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Date : 20060518

Dossier : A-384-05

Référence : 2006 CAF 187

 

CORAM :      LE JUGE DÉCARY

                        LA JUGE SHARLOW                     

                        LE JUGE MALONE

 

ENTRE :

ABBOTT LABORATORIES

et LABORATOIRES ABBOTT LIMITÉE

appelantes

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

et RATIOPHARM, DIVISION DE RATIOPHARM INC.

intimés

 

 

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), les 5 et 6 avril 2006

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 18 mai 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                             LA JUGE SHARLOW

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                           LE JUGE DÉCARY

                                                                                                                            LE JUGE MALONE

 


 

Date : 20060518

Dossier : A-384-05

Référence : 2006 CAF 187

 

CORAM :      LE JUGE DÉCARY

                        LA JUGE SHARLOW                     

                        LE JUGE MALONE

 

ENTRE :

ABBOTT LABORATORIES

et LABORATOIRES ABBOTT LIMITÉE

appelantes

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

et RATIOPHARM, DIVISION DE RATIOPHARM INC.

intimés

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE SHARLOW

[1]               Les appelantes Abbott Laboratories et Laboratoires Abbott Limitée (ci‑après collectivement désignées Abbott) font appel d'un jugement (2005 CF 1093) par lequel la Cour fédérale a rejeté la demande qu'elles avaient formée sous le régime du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (le Règlement AC). Cette demande visait à obtenir une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à l'intimée Ratiopharm pour ses comprimés de 250 et de 500 mg de clarithromycine avant l'expiration de six brevets appartenant à Abbott. Au moment de l'instruction de ladite demande par la Cour fédérale, les seuls brevets en cause étaient les brevets canadiens 2277274 (le brevet 274), 2258606 (le brevet 606) et 2387361 (le brevet 361), qui expirent tous en 2017.

Les faits

[2]               Abbott  fabrique un médicament appelé Biaxin Bid. L’ingrédient actif du Biaxin Bid est un antibiotique appelé clarithromycine. Le nom chimique de la clarithromycine est la 6‑0‑éthylérythromycine A.

[3]               Abbott vend le Biaxin Bid en comprimés de 250 et de 500 mg en vertu d'un avis de conformité délivré par le ministre. Ratiopharm a demandé un avis de conformité au ministre pour sa version de la clarithromycine en se fondant sur une comparaison de son produit avec le Biaxin Bid.

[4]               La clarithromycine ne fait pas l'objet d'un brevet. Cependant, un certain nombre de brevets sont inscrits à l'égard du Biaxin Bid au registre que tient le ministre sous le régime du Règlement AC, dont les trois qui sont en cause dans la présente espèce (soit les brevets 274, 606 et 361).

[5]               Abbott soutient avoir découvert trois formes de clarithromycine, qu'elle a baptisées respectivement « forme 0 », « forme I » et « forme II ». Il n'est pas contesté que la clarithromycine – qu'elle se présente sous la forme 0, la forme I ou la forme II – est un antibiotique et que chacune de ces formes de clarithromycine correspond à la définition que le Règlement AC donne du terme « médicament », ainsi libellée :

« médicament » Substance destinée à servir ou pouvant servir au diagnostic, au traitement, à l'atténuation ou à la prévention d'une maladie, d'un désordre, d'un état physique anormal, ou de leurs symptômes.

“medicine” means a substance intended or capable of being used for the diagnosis, treatment, mitigation or prevention of a disease, disorder or abnormal physical state, or the symptoms thereof.

 

[6]               Le produit à base de clarithromycine proposé par Ratiopharm contient la forme II. On s’accorde pour reconnaître que la forme 0 est produite au cours du procédé de fabrication de la forme I ou de la forme II. Cependant, la forme 0 produite de cette façon est instable, dans ce sens que si rien n’est fait, cette forme 0 se transformera en peu de temps en une forme différente de la clarithromycine. Il semblerait que la forme 0 n’ait pas été identifiée en tant que substance seule jusqu’à ce qu’elle soit stabilisée par des inventeurs dont les noms apparaissent dans le brevet 274.

