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Date : 19990106


Dossier : A-317-98

CORAM :LE JUGE MARCEAU

LE JUGE STONE

LE JUGE STRAYER

ENTRE


ALLIED SIGNAL INC.,


appelante,


et


DUPONT CANADA INC.,


intimée.

Audience tenue à Ottawa (Ontario), les mardi et mercredi 5 et 6 janvier 1999.

Motifs du jugement rendu à l"audience à Ottawa (Ontario), le mercredi 6 janvier 1999.

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :              LE JUGE STRAYER


     Date : 19990106

     Dossier : A-317-98

CORAM :      LE JUGE MARCEAU

         LE JUGE STONE

         LE JUGE STRAYER

ENTRE


ALLIED SIGNAL INC.,


appelante,


et


DUPONT CANADA INC.,


intimée.


MOTIFS DU JUGEMENT

(rendu à l"audience à Ottawa (Ontario),

le 6 janvier 1999)

LE JUGE STRAYER

[1]Il s"agit d"un appel et d"un appel incident concernant le rapport du juge Darrel Heald, qui siégeait à titre d"arbitre dans une référence relative aux dommages-intérêts dus par l"intimée Dupont Canada Inc. (Dupont) par suite de la contrefaçon d"un brevet délivré à l"appelante, Allied Signal Inc. (Allied).

[2]Le brevet en question, soit le brevet canadien no 1,162,012, se rapporte à une pellicule, un mélange de nylon et de polyoléfine, utilisée comme pellicule de support par le fabricant lorsqu"il moule un composé à mouler en feuille en divers produits.

[3]      Au cours des années 1980, Allied a utilisé son brevet pour fabriquer ses pellicules ER-15 et ER-20; en 1989, la part de marché d"Allied, en Amérique du Nord, était d"environ 73 p. 100. En 1989, Dupont a commencé à fabriquer la pellicule DARTEK et a en partie enlevé à Allied sa part de marché. Dupont fabriquait le produit au Canada, mais elle exportait presque tout le produit, principalement aux États-Unis. Dans une action en contrefaçon de brevet intentée par Allied, la Section de première instance, en septembre 1993, a jugé que le brevet d"Allied n"était pas valide. En appel, cette cour a statué, en mai 1995, que le brevet était valide et que Dupont l"avait contrefait. Elle a délivré une injonction contre Dupont et a laissé pour détermination, dans le cadre d"une référence qui avait déjà été ordonnée, la question des dommages-intérêts dus à Allied ou des bénéfices réalisés par Dupont. Allied a décidé de demander des dommages-intérêts. Le 13 février 1998, l"arbitre a déposé un rapport dans lequel il reportait la question des dépens. Il a subséquemment reçu des observations au sujet des dépens relatifs à la référence et, le 28 avril 1998, il a rendu une ordonnance à cet égard. Des appels ont été interjetés devant la Section de première instance à l"égard du rapport et devant cette cour à l"égard des dépens. Dans le cadre d"une requête visant au transfert de toutes les procédures à la Section de première instance, le juge Hugessen a plutôt ordonné, le 1er juin 1998, que l"appel et l"appel incident relatifs au rapport soient transférés à cette cour pour décision.

L"appel

[4]      En ce qui concerne l"appel, Allied a abandonné à l"audience tous les motifs invoqués sauf les motifs suivants : (1) l"arbitre aurait dû lui accorder les dommages-intérêts réellement subis à l"égard de la perte des ventes conclues avec GenCorp au lieu d"accorder des redevances raisonnables sur les ventes que Dupont avait conclues avec GenCorp pendant la période où il y avait eu contrefaçon; (2) l"arbitre aurait dû lui accorder des intérêts avant jugement sous la forme d"intérêts composés plutôt que d"intérêts simples.

[5]      Quant à la première question, l"arbitre a fait remarquer que de nombreux anciens clients qui se procuraient leurs pellicules de support chez Allied et qui avaient eu recours à Dupont comme fournisseur en 1989 ou par la suite étaient retournés chez Allied pendant la période où il y avait eu contrefaçon, de 1989 à 1995, ou par la suite. Il a donc inféré " qu"ils n"auraient pas quitté la demanderesse n"eût été la présence de la défenderesse "1. Il a fait remarquer que cette inférence, qui était fondée sur la preuve présentée pour le compte de la demanderesse

         fait pencher la balance en sa faveur [la demanderesse]. La validité d"une telle inférence doit néanmoins être soumise à l"analyse des faits client par client, en particulier parce que certains indices prouvent le contraire chez quelques clients2.         

