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Date : 20060420

Dossier : A-240-05

Référence : 2006 CAF 144

 

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LA JUGE SHARLOW

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

THE MORESBY EXPLORERS LTD. et

DOUGLAS GOULD

appelants

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et le

CONSEIL DE LA NATION HAÏDA

intimés

 

 

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), du 13 au 16 mars 2006.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 20 avril 2006.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                             LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                            LE JUGE NADON

LA JUGE SHARLOW

 

 

 


 

Date : 20060420

Dossier : A-240-05

Référence : 2006 CAF 144

 

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LA JUGE SHARLOW

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

THE MORESBY EXPLORERS LTD. et

DOUGLAS GOULD

appelants

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et le

CONSEIL DE LA NATION HAÏDA

 

intimés

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

INTRODUCTION

[1]               Il s’agit de l’appel d’une décision par laquelle la juge Heneghan a rejeté la demande des appelants en vue de soumettre à un contrôle judiciaire les conditions dont le Conseil de gestion de l’archipel (CGA) a assorti leur permis de voyagiste. Les conditions sont, disent-ils, discriminatoires, ultra vires et, dans le cas de la Politique d’attribution de quotas aux Haïdas, constituent une violation des droits garantis à Douglas Gould par l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter l’appel, avec dépens en faveur des intimés.

 

LES FAITS

Historique procédural

[2]               Le présent appel n’est que le chapitre le plus récent d’un litige de longue date opposant M. Gould, son entreprise Moresby Explorers Ltd. et le CGA. Les détails de ce litige sont exposés aux paragraphes 1 à 29 de la décision de la juge saisie de la demande, ainsi que dans une décision antérieure, intitulée Moresby Explorers Ltd. c. Canada (Procureur général), [2001] 4 C.F. 591 (Moresby no 2). Pour les besoins du présent appel, je me propose d’exposer uniquement une version très sommaire des faits.

 

[3]               En 1993, le gouvernement du Canada et le Conseil de la Nation haïda (CNH) ont conclu un accord concernant la gestion conjointe d’une réserve de parc national couvrant une large partie des îles de la Reine-Charlotte, à l’égard desquelles le CNH avait soumis une revendication territoriale. Conformément aux clauses de cet accord – l’Entente Gwaii Haanas/Moresby-Sud (l’Entente) – les parties ont constitué le CGA à titre d’entité au sein de laquelle elles devaient collaborer pour la gestion de la réserve de parc. La nature particulière de l’Entente est décrite plus en détail dans le passage suivant, extrait de la décision Moresby no 2, au paragraphe 67 :

[…] L'entente de Gwaii Haanas se veut une solution au problème des revendications contradictoires sur le même territoire. Le Canada et la nation haïda revendiquent tous les deux le pouvoir de gérer la région de Gwaii Haanas. Le Canada invoque la Loi sur les parcs nationaux et des dispositions législatives portant expressément sur la réserve du parc national de Gwaii Haanas. La Nation haïda se fonde sur les droits ancestraux qu'elle revendique sur son territoire ancestral. Il est dans l'intérêt des deux parties de se soumettre à une structure qui permet que des décisions soient prises sans qu'il soit nécessaire de décider de quelle autorité elles émanent. L'obligation de dégager un consensus sur toutes les décisions est un mécanisme qui permet que des décisions soient prises sans avoir à attribuer la compétence sur l'objet de la décision à une ou l'autre partie. Il est essentiel, dans l'intérêt des deux parties, que l'on puisse être capable de dire qu'une décision déterminée a été prise sous leur autorité. Pour cette raison, il serait contraire à la logique qui a conduit à la création du CGA de permettre à l'une ou l'autre partie de déléguer – ou d'être considérée comme ayant délégué – ses pouvoirs au CGA. Chacune doit être considérée comme agissant en vertu des pouvoirs qu'elle revendique.