Le brevet 274

[7]               Les revendications du brevet 274 qui se révèlent pertinentes dans la présente espèce sont la revendication 1 et ses revendications dépendantes. Abbott définit le brevet 274 comme portant sur la forme 0 en soi. La forme 0 est nécessairement produite au cours de la fabrication de la forme II, contenue dans le produit de Ratiopharm.

[8]               Le juge de première instance a conclu que le brevet 274 est admissible à l'inscription au registre des brevets parce que la revendication 1 et ses revendications dépendantes portent sur « le médicament en soi » (c'est‑à‑dire la forme 0), comme l'exige l'article 4 du Règlement AC. Cette conclusion n'est pas contestée dans le présent appel.

[9]               Le juge a aussi conclu, sur le fondement de ce que les parties ont appelé l'argument de l'assertibility (l'argument du produit final), qu'était fondée l'allégation d'absence de contrefaçon avancée par Ratiopharm. L'argument du produit final est formulé comme suit au paragraphe 47 de l'exposé des motifs du juge :

[47] (…) Ratiopharm affirme que, même si la clarithromycine de forme 0 est admissible aux termes du Règlement sur les médicaments brevetés, elle ne peut faire l'objet d'une allégation qu'à l'encontre d'un produit final fabriqué par une deuxième personne [Ratiopharm en l'occurrence], et non d'un produit intermédiaire utilisé par cette deuxième personne.

 

[10]           Abbott soutient que le juge a commis une erreur en acceptant l'argument du produit final avancé par Ratiopharm, au motif qu'il est fondé sur une interprétation fautive du Règlement AC et, accessoirement, que cet argument ne figure pas dans l'avis d'allégation.

[11]           Le Règlement AC s'applique seulement aux brevets qui comportent une « revendication pour le médicament en soi » ou une « revendication pour l'utilisation du médicament ». J'arrive à cette conclusion en me fondant sur l'alinéa 4(2)b) et le sous-alinéa 5(1)b)(iv) du Règlement AC.

[12]           Il faut déduire entre autres choses de l'alinéa 4(2)b) du Règlement AC que seul le brevet comportant une « revendication pour le médicament en soi » ou une « revendication pour l'utilisation du médicament » est admissible à l'inscription au registre des brevets que tient le ministre sous le régime de ce règlement. L'alinéa 4(2)b) est libellé comme suit (non souligné dans l'original) :

4. (2) La liste de brevets au sujet de la drogue doit contenir les renseignements suivants : […]

4. (2) A patent list submitted in respect of a drug must […]

b) tout brevet canadien dont la personne est propriétaire ou à l'égard duquel elle détient une licence exclusive ou a obtenu le consentement du propriétaire pour l'inclure dans la liste, qui comporte une revendication pour le médicament en soi ou une revendication pour l'utilisation du médicament, et qu'elle souhaite voir inscrit au registre […].

(b) set out any Canadian patent that is owned by the person, or in respect of which the person has an exclusive licence or has obtained the consent of the owner of the patent for the inclusion of the patent on the patent list, that contains a claim for the medicine itself or a claim for the use of the medicine and that the person wishes to have included on the register […].

 

[13]           Il faut déduire du sous-alinéa 5(1)b)(iv) du Règlement AC, entre autres choses, qu'un avis d'allégation n'est nécessaire que relativement à la possibilité de contrefaçon d'une « revendication pour le médicament en soi » ou d'une « revendication pour l'utilisation du médicament ». Ce sous‑alinéa est libellé comme suit (non souligné dans l'original) :