L"arbitre a ensuite fait une analyse client par client. Il a pris note de la preuve présentée pour le compte de Dupont, à savoir que GenCorp n"aurait à aucune condition acheté les pellicules de support d"Allied pendant la période en question à cause des problèmes qu"elle avait eus avec Allied en traitant avec elle avant que la pellicule de Dupont soit disponible sur le marché. En d"autres termes, il a conclu qu"il existait une " preuve contraire " ayant pour effet de remettre en question le bien-fondé de l"inférence susmentionnée, en ce qui concerne son application à GenCorp. L"arbitre a donc conclu ce qui suit :

         [94] Dans l"ensemble, il ressort de cette preuve que jusqu"au moment où GenCorp a trouvé une solution de rechange adéquate, la demanderesse aurait pu réaliser elle-même quelques-unes des ventes de la défenderesse à GenCorp. La seule preuve d"une solution de rechange raisonnable apparaissant avant 1995 était celle du film coextrudé, adopté en 1991 par Budd Co., alors que Deering entreprenait la production de film coextrudé en quantités importantes. Il est cependant clair que la recherche d"une solution de rechange par GenCorp était très poussée et s"étendait au delà des limites nord-américaines, auprès de fournisseurs européens.         
         [95] Nous en sommes réduits à de pures conjectures s"agissant de la date à laquelle GenCorp aurait abandonné le film de la demanderesse. À mon avis, la seule approche équitable en pareilles circonstances est d"accorder à la demanderesse une redevance raisonnable sur les ventes de la défenderesse à cette entreprise. Pour reprendre les termes de lord Fletcher Moulton dans Meters v. Metropolitan Gas Meters , [TRADUCTION] " Je crois que dans plusieurs cas ceci constituerait le moyen le meilleur et le plus sûr d"arriver à une conclusion fondée quant aux chiffres adéquats " [(1911), 28 R.P.C. 157, à la p. 165 (C.A.)].         
         [96] Ainsi, j"accorderais à la demanderesse le droit à une redevance raisonnable sur les ventes réalisées par la défenderesse auprès de GenCorp.         

[6]      En fait, l"appelante Allied soutient que l"arbitre n"avait pas le droit de tirer cette conclusion parce que la preuve selon laquelle GenCorp aurait cessé de traiter avec Allied à titre de client n"avait aucune valeur ou que d"autres éléments de preuve la contredisaient.

[7]      Compte tenu de l"examen fort utile de la preuve que les avocats des deux parties ont mis à notre disposition, nous sommes convaincus qu"il ne s"agit pas ici d"un cas dans lequel il convient d"intervenir en appel à l"égard des conclusions de fait tirées par l"arbitre. L"arbitre disposait clairement d"éléments de preuve qui, s"il les retenait, lui permettaient de conclure que même si GenCorp avait forcément initialement continué, en 1989, à traiter avec Allied jusqu"à ce qu"elle trouve une autre source d"approvisionnement, GenCorp aurait trouvé et pouvait trouver, selon toute probabilité, un autre fournisseur de pellicules de support. Certains éléments de preuve montraient que GenCorp avait décidé d"en trouver un en 1989 et certains éléments de preuve montraient qu"il existait d"autres fournisseurs qui auraient pu convenir à GenCorp. Nous ne pouvons pas dire que l"arbitre a commis une erreur manifeste en concluant que selon toute probabilité GenCorp aurait trouvé un autre fournisseur qui lui convenait.

[8]      Compte tenu de cette conclusion, il nous semble qu"il était tout à fait approprié pour l"arbitre, compte tenu de l"incertitude qui régnait au sujet du moment où GenCorp se serait adressée à un autre fournisseur, d"accorder une redevance raisonnable à l"égard de toutes les ventes de produits que Dupont avait conclues avec GenCorp.

