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Date: 20180925


Dossier: A-109-17

Référence : 2018 CAF 172

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

BOMBARDIER PRODUITS RÉCRÉATIFS INC.

appelante

et

ARCTIC CAT, INC. ET ARCTIC CAT SALES, INC.

intimées

Audience tenue à Montréal (Québec), le 12 février 2018.

Jugement prononcé à Ottawa (Ontario), le 25 septembre 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GAUTHIER

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 


Date : 20180925


Dossier : A-109-17

Référence : 2018 CAF 172

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

BOMBARDIER PRODUITS RÉCRÉATIFS INC.

appelante

et

ARCTIC CAT, INC. ET ARCTIC CAT SALES, INC.

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GAUTHIER

[1] Bombardier Produits Récréatifs Inc. (BRP) interjette appel de la décision par laquelle le juge Roy de la Cour fédérale (2017 CF 207) a rejeté son action contre Arctic Cat, Inc. et Arctic Cat Sales, Inc. (collectivement AC) en contrefaçon des brevets canadiens 2293106 (le brevet 106), 2485813 (le brevet 813) et 2411964 (le brevet 964) (collectivement les brevets sur le positionnement actif du conducteur [Rider Forward Position Patents] ou brevets PAC). La Cour fédérale a conclu que BRP avait démontré que divers modèles de motoneiges vendus par AC contrefaisaient des revendications de chacun des brevets PAC, mais a conclu à l’invalidité de ces dernières. Elle a également rendu un jugement déclaratoire à cet effet (demande reconventionnelle d’AC) pour la seule raison qu’elle estimait que les divulgations relatives aux brevets PAC n’étaient pas conformes aux exigences prévues au paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4 (insuffisance) (la Loi).

[2] BRP interjette également appel du rejet par la Cour fédérale de son action relative au brevet canadien 2350264 (le brevet 264). La Cour fédérale a conclu, à la lumière de son interprétation des revendications en litige, que les motoneiges vendues par AC ne contrefaisaient pas le brevet 264, car elles ne comportaient pas de « berceau de moteur » [engine cradle] dans le sens où ce terme de l’art est utilisé dans les revendications.

[3] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel en partie.

I. FAITS

[4] Les quatre brevets en litige portent sur des inventions conçues dans le cadre du développement par BRP d’un nouveau produit, le REV (Radical Evolution Vehicle). Point n’est besoin de rappeler l’historique de la poursuite des demandes pour les brevets PAC ou le brevet 264, car les parties conviennent que la Cour fédérale a eu recours aux bonnes dates pour déterminer les « connaissances générales courantes » et trancher les autres questions que soulève le présent appel.

[5] La Cour fédérale décrit généralement les inventions revendiquées dans les brevets PAC comme de nouvelles configurations de motoneiges positionnant vers l’avant le conducteur. Le brevet 264 concerne un cadre support pour véhicule (abrégé en français) [frame construction for a vehicle] (plus particulièrement un cadre support qui inclut un ensemble de renforts pyramidal, ci-après appelé « structure pyramidale ») [pyramidal frame assembly] utilisé dans l’assemblage des motoneiges (motifs de la Cour fédérale, par. 8). Il vaut la peine d’ajouter que le brevet 264 mentionne à la page 1 qu’il permet la construction de motoneiges au positionnement amélioré du conducteur, c’est-à-dire que celui-ci est assis plus vers l’avant du véhicule (voir pièce P-4, par. 0001, recueil, p. 9697).

[6] AC, une concurrente de BRP, a admis avoir vendu les 378 modèles de motoneiges en cause en l’espèce au Canada entre 2006 et 2014 (motifs de la Cour fédérale, par. 470).

[7] En décembre 2011, BRP a intenté une action en contrefaçon des quatre brevets contre AC. Le procès, d’une durée de quarante jours, s’est déroulé entre le 2 février et le 16 avril 2015. La Cour fédérale a rendu sa décision, sur 247 pages, le 24 février 2017.

[8] En toute équité pour la Cour fédérale, je devrais expliquer ce qui peut sembler un très long délibéré écoulé avant la décision dont il est fait appel. En effet, le juge de première instance présidait un autre long procès opposant les mêmes parties après celui de 40 jours qui nous intéresse.

[9] Nombre des conclusions de la Cour fédérale à propos des brevets PAC ne sont pas contestées. La Cour fédérale a notamment conclu que les revendications de ces brevets pouvaient être interprétées, n’étaient pas ambiguës ou vagues et ne prêtaient pas à confusion, comme le prétendait AC (voir généralement les motifs de la Cour fédérale, aux par. 293 à 340). La Cour fédérale était également d’avis que les inventions revendiquées dans ces brevets étaient originales (non évidentes) et nouvelles (non antériorisées) (motifs de la Cour fédérale, par. 521 et 527). En outre, selon la Cour fédérale, la preuve abondante démontrait que les nouvelles configurations lancées par BRP et où le conducteur est déplacé vers l’avant ont [traduction] « changé le sport et fait entrer la motoneige dans une nouvelle ère de conception et de raisonnement ». La plate-forme REV novatrice a eu un succès commercial prodigieux (motifs de la Cour fédérale, par. 417 et 418).