5. (1) Lorsqu'une personne dépose ou a déposé une demande d'avis de conformité pour une drogue et la compare, ou fait référence, à une autre drogue pour en démontrer la bioéquivalence d'après les caractéristiques pharmaceutiques et, le cas échéant, les caractéristiques en matière de biodisponibilité, cette autre drogue ayant été commercialisée au Canada aux termes d'un avis de conformité délivré à la première personne et à l'égard de laquelle une liste de brevets a été soumise, elle doit inclure dans la demande, à l'égard de chaque brevet inscrit au registre qui se rapporte à cette autre drogue : […]

5. (1) Where a person files or has filed a submission for a notice of compliance in respect of a drug and compares that drug with, or makes reference to, another drug for the purpose of demonstrating bioequivalence on the basis of pharmaceutical and, where applicable, bioavailability characteristics and that other drug has been marketed in Canada pursuant to a notice of compliance issued to a first person and in respect of which a patent list has been submitted, the person shall, in the submission, with respect to each patent on the register in respect of the other drug, [...]

b) soit une allégation portant que, selon le cas : […]

(b) allege that […]

(iv) aucune revendication pour le médicament en soi ni aucune revendication pour l'utilisation du médicament ne seraient contrefaites advenant l'utilisation, la fabrication, la construction ou la vente par elle de la drogue faisant l'objet de la demande d'avis de conformité.

(iv) no claim for the medicine itself and no claim for the use of the medicine would be infringed by the making, constructing, using or selling by that person of the drug for which the submission for the notice of compliance is filed.

 

[14]           Cependant, le sous-alinéa 5(1)b)(iv) dispose en outre que l'allégation d'absence de contrefaçon doit concerner « l'utilisation, la fabrication, la construction ou la vente » de la drogue pour laquelle la seconde personne, Ratiopharm en l'occurrence, demande un avis de conformité. L'allégation d'absence de contrefaçon qu'avance Ratiopharm relativement au brevet 274 est qu'aucune revendication pour le médicament en soi (c'est‑à‑dire aucune revendication du brevet 274 portant sur la forme 0 de la clarithromycine) ne serait contrefaite advenant l'utilisation, la fabrication, la construction ou la vente par elle de son produit à base de clarithromycine.

[15]           Or, la preuve établit que la forme 0 est inévitablement produite au cours de la fabrication de la forme II que contient le produit de Ratiopharm. En principe, un brevet portant sur une substance est contrefait lorsqu'on fabrique cette substance sans le consentement du breveté. Le juge de première instance n'a pas mis ce principe en question, mais il a postulé que toute contrefaçon du brevet 274 par Ratiopharm se produirait à une étape intermédiaire de la fabrication de son produit et que le Règlement AC ne s'appliquait pas à une contrefaçon de cette nature.

[16]           Sauf révérence, je ne puis souscrire à cette opinion du juge de première instance. Les termes « l'utilisation, la fabrication, la construction ou la vente » de l'alinéa 5(1)b)(iv) définissent une gamme d'activités plus large que le simple fait d'inclure une substance brevetée dans la nouvelle drogue proposée. À mon sens, la signification de ces termes est assez large pour comprendre l'utilisation de la substance brevetée à une étape intermédiaire de la production de la nouvelle drogue proposée. J'arrive à cette conclusion en me fondant sur le sens ordinaire et grammatical desdits termes. L'objet ou le but du Règlement AC ne me paraît à aucun égard commander une interprétation plus étroite.

[17]           Je conclus que la fabrication de la forme 0, la substance qui fait l'objet de la revendication 1 du brevet 274, entre dans le champ d'application de l'alinéa 5(1)b)(iv) du Règlement AC, qu'elle se retrouve effectivement dans le produit fini de Ratiopharm ou qu'elle soit produite au cours de la fabrication de ce produit et cesse d'exister une fois ledit produit achevé. Il ne fait aucun doute que la revendication 1 du brevet 274, à supposer qu'elle soit valide, serait contrefaite advenant la fabrication du produit de Ratiopharm. Il s'ensuit nécessairement que l'allégation d'absence de contrefaçon de Ratiopharm n'est pas fondée.

