées ayant une surface plate d'un côté, une surface décorative de l'autre côté et un profil transversal, la machine comportant :

une table ayant une face supérieure allongée, plane, continue et lisse, un axe longitudinal, une zone d'entrée, une zone centrale et une zone de sortie, la table servant à supporter un noyau de moulure en mousse souple sur ladite surface plate tandis que le noyau glisse le long de l'axe longitudinal;

un mécanisme d'alignement, dans la zone d'entrée, pour aligner le noyau en mousse sur l'axe longitudinal;

une première enceinte d'enrobage dans la zone centrale ayant : un fond défini par la face supérieure de la table; une ouverture arrière plus grande que le profil du noyau; des parois latérales et une paroi avant qui comprend une première filière de profilage, la première filière de profilage ayant une ouverture dont le profil est proportionnellement plus grand que le profil transversal du noyau de la moulure, l'ouverture de la filière correspondant au profil transversal voulu;


et un mécanisme d'entraînement pour entraîner le noyau en mousse dans l'enceinte d'enrobage, la surface plate du noyau s'engageant en glissant sur la face supérieure de la table, étant ainsi protégée du produit d'enrobage, et pour entraîner le noyau enrobé d'une première couche à travers l'ouverture de la première filière de profilage jusqu'à la zone de sortie de la face supérieure de la table.

[9]                Les revendications 1 et 9 se trouvent au coeur du litige. La revendication 1 décrit la méthode brevetée. C'est une revendication indépendante. D'après sa formulation, l'opérateur place un morceau de noyau en mousse sur la zone d'entrée d'une « table allongée à surface plate » qui comprend une « surface supérieure plane, continue et lisse et un axe longitudinal » . Il aligne le noyau en mousse et le fait glisser le long de l'axe longitudinal de la table à travers une enceinte d'enrobage. L'enceinte a « un fond défini par la face supérieure de la table » et une paroi avant qui comprend une filière de profilage dont l'ouverture correspond au profil transversal voulu. Un produit liquide d'enrobage est appliqué sur la surface décorative du noyau en mousse pendant que le noyau en mousse passe à travers « l'enceinte d'enrobage, la surface plate du noyau glissant sur la face supérieure de la table, étant ainsi protégée du produit d'enrobage » . La revendication 9 décrit la machine brevetée. Il s'agit également d'une revendication indépendante. Elle comporte, notamment, « une table ayant une face supérieure allongée, plane, continue et lisse » ; un mécanisme d'alignement situé dans la zone d'entrée de la table; une enceinte d'enrobage ayant « un fond défini par la face supérieure de la table » et une paroi avant qui comprend une filière de profilage, dont l'ouverture correspond au profil transversal voulu; et « un mécanisme d'entraînement pour entraîner le noyau en mousse dans l'enceinte d'enrobage, la surface plate du noyau s'engageant en glissant sur la face supérieure de la table, étant ainsi protégée du produit d'enrobage » .


La machine de l'intimée


[10]            M. Angelo Rao, président de l'intimée, a commencé à s'occuper de moulures décoratives en 1994 pendant qu'il était employé de KML Engineered Homes, fabricant de maisons modulaires et préfabriquées. À peu près à cette époque, il a rencontré M. Vic Nonis, dirigeant à la fois de KML Engineered Homes et de Lido Wall Systems. Cette dernière société était un important entrepreneur spécialisé dans les revêtements de stucco de la région de Toronto et achetait le produit obtenu au moyen de l'invention. C'est M. Nonis qui a eu l'idée de former la société intimée pour la production en masse de moulures décoratives, mais il a confié à M. Rao la mission de faire les études nécessaires. M. Rao a donc commencé à développer une machine en vue de produire les moulures. Pendant ses travaux, il a consulté des entrepreneurs et des architectes travaillant dans l'industrie en vue de connaître leurs exigences à l'égard de l'utilisation d'un procédé automatisé. Il a finalement conçu la machine dont il est allégué qu'elle contrefait le brevet. En termes généraux, cette machine consiste en une table, un mécanisme d'alignement, une enceinte d'enrobage et un mécanisme d'entraînement. Le mécanisme d'alignement consiste en une barre en forme de queue d'aronde qui fait toute la longueur de la table. L'enceinte comporte une paroi avant qui comprend une filière de profilage. Elle est fixée par des boulons sur la face supérieure de la table et est munie de deux digues ou racles qui sont transposées dans un caniveau. Le mécanisme d'entraînement consiste en une bande à pointes adjacente à la barre en forme de queue d'aronde pour faire avancer le noyau sur la face supérieure de la table. Avant l'enrobage du noyau en mousse, un treillis de fibre de verre est appliqué sur sa surface décorative et une rainure en V est faite dans la surface plate du noyau pour lui permettre d'avancer sur la barre en queue d'aronde pour maintenir l'alignement voulu. L'enrobage commence lorsque le noyau en mousse est placé sur la zone d'entrée de la table où il est poussé par l'opérateur jusqu'à ce qu'il soit entraîné par la bande à pointes qui le fait avancer dans l'enceinte. Pendant l'enrobage, le noyau glisse sur les bords des digues ou racles qui empêchent le produit d'enrobage de couler sur la surface plate du noyau. Lorsqu'elles émergent sur la zone de sortie de la table, les moulures sont entraînées au-dessus de puits d'eau et, finalement, placées sur des séchoirs.