[4]               En 2004, les appelants ont reçu leur permis de voyagiste pour cette saison-là. Ce permis, comme tous les autres permis de voyagiste délivrés par le CGA, incorporait la politique des 22 clients par voyagiste par jour du CGA. Selon cette politique, un voyagiste ne peut amener plus de 22 clients par jour sur le territoire de la réserve de parc. Le permis des appelants n’a pas été libellé de façon à refléter la politique complémentaire du CGA, c’est-à-dire qu’aucun voyagiste ne peut se voir accorder un quota de plus de 2 500 jours/nuitées-utilisateurs par année. L’un des objectifs de la Politique d’attribution de quotas aux Haïdas est d’éviter qu’un voyagiste en particulier monopolise les installations du parc simplement à cause du volume de sa clientèle. La politique vise à assurer la disponibilité d’un éventail de services aux visiteurs du parc en encourageant la survie de la combinaison existante d’entreprises et en favorisant le développement des petites entreprises locales.

 

[5]               Selon le système d’octroi de permis du CGA, ce dernier attribue aux voyagistes un quota qui est fondé sur leur utilisation antérieure des installations du parc. Le quota actuellement attribué aux appelants est de 2 372 jours/nuitées-utilisateurs, mais ceux-ci n’ont jamais utilisé plus que 1 850 de ces unités environ. De ce fait, comme le quota attribué aux appelants est inférieur au plafond de 2 500, il n’a pas été nécessaire d’invoquer la Politique d’attribution de quotas aux Haïdas au moment de la délivrance du permis. Ce fait ne les a toutefois pas empêchés de contester également cette politique.

 

[6]               Enfin, les appelants contestent aussi la Politique d’attribution de quotas aux Haïdas, selon laquelle le tiers du quota disponible total est attribué à des entreprises exploitées par des Haïdas. Le CGA a fixé la capacité d’utilisation de la réserve de parc à 33 000 jours/nuitées-utilisateurs par année. Il a réparti cette utilisation de façon égale entre les utilisateurs indépendants de la réserve de parc, les voyagistes non haïdas et les voyagistes haïdas. Résultat, les 11 000 jours/nuitées-utilisateurs réservés aux voyagistes non haïdas font l’objet d’une surréservation, tandis qu’il n’y a pas de candidats pour le quota des voyagistes haïdas. M. Gould soutient que la mise de côté effectuée pour les entreprises appartenant à des Haïdas viole les droits à l’égalité que lui confère l’article 15.

 

[7]               Dans la décision Moresby no 2, la Cour fédérale a jugé que, pour l’application de la Loi sur les parcs nationaux du Canada, L.C. 2000, ch. 32 (la Loi), et du Règlement sur l’exploitation de commerces dans les parcs nationaux du Canada, DORS/98-455 (le Règlement), les décisions du CGA étaient celles du directeur du parc. C’est donc dans ce contexte qu’il convient d’évaluer les politiques du CGA en question.

 

[8]               La juge saisie de la demande a rejeté la demande de contrôle judiciaire des appelants au motif que la Loi et le Règlement autorisent le directeur à imposer le quota de 22 jours-clients et les quotas de 2 500 jours/nuitées-utilisateurs afin de favoriser les buts « d’intégrité écologique et du maintien d’une expérience positive pour le visiteur à Gwaii Haanas » (paragraphe 83 des motifs). Les appelants ont fait valoir que les quotas étaient discriminatoires au sens du droit administratif, c’est-à-dire qu’ils ne s’appliquaient pas de façon égale à tous ceux qui y étaient assujettis, mais la juge saisie de la demande n’a pas traité directement de cet argument.

 

[9]               L’appelant Douglas Gould conteste la Politique d’attribution de quotas aux Haïdas au motif que cette dernière viole le droit à l’égalité que lui garantit l’article 15 de la Charte. En effet, dit-il, cette politique donne lieu à une différence de traitement entre les membres de la Première nation Haïda et lui, relativement à l’attribution, d’une part, de permis d’exploitation d’une entreprise dans le parc et, d’autre part, de quotas. Cette différence, dit-il, est fondée sur un motif énuméré, soit la race soit l’origine ethnique, car elle repose sur l’appartenance – ou la non-appartenance dans le cas de M. Gould – à la Première nation haïda. Enfin, selon M. Gould, ce traitement discriminatoire bafoue sa dignité humaine.