[18]           J'examinerai maintenant les allégations d'invalidité formulées par Ratiopharm touchant le brevet 274. Le juge de première instance a examiné ces allégations pour le cas où sa conclusion sur l'argument du produit final serait déclarée erronée. Il a conclu que les allégations d'invalidité de Ratiopharm n'étaient pas fondées. Ratiopharm soutient que cette conclusion du juge est erronée.

[19]           Le meilleur argument de Ratiopharm est basé sur l’allégation d’invalidité suivante :

La forme 0 et son utilisation comme antibiotique selon chacune des revendications  1 à 36 du [brevet 274] ont été décrites dans les brevets, les demandes de brevet et les publications imprimées qui ont été publiés plus d’un an avant la date de dépôt  ou avant la date de revendication de [le brevet 274] ou qui  étaient évidentes en raison de ces documents. Ratiopharm se base sur les divulgations contenues dans les références d’antériorité énumérées dans l’annexe 1 ci-jointe. La préparation du solvate de la forme 0, y compris l’éthanolate, est divulguée dans les références d’antériorité de l’annexe 1 ci-jointe, et par exemple dans les documents 10, 11, 13, 15, 16, 17, 18, 31 et 32. Un complexe comprenant un carboxypolyméthylène avec la forme 0 aurait été évident à une personne versée dans le domaine. Dans la mesure où les références de l’annexe I divulguait la forme I de la 6-O-méthylérythromycine A, l’utilisation de la forme 0 pour produire la forme I aurait été inhérente ou évidente. La préparation de la forme I impliquerait de façon évidente  [sic] le séchage ou le chauffage du solvate de la forme 0 qui produirait alors la forme I.

 

Le juge a correctement interprété l'emploi du terme inherent (« inhérente » ou « intrinsèque ») par Ratiopharm dans son avis d'allégation comme une autre façon d'exprimer la notion d'antériorité (voir le paragraphe 70 de son exposé de motifs).

[20]           Un brevet est invalide pour cause d'antériorité si son contenu est divulgué dans une publication antérieure, par exemple un autre brevet, et que cette divulgation donne à la personne versée dans l'art tous les renseignements dont elle a besoin pour produire l'invention revendiquée sans exercer de capacité inventive; voir Beloit Canada c. Valmet (1986), 8 C.P.R. (3d) 289 (C.A.F.), le juge Hugessen.

[21]           Il y a de nombreux brevets et inventions qui se rapportent à la clarithromycine, et de nombreuses publications, y compris des brevets, ont été produites à titre d'antériorités dans la présente espèce. La preuve (en particulier l'affidavit du professeur Hollingsworth) établit que la forme 0 est inévitablement produite au cours de la fabrication de la forme I ou de la forme II, encore que ce fait ne fût pas connu avant l'enseignement divulgué dans le brevet 274.

[22]           Le juge de première instance a conclu au caractère infondé de l'allégation d'invalidité pour cause d'antériorité formulée par Ratiopharm. D'après mon interprétation de son exposé de motifs, il est arrivé à cette conclusion en se fondant sur le fait que qui suivrait l'enseignement de l'état de la technique ignorerait être en présence d'une substance auparavant inconnue, instable au point de disparaître à moins que certaines mesures ne soient prises. Le juge a ensuite entrepris une analyse des éléments de preuve contradictoires touchant le point de savoir si la personne versée dans l'art pourrait employer, ou emploierait, des techniques connues de stabilisation qui mèneraient inévitablement à la stabilisation de la forme 0.

[23]           Il me semble que le juge ne s'est pas posé la bonne question. Il s'est demandé si la personne versée dans le domaine, se référant à l'état de la technique, serait inévitablement et sans erreur conduite à stabiliser la forme 0 qui est produite au cours de la fabrication de la forme I ou de la forme II. Or, les revendications en cause (c'est‑à‑dire les revendications du brevet 274 qui ont déclenché l'application du Règlement AC) sont celles qui portent sur la forme 0 elle-même, et non celles qui se rapportent aux moyens de stabiliser cette forme.