                  LE JUGEMENT DE PREMIÈRE INSTANCE

[11]            Dans l'interprétation des revendications 1 et 9, le juge de première instance a suivi de près les arrêts récents de la Cour suprême du Canada dans les affaires Free World Trust c. Électro Santé Inc., [2000] 2 R.C.S. 1024, 2000 CSC 66 et Whirlpool, précité. Ces arrêts établissent le principe que les revendications du brevet doivent s'interpréter de façon éclairée et en fonction de l'objet et qu'il faut éviter une interprétation excessivement littérale.


[12]            Le juge de première instance a entendu le témoignage de M. Santarossa et de M. Rao ainsi que le témoignage d'expert de M. Kevin Day pour les appelantes et de M. Sab Ravelli pour l'intimée. Elle a accepté sans difficultés le témoignage de M. Santarossa ou de M. Rao. À l'égard des témoins experts, le juge de première instance a noté que M. Day avait « une vaste expérience et expertise » relativement à la technologie en question et que les compétences de M. Ravelli ne s'étendaient pas à cette technologie. Bien qu'elle ait trouvé que M. Day semblait « défendre avec un zèle exagéré une interprétation du brevet favorable à la position des demanderesses » , le juge de première instance a estimé qu'il avait « témoigné avec franchise » . Elle a estimé que M. Ravelli était « un témoin imposant » bien qu'elle ait eu « la nette impression qu'il n'avait pas toutes les connaissances d'une personne versée dans l'art en ce qui concerne la production des moulures décoratives » . En fin de compte, le juge de première instance a conclu que les deux experts avaient fourni à la Cour une « aide inestimable » .

[13]            Le juge de première instance a entendu le témoignage des experts au sujet de la signification des termes « plate » , « continue » , « allongée » et « plane » employés dans les revendications 1 et 9. Ces termes ne sont pas définis dans le brevet. M. Ravelli a tiré leur signification d'un dictionnaire qui donnait comme définition de « continu » [traduction] « ininterrompu » . La signification ainsi attribuée a été présentée à M. Day en contre-interrogatoire. Il a convenu que la table était « continue » selon cette définition du dictionnaire dans l'axe longitudinal (transcription, vol. II, p. 327, l. 20 à p. 328, l. 7).


[14]            Les appelantes ont plaidé devant le juge de première instance que les termes [traduction] « allongée, plane, continue et lisse » dans la revendication 9 sont employés pour dire « que la table a une surface plate, plane et lisse pour permettre à un noyau en mousse souple de glisser, d'être protégé et d'être supporté et une surface continue pour permettre le déplacement ininterrompu du noyau en mousse et supporter et protéger le noyau de mousse pendant sa progression » . L'intimée a soutenu que la table en entier doit être plate, lisse, continue et plane et que, donc, il ne saurait y avoir de projections ou d'interruptions nulle part sur la table. Le juge de première instance a estimé que l'interprétation proposée par les appelantes était « trop large » , tandis que celle de l'intimée était « excessivement restrictive » . Le juge de première instance a fait observer que les revendications du brevet exigent que l'enceinte d'enrobage ait un fond défini par la face de la table et que, pendant l'enrobage, la surface plate du noyau glisse sur la face supérieure de la table. Elle a conclu que les revendications exigent que l'on ait une surface ininterrompue pour la partie de la table qui supporte le noyau en mousse de la zone d'entrée de la table jusqu'à la zone de sortie du noyau de mousse, en passant par l'enceinte d'enrobage. Voici comment elle formule cette conclusion au paragraphe 48:

     Si j'interprète « table » de façon téléologique et contextuelle, je conclus que la table est plate, lisse, continue et plane, conformément au sens courant de ces termes, de la zone d'entrée qui supporte le noyau de mousse jusqu'à la zone de sortie du noyau, en passant par l'enceinte d'enrobage. En d'autres mots, cette partie de la table est ininterrompue. Cette interprétation vaut tant pour la revendication 1 que pour la revendication 9.

[15]            Après avoir tiré cette conclusion, le juge de première instance a procédé à la comparaison de la machine de l'intimée avec l'invention décrite dans les revendications 1 et 9 en vue de décider si cette machine contrefaisait le brevet. Elle conclut à l'absence de contrefaçon, au paragraphe 53:


     La preuve a révélé les différences importantes suivantes entre la table de Driangle et la table de Canamould : la barre en forme de queue d'aronde placée le long de l'axe de symétrie de la table, la bande à pointes utilisée conjointement avec la queue d'aronde pour faire avancer les moulures le long de la table, le puits et les racles ou digues dans la zone centrale de la face supérieure de la table, les puits d'eau dans la zone de sortie de la table et les bandes à pointes additionnelles dans la zone de sortie de la table. À mon avis, la question de la contrefaçon peut être tranchée uniquement sur la base des caniveaux et des racles. Le fond de l'enceinte d'enrobage de la machine de Driangle n'est pas défini par la face supérieure de la table. En-dessous, il y a un puits ou un caniveau. Le caniveau fonctionne conjointement avec les deux digues ou racles, qui sont placées au fond de l'enceinte d'enrobage. Le noyau de mousse qui traverse l'enceinte d'enrobage se déplace sur les racles ou digues. Les racles ou digues supportent le noyau de mousse qui est dirigé dans l'enceinte d'enrobage et les racles et le puits protègent la surface plate du noyau en mousse du produit d'enrobage. Étant donné l'interprétation du terme « table » donnée au paragraphe 48, la table de Driangle ne viole aucun élément essentiel des revendications 1 ou 9. Puisqu'il n'y a pas contrefaçon de ces revendications, il ne peut pas non plus y avoir violation des revendications dépendantes 2, 3, 6, 10, 11, 14, 15, 16 et 17. Comme cette conclusion dispose de la question de la contrefaçon, je m'abstiens d'exprimer toute opinion sur la question de savoir si la queue d'aronde et les bandes à pointes constituent des « caractéristiques secondaires » .