[10] La Cour fédérale était également convaincue que BRP avait démontré que tous les modèles d’AC en cause contrefaisaient des revendications de chacun des brevets PAC (motifs de la Cour fédérale, par. 469 et 470).

[11] Comme je le mentionne, la Cour fédérale a rejeté l’action et déclaré que les revendications en jeu devant elle étaient invalides pour la seule raison qu’elle n’était pas convaincue que les brevets PAC comportaient une « divulgation permettant la réalisation ». Autrement dit, les brevets ne contenaient pas suffisamment de renseignements pour permettre à une personne versée dans l’art à qui ils s’adressaient de réaliser (mettre en pratique) l’invention, c’est-à-dire quant à la façon de reconfigurer et redessiner la motoneige revendiquée (motifs de la Cour fédérale, par. 339, 534, 560, 568 et 572). À propos de l’insuffisance, la Cour fédérale a retenu l’argument d’AC selon lequel l’analogie de l’« homme atteint de calvitie » (Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024, par. 32 [Free World Trust]) s’appliquait à l’espèce parce que les brevets PAC semblaient revendiquer le résultat que n’importe quelle configuration du positionnement actif du conducteur permet d’atteindre. Il est inutile d’en dire davantage ici, car j’analyse les conclusions de la Cour fédérale à cet égard ailleurs dans mes motifs.

[12] En ce qui a trait au brevet 264, la Cour fédérale a conclu que le terme « berceau de moteur » qui figure dans les revendications en litige se limite aux « berceaux de moteur comprenant des parois », comme l’illustrent les dessins accompagnant le brevet 264. Selon elle, un tel berceau constitue un élément essentiel de l’invention revendiquée. Comme les compartiments pour moteur (susceptibles d’être visés par le sens ordinaire de « berceau de moteur » dans l’esprit de la personne versée dans l’art) des modèles d’AC en cause étaient dépourvus de parois, ils ne pouvaient donc contrefaire le brevet. Vu sa conclusion, la Cour fédérale ne s’est pas penchée sur les arguments d’AC et sa demande reconventionnelle ni sur la thèse selon laquelle l’invention revendiquée dans le brevet 264 était antériorisée ou évidente.

II. QUESTIONS EN LITIGE

[13] Devant nous, BRP soutient que la Cour fédérale a fait erreur :

  1. en concluant que la divulgation des brevets PAC était insuffisante;

ii. en limitant le sens ordinaire du terme de l’art « berceau de moteur » aux types de berceaux de moteur décrits dans la section sur les variantes préférées du brevet 264.

[14] Qui plus est, si nous sommes d’avis que la Cour fédérale a fait erreur dans son interprétation du brevet 264, AC nous demande soit de renvoyer l’affaire à la Cour fédérale pour qu’elle tranche ses arguments sur l’évidence et l’antériorité, soit de trancher nous-mêmes ces questions. Enfin, si l’appel est accueilli à l’égard des brevets PAC, notre Cour devrait renvoyer l’affaire à la Cour fédérale pour qu’elle se prononce sur les réparations, vu que les questions relatives aux dommages-intérêts et à l’opportunité d’une injonction, bien que plaidées de manière exhaustive au procès, n’ont pas été tranchées par la Cour fédérale. Aucun appel incident n’a été interjeté quant au jugement déclaratoire ayant invalidé les revendications des brevets PAC qui étaient en jeu.

III. ANALYSE

[15] Les normes de contrôle applicables au présent appel sont bien établies. Elles sont énoncées dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235.

[16] L’interprétation d’un brevet est une question de droit. Par contre, l’appréciation de la preuve d’expert sur l’interprétation que la personne versée dans l’art donnerait aux revendications et à tout libellé en particulier, ainsi que les connaissances générales courantes dont elle disposait à la date de la publication, sont des questions de fait susceptibles de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et dominante (voir par exemple Apotex Inc. c. Astrazeneca Canada Inc., 2017 CAF 9, aux par. 29 et 30).

[17] Quant à savoir si la divulgation était suffisante, il s’agit d’une question mixte de droit et de fait, qui, à défaut d’une question de droit susceptible d’être isolée, est également assujettie à la norme de l’erreur manifeste et dominante (voir Apotex Inc. c. Pfizer Canada Inc., 2014 CAF 250, au par. 60, autorisation d’appel à la CSC refusée, 36227 (13 avril 2015); Teva Canada Limited c. Leo Pharma Inc., 2017 CAF 50, au par. 44 [Leo Pharma]).

