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Date: 19991027


Dossier: A-139-98

     OTTAWA (ONTARIO), LE MERCREDI, 27 OCTOBRE 1999

CORAM:      LE JUGE DESJARDINS

         LE JUGE LÉTOURNEAU

         LE JUGE SUPPLÉANT CHEVALIER

ENTRE:

     TRANSPORT H. CORDEAU INC.,

     Partie appelante - tierce-saisie

ET:

     SA MAJESTÉ LA REINE

     Partie intimée

     Dans l'affaire de la Loi de l'impôt sur le revenu,

     et

     Dans l'affaire d'une cotisation ou des cotisations établies

     par le ministre du Revenu national en vertu d'une ou plusieurs

     des lois suivantes: la Loi de l'impôt sur le revenu, le Régime de

     pensions du Canada et la Loi sur l'assurance-chômage

CONTRE:

     GILBERT GADBOIS,

     Débiteur-saisi

ET:

     J.L. MICHON TRANSPORT INC.

     Tierce-saisie

ET:

     2951-7539 QUÉBEC INC.

     Mise en cause

     JUGEMENT

         L'appel est rejeté avec dépens devant cette Cour, la Section de première instance et le protonotaire. L'affaire est renvoyée au protonotaire pour que se poursuive l'audition de la demande de l'intimée pour l'obtention d'une ordonnance de saisie-arrêt judiciaire contre l'appelante.

     "Alice Desjardins"

     j.c.a.


Date: 19991027


Dossier: A-139-98

CORAM:      LE JUGE DESJARDINS

         LE JUGE LÉTOURNEAU

         LE JUGE SUPPLÉANT CHEVALIER

ENTRE:

     TRANSPORT H. CORDEAU INC.,

     Partie appelante - tierce-saisie

ET:

     SA MAJESTÉ LA REINE

     Partie intimée

     Dans l'affaire de la Loi de l'impôt sur le revenu,

     et

     Dans l'affaire d'une cotisation ou des cotisations établies

     par le ministre du Revenu national en vertu d'une ou plusieurs

     des lois suivantes: la Loi de l'impôt sur le revenu, le Régime de

     pensions du Canada et la Loi sur l'assurance-chômage

CONTRE:

     GILBERT GADBOIS,

     Débiteur-saisi

ET:

     J.L. MICHON TRANSPORT INC.

     Tierce-saisie

ET:

     2951-7539 QUÉBEC INC.

     Mise en cause

     Audience tenue à Montréal (Québec), le mardi, 5 octobre 1999

     Jugement prononcé à Ottawa (Ontario), le mercredi, 27 octobre 1999

MOTIFS DU JUGEMENT PAR:      LE JUGE LÉTOURNEAU

Y ONT SOUSCRIT:      LE JUGE DESJARDINS

     LE JUGE SUPPLÉANT CHEVALIER


Date: 19991027


Dossier: A-139-98

CORAM:      LE JUGE DESJARDINS

         LE JUGE LÉTOURNEAU

         LE JUGE SUPPLÉANT CHEVALIER

ENTRE:

     TRANSPORT H. CORDEAU INC.,

     Partie appelante - tierce-saisie

ET:

     SA MAJESTÉ LA REINE

     Partie intimée

     Dans l'affaire de la Loi de l'impôt sur le revenu,

     et

     Dans l'affaire d'une cotisation ou des cotisations établies

     par le ministre du Revenu national en vertu d'une ou plusieurs

     des lois suivantes: la Loi de l'impôt sur le revenu, le Régime de

     pensions du Canada et la Loi sur l'assurance-chômage

CONTRE:

     GILBERT GADBOIS,

     Débiteur-saisi

ET:

     J.L. MICHON TRANSPORT INC.

     Tierce-saisie

ET:

     2951-7539 QUÉBEC INC.

     Mise en cause

     MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LÉTOURNEAU

[1]      L'intimée peut-elle, lors d'une saisie-arrêt en mains tierces, se voir opposer par le tiers ainsi saisi une contre-lettre intervenue entre lui et le débiteur de l'intimée? Voilà la question qui nous est posée par le présent appel et que les parties ont convenu de soulever comme question préliminaire dans le litige les opposant. Si la problématique est simple, la solution l'est beaucoup moins.