 

[10]           La juge saisie de la demande a rejeté cette prétention au motif que M. Gould n’avait pas qualité pour soulever la question. Elle s’est reportée au paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, dont le texte est le suivant :

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l'objet de la demande.

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the

Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

[11]           La juge saisie de la demande a statué que, puisque M. Gould admettait que son entreprise et lui avaient obtenu leur permis d’exploitation et que leur quota avait été calculé correctement, ni lui ni son entreprise n’avaient été privés de quoi que ce soit et n’étaient donc pas directement touchés par la décision en question. Cela étant, la juge a conclu que M. Gould et son entreprise ne tombaient pas sous le coup du paragraphe 18.1(1) et n’avaient donc pas qualité pour déposer la demande de contrôle judiciaire en invoquant la violation de leurs droits à l’égalité.

 

[12]           La juge saisie de la demande a ensuite examiné si les appelants pouvaient invoquer la qualité pour agir dans l’intérêt public. Appliquant le critère tripartite énoncé dans l’arrêt Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236, elle a conclu que les appelants soulevaient une question sérieuse et justiciable des tribunaux, mais qu’ils n’étaient pas directement touchés par cette dernière et qu’il y avait d’autres moyens raisonnables et efficaces de soumettre l’affaire à la Cour. Elle a estimé que cette affaire pouvait être soulevée dans les cas où un requérant non haïda se voyait refuser un permis et un quota au motif que, en raison de la Politique d’attribution de quotas aux Haïdas, il n’en restait plus pour les requérants non haïdas.

 

[13]           Indépendamment de sa conclusion au sujet de la qualité pour agir, la juge saisie de la demande a ensuite examiné la prétention des appelants sur le fond. Elle a fait référence à l’analyse en trois volets que la Cour suprême a adoptée dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497 (Law), et a conclu que M. Gould ne satisfaisait pas au troisième volet du critère, c’est-à-dire que sa dignité humaine n’avait pas été bafouée. Voir le paragraphe 97 des motifs de la juge saisie de la demande.

 

[14]           Enfin, la juge saisie de la demande a analysé l’argument du CNH, lequel a été invoqué subsidiairement au cas où l’argument fondé sur l’article 15 des appelants était retenu, savoir que même s’il y avait violation des droits garantis à ces derniers par l’article 15, l’article 25 de la Charte protégeait le système d’attribution de quotas aux Haïdas à titre de « droit » issu d’accords sur des revendications territoriales ou d’une autre façon. La juge n’a pas été convaincue que la Politique d’attribution de quotas aux Haïdas satisfaisait au critère de base, soit le fait de constituer un « droit » au sens de l’article 25.

 

QUALITÉ POUR AGIR

[15]           À titre préliminaire, le Procureur général du Canada (le Canada) soulève la question de la qualité des appelants pour contester deux des trois politiques en cause. En ce qui concerne la politique des 2 500 jours/nuitées-utilisateurs, le Canada dit que les appelants n’ont pas qualité pour agir parce que cette politique n’a pas été appliquée à leur permis. Étant donné que les appelants reconnaissent que leur quota de 2 372 jours/nuitées-utilisateurs est calculé correctement, ils ne sont pas visés par le plafond des 2 500 jours/nuitées-utilisateurs et n’ont donc pas qualité pour agir. Dans le même ordre d’idées, le Canada déclare que les appelants, parce qu’ils détiennent un permis et un quota, ne sont pas en mesure de faire valoir que la Politique d’attribution de quotas aux Haïdas les touche. Contrairement à ce qui est affirmé dans le mémoire des appelants, ces derniers n’ont pas acquis la qualité requise parce qu’on leur a refusé une demande de quota supplémentaire, car ils admettent qu’aucune demande de ce genre n’a été faite en rapport avec leur permis de 2004.