                              LES QUESTIONS EN LITIGE

[16]            Rappelons que les questions en litige dans l'appel principal sont de savoir si le juge de première instance a commis une erreur de droit en interprétant les revendications du brevet et, en deuxième lieu, si elle a commis une erreur en concluant que le brevet n'avait pas été contrefait.

                                             ANALYSE

Principes d'interprétation

[17]            Le paragraphe 27(4) de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, modifiée, exige des revendications qu'elles définissent « distinctement et en des termes explicites l'objet de l'invention dont le demandeur revendique la propriété ou le privilège exclusif » .


[18]            Ainsi que le juge Binnie l'a fait observer dans l'arrêt Free World Trust, précité, au paragraphe 14, les revendications d'un brevet « sont souvent comparées à des "clôtures"

et à des "frontières" qui délimiteraient clairement les "champs" faisant l'objet du monopole » . Il a décrit le travail du tribunal dans l'analyse du brevet de la façon suivante, au paragraphe 15 :

     En réalité, les « clôtures » sont souvent constituées d'une superposition complexe de définitions de différents éléments (ou « composants » ou « caractéristiques » ou « parties intégrantes » ) dont la complexité, l'interchangeabilité et l'ingéniosité sont variables. Un ensemble de mots et d'expressions définit le monopole, met le public en garde et piège le contrefacteur. Dans certains cas, les éléments précis de la « clôture » peuvent être cruciaux ou « essentiels » au fonctionnement de l'invention revendiquée; dans d'autres, l'inventeur peut envisager que des variantes puissent aisément être employées ou substituées sans que cela ne modifie substantiellement le fonctionnement de l'invention, et la personne versée dans l'art qui prend connaissance de la teneur de la revendication peut le constater. Il incombe au tribunal appelé à interpréter des revendications de distinguer les cas les uns des autres, de départager l'essentiel et le non-essentiel et d'accorder au « champ » délimité dans un cas appartenant à la première catégorie la protection juridique à laquelle a droit le titulaire d'un brevet valide.

[19]            C'est un principe fondamental du droit des brevets que le monopole octroyé à un breveté se limite à ce qui est revendiqué aux termes du brevet. Il ne serait pas équitable de permettre au breveté d'étendre la portée d'une revendication de manière à englober plus que ce qui est revendiqué. Le juge Binnie a donné un exposé utile de ce principe fondamental dans l'arrêt Free World Trust, précité, aux paragraphes 32, 41, 43 et 51 :

...l'ingéniositépropre à un brevet ne tient pas à la détermination d'un résultat souhaitable, mais bien àl'enseignement d'un moyen particulier d'y parvenir. La portée des revendications ne peut être extensible au point de permettre au breveté d'exercer un monopole sur tout moyen d'obtenir le résultat souhaité.

...

L'étendue de la protection découlant du brevet doit être non seulement équitable, mais aussi raisonnablement prévisible.

...


La prévisibilité est assurée du fait que les revendications lient le breveté; l'équité résulte de l'interprétation des revendications de façon éclairée et en fonction de l'objet.

...

Les mots choisis par l'inventeur seront interprétés selon le sens que l'inventeur est présumé avoir voulu leur donner et d'une manière qui est favorable à l'accomplissement de l'objet, exprès ou tacite, des revendications. Cependant, l'inventeur qui s'exprime mal ou qui crée par ailleurs une restriction inutile ou complexe ne peut s'en prendre qu'à lui-même. Le public doit pouvoir s'en remettre aux termes employés à condition qu'ils soient interprétés de manière équitable et éclairée.


[20]            Les arrêts Free World Trust, précité, et Whirlpool, précité, ont rejeté la méthode d'interprétation des brevets qu'on appelle l' « analyse à deux volets » , selon laquelle le tribunal commence par examiner si, sur le fondement d'une interprétation littérale, l'appareil argué de contrefaçon constitue une réalisation de l'invention brevetée et, si tel n'est pas le cas, examine ensuite si l'appareil constitue une réalisation de l' « essentiel » ou de la « substance » de l'invention. L'analyse comportant un seul volet ou analyse téléologique a été préférée pour la raison que, comme l'a expliqué le juge Binnie dans l'arrêt Free World Trust au paragraphe 50, « plus grand est le pouvoir discrétionnaire accordé au tribunal de rechercher "l'esprit de l'invention" au-delà du libellé des revendications, moins les revendications peuvent jouer leur rôle d'information du public et plus l'incertitude et l'imprévisibilité qui en résultent malheureusement sont grandes » . La méthode telle qu'elle a été exposée par lord Diplock dans l'arrêt Catnic Components Ltd. c. Hill & Smith Ltd.,[1982] R.P.C. 183 (H.L.), suppose l' « interprétation téléologique » du brevet. Notre Cour a appliqué cette méthode dans l'arrêt Eli Lilly & Co. c. O'Hara Manufacturing Ltd. (1989), 26 C.P.R. (3d) 1 (C.A.F.). Comme l'a expliqué le juge Binnie dans l'arrêt Free World Trust, au paragraphe 50, « [l]'"interprétation téléologique" supprime le premier volet correspondant à une interprétation purement textuelle, mais elle resserre l'interprétation de ce qui constitue l'"essentiel" ou la "substance" de l'invention et ce, afin qu'un traitement équitable soit accordé à la fois au breveté et au public. »