[18] J’aborde en premier la question principale concernant le brevet 264.

A. Brevet 264 : Berceau de moteur à l’avant du tunnel

[19] Les revendications du brevet 264 comportent toutes le libellé suivant : [traduction] : « un cadre comprenant un tunnel et un berceau de moteur à l’avant du tunnel » [a frame including a tunnel and an engine cradle forward of the tunnel]. Par conséquent, la Cour fédérale était appelée, entre autres, à définir le terme « berceau de moteur ». Est reproduite ci-après la première revendication indépendante.

[20] La revendication 1 est ainsi rédigée :

[traduction]

  1. Une motoneige, comprenant :

un cadre [frame] comprenant un tunnel et un berceau de moteur à l’avant du tunnel;

un moteur monté dans le berceau de moteur;

une chenille d’entraînement disposée dessous et soutenue par le tunnel et liée fonctionnellement au moteur pour la propulsion de la motoneige;

des skis gauche et droit disposés sur le cadre;

une selle disposée sur le tunnel au-dessus de la chenille d’entraînement et à l’arrière du moteur;

une paire de repose-pieds soutenus par le cadre;

une colonne de direction raccordée de façon mobile au cadre sans tubulure de tête et raccordée fonctionnellement aux deux skis;

un guidon raccordé à la colonne de direction;

un ensemble de renforts pyramidal [pyramidal frame assembly] raccordé au cadre, comprenant ce qui suit :

des jambes arrière gauche et droite qui s’étendent vers l’avant et vers le haut depuis le tunnel, chacune des jambes arrière gauche et droite ayant une extrémité avant et une extrémité arrière, les extrémités arrière des jambes arrière étant plus espacées l’une de l’autre que les extrémités avant des jambes arrière, et les jambes avant gauche et droite s’étendant vers l’arrière et vers le haut depuis le cadre à l’avant du tunnel, chacune des jambes avant gauche et droite ayant une extrémité avant et une extrémité arrière, les extrémités avant des jambes avant étant plus espacées l’une de l’autre que les extrémités arrière des jambes avant.

(pièce P-4, dossier d’appel, onglet 65, p. 9724)

[21] Les principes généraux applicables à l’interprétation des revendications d’un brevet sont bien établis (Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 R.C.S 1067 [Whirlpool]; Free World Trust). La Cour fédérale en a correctement décrit certains aux paragraphes 294 et 295 de ses motifs. L’appel ne soulève aucune nouvelle question de droit à cet égard.

[22] Cela dit, l’application de ces principes n’est pas nécessairement aisée, tout particulièrement si les parties présentent une preuve susceptible de mettre la cour de première instance sur une mauvaise piste, comme une preuve extrinsèque de l’intention des inventeurs, par exemple 1) en demandant à l’inventeur si un élément particulier de la revendication était important à ses yeux ou 2) en renvoyant à une autre demande de brevet pour déterminer l’intention de l’inventeur (motifs de la Cour fédérale, par. 380). Ce serait le cas aussi si on comparait le libellé du brevet 264 à celui des trois autres brevets (motifs de la Cour fédérale, par. 343). Compte tenu qu’AC, au paragraphe 510 de ses observations finales devant la Cour fédérale, a soutenu que le libellé des revendications devait être interprété sans recours à une preuve extrinsèque, comme celle émanant de l’inventeur, des documents faisant partie de l’art antérieur ou des documents contemporains (dossier d’appel, onglet 272, p. 26321), il est surprenant qu’elle ait présenté une telle preuve.

[23] La Cour suprême du Canada indique clairement que si l’interprétation téléologique peut être vue comme un moyen de déterminer l’intention de l’inventeur, il faut établir, non pas l’intention subjective de ce dernier, mais son intention objective, comme elle ressort du brevet, et comme l’entendrait la personne à qui il est destiné (Free World Trust, par. 58-67; Whirlpool, par. 49).

[24] Ainsi, outre le mémoire descriptif, la seule preuve qui devrait éclairer l’analyse d’une revendication est celle permettant de déterminer comment la personne versée dans l’art interpréterait cette revendication, à la lumière de ses connaissances générales courantes en la matière et du mémoire descriptif dans son ensemble.

[25] Au paragraphe 283 de ses motifs, la Cour fédérale a défini la personne versée dans l’art, pour son analyse du brevet 264, comme étant une personne ayant de l’expérience dans la conception de motoneige et en génie mécanique ou une expérience équivalente acquise au fil de nombreuses années de métier consacrées à la conception de motoneiges.

[26] En adoptant cette définition de la personne versée dans l’art, la Cour fédérale a rejeté la thèse de M. Cowley, l’un des experts d’AC, selon laquelle la personne versée dans l’art n’a pas besoin d’avoir de l’expérience dans la conception de motoneiges, mais doit connaître les lois de la physique. Elle a préféré les avis de M. Breen (témoin de BRP) et de M. David Karpik (témoin d’AC) selon lesquels le fait que l’expertise soit générale, selon M. Cowley, ou spécifique, selon les deux autres témoins experts, est déterminant.