 

[16]           Je ne suis pas d’accord pour dire que les appelants n’ont pas la qualité requise pour soulever la question du caractère ultra vires de la politique des 2 500 jours/nuitées-utilisateurs simplement parce qu’ils ne peuvent pas prouver que la Politique d’attribution de quotas aux Haïdas leur a été défavorable. Il ressort de la preuve que la Politique est destinée à éviter que le nombre de voyagistes particuliers atteigne le point où ils pourraient monopoliser injustement les ressources du parc au détriment d’autres voyagistes et, en bout de ligne, au détriment de l’éventail de services offerts à l’intérieur des limites de la réserve de parc. Les appelants tombent manifestement sous le coup de la Politique d’attribution de quotas aux Haïdas. Ils n’ont pas à attendre que celle-ci leur cause préjudice pour la contester pour des motifs de compétence.

 

[17]           La qualité pour agir est un mécanisme auquel recourent les tribunaux pour dissuader les « ingéreurs » officieux d’intenter une action. Elle n’est pas conçue pour être un moyen préventif de conclure à la non‑validité de la cause d’action d’une partie. Il y a une distinction à faire entre le droit à un redressement et le droit de soulever une question justiciable.

 

[18]           Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Vincent Estate, 2005 CAF 272, (2005), 257 D.L.R. (4th) 268, j’ai résumé l’opinion d’un auteur au sujet des diverses acceptions de la notion de « qualité pour agir ». Je répète ici ce résumé par souci de commodité :

[12] Dans son livre intitulé Locus Standi: A Commentary on the law of Standing in Canada (Locus standi : Commentaires sur les règles relatives à la qualité pour agir au Canada) (Carswell, Toronto, 1986), T.A. Cromwell (aujourd’hui juge de la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse) recense un certain nombre d’acceptions du terme « standing » (« qualité pour agir »). Dans certains cas, cette expression est utilisée pour faire référence au bien-fondé d’une demande. Dans d’autres, la qualité pour agir fait référence à la capacité d’ester. Plus couramment, la question de la qualité pour agir appelle une analyse [traduction] « de la nature et de l’étendue requise de “l’intérêt” des demandeurs dans la question soumise au tribunal ». (Cromwell, à la page 4). L’expression « qualité pour agir » a été également utilisée dans les arrêts comme Thorson c. P. G. Canada (1974), 43 D.L.R. (3d) 1 (C.S.C.) dans laquelle elle fait référence à la [traduction] « justiciabilité de la question posée par le demandeur ». (Cromwell, à la page 6). Aux fins de son analyse, Cromwell définit la qualité pour agir comme étant [traduction] « le droit de demander une réparation aux tribunaux séparément des questions du bien-fondé de la demande et de la capacité juridique du demandeur ».

[19]           Il est manifeste que les appelants se situent dans le périmètre des politiques qu’ils contestent, même si, pour le moment, ces dernières ne s’appliquent pas à eux. Ils soulèvent une question qui est justiciable et à l’égard de laquelle ils ont un intérêt « de la nature et de l’étendue requises ».

 

[20]           Pour ce qui est de la Politique d’attribution de quotas aux Haïdas, la contestation est soumise par l’appelant Gould en sa qualité personnelle, étant donné qu’une personne morale ne bénéficie pas de droits à l’égalité. Voir Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, au par. 101. Par ailleurs, M. Gould doit se limiter aux circonstances qui lui sont propres. Il ne peut invoquer la violation des droits d’un tiers à l’appui de l’argument fondé sur la Charte. Voir l’arrêt Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358 :

[78] Il semble maintenant bien établi en droit qu’une partie ne peut généralement pas invoquer la violation des droits garantis à un tiers par la Charte : R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128, à la p. 145; Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, à la p. 367 […]

[21]           Dans la mesure où M. Gould est une personne assujettie à la Politique d’attribution de quotas aux Haïdas, en ce sens qu’à terme cette dernière pourrait mener à la réduction du quota qui lui est attribué, il a, selon moi, la qualité requise pour contester la Politique. Par contre, la question de savoir s’il peut avoir gain de cause à cet égard est une autre affaire.