[21]            Dans l'arrêt Catnic, précité, lord Diplock a exposé l'interprétation téléologique de la manière suivante, aux pages 242 et 243 :

[traduction]      Vos Seigneuries, le mémoire descriptif d'un brevet est une déclaration unilatérale du breveté, rédigée en ses propres mots, à l'intention de tous ceux qui, sur le plan pratique, pourront s'intéresser à l'objet de l'invention (c.-à-d. « les hommes du métier » ). Par sa déclaration, le breveté informe ces personnes de ce qu'il estime être les éléments essentiels du produit ou du procédé nouveau sur lequel des lettres patentes lui accordent un monopole. Ce ne sont que ces caractéristiques originales qu'il dit essentielles qui constituent ce qu'on appelle la « substance » de la revendication. Le mémoire descriptif d'un brevet doit recevoir une interprétation téléologique plutôt qu'une interprétation littérale résultant du genre d'analyse terminologique méticuleuse que les avocats sont trop souvent tentés de faire en raison de leur formation. La question qui se pose dans chaque cas est de savoir si des personnes ayant des connaissances et une expérience pratiques réelles dans le domaine dans lesquels l'invention est censée être employée, concluraient que le breveté a voulu poser comme exigence fondamentale qu'on suive à la lettre telle phrase ou tel mot descriptifs figurant dans une revendication, de sorte que toute variante échapperait au monopole revendiqué, même si elle ne pouvait avoir aucune incidence importante sur le fonctionnement de l'invention.

     Bien entendu, la question ne se pose pas lorsque la variante aurait en fait une incidence importante sur le fonctionnement de l'invention. Elle ne se pose pas non plus si, à la date de la publication du mémoire descriptif, il serait évident pour un lecteur averti que la variante aurait cet effet. Lorsque les connaissances dont on dispose à une époque donnée ne sont pas de nature à rendre cela évident, le lecteur peut à bon droit supposer que le breveté a estimé au moment de la rédaction du mémoire descriptif qu'il avait de bons motifs de restreindre si strictement son monopole et que telle a été son intention, même si les travaux accomplis ultérieurement par lui ou par d'autres personnes dans le domaine dont relève l'invention peuvent démontrer l'inutilité de cette restriction. La question ne doit recevoir une réponse négative que s'il serait évident pour un lecteur qui s'y connaît dans le domaine que le breveté, s'y connaissant également, n'a pu vouloir que telle expression ou tel mot descriptifs employés dans une revendication emporte l'exclusion de variantes mineures qui, autant que lui et les lecteurs auxquels le brevet est destiné sachent, ne peuvent avoir aucune incidence sur le fonctionnement de l'invention.


[22]            Comme le juge Binnie l'explique dans l'arrêt Whirlpool, précité, au paragraphe 45, après avoir cité le premier des deux paragraphes de l'arrêt Catnic reproduits ci-dessus, « [l]'interprétation téléologique repose donc sur l'identification par la cour, avec l'aide du lecteur versé dans l'art, des mots ou expressions particuliers qui sont utilisés dans les revendications pour décrire ce qui, selon l'inventeur, constituait les éléments "essentiels" de son invention » . Le juge Binnie ajoute ce qui suit au paragraphe 48 :

Dans l'arrêt Catnic, comme dans la jurisprudence antérieure, ce sont les revendications écrites qui précisent la portée du monopole, mais comme auparavant, on obtient la souplesse et l'équité en différenciant les caractéristiques essentielles ( « l'essence » ) de celles qui ne sont pas essentielles, au moyen d'une lecture éclairée de l'ensemble du mémoire descriptif par la personne versée dans l'art à qui il s'adresse plutôt qu'au moyen du « genre d'analyse terminologique méticuleuse que les avocats sont trop souvent tentés de faire en raison de leur formation » .

[23]            Dans l'arrêt Free World Trust, précité, au paragraphe 55, le juge Binnie fait observer qu'il serait injuste de permettre « qu'un appareil qui ne se distingue de celui décrit dans les revendications du brevet que par la permutation de caractéristiques secondaires échappe impunément au monopole conféré par le brevet » . Il poursuit toutefois en expliquant :


En conséquence, les éléments de l'invention sont qualifiés soit d'essentiels (la substitution d'un autre élément ou une omission fait en sorte que l'appareil échappe au monopole), soit de non essentiels (la substitution ou l'omission n'entraîne pas nécessairement le rejet d'une allégation de contrefaçon). Pour qu'un élément soit jugé non essentiel et, partant, remplaçable, il faut établir que (i), suivant une interprétation téléologique des termes employés dans la revendication, l'inventeur n'a manifestement pas voulu qu'il soit essentiel, ou que (ii), à la date de la publication du brevet, le destinataire versé dans l'art aurait constaté qu'un élément donné pouvait être substitué sans que cela ne modifie le fonctionnement de l'invention, c.-à-d. que, si le travailleur versé dans l'art avait alors été informé de l'élément décrit dans la revendication et de la variante et [TRADUCTION] « qu'on lui avait demandé de déterminer si la variante pouvait manifestement fonctionner de la même manière » , sa réponse aurait été affirmative... Dans ce contexte, je crois qu'il faut entendre par « fonctionner de la même manière » que la variante (ou le composant) accomplirait essentiellement la même fonction, d'une manière essentiellement identique pour obtenir essentiellement le même résultat.