[9]      Quant à la seconde question, l"arbitre a refusé d"accorder des intérêts composés avant jugement. Ce faisant, il a conclu qu"étant donné qu"Allied avait décidé de demander des dommages-intérêts, c"est-à-dire un redressement fondé sur la common law, les articles 128 et 130 de la Loi sur les tribunaux judiciaires3 de l"Ontario doivent servir de fondement à la demande devant cette cour. L"arbitre a interprété l"alinéa 128(4)b ) comme empêchant d"accorder des intérêts sur les intérêts accordés en vertu du paragraphe 128(1). Rien ne nous permet de modifier cette conclusion, et nous ne pouvons voir au paragraphe 130(1) rien qui nous autorise à exercer un pouvoir discrétionnaire pour accorder des intérêts composés.

[10]      Par conséquent, nous rejetons l"appel.

L"appel incident

[11]      L"intimée a interjeté un appel incident contre le rapport de l"arbitre. Les cinq questions que son avocat a débattues dans l"appel incident sont les suivantes : (1) cette cour devrait fixer au 13 février 1998 ou au 28 avril 1998 la date du jugement mentionnée par l"arbitre; (2) le taux de conversion monétaire, en ce qui concerne les dommages-intérêts, ne devrait pas être celui qui s"appliquait à la date du jugement comme il l"a été, mais cela devrait être la moyenne des taux au cours de la période où il y a eu contrefaçon; (3) l"arbitre a commis une erreur en calculant la redevance; (4) Dupont ne devrait pas être tenue de payer des dommages-intérêts à l"égard des ventes qu"Allied a perdues à l"extérieur du Canada, mais elle devrait être uniquement tenue de payer une redevance sur ces ventes; (5) des intérêts avant jugement n"auraient pas dû être accordés à l"égard de la période qui s"est écoulée entre la date à laquelle la Section de première instance a conclu à l"invalidité du brevet d"Allied, le 3 septembre 1993, et la date à laquelle la Cour d"appel a conclu que le brevet était valide et qu"il avait été contrefait, le 11 mai 1995.

[12]      Nous n"avons pas jugé nécessaire d"entendre l"avocat de l"intimée dans l"appel incident à l"égard des trois dernières questions. Nous sommes convaincus que l"arbitre n"a pas commis d"erreur susceptible de révision sur ces points.

[13]      La première question, soit celle qui se rapporte à la date du jugement, n"est pas strictement parlant une question susceptible de faire l"objet d"un appel ou d"un appel incident étant donné que, dans son rapport, l"arbitre n"avait pas à examiner la question. Toutefois, cela pose certains problèmes et il faut rendre une décision, aux fins de l"exécution d"un jugement fondé sur le rapport de l"arbitre. Le rapport a été déposé le 13 février 1998. Des appels y afférents ont été interjetés devant la Section de première instance conformément aux règles qui étaient alors en vigueur; or, en vertu de ces règles, le rapport n"était pas devenu définitif lors de l"entrée en vigueur des nouvelles règles, le 25 avril 1998. Dans l"intervalle, l"arbitre qui, dans son rapport du 13 février 1998, avait invité les parties à présenter des observations au sujet des dépens a tiré certaines conclusions à cet égard dans une ordonnance datée du 28 avril 1998. Un appel a été interjeté contre cette ordonnance devant la Cour d"appel. En réponse à une requête visant au transfert de toutes les procédures à la Section de première instance, le juge Hugessen a plutôt ordonné que tous les appels relatifs aux dommages-intérêts soient transférés à cette cour; ces appels ont été joints et ont été entendus ensemble.

[14]      Nous faisons face au problème que pose la transition entre l"application des anciennes règles et l"application des nouvelles règles, de sorte que par l"ordonnance du 1er juin 1998, le juge Hugessen transférait à cette cour des appels interjetés à l"égard d"un rapport qui n"avait pas fait l"objet d"un jugement avant l"entrée en vigueur des nouvelles règles. Étant donné qu"en vertu de l"article 3 des nouvelles règles, les règles sont interprétées et appliquées de façon à permettre d"apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive possible, nous avons conclu que la date du jugement est réputée être celle la plus expéditive possible à laquelle le juge Hugessen a transféré l"affaire à cette cour, soit le 1er juin 1998. En vertu des anciennes règles, le rapport n"était pas encore un jugement définitif, mais l"ordonnance que le juge a rendue avait un effet accessoire, quoique nécessaire, à savoir que le rapport était définitif aux fins d"un appel fondé sur les nouvelles règles.