 

DISCRIMINATION ADMINISTRATIVE

[22]           Les appelants prétendent tout d’abord que la politique des 22 clients par jour par voyagiste ainsi que la politique des 2 500 jours/nuitées-utilisateurs (collectivement, les « plafonds de visiteurs ») est discriminatoire, au sens où ce mot est employé en droit administratif. À l’appui de cet argument, ils se fondent sur un ensemble de règles de droit municipales portant que le pouvoir d’établir une distinction entre des catégories différentes doit être expressément conféré par voie législative. Cet argument est étroitement lié au deuxième argument des appelants, à savoir que la législation habilitante ne permet pas au directeur du parc de faire des distinctions entre les entreprises en fonction de leur taille.

 

[23]           Il y a discrimination, au sens du droit administratif, lorsque des dispositions législatives subordonnées sont partiales et « s’appliquent de façon inégale à différentes classes ». Voir Ville de Montréal c. Arcade Amusements Inc., [1985] 1 R.C.S. 368, à la p. 405.

 

[24]           Cet argument ne peut être retenu au sujet des plafonds de visiteurs, et ce pour deux raisons. Premièrement, ces politiques s’appliquent à toutes les entreprises, qu’elles appartiennent ou non à des Haïdas, et pour cette raison on ne peut pas dire qu’elles s’appliquent de façon partiale ou inégale. Deuxièmement, les limites ont été délibérément fixées de façon à ne pas toucher les activités en cours. En d’autres termes, aucun voyagiste n’a été forcé de réduire ses niveaux d’activité courants à cause de l’imposition de ces plafonds (dossier d’appel, vol. 12, p. 3747, lignes 13 à 42).

 

[25]           Les appelants ont fait valoir que ces plafonds font une distinction entre les entreprises de grande taille et celles de petite taille et qu’ils sont donc discriminatoires au sens du droit administratif. Vu qu’aucun voyagiste n’a été forcé de réduire ses activités à cause des plafonds, il ne peut y avoir eu discrimination entre ceux qui ont été forcés de réduire leurs activités et ceux qui ne l’ont pas été. Selon moi, cela signifie que, pour l’application des plafonds, toutes les entreprises sont effectivement des petites entreprises. En outre, elles seront toutes assujetties à la même limite pour ce qui est de leur potentiel de croissance (dossier d’appel, vol. 1, p. 164).

 

[26]           Au stade de l’argumentation en appel, l’avocat des appelants a indiqué que la Politique d’attribution de quotas aux Haïdas n’était contestée que pour des motifs fondés sur la Charte.

 

LÉGISLATION SUBORDONNÉE ULTRA VIRES

[27]           Les appelants ont ensuite fait valoir que les plafonds de visiteurs ne sont pas autorisés par la Loi et le Règlement. S’appuyant sur la décision antérieure Moresby Explorers Ltd. c. Canada (Procureur général) (1re inst.), 2001 CFPI 780, [2001] 4 C.F. 591, les appelants soutiennent que, bien qu’elle autorise le directeur à réglementer les commerces exploités dans la réserve de parc en vue de protéger l’environnement du parc, la législation ne lui permet pas (en agissant par l’entremise du CGA) de le faire pour d’autres raisons, comme la prévention de monopoles ou pour garantir une diversité de services.

 

[28]           L’alinéa 16(1)n) de la Loi autorise le gouverneur en conseil à prendre des règlements concernant :

n) la réglementation des activités — notamment en matière de métiers, commerces, affaires, sports et divertissements —, telles que, entre autres, les activités relatives aux installations commerciales de ski visées à l'article 36, y compris en ce qui touche le lieu de leur exercice;

(n) the control of businesses, trades, occupations, amusements, sports and other activities or undertakings, including activities related to commercial ski facilities referred to in section 36, and the places where such activities and undertakings may be carried on;

[29]           Le gouverneur en conseil a exercé le droit que lui conférait la Loi et a promulgué le Règlement, dont les extraits pertinents sont les suivants :

5. (1) Le directeur doit, pour décider s'il y a lieu de délivrer un permis et, le cas échéant, en déterminer les conditions, prendre en considération les conséquences de l'exploitation du commerce sur les éléments suivants :

 

a) les ressources naturelles et culturelles du parc;

 

b) la sécurité, la santé et l'agrément des visiteurs et des résidents du parc;

 

 

c) la sécurité et la santé des personnes qui se prévalent des biens ou services offerts par le commerce;

 

d) la préservation, la surveillance et l'administration du parc.