[24]            Au paragraphe 31 du même arrêt, le juge Binnie énumère plusieurs propositions relatives à l'interprétation des revendications de brevet, dont la proposition e), qui présente une pertinence particulière par rapport aux questions d'interprétation soulevées dans le présent appel. Il expose de façon plus détaillée cette proposition aux paragraphes 50, 51, 54, 57 et 60 :

e)            Suivant une interprétation téléologique, il ressort de la teneur des revendications que certains éléments de l'invention sont essentiels, alors que d'autres ne le sont pas. Les éléments essentiels et les éléments non essentiels sont déterminés :

(i)            En fonction des connaissances usuelles d'un travailleur versé dans l'art dont relève l'invention

...

(ii)           Ce qui constitue un élément « essentiel » doit être déterminé en fonction des connaissances acquises dans le domaine à la date de la publication du mémoire descriptif

...

(iii)          Il faut se demander s'il était manifeste, au moment où le brevet a été publié, que la substitution d'une variante modifierait le fonctionnement de l'invention

...

(iv)          Conformément à l'intention de l'inventeur, expresse ou inférée des revendications du brevet

...

(v)            Interprétation fondée sur le mémoire descriptif lui-même, indépendamment de toute preuve extrinsèque


[25]            Au paragraphe 55 de l'arrêt Free World Trust, précité, en examinant le point de savoir si l'interchangeabilité d'un élément serait évidente pour un lecteur averti, le juge Binnie renvoie à une « série de trois questions concises » qui ont été tirées par le juge Hoffmann (maintenant lord Hoffmann) dans la décision Improver Corp. c. Remington Consumer Products Limited, [1990] F.S.R. 181 de l'analyse de lord Diplock dans l'arrêt Catnic, précité. Il ajoute ensuite que ces trois questions ne sont pas exhaustives, « mais elles englobent ce qui est au coeur de l'analyse de lord Diplock » . Les questions posées par le juge Hoffmann à la page 189 sont ainsi conçues :

[TRADUCTION]

(1) La variante influence-t-elle de façon appréciable le fonctionnement de l'invention? Dans l'affirmative, la variante ne tombe pas sous le coup de la revendication. Dans la négative :

(2) Le fait que la variante n'influence pas de façon appréciable le fonctionnement de l'invention aurait-il été évident, à la date de la publication du brevet, pour un expert du domaine? Dans la négative, la variante ne tombe pas sous le coup de la revendication. Dans l'affirmative :

(3) L'expert du domaine conclurait-il malgré tout, à la lecture de la teneur de la revendication, que le breveté considérait qu'une stricte adhésion au sens premier constituait une condition essentielle de l'invention? Dans l'affirmative, la variante ne tombe pas sous le coup de la revendication.

Le juge Hoffmann formule ensuite l'observation suivante au sujet de ces questions :

[TRADUCTION] On relèvera que les deux premières questions de lord Diplock, bien qu'on ne puisse y répondre sensément sans se reporter au brevet, ne sont pas d'abord des questions d'interprétation : les questions de savoir si la variante influence de façon appréciable le fonctionnement de l'invention et si cela aurait été évident pour un expert du domaine sont des questions de fait. Les réponses servent à fournir le contexte factuel en fonction duquel le mémoire descriptif doit être interprété. C'est la troisième question qui soulève la question d'interprétation et la formulation employée par lord Diplock établit clairement que, sur ce point, les réponses aux deux premières questions ne sont pas concluantes. Même une interprétation téléologique de la formulation du brevet peut conduire à la conclusion que, même si la variante n'avait pas d'effet important et si cela avait été évident à l'époque, le breveté pour une raison quelconque restreignait sa revendication à la signification primaire et excluait la variante. Autrement, il n'y aurait aucune raison de poser la troisième question.


[26]            Dans l'interprétation des revendications du brevet, il faut tenir compte de l'ensemble du mémoire descriptif, dessins et divulgation : Smith Incubator Company c. Seiling, [1937] R.C.S. 251; Burton Parsons Chemicals, Inc. c. Hewlett-Packard (Canada) Ltd., [1976] 1 R.C.S. 555; Whirlpool, précité, au paragraphe 52. Toutefois, ainsi qu'il a été statué, [traduction] « la revendication doit exposer, en termes exprès ou par un renvoi clair, ce qu'est l'invention pour laquelle la protection est demandée » :    Ingersoll Sergeant Drill Company c. Consolidated Pneumatic Tool Company Ld. (1908), 25 R.P.C. 61 (H.L.) à la page 83; Electric & Musical Industries Ld. c. Lissen Ld. (1939), 56 R.P.C. 23 (H.L.). De plus, comme l'indique le juge Binnie dans l'arrêt Free World Trust, précité, au paragraphe 51, « [l]'interprétation des revendications avec le concours d'un destinataire versé dans l'art donne au breveté l'assurance que certains termes et concepts seront considérés par le tribunal à la lumière du témoignage d'un expert concernant leur sens technique. »