[15]      Il reste à trancher la dernière question, à savoir la date de la conversion monétaire. En se fondant sur la décision rendue par la Cour d"appel fédérale dans l"affaire N.V. Bocimar S.A. c. Century Insurance Co. Of Canada4, l"appelante dans l"appel incident soutient que la règle de la date de la faute devrait s"appliquer en l"espèce et qu"étant donné que dans ce cas-ci, la faute a été commise sur une période de six ans, il faut utiliser les taux de change annuels moyens entre 1989 à 1995 pour convertir le montant des bénéfices perdus et des redevances accordées par l"arbitre. L"arbitre a conclu qu"il n"existe pas de date précise dans une affaire de brevet, lorsque la contrefaçon se poursuit sur une certaine période; il a conclu que " la conversion de la monnaie à la date du jugement à l"égard du présent rapport est la seule solution pratique ".

[16]      Nous ne pouvons pas dire que l"approche adoptée par l"arbitre est erronée. Il est clair que la situation dans l"affaire Bocimar , où il y avait une seule date claire en ce qui concerne la faute, ne ressemblait en rien à la situation qui existe dans une affaire de brevet telle que celle-ci, où il y a eu contrefaçon continue. En outre, il nous semble que la date du jugement est en fait la date la plus logique à utiliser. Le montant des dommages-intérêts en l"espèce a été exprimé en monnaie américaine. Le préjudice subi a été évalué en monnaie américaine. C"est à cause des dispositions de l"article 12 de la Loi sur la monnaie5 que la conversion du montant des dommages-intérêts en monnaie canadienne devait être effectuée. En d"autres termes, au moyen de la conversion, la demanderesse se verra accorder le montant nécessaire, en monnaie canadienne, pour obtenir l"indemnité complète à laquelle elle a droit en monnaie américaine.

Dispositif

[17]      Il est donc déclaré que la date de jugement attribuée au rapport de l"arbitre est réputée être le 1er juin 1998.

[18]      À tous les autres égards, l"appel incident est rejeté.

[19]      Il reste à régler la question des dépens, tant en ce qui concerne les dépens accordés à l"égard de la référence en vertu de l"ordonnance du 28 avril 1998, de l"arbitre, qui fait l"objet d"un des appels dont nous sommes ici saisis, qu"en ce qui concerne les dépens qui doivent être accordés dans le présent appel. À la demande des avocats, la question des dépens est laissée en suspens pour être examinée et réglée à une date ultérieure à l"aide des observations écrites des avocats, lesquelles doivent être soumises au plus tard le 20 janvier 1999.

[20]      Le jugement définitif sera donc rédigé et déposé à une date ultérieure.

                     " B.L. Strayer "
                                     Juge

Ottawa (Ontario)

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.

COUR D"APPEL FÉDÉRALE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU DOSSIER :              A-317-98
INTITULÉ DE LA CAUSE :      Allied Signal Inc. c. Dupont Canada Inc.
LIEU DE L"AUDIENCE :          Ottawa (Ontario)
DATE DE L"AUDIENCE :          les 5 et 6 janvier 1999

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR (JUGES MARCEAU, STONE ET STRAYER) RENDUS À L"AUDIENCE LE 6 JANVIER 1999.

ONT COMPARU :

Alexander Macklin, c.r.          pour l"appelante

Hélène D"Iorio

Ronald Dimock              pour l"intimée

Eleanor Cronk

Henry Lue

Vanessa Yolles

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling, Strathy & Henderson      pour l"appelante

Avocats

Ottawa (Ontario)

Dimock, Stratton, Clarizio          pour l"intimée

Avocats

Toronto (Ontario)

__________________

1      Rapport, par.45.

2      Ibid, par.48.

3      L.R.O. 1990, ch. C-43, tel qu'il s'applique en l'espèce en vertu du paragraphe 36(1) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch F-7.

4      (1984), 53 N.R. 383 (C.A.F.).

5      L.R.C. (1985), ch C-52.

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