 

 

 

(3) Compte tenu du type de commerce visé, le directeur peut, en sus des conditions visées au paragraphe (2), assortir le permis de conditions portant sur ce qui suit :

 

 

a) les heures d'ouverture;

 

b) l'équipement à utiliser;

 

c) les exigences visant la santé, la sécurité, la prévention des incendies et la protection de l'environnement;

 

d) tout autre élément nécessaire à la préservation, à la surveillance et à l'administration du parc.

5. (1) In determining whether to issue a licence and under what terms and conditions, if any, the superintendent shall consider the effect of the business on

 

 

(a) the natural and cultural resources of the park;

 

(b) the safety, health and enjoyment of persons visiting or residing in the park;

 

(c) the safety and health of persons availing themselves of the goods or services offered by the business; and

 

(d) the preservation, control and management of the park.

 

 

 

(3) Depending on the type of business, the superintendent may, in addition to the terms and conditions mentioned in subsection (2), set out in a licence terms and conditions that specify

 

(a) the hours of operation;

 

(b) the equipment that shall be used;

 

(c) the health, safety, fire prevention and environmental protection requirements; and

 

(d) any other matter that is necessary for the preservation, control and management of the park.

[30]           En appel, l’avocat du Procureur général a fait valoir que les plafonds de visiteurs cadraient avec le pouvoir de réglementation énoncé à l’alinéa 16(1)n) de la Loi. C’est peut-être bien le cas, mais, dans cette disposition, il est question des pouvoirs du gouverneur en conseil, et non de ceux du directeur. Les plafonds de visiteurs représentent les politiques qu’a adoptées le directeur, agissant par l’entremise du CGA. De ce fait, le pouvoir d’adopter des politiques, et d’y assujettir le permis de voyagiste des appelants, doit se trouver dans le Règlement.

 

[31]           Cet argument vaut aussi pour l’Entente. Celle-ci représente l’accord conclu entre le Canada et le CNH quant à la manière dont les deux parties exerceront une surveillance conjointe sur la réserve de parc, mais elle ne peut accorder au directeur des pouvoirs qui vont au-delà de ceux que confère le Règlement, du moins dans la mesure où la question est formulée en termes de droit administratif. Des aspects différents peuvent entrer en jeu si l’on considère la question sous l’angle de l’article 25 de la Charte.

 

[32]           Le Règlement doit être interprété dans son contexte et en fonction de l’objet visé. Bristol-Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 26, [2005] 1 R.C.S. 533, aux paragraphes 97 à 102. Il vise l’octroi de permis aux commerces et la réglementation de leurs activités, dans l’ensemble des parcs nationaux du Canada. Comme l’administration d’un parc ne fournit pas tous les services dont les visiteurs ont besoin, on laisse au secteur privé le soin de répondre à la demande. L’administration du parc a un intérêt dans le genre et dans la qualité des services ainsi offerts aux visiteurs. On ne peut en effet s’attendre à ce que, hormis son intérêt pour la préservation de l’intégrité écologique du parc, son pouvoir se limite exclusivement aux questions de sécurité et de santé publiques, aussi importantes soient-elles.

 

[33]           Au risque de me répéter, je signale que le Règlement est pris en vertu de l’article 16 de la Loi, et plus particulièrement de l’alinéa 16(1)n), lequel autorise le gouverneur en conseil à prendre des règlements concernant la « réglementation des activités… ». Il est révélateur que la Loi autorise plus que le simple octroi de permis et s’étende à la réglementation, ce qui ne peut désigner que la surveillance des activités des commerces réglementés. La notion de surveillance se retrouve dans l’introduction du paragraphe 5(1) du Règlement :

5. (1) Le directeur doit, pour décider s'il y a lieu de délivrer un permis et, le cas échéant, en déterminer les conditions, prendre en considération les conséquences de l'exploitation du commerce sur les éléments suivants :

 

[Non souligné dans l’original.]