[27] Cette définition est cruciale, car elle permet aussi de déterminer qui a les compétences nécessaires pour se prononcer sur la façon dont la personne versée dans l’art interpréterait les revendications, de quelles connaissances générales courantes elle disposerait et quelle valeur accorder aux avis d’expert.

[28] Les quatre experts suivants ont examiné des aspects du brevet 264. Ils ont été présentés comme des experts compétents dans les domaines suivants :

Pour AC :

- M. Daniel Cowley est accepté comme expert en génie mécanique et conception de véhicules, y compris des cadres de véhicules (pièce D-84, dossier d’appel, onglet 222, p. 20424);

- M. David Karpik est accepté comme expert en motoneiges, y compris la conception et la fabrication de motoneiges. Il a de l’expérience dans la conduite de motoneiges de course (pièce D-100, dossier d’appel, onglet 232, p. 21012);

Pour BRP:

- M. Kevin C. Breen est accepté comme expert en génie mécanique et facteurs humains, et dans l’analyse de la conception et de l’utilisation de véhicules récréatifs, dont des motoneiges (pièce P-38, dossier d’appel, onglet 97, p. 13046);

- M. Gerard Karpik est accepté comme expert en conception et développement mécanique de véhicules récréatifs motorisés, avec une expertise en conception et fabrication de motoneiges et d’éléments de motoneiges (pièce P-120, dossier d’appel, onglet 169, p. 18827).

[29] À propos du « berceau de moteur », AC, devant nous et dans le mémoire qu’elle a déposé à la Cour fédérale, a seulement invoqué la preuve de MM. Cowley et Breen, qui ont traité de la question en long et en large dans leurs rapports et témoignages. En fait, le seul autre expert à avoir abordé la question dans son rapport est M. David Karpik. Il n’y a consacré qu’un seul paragraphe (pièce D-99, par. 104, dossier d’appel, onglet 231, p. 20506) dans lequel il affirme que la motoneige Blade au cadre « Delta Perimeter » (art antérieur invoqué par AC pour contester la validité du brevet 264) comporte un berceau de moteur, comme ce terme serait entendu par la personne versée dans l’art et comme il est revendiqué dans le brevet 264. Je signale que M. Breen a indiqué qu’il souscrivait à cette opinion dans son rapport d’expert en réplique, aux paragraphes 309 à 315 (pièce P-114, dossier d’appel, onglet 163, p. 18671 et 18672). Il est bien établi en droit que l’on ne saurait adopter une interprétation différente selon qu’il s’agit de démontrer la validité ou la contrefaçon. Par conséquent, l’interprétation donnée par M. Karpik dans son rapport sur la validité est pertinente.

[30] Malheureusement, suivant la définition de la personne versée dans l’art adoptée par la Cour fédérale, aucun poids ne pouvait être accordé à la preuve de M. Cowley. Rien n’indique comment il a acquis les connaissances lui permettant de se prononcer sur l’interprétation que cette personne versée dans l’art donnerait aux revendications. Il ne satisfait pas aux caractéristiques de la personne versée dans l’art et n’a jamais travaillé au sein d’une équipe qui satisfait à ces caractéristiques. Comment pourrait-il alors être compétent pour décrire les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art à l’époque pertinente ?

[31] Il est toujours risqué pour une partie d’invoquer une définition large de la personne versée dans l’art qui correspond aux compétences de son expert (voir par exemple Eli Lilly and Company c. Apotex Inc., 2009 CF 991 aux par. 61 à 73 et 94, conf. par 2010 CAF 240). Par exemple, dans l’affaire Whirlpool, la Cour suprême du Canada a confirmé que la preuve de M. Mellinger ne comptait pas, car même si ce dernier possédait par ailleurs une vaste expérience, il n’en avait aucune intéressant les machines à laver munies d’un agitateur à double effet, l’art spécifique dont relevait le brevet en cause. Elle a aussi conclu que le juge du procès devait faire fi de la preuve de M. Pielemeier, car il ne pouvait tenir lieu de personne versée dans l’art, ses connaissances étant différentes de celles de la personne versée dans l’art (voir l’arrêt Whirlpool, aux par. 70 à 72).

[32] De même, il ne fallait accorder aucun poids à la preuve de M. Cowley. Outre les termes précis employés pour qualifier son expertise, il a confirmé en contre-interrogatoire n’avoir jamais travaillé sur des motoneiges (transcription du procès, vol. 19, p. 73-74, dossier d’appel, onglet 22, p. 4998-4999), et avoir formé sa conception d’un « berceau de moteur » (il a utilisé l’image d’une balle dans le creux de la main) au début de sa carrière, d’une durée de 33 ans, dans le domaine des tracteurs et des gros engins agricoles (transcription du procès, vol. 18, p. 6, et 68-69, dossier d’appel, onglet 21, p. 4716 et 4778-79).