[27]          Il incombe au breveté d'établir que, pour un expert du domaine, une caractéristique revendiquée d'une invention était manifestement remplaçable. Le juge Binnie l'explique au paragraphe 57 de l'arrêt Free World Trust, précité, de la façon suivante :

À mon avis, dans Catnic et O'Hara, précités, les tribunaux ont eu raison d'exiger du breveté qu'il établisse une interchangeabilité connue et manifeste à la date de la publication du brevet. Si le breveté ne se décharge pas de ce fardeau de preuve, l'expression ou le mot descriptifs figurant dans la revendication doivent être considérés comme essentiels, sauf lorsque la teneur des revendications indique le contraire.


[28]            Ce que doit faire le juge de première instance, c'est de déterminer, sur le fondement d'une interprétation téléologique du brevet, quels éléments de l'invention revendiquée étaient critiques ou « essentiels » et lesquels ne l'étaient pas. Après avoir exposé correctement les principes de l'interprétation des revendications aux paragraphes 30 à 36 de sa décision, le juge de première instance avait manifestement une juste idée de l'analyse qu'elle avait à faire. Elle devait donner une interprétation téléologique du brevet en se plaçant dans la position de l'expert du domaine à la date de la publication. Avec l'assistance du témoignage des experts, du contexte des revendications fourni par la divulgation et les illustrations, et des buts auxquels servait la face supérieure de la table selon le brevet, le juge de première instance avait parfaitement le droit de donner aux revendications une interprétation différente de celle préconisée par les parties (arrêt Whirlpool, précité, au paragraphe 61).

Interprétation

[29]            Le juge de première instance a donné une interprétation téléologique des revendications 1 et 9 et a conclu qu'il était essentiel qu'une partie de la face supérieure de la table soit « ininterrompue » . Elle a défini cette partie comme la partie de la table allant « de la zone d'entrée qui supporte le noyau de mousse jusqu'à la zone de sortie du noyau, en passant par l'enceinte d'enrobage » . Cette partie comprend manifestement la partie supérieure de la table dans la trajectoire du noyau en mousse située dans l'enceinte d'enrobage.


[30]            Les appelantes soutiennent que le juge de première instance a commis une erreur dans l'interprétation des revendications. Elles soulèvent deux points à cet égard. D'abord, le breveté aurait clairement indiqué, par la formulation employée dans le brevet, son intention de permettre des « interruptions » dans la face supérieure de la table. Ensuite, il aurait été évident pour un expert du domaine à la date de la publication du brevet que le contact avec la face supérieure de la table était nécessaire seulement aux bords extérieurs du noyau en mousse pour atteindre le double but de soutien et de protection prévu par le brevet. Les deux points seront traités successivement.

[31]            S'agissant du premier point, les appelantes invoquent un extrait tiré de la page 9 de la divulgation :


[traduction] Des transporteurs de sortie sont possibles, en option, pour guider et entraîner le noyau de moulure dans l'enceinte, mais il va de soi que le contact entre les transporteurs de sortie et la surface finie doit être limité aux parties durcies ou non enrobées. Par exemple, les transporteurs de sortie... peuvent être montés en surface affleurant à la face supérieure de la table... de sorte qu'ils n'entrent en contact qu'avec la surface plate du noyau de moulure.

[32]            Elles plaident, sur ce fondement, que le breveté a envisagé des « interruptions » dans la face supérieure de la table sur la largeur du noyau en mousse. Également, les appelantes soutiennent que, du fait que la revendication 9 prévoit un « mécanisme d'alignement » situé sur la table et que les illustrations du brevet montrent et la divulgation décrit des mécanismes d'entraînement à bande, des chevilles de positionnement et une enceinte d'enrobage situés sur la face supérieure de la table, le breveté avait exprimé clairement son intention de permettre des interruptions dans la face supérieure de la table. Elles font valoir que [traduction] « les revendications n'identifient aucune partie précise de la table comme "ininterrompue" ou continue » et que, donc, le juge de première instance a adopté à tort une interprétation qui n'est pas suggérée par le texte des revendications. L'intimée réplique à cet argument en partie en soutenant qu'on ne peut s'appuyer sur l'extrait de la divulgation parce que cela entraînerait une extension de la portée de l'invention telle qu'elle est définie par les revendications.


[33]            Il semblerait, toutefois, que l'interprétation adoptée par le juge de première instance est tout à fait compatible avec l'extrait invoqué par les appelantes. Bien que la divulgation puisse suggérer que des interruptions peuvent être tolérées dans la zone de sortie de la table, le juge de première instance n'a pas jugé essentiel que la face supérieure de la table soit continue dans cette partie. En outre, ni les mécanismes d'entraînement à bande, ni les chevilles de positionnement, ni les parois de l'enceinte d'enrobage ne sont situés dans la trajectoire du noyau en mousse dans l'enceinte. Par conséquent, l'argument des appelantes sur ce point n'est pas persuasif.