5. (1) In determining whether to issue a license and under what terms and conditions, if any, the superintendent shall consider the effect of the business on: …

 

 

[Emphasis added.]

[34]           L’accent mis par le législateur sur les conséquences de l’exploitation du commerce sur les éléments énumérés aux alinéas 5(1)a) à d), de pair avec le pouvoir de délivrer des permis sous réserve de certaines conditions, dénote l’existence d’un pouvoir discrétionnaire plus vaste que le simple fait d’accepter ou de refuser de délivrer un permis. Le directeur peut délivrer un permis sous certaines conditions, qui se rapportent aux éléments énumérés dans les dispositions suivantes de l’article. L’avocat du Procureur général du Canada a défendu la question des plafonds de visiteurs en disant de ces derniers qu’ils ont été conçus pour protéger « les ressources naturelles et culturelles du parc » (alinéa a)) ainsi que « la préservation, la surveillance et l’administration du parc » (alinéa d)). Il y a un lien évident entre les plafonds de visiteurs et la surveillance et l’administration du parc, en ce sens qu’ils visent à favoriser la préservation des services existants pour les visiteurs et à assurer une diversité constante de services en favorisant le développement de petits fournisseurs de services locaux. Il s’agit là d’un aspect de l’administration et de la surveillance du parc et cet aspect, en soi, suffit pour justifier ces deux politiques. Les plafonds de visiteurs sont également accessoires à la question de l’accès aux « ressources naturelles et culturelles » du parc, ainsi qu’à leur jouissance, en ce sens qu’ils incorporent une stratégie qui assure aux visiteurs un accès constant à ces ressources.

 

[35]           La juge saisie de la demande est arrivée à la même conclusion au motif que les plafonds de visiteurs, qui avaient pour effet de restreindre l’impact des visiteurs sur le parc, étaient justifiés pour des questions d’intégrité écologique et de préservation d’une expérience de visite positive. Il s’agit là d’une conclusion qu’elle pouvait raisonnablement tirer.

 

[36]           En définitive, je suis convaincu que la fixation de plafonds de visiteurs n’excède pas les pouvoirs du directeur, de sorte qu’il convient de rejeter ce motif.

 

ARTICLE 15 DE LA CHARTE

[37]           Ainsi qu’il a été indiqué plus tôt, la juge saisie de la demande a rejeté cette prétention en se fondant à la fois sur la qualité pour agir et sur des motifs de fond. Selon moi, la juge a commis une erreur au sujet de la question de la qualité pour agir, et ce, pour les raisons exposées précédemment. Je crois qu’elle a tiré la conclusion qui s’impose au sujet de la question de fond, bien que je n’y arrive pas par le même chemin.

 

[38]           Dans l’arrêt Law, la Cour suprême a énoncé les trois conditions à remplir pour pouvoir établir la validité d’une demande en vertu de l’article 15 de la Charte. Le demandeur doit démontrer que la loi impose une différence de traitement entre lui et d’autres personnes. La différence de traitement doit être fondée sur un motif énuméré ou analogue. Enfin, la différence de traitement doit être de nature à porter atteinte à la dignité humaine « en ce qu’elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d’un avantage d’une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion que l’individu touché est moins capable ou est moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération […] ». Law, au paragraphe 88.

 

[39]           La difficulté que pose la prétention de M. Gould est que celui-ci est incapable d’établir qu’il a été l’objet d’une différence de traitement étant donné qu’il a son permis et son quota. De ce fait, la Politique d’attribution de quotas aux Haïdas ne crée pas de différence de traitement entre M. Gould et une personne d’origine haïda qui tente d’obtenir un permis pour exploiter un commerce dans le parc.