[33] Comme AC le fait remarquer à juste titre dans les observations écrites qu’elle a présentées à la Cour fédérale, les connaissances générales courantes incluent celles qui [traduction] « sont transmises d’une personne à l’autre en milieu de travail [. . . ]. Pour reprendre l’expression judicieuse du juge Hughes, “[c]omme une personne peut l’apprendre en cuisinant aux côtés de sa mère, tout n’est pas inscrit dans le livre de recettes” » (dossier d’appel, onglet 272, p. 26325, par. 522; voir également Janssen-Ortho inc. c. Novopharm Ltd., 2006 CF 1234, au par. 113(3), conf. par 2007 CAF 217). Même si M. Cowley a revu des documents d’art antérieur fournis par l’avocat d’AC, cela ne suffit pas pour le rendre compétent pour se prononcer sur les connaissances générales courantes que possédait la personne versée dans l’art en 2000, y inclus le sens à donner au terme de l’art utilisé dans le libellé des revendications.

[34] Au vu de la preuve applicable quant aux connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art et quant à l’interprétation que ferait cette dernière du terme de l’art « berceau de moteur » pour l’application des revendications, la Cour fédérale était contrainte de conclure que ce terme de l’art s’entendait de toute structure rigide servant de réceptacle ou de compartiment pour accueillir le moteur, et pouvait aussi faire partie du cadre. Pour reprendre les termes du rapport d’expert de M. Breen, le berceau « pourrait être une structure délimitée par des parois solides ou une structure ouverte » (pièce P-39, par. 147, dossier d’appel, onglet 98, p. 13085; motifs de la Cour fédérale, par. 344).

[35] Avant de tirer cette conclusion, j’ai pris connaissance de tous les passages de la transcription où la définition du terme « berceau de moteur » est abordée par les experts ou les autres témoins susceptibles de tenir lieu de personne versée dans l’art, tel que M. Ken Fredrickson, à la lumière des remarques de la Cour fédérale portant sur ces autres témoins, comme celles concernant M. Frederickson figurant aux paragraphes 252 et 253 des motifs.

[36] La conclusion de M. Breen cadre avec les connaissances générales courantes qu’il décrit dans son rapport d’expert (pièce P-39, dossier d’appel, onglet 98, p. 13065,13066 et 13085), dont :

[traduction]

64. […] Les moteurs des vieux modèles de motoneiges étaient généralement montés sur le tunnel. Les tunnels étaient généralement fabriqués à partir de tôle repliée ou de tiges. Bien avant le dépôt des brevets, les moteurs des motoneiges étaient placés à l’avant du tunnel, plus bas, dans ce qu’on s’est mis à nommer le « berceau de moteur ». Les berceaux de moteur étaient des compartiments servant à accueillir et à monter le moteur à l’avant du tunnel, dans le carénage de soubassement [belly pan]. […]

65. En plus de définir l’espace ou le compartiment servant à accueillir le moteur, les berceaux de moteur servaient aussi généralement à soutenir l’amortisseur avant et les skis de la motoneige… [Ils] avaient diverses formes et configurations et étaient évidemment bien connus. Dans certains cas, les berceaux de moteur comportaient des composantes intégrées au tunnel, tandis que dans d’autres cas, les berceaux de moteur formaient une structure ouverte fixée au tunnel.

[…]

146. Un berceau de moteur s’entend généralement d’une structure qui accueille et soutient le moteur et qui fait partie du cadre de la motoneige. La position du berceau de moteur peut être déterminée en fonction des autres composantes du cadre.

[37] La Cour fédérale n’en dit guère au sujet des connaissances générales courantes que possède la personne versée dans l’art à propos des berceaux de moteur. Elle fait simplement l’affirmation suivante au paragraphe 286 de ses motifs : « [i]l ne fait aucun doute que la personne versée dans l’art aurait été au fait des [TRADUCTION] “berceaux de moteur” et des [TRADUCTION] “tunnels”, des termes qui étaient couramment utilisés ».

[38] La Cour fédérale semble aussi avoir retenu la preuve de M. Breen sur l’interprétation que ferait la personne versée dans l’art de ce terme. Or, elle fait les observations suivantes au paragraphe 347 de ses motifs :

M. Breen peut très bien avoir eu raison lorsqu’il a écrit au paragraphe 147 dans son premier rapport, P-39, que [traduction] « [l]e berceau pourrait être une structure délimitée par des parois solides ou, dans d’autres cas, une structure ouverte ». La difficulté est qu’on ne parvient pas à trouver cette solution de rechange dans le brevet 264. Il n’y a simplement aucune réalisation où les parois peuvent être éliminées : les parois sont complètes et incomplètes, elles sont solides et elles peuvent comprendre des ouvertures. Il s’agit toutefois de parois. Le brevet ne contient aucune indication que la solution de rechange est envisagée. D’après la preuve en l’espèce, le berceau de moteur envisagé par le brevet est d’une variété qui comprend des parois. Il n’y a tout simplement aucune preuve du contraire. Toutes les indications vont dans ce sens.