Faits et procédure

[2]      L'appelante, Transport H. Cordeau Inc., qui est tierce-saisie en la présente instance, exploite une entreprise de transport et de déneigement. Elle éprouve en 1995 des difficultés financières sérieuses. Elle a un besoin immédiat de liquidités. Elle emprunte de l'argent de plusieurs personnes dont la compagnie 2951-7539 Québec Inc. (Cie Québec Inc.) appartenant à Gilbert Gadbois. Ce dernier est le débiteur de l'intimée pour une dette fiscale encourue pour les années d'imposition 1991 à 1995 et établie en date du 14 février 1997 à 1 285 674,06 $ avec intérêts composés. La dette fiscale de M. Gadbois est donc antérieure aux transactions qui font l'objet du présent litige. L'appelante a également emprunté d'un de ses compétiteurs, la compagnie J.L. Michon Transport Inc., propriété de Jean-Louis Michon. Je mentionne ce créancier qui a aussi fait l'objet d'une saisie-arrêt car son nom apparaît aux transactions qui font l'objet du présent litige. Mais je m'empresse d'ajouter que ce tiers-saisi n'est pas en cause dans cet appel.

[3]      L'emprunt de l'appelante auprès de la Cie Québec Inc. se fait sur entente verbale entre février et mai 1996 pour un montant initial de 63 000 $ que l'on qualifie "d'avances" et qui s'avère insuffisant. L'appelante se tourne à nouveau vers son créancier qui, cette fois, exige pour de nouvelles avances de fonds une garantie hypothécaire de deuxième rang en sa faveur sur les équipements d'entreprise de l'appelante et une garantie similaire de troisième rang en faveur de J.L. Michon Transport Inc..

[4]      En outre, craignant et même espérant la faillite de l'appelante1, la Cie Québec Inc. exige que l'acte d'hypothèque mobilière indique comme montant des avances faites ou de l'emprunt garanti une somme de 325 000 $. Le but de cette exigence est simple. En cas de faillite de l'appelante, la Cie Québec Inc. et J.L. Michon Transport Inc. veulent, par l'importance et la teneur de leur créance, pouvoir mieux se positionner dans la faillite et s'en assurer le contrôle. Toutefois, selon l'entente verbale alléguée entre l'appelante et la Cie Québec Inc., l'emprunt devra être remboursé par le paiement d'une somme de 225 000 $ contrairement au montant de 325 000 $ apparaissant officiellement à l'acte hypothécaire intervenu le 10 mai 1996. Pour compléter le tableau, j'ajoute que les avances de fonds pour la période de février à septembre 1996 n'excèdent pas 160 300 $ malgré les engagements, officiel et officieux, de l'appelante à rembourser une somme nettement supérieure.

[5]      M. Gadbois, propriétaire de la Cie Québec Inc., fait l'objet de pressions de la part de Revenu Canada qui cherche à exécuter sa créance fiscale2. D'ailleurs, le 30 octobre 1996, l'intimée a saisi une somme de 3 337 $ dans le compte de banque de M. Gadbois3. Aussi le 5 novembre 1996, afin d'éviter une nouvelle saisie par l'impôt4, il fait une cession de sa créance de 325 000 $ à J.L. Michon Transport Inc. pour une somme de 225 000 $ et il en reçoit paiement par chèque daté du lendemain. Toutefois, l'appelante intervient à la cession, contre son gré dit-elle, mais elle confirme que le solde hypothécaire en capital est de 325 000 $ et qu'elle n'a versé aucun intérêt depuis le déboursé du prêt5. Dans son affidavit, M. Jean-Louis Michon confirme que le montant dû par l'appelante est de 325 000 $ et qu'il doit remettre à la Cie Québec Inc. toute somme qu'il recevra de l'appelante en excédent du 225 000 $ et des intérêts auxquels il a droit6.