[24]           La question pertinente, s'agissant de la revendication du brevet 274 qui porte sur la forme 0, est la suivante : la forme 0 est-elle produite au cours de la fabrication de la forme I ou de la forme II? C'est là une question de fait, à laquelle la réponse – incontestée – est affirmative. La personne versée dans le domaine qui fabriquerait la forme I ou la forme II d'après l'enseignement de l'état de la technique produirait inévitablement la forme 0, même si elle ne prenait pas de mesures pour la stabiliser. La forme 0 passerait peut-être inaperçue, mais cela n'a pas d'importance, comme en témoignent les observations suivantes formulées par lord Hoffman au paragraphe 22 de Smitkline Beecham PLC's (Paroxetine Methanefulfonate) Patent, [2005] UKHL 59 :

[TRADUCTION] (…) le document invoqué comme antériorité doit exposer un objet dont l'exécution entraînerait nécessairement la contrefaçon du brevet. La raison peut en être que la publication antérieure divulgue la même invention. Dans ce cas, il ne fait aucune doute que l'exécution de l'invention antérieure constituerait une contrefaçon, et ce fait est en général manifeste pour la personne qui connaît à la fois la publication antérieure et le brevet. Mais la contrefaçon de brevet n'est pas subordonnée à la condition de la pratique consciente : « le point de savoir si une personne exploite ou non [une] (…) invention est un fait objectif, indépendant de ce qu'elle-même sait ou pense de son action » (Merrell Dow Pharmaceuticals Inc v N.H. Norton & Co. Ltd. [1996] R.P.C. 76, à la page 90). Il s'ensuit que, indépendamment du point de savoir si quiconque en serait conscient au moment pertinent, lorsque l'objet décrit dans la publication antérieure est exécutable et de nature telle que, s'il est exécuté, la contrefaçon du brevet en résultera nécessairement, la condition de la divulgation antérieure est remplie. Le drapeau a été planté, même si l'auteur de l'antériorité l'a planté à son insu.

 

[25]           Étant donné que la personne qui fabriquerait la forme I ou la forme II d'après l'enseignement de l'état de la technique produirait inévitablement la forme 0, elle contreferait ainsi le brevet 274 aussi sûrement que Ratiopharm le contreferait en fabriquant la forme II pour son produit, comme elle projette de le faire, au moyen d'une méthode entraînant la création de la forme 0. La situation est bien décrite à la page 134 de Hughes and Woodley on Patents (2e édition), où les distingués auteurs écrivent, paraphrasant l'observation formulée par le juge Rinfret à la page 381 de l'arrêt Lightning Fastener Co. c. Colonial Fastener Co., [1933] R.C.S. 377 :

[TRADUCTION] (...) ce qui contreferait le brevet s'il venait après lui détruit sa nouveauté quand il le précède.

 

Lord Jacob exprime la même idée comme suit au paragraphe 77 de Technic France S.A.’s Patent, [2004] R.P.C. 919 :

[TRADUCTION] Une autre façon d'aborder le problème est de se demander si l'objet divulgué [dans la ou les publications antérieures] entre dans le champ de la revendication – s'il avait été postérieur à celle‑ci, la contreferait‑il?

 

[26]           À mon sens, la seule conclusion qu'on puisse raisonnablement formuler sur le fondement de la preuve dans la présente espèce est que l'allégation d'invalidité pour cause d'antériorité formulée par Ratiopharm est fondée.

[27]           En résumé, je suis d'accord avec le juge de première instance pour rejeter la demande d'Abbott tendant à obtenir une interdiction à l'égard du brevet 274, mais j'arrive à cette conclusion en me fondant sur des motifs différents. À mon avis, la demande n'aurait pas dû être rejetée au motif que l'allégation d'absence de contrefaçon formulée par Ratiopharm serait fondée : elle aurait dû l'être au motif du caractère fondé de son allégation d'invalidité pour cause d'antériorité. Ratiopharm a formulé un certain nombre d'autres allégations d'invalidité, mais il n'est pas nécessaire de les examiner.