[39] Vu la preuve mentionnée plus haut et ce qu’il convient de prendre en compte lorsqu’il s’agit d’interpréter les revendications, la Cour fédérale devait vouloir dire qu’il ne ressortait aucune preuve du contraire du brevet même.

[40] En toute franchise, je ne sais pas quelle autre preuve cherchait la Cour fédérale. Certes, il n’est pas inhabituel que la divulgation ne présente pas une description intégrale de l’art antérieur et des connaissances générales courantes. En fait, pareille description est plutôt rare, tout particulièrement lorsque, comme en l’espèce, la configuration du berceau de moteur qui est illustrée dans les dessins représentant les variantes préférées ne diffère pas vraiment de la configuration du berceau de moteur (parois munies d’ouvertures de diverses tailles) faisant partie du cadre de la motoneige d’art antérieur de BRP, illustrée au dessin 4 du brevet 264. Comment la personne versée dans l’art pouvait-elle alors en conclure que cette configuration revêtait une importance particulière et qu’elle visait à restreindre la portée de l’invention décrite dans les revendications ? Je le répète, la personne à qui s’adresse le brevet savait que la configuration présentée dans le dessin 4 (art antérieur) n’était pas la seule connue comme faisant partie de l’art antérieur. Même l’expert d’AC, M. David Karpik, a conclu dans son rapport que le « berceau de moteur » dans les revendications incluait le berceau de moteur du cadre Delta Perimeter, qui était dépourvu de parois.

[41] En fait, il semble que la démarche de la Cour fédérale est contraire à celle adoptée par la Cour suprême du Canada au paragraphe 54 de l’arrêt Whirlpool :

En l’espèce, l’argumentation porte sur le sens de l’expression « ailettes faisant saillie principalement sur le plan vertical» (italiques ajoutés). Les parties conviennent toutes que le mémoire descriptif du brevet 803, y compris les revendications, ne mentionne pas le type d’ailette (rigide ou flexible) devant être utilisé dans la partie inférieure oscillante de l’agitateur, sauf que le dessin de la variante préférée de l’invention annexé au mémoire descriptif du brevet semble montrer des ailettes rigides. [traduction] «L’examen des dessins du brevet permet parfois de clarifier le sens d’une revendication»: Hayhurst, loc. cit., à la p. 190; voir aussi Fox, op. cit., à la p. 220. Le dessin est d’une certaine utilité, mais n’est guère concluant, car la divulgation relative au brevet 803 indique clairement que le dessin représente une variante préférée, mais ne représente pas nécessairement l’invention au complet. La question dont était saisi le juge de première instance était donc de savoir si, à la date de la délivrance du brevet 803, une personne versée dans le domaine des laveuses aurait compris, en lisant les revendications et en se servant du reste du mémoire descriptif pour interpréter les mots, que les «ailettes» devaient être d’un type particulier et, le cas échéant, qu’elles devaient être rigides ou flexibles.

[Je souligne.]

[42] La Cour fédérale aborde la définition du terme « berceau de moteur » dans deux parties de ses motifs : sous la rubrique « berceau de moteur à l’avant du tunnel », aux paragraphes 343 à 350, et dans la partie consacrée à la contrefaçon du brevet 264, aux paragraphes 371 à 383.

[43] Il me semble que la Cour fédérale a accordé trop de poids aux dessins du brevet 264 et aux commentaires les concernant. Ils ne pouvaient être déterminants ni, à mon avis, justifier d’écarter la preuve d’expert que la Cour fédérale avait par ailleurs retenue. La divulgation ne contenait pas de définition restreignant le sens ordinaire de ce terme de l’art. En effet, comme la divulgation relative au brevet 803 dans l’affaire Whirpool, la divulgation relative au brevet 264 indique clairement que les variantes préférées ne décrivent pas l’invention revendiquée au complet (pièce P-4, par. 0115, dossier d’appel, onglet 65, p. 9723).

[44] La Cour fédérale, ayant signalé que la divulgation relative au brevet 264 n’indiquait pas expressément que le berceau de moteur pouvait constituer une structure ouverte (dépourvue de parois), énumère au paragraphe 346 de ses motifs les passages de la divulgation qui renvoient à une paroi de berceau de moteur (avec ou sans ouvertures) dans les dessins. Ces passages se trouvent tous sous la rubrique intitulée [traduction] « Description des variantes préférées » (pièce P-4, par. 0055 et suiv., dossier d’appel, onglet 65, p. 9706).