[6]      Contre toute attente, l'appelante évite la faillite grâce à un refinancement et, le 2 décembre 1996, verse 225 000 $ à J.L. Michon Transport Inc..

[7]      Mise au fait du transport de créance, l'intimée, le 9 janvier 1997, effectue une saisie-arrêt administrative par voie de demande péremptoire de paiement adressée à l'appelante pour la balance de 100 000 $ due par cette dernière et que J.L. Michon Transport Inc. s'est engagé à remettre à la Cie Québec Inc. au terme dudit transport de créance. L'appelante produit une déclaration négative datée du 29 mai 1997 fondée sur une quittance exécutée et signée par M. Gadbois et la Cie Québec Inc. postérieurement à la demande péremptoire de paiement faite.

[8]      Il est intéressant de noter que, d'une part, cette quittance datée du 12 février 1997 libère l'appelante de toute somme due à la Cie Québec Inc. tant au terme de l'hypothèque que de la cession de créance et que, d'autre part, elle libère J.L. Michon Transport Inc. de toute somme excédant 225 000 $ que cette dernière devait remettre à la Cie Québec Inc.. La quittance confirme ainsi que la dette de l'appelante était de 325 000 $.

[9]      Le 27 avril 1997, l'intimée sollicite, et obtient du Protonotaire de la Cour fédérale le jour suivant, une ordonnance judiciaire provisoire de saisie-arrêt contre l'appelante et J.L. Michon Transport Inc..

[10]      C'est sur cette toile de fond que s'engage le débat entre les parties. À la saisie, l'appelante oppose l'entente verbale secrète qu'elle prétend avoir avec M. Gadbois et la Cie Québec Inc. quant au montant dû qui serait de 225 000 $ contrairement à la somme de 325 000$ apparaissant aux documents officiels. L'intimée rétorque qu'il s'agit d'une contre-lettre qui ne lui est pas opposable en vertu de l'article 1452 du Code civil du Québec (Code) qui se lit:

Art. 1452. Les tiers de bonne foi peuvent, selon leur intérêt, se prévaloir du contrat apparent ou de la contre-lettre, mais s'il sur\-vient entre eux un conflit d'intérêts, celui qui se prévaut du contrat apparent est préféré.

Art. 1452. Third persons in good faith may, according to their interest, avail themselves of the apparent contract or the counter letter; however, where conflicts of interest arise between them, preference is given to the person who avails himself of the apparent contract.

[11]      Saisi de la question, le proto\-notaire adjuge en faveur de l'appe\-lante pour les raisons suivantes: l'acte apparent et la contre-lettre n'ont pas été faits dans le but de frauder l'intimée, l'intimée n'a pas eu à transiger avec les parties à la simulation, l'intimée ne s'est pas fiée au contrat apparent pour établir la cotisation de M. Gadbois ni pour s'engager autrement, l'intimée n'est pas un tiers de bonne foi et l'intimée n'a pas assumé le fardeau qui lui revenait d'établir les conditions d'ap\-plication de l'article 1452 du Code.

[12]      En appel, le juge de la Sec\-tion de première instance conclut à une méprise du protonotaire sur deux éléments. Premièrement, l'intimée n'avait pas à prouver sa bonne foi en invoquant le bénéfice de l'article 1452 car la bonne foi se présume toujours selon l'article 2805 du Code à moins que la loi n'exige expressément de la prouver. Je crois qu'en faisant réfé\-rence au fardeau de l'intimée d'éta\-blir les conditions d'application de l'article 1452, le protonotaire n'igno\-rait pas la présomption bien connue de l'article 2805 et envisageait plutôt ce qu'il considérait aussi comme des conditions d'application de l'article, soit le lien de causalité entre l'acte apparent et les gestes de l'intimée et le préjudice résultant de la contre-lettre. À tout événement, la formula\-tion qu'il a retenue englobait égale\-ment la bonne foi qui est une condi\-tion d'application de l'article en question et l'on ne saurait reprocher au juge de l'avoir ainsi compris.

[13]      Deuxièmement, le juge de la Section de première instance était d'avis que l'acte apparent avait pour but de frauder la Couronne car, tel que constitué, il n'excluait pas le fisc de sa visée.