Le brevet 606

[28]           Abbott définit le brevet 606 comme portant sur la forme II en soi. La forme II est la forme de clarithromycine entrant dans la composition du produit de Ratiopharm. Il n'est pas contesté, aux fins de la présente espèce, que s'il est valide, le brevet 606 serait contrefait par le produit de Ratiopharm.

[29]           Ratiopharm a formulé dans son avis d'allégation plusieurs allégations d'invalidité relativement au brevet 606. Pour les besoins du présent appel, il n'est nécessaire d'examiner que son allégation d'invalidité pour cause d'antériorité. Cette allégation est basée sur une interprétation particulière de la revendication 1 du brevet 606. Le juge de première instance a conclu, sur la foi de cette interprétation de la revendication 1, que l'allégation d'invalidité était fondée au motif que le brevet 606 se heurtait à l'antériorité d'un article de H. Iwasaki publié le 15 juin 1993.

[30]           Abbott soutient que le juge a commis une erreur en ne prenant pas en considération la preuve d'une personne versée dans le domaine. Cet argument n'est pas fondé. Il ressort à l'évidence de l'exposé des motifs du juge qu'il a compris que l'interprétation de la revendication 1 du brevet 606 est une question de droit et qu'il lui incombait de la lire du point de vue de la personne versée dans le domaine (Whirlpool, précité, au paragraphe 53). Il avait été produit devant lui des éléments de preuve contradictoires touchant la manière dont la personne versée dans le domaine interpréterait le libellé du brevet. L'interprétation que le juge a en fin de compte retenue est étayée par des éléments de preuve sur lesquels il avait le droit de se fonder.

[31]           L’argument principal d’Abbott réside dans le fait que le juge aurait commis une erreur d’interprétation de la revendication 1 du brevet 606. La revendication 1 du brevet se lit comme suit :

La forme II de la 6-0-méthylérythromycine A est caractérisée par 20 raies présentes sur le diffractogramme X sur poudres, les valeurs des raies sont les suivantes : 8,5°±0,2, 9,5°±0,2, 10,8°±0,2, 11,5°±0,2, 11,9°±0,2, 12,4°±0,2, 13,7°±0,2, 14,1°±0,2, 15,2°±0,2, 16,5°±0,2, 16,9°±0,2, 17,3°±0,2, 18,1°±0,2, 18,4°±0,2, 19,0°±0,2, 19,9°±0,2 et 20,5°±0,2.

 

 

[32]           Les mots de la revendication 1 du brevet 606 qui suivent les mots « caractérisés par » décrivent des raies distinctes sur un diffractogramme (représentant les 20 valeurs mentionnées) qui est obtenu lorsque le produit, qui est l’objet de la revendication 1, est soumis à un test appelé diffraction des rayons X sur poudres. Ce diffractogramme est décrit à la figure 2a de la divulgation.

[33]           Le juge a conclu que la revendication 1 du brevet 606 se rapporte à la forme II telle qu'elle est caractérisée par les 20 valeurs spécifiées. Abbot soutient que cette interprétation de la revendication 1 du brevet 606 est erronée parce qu'elle n'attribue pas de signification à l'expression « forme II ». Elle fait valoir qu'il faut attribuer à cette expression, fabriquée pour les besoins de la cause et dépourvue de signification intrinsèque, le sens qui lui est donné dans la divulgation.

[34]           La divulgation du brevet 606 patent explique que la forme II peut être identifiée de trois façons. Elle peut être identifiée grâce à un diffractogramme obtenu par diffraction des rayons X sur poudres, tel que décrit dans la revendication 1. Elle peut aussi être identifiée par deux autres tests chimiques, avec un des tests on obtient un  « spectre infrarouge » distinctif (décrit à la figure 2b de la divulgation), et avec l’autre un  « thermogramme d’analyse calorimétrique à compensation de puissance » distinctif (décrit à la figure 2c de la divulgation). Abbott soutient que l’objet de la revendication 1 est une substance qui est identifiée par ces trois méthodes et pas seulement par la diffraction des rayons X sur poudres.