[45] Les deux premiers renvois, qui figurent aux paragraphes 0064 et 0065 (pièce P-4, dossier d’appel, onglet 65, p. 9709), concernent l’exemple de l’art antérieur, en l’occurrence la motoneige Ski-Doo® Mach™ Z, année de modèle 2000, représentée dans le dessin 4. Un passage du paragraphe 0064 qui n’est pas cité dans les motifs explique que les grandes ouvertures pratiquées dans les parois de ce berceau de moteur permettent à la chaleur d’irradier et favorisent le refroidissement du moteur. On y décrit seulement pourquoi un fabricant comme BRP utiliserait une telle configuration.

[46] Les autres paragraphes cités par la Cour fédérale ne font qu’expliquer les dessins décrivant les variantes préférées. Ils indiquent la raison pour laquelle le berceau de moteur illustré est muni d’un côté d’une paroi pleine et de l’autre d’une paroi percée : la paroi pleine reflète la chaleur irradiante et en réduit la dissipation, tandis que les ouvertures facilitent l’accès au moteur et la connexion d’autres pièces à ce dernier. Comme dans le cas précédent, au paragraphe 0064, il peut y avoir diverses raisons ou d’avantages justifiant de choisir une configuration donnée. Il se peut que l’inventeur préfère une configuration réduisant la dissipation de la chaleur à celle qui favorise le refroidissement du moteur. Toutefois, il ne faudrait pas en conclure que d’autres configurations qui étaient bien connues, dont celle qui est illustrée au dessin 4, sont exclues.

[47] Comme la Cour suprême le reconnaît dans l’arrêt Whirlpool, au paragraphe 54, ces préférences ne sont pas déterminantes, car elles ne représentent pas l’invention revendiquée au complet.

[48] Enfin, le paragraphe 00112 (pièce P-4, dossier d’appel, onglet 65, p. 9722) explique que la structure pyramidale inclue dans toutes les revendications du brevet 264 a notamment pour avantage d’améliorer la force et la rigidité du cadre, de sorte que le tunnel et le berceau de moteur peuvent être fabriqués avec des pièces moins robustes. Je suis d’accord avec BRP : ce passage peut appuyer l’opinion voulant que d’autres configurations connues du berceau de moteur – avec des parois plus courtes, plus minces ou munies de très grandes ouvertures ou sans parois – puissent également être incluses dans les revendications telles qu’elles sont libellées.

[49] Les seuls passages de la divulgation que mentionne la Cour fédérale et qui ne figurent pas sous la rubrique décrivant les variantes préférées sont les paragraphes 0011, 0015 et 0016, sous la rubrique intitulée [traduction] « Sommaire de l’invention » (pièce P-4, dossier d’appel, onglet 65, p. 9699-70). Ils sont reproduits ci-après :

[traduction]

[0011] Un objet de la présente invention [est] de fournir un ensemble de cadre avec un tunnel, un berceau de moteur disposé à l’avant du tunnel et raccordé au tunnel, et un sous-cadre disposé à l’avant du berceau de moteur et raccordé au berceau de moteur. Le cadre comporte également un support antérieur vertical fixé au faux cadre, une colonne supérieure verticale raccordant le berceau de moteur au support antérieur et un renfort arrière raccordant verticalement le tunnel au support antérieur et à la colonne supérieure.

[0015] L’un des autres objets de la présente invention est d’offrir un cadre muni d’un moteur disposé dans le berceau de moteur et d’une chenille raccordée au moteur et fixée sous le tunnel aux fins de propulsion. Dans cette réalisation, une paire de skis sont (sic) raccordés au guidon pour la conduite.

[0016] Un autre objet de la présente invention est d’offrir un cadre muni d’un moteur disposé dans le berceau de moteur et d’une roue arrière raccordée au moteur et fixée sous le tunnel aux fins de propulsion. Dans cette réalisation, deux roues avant sont raccordées au guidon pour la conduite.

[50] Ces énoncés sont très généraux. Ils ne peuvent être bien compris qu’à la lumière de la preuve d’expert non contestée sur les connaissances générales courantes que possède en la matière la personne versée dans l’art. Ils ne permettent pas de conclure que la présence de parois est exigée « pour qu’un moteur soit disposé dans le berceau » (voir les motifs de la Cour fédérale, au par. 372). Il n’en ressort pas clairement non plus que « les inventeurs avaient l’intention que leur invention ait un berceau de moteur muni de parois dans lequel le moteur peut être disposé (au paragraphe 0015) » (motifs de la Cour fédérale, par. 348). Les mots « disposé dans » reflètent bien l’origine du terme « berceau de moteur » dont parle M. Breen dans son rapport d’expert. Au lieu d’être disposé ou « monté » (le mot effectivement utilisé dans les revendications) sur le tunnel, le moteur est disposé ou monté dans une structure solide (que l’on appelle le berceau de moteur) de sorte qu’il est situé plus bas que le tunnel. (pièce P-39, par. 64-65, dossier d’appel, onglet 98, p. 13065-66). Aucun de ces extraits ne justifie que l’on s’écarte du sens qu’attribue la personne versée dans l’art au libellé des revendications.