 

[40]           Quant au troisième élément de l’analyse exposée dans Law, l’article 15 ne peut répondre aux sentiments d’atteinte à la dignité que l’on peut ressentir à cause d’un profond désaccord avec l’objet et les effet d’une loi ou d’un autre texte législatif. La perte de dignité doit être le résultat de la perte d’un avantage ou de l’imposition d’un fardeau pour des motifs énumérés ou analogues. Comme M. Gould a tout ce à quoi il a droit, il ne peut prouver qu’un traitement discriminatoire a porté atteinte à sa dignité.

 

 

[41]           De ce fait, la contestation de M. Gould à l’égard de la Politique d’attribution de quotas aux Haïdas en vertu de l’article 15 de la Charte n’est pas valable. La juge saisie de la demande est arrivée à la même conclusion en déterminant qu’il n’y avait pas eu d’atteinte à la dignité de M. Gould. Comme je suis du même avis, je ne vois pas pourquoi il faudrait modifier sa décision à ce stade-ci.

 

[42]           Il y a la question de savoir si la Politique d’attribution de quotas aux Haïdas pourrait résister à une contestation fondée sur l’article 15 par un non-Haïda cherchant à lancer un nouveau commerce dans le parc, mais nous n’avons pas à y répondre. Celle de savoir si les membres de la Première nation Haïda sont un groupe historiquement défavorisé, ou qui souffre de l’application stéréotypée de présumées caractéristiques de groupe, est une affaire de preuve. Cependant, il est clair que le fait qu’une mesure soit conçue pour aider un groupe présentant de telles caractéristiques ne la met pas en soi à l’abri d’une contestation fondée sur l’article 15 :

[70] […] Le fait que la mesure contestée est susceptible de contribuer à la réalisation d’un but social valide pour un groupe de personnes ne peut pas être utilisé pour rejeter une demande fondée sur le droit à l’égalité lorsque les effets de la mesure sur une autre personne ou un autre groupe entrent en conflit avec l’objet de la garantie prévue au par. 15(1).

 

[Law.]

CONCLUSION

[43]           Les appelants ne sont pas parvenus à établir que la juge saisie de la demande a commis une erreur en concluant que les mesures qu’ils contestent ne sont pas discriminatoires, soit au sens du droit administratif, soit, pour ce qui est de M. Gould, au sens de l’article 15 de la Charte. Ils n’ont pas établi non plus que la juge saisie de la demande est arrivée à une conclusion erronée en statuant que les plafonds de visiteurs ne sont pas ultra vires du directeur et du Règlement.


 

[44]           Je rejetterais donc le présent appel de la décision par laquelle la juge saisie de la demande a rejeté la demande de contrôle judiciaire des appelants, et ce, avec dépens en faveur des intimés.

 

 

« J.D. Denis Pelletier »

Juge

 

« Je souscris aux présents motifs

K. Sharlow, juge »

 

« Je souscris aux présents motifs

M. Nadon, juge »

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                        A-240-05

 

INTITULÉ :                                       The Moresby Explorers Ltd. et Douglas Gould c. Le Procureur général du Canada et le Conseil de la Nation haïda

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATES DE L’AUDIENCE : Du 13 au 16 mars 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            Le juge Pelletier

 

Y ONT SOUSCRIT :             Le juge Nadon

                                                            La juge Sharlow

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 20 avril 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Christopher Harvey, c.r.                       POUR LES APPELANTS

 

Sean Gaudet                                         POUR L’INTIMÉ, CGA

 

Louise Mandell, c.r. et              POUR L’INTIMÉ,

Mary Locke Macaulay                         Conseil de la Nation haïda

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

MacKenzie Fujisawa                            POUR LES APPELANTS

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

John H. Sims, c.r.                                 POUR L’INTIMÉ,

Sous-procureur général of Canada        CGA

Ottawa (Ontario)

 

Mandell Pinder                         POUR L’INTIMÉ,

Vancouver (Colombie-Britannique)       Conseil de la Nation haïda

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