L'entente verbale entre le tiers saisie et la Cie Québec Inc. est-elle une contre-lettre opposable à l'intimée?

[14]      Les articles 1451 et 1452 du Code protègent les tiers de bonne foi contre la simulation en proclamant à leur égard l'inopposabilité d'une contre-lettre. J'ai déjà reproduit l'article 1452, mais je crois qu'il est utile de le faire à nouveau en juxtaposition avec l'article 1451:

     IV - DE LA SIMULATION

Art. 1451. Il y a simulation lorsque les parties conviennent d'exprimer leur volonté réelle non point dans un contrat apparent, mais dans un contrat secret, aussi appelé contre-lettre.

     IV - SIMULATION

Art. 1451. Simulation exists where the parties agree to express their true intent, not in an apparent contract, but in a secret contract, also called a counter letter.

Entre les parties, la contre-lettre l'emporte sur le contrat apparent.

Between the parties, a counter letter prevails over an apparent contract.

Art. 1452. Les tiers de bonne foi peuvent, selon leur intérêt, se prévaloir du contrat apparent ou de la contre-lettre, mais s'il sur\-vient entre eux un conflit d'intérêts, celui qui se prévaut du contrat apparent est préféré.

Art. 1452. Third persons in good faith may, according to their interest, avail themselves of the apparent contract or the counter letter; however, where conflicts of interest arise between them, preference is given to the person who avails himself of the apparent contract.

[15]      Il ne fait pas de doute que l'entente intervenue entre l'appelante et la Cie Québec Inc. constitue une contre-lettre au sens des articles 1451 et 1452 même si elle est simplement verbale. De fait, il serait absurde de limiter l'application de cet article aux cas où l'entente est écrite car il suffirait que les parties à l'entente soient suffisamment astucieuses pour ne pas la consigner par écrit pour que les tiers soient privés de toute protection. Comme le disait le juge Rivard de la Cour d'appel du Québec dans l'arrêt Gilbert, ès-qualité c. Lefaivre, ès-qualité7:

     S'il en était autrement, il faudrait dire que les conventions secrètes ayant pour but d'annuler l'effet d'un acte apparent ont plus de force, quand elles sont verbales, que si elles sont faites par une contre-lettre écrite qui prouve la simulation. Ce serait illogique.         

[16]      En somme, ce n'est pas la forme de la contre-lettre qui est source de l'inopposabilité, mais bien son caractère. Autrement dit, ce n'est pas le fait que l'entente soit orale ou écrite, mais plutôt le fait qu'elle soit secrète qui justifie la protection offerte aux tiers de bonne foi.

[17]      Il est aussi évident qu'il y a eu simulation en l'espèce, celle-ci résultant de la convention apparente dont les effets ont été modifiés par les parties au moyen d'une entente verbale destinée à rester secrète.

[18]      La doctrine française reconnaît trois catégories de personnes susceptibles d'être intéressées par un contrat: les ayants cause particuliers, les créanciers chirographaires des parties et les penitus extranei8, ces dernières étant des personnes totalement étrangères et au contrat et aux contractants. Il va de soi qu'un tel contrat ne les affecte pas. Mais, je note tout de même qu'ils ont aussi droit à la protection contre l'acte dissimulé dans les rares cas où on voudrait leur rendre le contrat opposable9.

[19]      L'appelante ne nie pas que l'intimée est un créancier chirographaire de M. Gadbois et est, de ce fait, un tiers pour les fins de l'article 1452 du Code. Il a également été convenu pour les fins du présent litige de lever le voile corporatif entre M. Gadbois et la Compagnie Québec Inc. qu'il contrôle. Mais elle soutient que l'intimée n'est pas un tiers de bonne foi qui a subi un préjudice de l'acte apparent, que l'acte apparent n'était pas destiné à la tromper et enfin que l'intimée est un ayant cause à titre universel de son débiteur, M. Gadbois, de sorte qu'elle n'a pas plus de droit que son débiteur.