[35]           Abbott fait valoir l'existence d'une analogie entre la revendication 1 du brevet 606 et la revendication interprétée dans l'arrêt Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, où le juge Binnie, s'exprimant au nom de la Cour suprême du Canada, déclare qu'il est permis de tenir compte du mémoire descriptif et des dessins contenus dans la divulgation pour interpréter un terme déterminé employé dans une revendication du brevet. La prise en compte de la divulgation dans cette affaire a amené le juge Binnie à conclure que le terme « ailette », dans le contexte où il était employé dans la revendication de brevet en cause, ne signifiait pas n'importe quelle sorte d'ailette, mais seulement une « ailette flexible ». Abbott soutient que, dans la présente espèce, le sens à attribuer à l'expression « forme II » telle qu'elle est employée dans la revendication 1 du brevet 606 est implicite dans la divulgation et comprend nécessairement les résultats de l'ensemble des trois tests chimiques, de sorte que, en fait, la revendication 1 devrait être interprétée comme si elle était ainsi rédigée :

 

La 6-0-méthylérythromycine A est caractérisée par :

 

(1) 20 raies dans un diffractogramme X sur poudres ayant les valeurs suivantes : 8,5°±0,2, 9,5°±0,2, 10,8°±0,2, 11,5°±0,2, 11,9°±0,2, 12,4°±0,2, 13,7°±0,2, 14,1°±0,2, 15,2°±0,2, 16,5°±0,2, 16,9°±0,2, 17,3°±0,2, 18,1°±0,2, 18,4°±0,2, 19,0°±0,2, 19,9°±0,2 et 20,5°±0,2,

 

(2) des pics dans un spectre infrarouge tel que décrit dans la figure 2b de la divulgation,

 

(3) des pics dans un thermogramme d’analyse calorimétrique à compensation de puissance tel que décrit dans la figure 2c de la divulgation.

 

 

[36]           Les éléments de preuve suggèrent que si la revendication 1 du brevet 606 est libellée de cette façon, un lecteur versé dans le domaine comprendrait, en examinant les figures 2b et 2c, que la forme II n’est pas un solvate. C’est important parce que, si la substance revendiquée n’est pas un solvate, l’article d’Iwasaki ne pouvait alors pas la prévoir. L’article d’Iwasaki divulgue une forme de la forme II caractérisée par 20 raies dans un diffractogramme X sur poudres, les valeurs des raies sont mentionnées dans la revendication I du brevet 606, mais on s’accorde pour reconnaître que la forme II auquel l’article d’Iwasaki fait référence est un solvate.

[37]           L’interprétation de la revendication I du brevet 606 par Abbott laisse une question importante sans réponse. Pourquoi les résultats de la diffraction des rayons X sur poudres sont-ils décrits précisément dans la revendication I alors que les deux autres tests ne sont pas mentionnés? En l’absence d’une réponse satisfaisante à cette question, il est difficile de dire que l’interprétation ou les conclusions du juge sont erronées. L’avocat d’Abbott n’a pas fourni de réponse satisfaisante à cette question.

[38]           Abbott soutient que le juge, en constatant que la revendication 1 du brevet 606 visait un solvate de la forme II, est arrivé à une conclusion qui est à l’opposé de celle à laquelle il était arrivé dans le cas du brevet canadien no. 2,261,723 (le brevet 723) : Abbott Laboratories c. Canada (Ministre de la Santé), 2005 C.F. 1095. Je ne suis pas persuadé que la conclusion du juge dans le cas du brevet 723 l’obligeait nécessairement à adopter , dans le cas présent, une interprétation de la revendication I du brevet 606 qui exclurait les solvates. Les questions et la preuve dans les deux cas sont très différentes. Même si le brevet 606 et le brevet 723 visent la forme II, le brevet 606 revendique la forme II caractérisée par les 20 valeurs mentionnées (revendication pour une substance particulière) tandis que le brevet 723 revendique une méthode de préparation de la « forme cristalline II » de la clarithromycine (une revendication pour une méthode de préparation d’une substance particulière). La revendication 1 du brevet 606 (la revendication en question dans le cas présent) décrit la forme II en fonction de certaines caractéristiques, ce qui n’est pas le cas pour la revendication du brevet 723.