[34]            S'agissant du deuxième point, les appelantes font valoir qu'il était évident pour un lecteur averti à la date de la publication du brevet que le contact du noyau en mousse avec la face supérieure de la table était nécessaire seulement aux bords extérieurs du noyau en mousse pour assurer le soutien et la protection comme le prévoit le brevet. Elles soutiennent donc que le juge de première instance n'a pas tenu compte suffisamment de l'objet du brevet qui est de combiner un mécanisme d'alignement avec un mécanisme d'entraînement pour faire progresser de façon constante un noyau en mousse dans une enceinte d'enrobage fixe comportant des filières de profilage amovibles. D'après les appelantes, la revendication 9 du brevet décrit la face supérieure de la table de manière fonctionnelle :

une table ayant une face supérieure allongée, plane, continue et lisse... la table servant à supporter un noyau de moulure en mousse souple sur ladite surface plate tandis que le noyau glisse le long de l'axe longitudinal;

la surface plate du noyau s'engageant en glissant sur la face supérieure de la table, étant ainsi protégée du produit d'enrobage...


[35]            Dans l'analyse de ce point, il faut tenir compte du mémoire descriptif dans son ensemble et de la preuve d'expert. Il faut noter qu'à la ligne 21 de la page 8 du brevet, le breveté a écrit : [traduction] « Dans les deux méthodes de production de la moulure enrobée, la surface plate de la moulure est protégée ou couverte de sorte qu'elle n'est pas enrobée de produit d'enrobage. Cela donne un produit fini qui a une surface décorative enrobée et une surface plate non enrobée. » De plus, le breveté, expliquant la figure 3 du brevet au bas de la page 8 et au haut de la page 9, indique : [traduction] « la surface plate du noyau de moulure... est en contact avec la face supérieure de la table » . Au haut de la page 10, le breveté dit : [traduction] « on peut employer diverses méthodes d'application du produit d'enrobage à la surface de la moulure, notamment la pulvérisation ou le coulage. » Aux lignes 10 à 15 de la même page, on lit : [traduction] « La surface plate... n'est pas enrobée de produit d'enrobage parce qu'elle est protégée par le contact étroit avec la face supérieure de la table... . Dans certains cas, il s'est avéré nécessaire d'utiliser des rouleaux pour exercer une pression sur le noyau en mousse... afin que celui-ci reste en contact avec la face supérieure de la table, mais lorsque les transporteurs d'entrée... ont une surface de caoutchouc, la friction du noyau avec le transporteur maintient en place le noyau en mousse. » À la ligne 15 de la page 12, le breveté écrit : [traduction] « comme on le voit le mieux dans la figure 3, la machine comporte de préférence des transporteurs d'entrée et de sortie séparés..., avec des mécanismes d'entraînement indépendants. La surface de la bande transporteuse... est en caoutchouc ou en un autre matériau élastique et adhérent pour maintenir en place le noyau... contre la surface plate de la table... et entraîner le noyau dans l'enceinte d'enrobage » .

[36]            Dans son rapport daté du 25 octobre 2002, M. Day commente, notamment, la formulation de la revendication 1c), [traduction] « faire glisser le noyau en mousse le long de l'axe sur la face supérieure de la table vers l'avant à travers une enceinte d'enrobage, celle-ci ayant : un fond défini par la face supérieure de la table, étant ainsi protégée du produit d'enrobage » . M. Day a écrit, à la page 14 :


[traduction]... le noyau en mousse serait placé sur la zone d'entrée de la table, glissé sur la surface de la table du côté de l'entrée vers le côté de la sortie, en passant par l'enceinte. Puisque le noyau en mousse est souple dans une certaine mesure, la continuité de la face supérieure de la table de la zone d'entrée à la zone de sortie fournit un soutien continu sur lequel glisse le noyau en mousse. Donc, la table s'étend de chaque côté de l'enceinte, à partir du côté de l'entrée de l'enceinte, en passant par l'enceinte elle-même et jusqu'au côté de la sortie de l'enceinte.

M. Day commente ensuite dans son rapport une autre formulation, contenue dans la revendication 1d), [traduction] « appliquer un produit liquide d'enrobage sur la surface décorative du noyau de la moulure pendant que le noyau en mousse passe à travers l'enceinte d'enrobage, la surface plate du noyau glissant sur la face supérieure de la table, étant ainsi protégée du produit d'enrobage » . Il écrit à la page 15 :

[traduction] Cela indique expressément que l'enrobage ne doit être appliqué que sur le profil décoratif du noyau en mousse, et que la surface plate se déplace sur la table avec laquelle elle reste en contact, ce qui empêche l'application de produit d'enrobage sur la surface plate.

Son témoignage à l'instruction va dans le même sens en général (transcription, vol. I, p. 196, l. 1 à p. 199, l. 22).

[37]            La preuve n'établit pas qu'il était évident pour un destinataire expert du domaine qui aurait lu le brevet à la date de la publication que le contact du noyau en mousse avec la face supérieure de la table n'était nécessaire qu'aux bords extérieurs du noyau en mousse. Comme la divulgation l'illustre et ainsi que le pense M. Day, [traduction] « la continuité de la face supérieure de la table de la zone d'entrée à la zone de sortie fournit un soutien continu sur lequel glisse le noyau en mousse » et [traduction] « la surface plate se déplace sur la table avec laquelle elle reste en contact, ce qui empêche l'application de produit d'enrobage sur la surface plate » . Bref, l'argument des appelantes sur cet aspect de l'appel n'est pas convaincant.