L'absence de préjudice subi par l'intimée et le fait qu'elle n'était pas visée par la simulation

[20]      Aussi bien en droit français10 qu'en droit québécois, les tiers de bonne foi peuvent invoquer l'acte apparent même en l'absence de préjudice résultant de la simulation. Au surplus, il n'est pas nécessaire comme dans l'action paulienne (maintenant devenue au Québec sous le nouveau Code une action en déclaration d'inopposabilité, art. 1631) que la simulation ou la tromperie ait été dirigée contre la personne qui se prévaut de l'acte apparent11. Reprenant ce principe, le juge Rivard de la Cour d'appel du Québec écrit dans l'affaire Gilbert, ès-qualité, précitée12:

     Il n'y a même pas lieu de distinguer si la simulation occasionnait ou non, originairement, aux créanciers un préjudice: ce serait confondre les conditions de l'action paulienne et celle du recours en simulation.         

[21]      Les propos des auteurs Baudry-Lacantinerie et Barde vont dans le même sens13:

     Enfin, il n'est pas nécessaire qu'ils [les tiers] établissent que la contre-lettre occasionnait, à l'origine, un préjudice; il suffit qu'au moment où on la leur oppose, ils aient intérêt à la repousser.         

[22]      Il est erroné de prétendre ou de croire dans le présent litige que l'intimée ne peut se prévaloir de l'acte ostensible que s'il lui a servi à déterminer et fixer le montant de la cotisation de l'impôt dû par son débiteur. C'est, d'une part, exiger que l'intimée subisse, de la simulation, un préjudice dès l'origine. Ce serait, d'autre part, restreindre de manière injustifiée la portée et le champ d'application de l'article 1452 du Code en le limitant au cas où l'acte apparent a contribué en tout ou en partie à la détermination du montant de la créance détenue par le créancier chirographaire. Or, cette créance n'a pas à naître ou à subir l'influence de l'acte apparent ou de la convention des parties: elle peut naître d'un délit14 ou, comme en l'espèce, de la loi. Cet extrait des auteurs Planiol et Ripert résume bien le principe applicable en semblable matière15:

     Les tiers ne sont pas seulement ceux qui, en passant un contrat, ont pris en considération l'acte apparent et compté sur la situation qu'il crée, par exemple, ont acquis des droits réels du propriétaire apparent. Les créanciers chirographaires du propriétaire apparent sont également des tiers. Ils sont à l'abri de la revendication, par le porteur d'une contre-lettre qui le reconnaît propriétaire du bien qu'ils ont saisi, sans qu'il soit nécessaire que, lorsqu'ils sont devenus créanciers, leur débiteur en fut déjà propriétaire apparent. De même, ils peuvent écarter le concours d'un créancier, dont le titre est une contre-lettre, sans qu'il soit nécessaire que leurs titres soient antérieurs au sien, ni que la simulation ait eu pour but de causer préjudice à leurs droits.         

[23]      Il suffit, comme c'est le cas pour l'intimée au moment où elle veut exécuter sa créance, qu'elle ait un intérêt à se prévaloir de l'acte apparent et à repousser la contre-lettre.

L'absence de bonne foi de l'intimée

[24]      À mon avis, est aussi sans mérite la prétention de l'appelante que l'intimée n'est pas un tiers de bonne foi car elle connaissait l'existence de la contre-lettre. L'acte apparent, i.e., l'acte hypothécaire, est intervenu le 10 mai 1996 et révélait une créance en faveur de M. Gadbois au montant de 325 000 $. Le transport de la créance détenue par M. Gadbois a eu lieu le 5 novembre 1996 alors que l'intimée tentait de saisir les actifs de ce dernier. Encore là, il y a confirmation du montant de la dette à 325 000 $. Dès le 9 janvier 1997, l'intimée procède à la saisie-arrêt administrative auprès de l'appelante (voir la pièce S au Dossier d'appel, vol. 4, p. 691). Qui plus est, la quittance faite et signée postérieurement à la saisie administrative à nouveau confirme que la dette désormais éteinte était de 325 000 $. Ce n'est qu'au moment des interrogatoires en juin et octobre 1997 sur la déclaration négative de la tierce saisie que l'intimée a pris connaissance de la contre-lettre qu'on a voulu alors lui opposer. Il appartenait à l'appelante de prouver que l'intimée connaissait l'existence de la contre-lettre au moment où elle s'est prévalue de l'acte apparent, c'est-à-dire lorsqu'elle a entrepris des procédures de saisie-arrêt administrative, et, selon moi, l'appelante n'a pu se décharger de ce fardeau.