[39]           Je conclus que le juge de première instance n'a pas commis d'erreur en déclarant fondée l'allégation d'invalidité de Ratiopharm touchant le brevet 606.

Le brevet 361

[40]           Abbott définit le brevet 361 comme revendiquant une méthode de fabrication de la forme II à partir de la forme 0. Il n'est pas contesté que le produit de Ratiopharm contient la forme II, qui est produite à partir de la forme 0. Ratiopharm affirmait dans son avis d'allégation que son produit ne contreferait pas le brevet 361. Le juge de première instance a conclu au caractère fondé de cette allégation d'absence de contrefaçon, en se fondant sur son interprétation du brevet. Abbott soutient que le juge a commis une erreur de droit dans son interprétation de certains termes de la revendication 1 du brevet 361. Ce moyen d'appel a été rejeté à l'audience sans que Ratiopharm eût à exposer de conclusions orales à ce sujet.

[41]           La revendication 1 du brevet 361 est rédigée comme suit :

Un procédé de préparation de la forme II de la 6-0-méthylérythromycin A consiste à chauffer sous vide du solvate de la forme 0 de la 6-0-méthylérythromycine A à une température comprise entre 70° C et 110°C environ.

 

[42]           Ratiopharm affirmait dans son avis d'allégation que son produit ne contreferait pas le brevet 361 parce qu'il était fabriqué au moyen d'un procédé de séchage à une température autre que [TRADUCTION] « une température comprise entre 70 oC et 110 oC environ ». Il incombait au juge d'interpréter le terme « environ » tel qu'employé dans la revendication 1 du brevet 316. On lui a présenté des éléments de preuve contradictoires touchant le sens que la personne versée dans l'art attribuerait à ce mot. Il n'a pas accepté la preuve des experts d'Abbott sur ce point, pour des raisons qu'il a exposées en détail et que je n'ai pas à rappeler. Je ne vois aucune erreur dans l'analyse que le juge a effectuée de cette preuve. De ce que le procédé utilisé par Ratiopharm comporte le séchage à une température non comprise dans les limites que spécifie la revendication 1 du brevet 361, telle qu'interprétée par le juge, il suit que l'allégation d'absence de contrefaçon formulée par Ratiopharm est fondée.

Conclusion

 

[43]           Je rejetterais le présent appel et mettrais les dépens à la charge de l'intimée Ratiopharm.

 

« K. Sharlow »

Juge

 

« Je souscris aux présents motifs

            Robert Décary, juge »

 

« Je souscris aux présents motifs

            B. Malone, juge »

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                    A‑384‑05

 

 

INTITULÉ :                                                   ABBOTT LABORATORIES et

                                                                        LABORATOIRES ABBOTT LIMITÉE

                                                                        et

                                                                        LE MINISTRE DE LA SANTÉ et RATIOPHARM, DIVISION DE RATIOPHARM INC.

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

                                                                       

DATE DE L'AUDIENCE :                           LES 5 ET 6 AVRIL 2006

                                                                       

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LA JUGE SHARLOW

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     LE JUGE DÉCARY

                                                                        LE JUGE MALONE

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 18 MAI 2006

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew Reddon

Stephen Mason

Marcus Klee

POUR LES APPELANTES

 

 

David Aitken

Geoffrey North

 

POUR LES INTIMÉS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

McCarthy Tetrault

Toronto (Ontario)

POUR LES APPELANTES

 

Osler, Hoskin & Harcourt

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES INTIMÉS

 

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