[38]            En résumé, le brevet enseigne qu'un élément essentiel de l'invention est une table qui est [traduction] « continue » (c'est-à-dire ininterrompue) sur la largeur du noyau en mousse de la zone d'entrée jusques et y compris à la sortie du noyau de l'enceinte d'enrobage. Aucun élément du contexte des revendications ou du témoignage des experts n'indique que le breveté envisageait ou entendait revendiquer des variantes de cet élément. De plus, la nature essentielle de cet élément est appuyée par les buts de la table tels qu'ils sont indiqués dans le brevet. Il se peut que le breveté ait pu se passer d'une table « continue » au sens de ce terme interprété par le juge de première instance ou que l'invention ait fonctionné tout aussi bien sans que le fond de l'enceinte d'enrobage soit [traduction] « défini par la face supérieure de la table » . Toutefois, on ne peut faire fi du texte des revendications. Le soin avec lequel ce texte est rédigé a été souligné par les tribunaux, le plus récemment par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Free World Trust, précité, au paragraphe 51, où le juge Binnie a écrit : « l'inventeur qui s'exprime mal ou qui crée par ailleurs une restriction inutile ou complexe ne peut s'en prendre qului-même » . Les appelantes n'ont pas établi que le juge de première instance a interprété incorrectement les revendications 1 et 9 du brevet.


Contrefaçon

[39]            Si une méthode ou un appareil comprend « tous les éléments essentiels » de l'invention brevetée, il y a contrefaçon, mais il n'y a pas de contrefaçon « lorsqu'un élément essentiel est différent ou omis » (Free World Trust, précité, aux paragraphes 68 et 31).

[40]            Le juge de première instance n'a pas commis d'erreur en concluant que la question de la contrefaçon pouvait être tranchée seulement sur le fondement que la machine de l'intimée avait une face supérieure qui était interrompue par un caniveau et des digues ou racles. En incorporant un caniveau et des digues ou racles dans la machine, l'intimée a omis un élément essentiel des deux revendications 1 et 9, à savoir une face supérieure de la table qui soit « continue » . Par conséquent, le juge de première instance a conclu qu'il n'y avait pas contrefaçon de ces revendications ou de l'une quelconque des revendications dépendantes et a rejeté à bon droit l'action.


[41]            Bien que ce qui précède soit suffisant pour statuer sur l'appel principal, il est noté que le juge de première instance est allé plus loin et a conclu que la méthode et la machine de l'intimée présentaient au moins trois différences par rapport à l'invention revendiquée dans le brevet. Premièrement, elle a conclu que, dans la machine de l'intimée, le noyau en mousse est soutenu par des racles ou digues, alors que, selon la revendication 9, le noyau en mousse est soutenu par la face supérieure de la table. Deuxièmement, elle a conclu que la surface plate du noyau en mousse est protégée par un caniveau et les racles ou digues, alors que, selon les revendications 1 et 9 la protection est fournie par la face supérieure de la table. Troisièmement, le juge de première instance a noté que le fond de l'enceinte d'enrobage dans la machine de l'intimée « n'est pas défini par la face supérieure de la table. En-dessous, il y a un puits ou un caniveau. » Au contraire, les revendications 1 et 9 du brevet exigent que le fond de l'enceinte soit « défini par la face supérieure de la table » . Ces conclusions renforcent la conclusion du juge de première instance qu'il n'y a pas eu contrefaçon. Il s'ensuit que le juge de première instance n'a pas commis d'erreur manifeste et dominante en arrivant à cette conclusion.

[42]            Compte tenu de la conclusion qui précède sur la question de la contrefaçon, la Cour ne devrait pas exprimer d'opinion sur le point de savoir si la barre en queue d'aronde et la bande à pointes ont une incidence sur la conclusion quant à la contrefaçon. De plus, étant donné la conclusion du juge de première instance sur la contrefaçon, il n'était pas nécessaire pour elle de déterminer si Canamould est un porteur de licence qui peut « se réclamer » du brevet conformément au paragraphe 55(1) de la Loi. Pour le même motif, il n'est pas nécessaire pour la Cour d'examiner la question.


[43]            Pour les motifs exposés ci-dessus, les appels devraient être rejetés avec dépens.

                                                                                   « A.J. STONE »                    

                                                                                                     Juge

« Je souscris à ces motifs.

    J. Edgar Sexton, juge »

« Je souscris à ces motifs

    Sharlow, juge »

Traduction certifiée conforme

Richard Jacques, LL.L.


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIERS :                                       A-162-03, A-178-03

INTITULÉ :                                        CANAMOULD EXTRUSIONS LTD. ET AL.

appelantes

et

DRIANGLE INC.

intimée

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                17 DÉCEMBRE 2003

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE STONE

Y ONT SOUSCRIT :              LE JUGE SEXTON

LE JUGE SHARLOW

DATE DES MOTIFS :                       12 FÉVRIER 2004

COMPARUTIONS :              Bruce Stratton POUR L'APPELANTE

Michael Crinson

Trent Horne

                                                            Stephen Lane                POUR L'INTIMÉE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bruce Stratton et Michael Crinson

Toronto (Ont.) POUR L'APPELANTE

                                                Trent Horne et Stephen Lane

                                                             Toronto (Ont.) POUR L'INTIMÉE


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