L'intimée en tant qu'ayant cause à titre universel peut-elle se voir opposer la contre-lettre?

[25]      L'appelante se fonde sur la décision de la Cour supérieure du Québec dans American Home Insurance Co. c. Rapid Transport Terminal Ltd., [1992], R.R.A., 723, pour soumettre qu'elle peut opposer à l'intimée, tierce-saisissante, tous les moyens de défense qu'elle pouvait opposer à son propre créancier. Dans cette affaire, la Cour supérieure a reconnu lors d'une saisie-arrêt en mains tierces que la tierce-saisie, qui était une compagnie d'assurance, pouvait opposer au saisissant les moyens de défense qu'elle pouvait faire valoir contre son assuré, telles la nullité ab initio du contrat d'assurance ou toute autre violation par l'assurée qui la justifieraient de déclarer qu'elle ne doit rien à son assuré.

[26]      Je ne conteste pas le bien-fondé de cette conclusion à laquelle en est venue la Cour supérieure, mais la règle applicable en matière de simulation par contre-lettre est différente. Elle a été clairement exprimée par les auteurs Baudry-Lacantinerie et Barde, précité, en rapport avec l'article 1321 du Code civil français qui est l'équivalent de l'article 1452 invoqué par l'intimée16:

     Sans doute les créanciers chirographaires, ayants cause à titre universel de leur débiteur, n'ont pas plus de droits que lui-même et sont obligés de subir sur son patrimoine, qui est leur gage, l'effet de tous ses actes, au moins quand ils sont accomplis de bonne foi. Mais le but du législateur, dans l'art. 1321, a été de prévenir le préjudice qui peut résulter pour le public en général de l'application d'une contre-lettre ignorée, et, par conséquent, sa disposition protège, non seulement les personnes contre lesquelles cet acte est dirigé dans une pensée de fraude, mais encore tous ceux dont elle se trouve léser les intérêts appréciés au point de vue de la situation apparente de leur auteur. Or, les créanciers chirographaires comptent sur la fortune de leur débiteur, telle qu'elle est constatée par les actes ostensibles; ils seraient trompés, tout aussi bien que les ayants cause à titre particulier, si l'on pouvait leur opposer des écrits secrets qui la diminuent.         

     (le souligné est de moi)

[27]      En procédant à la saisie-arrêt de la créance de son débiteur, l'intimée agit en son nom en vertu des articles 2644 à 2646 du Code qui prévoient que les biens du débiteur sont le gage commun des créanciers et que ceux-ci peuvent agir en justice pour les faire saisir. Elle n'exerce pas, au nom de son débiteur, le recours de l'action oblique prévu à l'article 1627 du Code, lequel permet d'éviter qu'un débiteur, par incurie, négligence ou désintéressement, laisse éteindre des droits qui lui appartiennent. S'il s'agissait d'un recours sous l'article 1627, l'intimée serait dans la même situation que son débiteur, n'aurait probablement pas plus de droit que lui et on pourrait plus facilement prétendre que la contre-lettre lui est opposable. C'est certes la position prise par le professeur Tancelin17. Mais, l'article 1452 du Code a précisément pour but d'offrir, comme en droit français avec les articles 1166 et 1321, une protection au créancier chirographaire en lui permettant de se prévaloir des droits que son débiteur tient de l'acte apparent18:

     On a cru cependant qu'il fallait distinguer suivant que les créanciers chirographaires font valoir leurs droits propres ou qu'ils exercent les droits de leur débiteur, en vertu de l'art. 1166. Dans le premier cas, il est incontestable qu'ils sont des tiers. Mais, dans le second, ne pouvant pas avoir plus de droits que leur débiteur, ils seraient des ayants cause de celui-ci, et, en conséquence, la contre-lettre leur serait opposable.         
     Pour écarter cette distinction, il suffit de faire observer que, précisément, l'art. 1321 a été écrit pour que les droits du débiteur fussent, à l'égard des tiers, fixés par l'acte ostensible, et non par la contre-lettre. Donc, par rapport aux créanciers chirographaires, le débiteur est censé avoir tous les droits qui résultent pour lui de l'acte apparent, et, par conséquent, lesdits créanciers peuvent faire valoir ces droits au nom du débiteur.19         

     (le souligné est de moi)

[28]      Cette position a été prise par la Cour d'appel du Québec dans l'affaire Gilbert, ès-qualité, précitée, aux pages 560 et 561 et en 1990 dans l'affaire de faillite de L'ami du Consommateur M.L. Inc., La Corporation Headway Ltée c. Gilles Tremblay, ès-qualité et la Caisse populaire de Ste-Marie-de-Beauce, C.A.Q., no. 200-09-000703-865, aux pages 7 à 9.

[29]      De fait, au terme de l'article 1452, le tiers de bonne foi a le choix de se prévaloir de l'acte ostensible ou de la contre-lettre, selon son meilleur intérêt. Il s'agit là de la sanction de la simulation par contre-lettre car, comme le mentionnent les auteurs Mazeaud, précités, à la page 925, même si les contractants n'ont pas cherché à tromper le fisc ou leurs créanciers par leur simulation, il ne faut pas "oublier que les parties ne se contentent pas de ne point révéler le contrat; elles font plus: pour assurer le secret de l'acte, elles créent une apparence mensongère, elles passent un acte ostensible, qui est faux; elles trompent toutes les personnes qui auront connaissance de cet acte simulé". Le législateur a voulu protéger le tiers qui se prévaut de l'acte ostensible après "avoir accordé aux apparences une confiance qui mérite de n'être pas trompée"20.

[30]      Les auteurs Mazeaud, précités, à la page 926, décrivent ainsi l'approche choisie par le législateur français dans sa lutte à la simulation:

     Il déroge aux règles normales des effets et de l'opposabilité des contrats: d'une part, en déclarant que, dans certains cas, les parties sont tenues d'exécuter non le contrat véritable qu'elles ont conclu, mais l'acte apparent; d'autre part, en permettant à toutes personnes qui ont été trompées par l'acte apparent, de se prévaloir de cet acte et de méconnaître le contrat véritable lorsqu'elles y ont intérêt. Dans tous les cas, l'acte apparent l'emporte sur l'acte réel; les règles de la contre-lettre constituent une application de la théorie générale de l'apparence.         
     Il permet à toute personne intéressée à rétablir la situation véritable de faire constater la simulation, en intentant l'action en déclaration de simulation. Cette fois, c'est l'acte réel qui l'emporte sur l'acte apparent.         

Cette approche n'est pas différente de celle retenue par le législateur québécois dans l'article 1452 du Code.

[31]      L'appelante a prétendu que la décision de la Cour d'appel dans l'affaire Gilbert, ès-qualité, précitée, ne peut servir de précédent jurisprudentiel car elle a été renversée en appel par la Cour suprême du Canada [1928] S.C.R. 333.

[32]      Il est vrai que cette décision fut renversée, mais pour des motifs qui ne mettent pas en cause les principes applicables à la contre-lettre. Il s'agissait d'un litige entre deux syndics qui invoquaient les droits des créanciers des faillis. La Cour a jugé qu'il n'était pas nécessaire, pour solutionner le litige, de déterminer s'il y avait eu ou non simulation en l'espèce. Elle en est venue à la conclusion que la dette avait été payée une première fois à un M. Dubé et que si la faillite dudit Dubé recevait à nouveau paiement, le débiteur l'aurait alors payée deux fois au même créancier, i.e., M. Dubé et sa faillite. Dans notre cas, l'intimée ne réclame pas le paiement en double de la dette, mais seulement la balance impayée de 100 000 $ tel qu'il appert à l'acte hypothécaire. Il est inexact de prétendre, comme le fait l'appelante, qu'il y aurait pour la Couronne un enrichissement injuste si l'on devait donner effet aux clauses de l'acte hypothécaire. Certes, l'appelante pourra subir un préjudice, mais comme le disait le juge Chevalier dans l'affaire de faillite L'Ami du Consommateur J.L. Inc., aux pages 9 et 10, elle est bien mal venue de se plaindre du préjudice monétaire qu'elle pourra subir car elle était partie à la simulation et complice de la fausse déclaration visant à avantager Gadbois et J.L. Michon Transport Inc. au cas de faillite éventuelle. Je reconnais que l'appelante était dans une situation financière difficile à l'époque et partant vulnérable. Mais les tiers de bonne foi n'ont pas à en subir aujourd'hui les séquelles.

[33]      Pour ces motifs, je suis d'avis que la contre-lettre entre M. Gadbois et l'appelante, par laquelle ces deux parties convenaient d'un remboursement de 225 000 $ pour l'emprunt, n'est pas opposable à l'intimée. En conséquence, je suis d'avis de rejeter l'appel avec dépens devant cette Cour, la Section de première instance et le protonotaire, et de renvoyer l'affaire au protonotaire pour que se poursuive l'audition de la demande de l'intimée pour l'obtention d'une ordonnance de saisie-arrêt judiciaire contre l'appelante.

     "Gilles Létourneau"

     j.c.a.

"J'y souscris,

     Alice Desjardins j.c.a."

"J'y souscris,

     François Chevalier j.s."


__________________

1      En cas de faillite, le compétiteur J.L. Michon Transport Inc., dont le président avait déjà été un employé de l'appelant et avec qui M. Gadbois entretenait des relations particulières, aurait remboursé la dette du premier créancier hypothécaire évaluée à environ 550 000 $ et aurait acquis les actifs de l'appelante, ses cautionnements bancaires et ses contrats de déneigement, le tout évalué à 1 300 000 $ ou 1 400 000 $.

2      Voir le témoignage de H. Cordeau, Dossier d'appel, vol. 2, pp. 380-381.

3      Dossier d'appel, vol. 4, pp. 577 et 585.

4      Voir l'admission de M. Gadbois, Dossier d'appel, vol. 3, pp. 467 à 469.

5      Dossier d'appel, vol. 4, p. 684, à la p. 686.

6      Dossier d'appel, vol. 4, p. 536 et 538, paragraphes 12 et 20.

7      (1927) 43 Rapports judiciaires de Québec 557, à la p. 560.

8      Mazeaud, Leçons de droit civil, Tome 2, vol. 1, Obligations, 9e éd., Éditions Montchrestien, Paris, 1998, pp. 929 et 931.

9      Id. , au paragraphe 821.

10      Mazeaud, supra note 8, p. 931.

11      Id. .

12      À la p. 561.

13      G. Baudry-Lacantinerie et L. Barde, Traité théorique et pratique de droit civil, Des Obligations, Tome 4, 3e éd., Librairie de la Société du Recueil J.-B. Sirey et du Journal du Palais, 1908, p. 136.

14      Rougeau v. Degagné, [1950], Rapports Judiciaires, 421, (C.S.).

15      M. Planiol et G. Ripert, Traité pratique de droit civil français, Tome VI, Obligations, Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris, 1952, p. 433.

16      Supra , note 13, aux pp. 128 et 129.

17      M. Tancelin, Sources des Obligations, L'acte juridique légitime, Éditions Wilson et Lafleur Ltée, Montréal, 1993, pp. 230-231. En droit français, voir l'article 1321 du Code civil, Litec, Paris, 1998-1999, pp. 694-695.

18      Supra , note 13, à la p. 129.

19      L'article 1166 du Code civil français énonce que les créanciers peuvent exercer tous les droits et actions de leur débiteur, à l'exception de ceux qui sont exclusivement attachés à la personne.

20      Jean Carbonnier, Droit civil, 4/Les Obligations, Presses Universitaires de France, Paris, 1991, p. 165.

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