[51] Comme je le mentionne plus haut, la Cour fédérale renvoie à mauvais droit à la preuve extrinsèque comme d’autres brevets (motifs, par. 343), les demandes de brevets (motifs, par. 380) ou le témoignage des inventeurs (motifs, par. 376). Ces renseignements ne sauraient éclairer l’interprétation des revendications.

[52] Selon la Cour fédérale, puisque les parois du berceau de moteur améliorent la force et la rigidité du cadre entier, elles sont essentielles (motifs, par. 348). Pour reprendre son affirmation, l’intention des inventeurs « était qu’un berceau de moteur robuste muni de parois fasse partie du cadre plus rigide, qui est l’objet du brevet » (motifs, par. 350). Elle a ajouté que, puisque toutes les revendications nécessitent un berceau de moteur, on peut inférer qu’il joue un rôle important et importe à l’utilité de l’invention revendiquée (motifs, par. 377).

[53] Il appartiendra à la Cour fédérale de se prononcer sur la validité du brevet 264. Je dois par conséquent veiller à ne pas me pencher sur le caractère inventif ou nouveau des éléments de la combinaison qui sont essentiels au bon fonctionnement du produit final qui inclut l’invention revendiquée (en l’occurrence une motoneige). Il suffit de signaler que c’est une chose d’affirmer qu’un berceau de moteur est essentiel, mais que c’est toute autre chose d’affirmer qu’un berceau de moteur muni de parois constitue un élément essentiel des revendications. Les revendications ne permettent pas d’inférer qu’un berceau de moteur muni de parois est essentiel.

[54] Même si les inventeurs préfèrent une variante plus robuste de leur invention qui est illustrée dans les dessins, on ne peut tout simplement exclure les configurations qui le sont moins lorsqu’il s’agit de définir la portée véritable des revendications, en fonction de leur libellé. D’autant plus que la divulgation indique expressément que, grâce à l’addition de la structure pyramidale, le berceau de moteur n’a pas à être aussi robuste (pièce P-4, par. 0112, dossier d’appel, onglet 65, p. 9722). Je le répète, il ressort des commentaires de la Cour fédérale (aux par. 350 et 377) qu’elle semble faire fi du principe de base suivant lequel la description des variantes préférées n’a pas à inclure toutes les variantes possibles de l’invention revendiquée.

[55] La partie décrivant les variantes préférées est incluse en application du paragraphe 27(3) de la Loi, tout particulièrement de son alinéa 27(3)c). C’est pourquoi l’agent de brevets ajoute souvent des énoncés que l’on pourrait qualifier de standard à la fin de la divulgation. En l’espèce, c’est le paragraphe 00115, qui est reproduit ci-après :

[traduction]

[00115] Si l’invention est décrite au moyen d’exemples de variantes, il est entendu que les mots employés dans la présente servent à décrire, et non à limiter… Même si l’invention est décrite dans la présente au moyen de structures, de matériaux et de variantes précis, il est entendu que l’invention n’est pas limitée à ces éléments.

(pièce P-4, dossier d’appel, onglet 65, p. 9723)

La fréquence de tels énoncés ne signifie pas que l’on peut simplement en faire abstraction.

[56] Avant de conclure, je devrais mentionner qu’AC insiste pour dire qu’il n’y a aucun mal à donner une interprétation restrictive du libellé d’une revendication même s’il est rédigé en termes généraux. Selon elle, c’était exactement le cas dans l’affaire Whirlpool. Si je souscris à cette affirmation générale, je signale cependant, comme l’affirme AC au paragraphe 42 de son mémoire des faits et du droit (le mémoire d’AC), que la conclusion dans cette affaire – selon laquelle le terme « ailettes » qui figurait dans les revendications ne renvoyait qu’à des ailettes rigides – était fondée sur la conclusion du juge de première instance que la personne versée dans l’art ne connaissait que les ailettes rigides à l’époque pertinente. Ce n’est tout simplement pas le cas en l’espèce.

[57] Mon examen minutieux des revendications, interprétées à la lumière de la divulgation et de la preuve sur les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art, m’amène à conclure que la Cour fédérale a fait erreur en interprétant le terme « berceau de moteur » de manière restrictive. La Cour fédérale a ainsi modifié le libellé des revendications de façon à le lire comme incluant les mots « un berceau de moteur comprenant des parois disposé à l’avant du tunnel ». Par conséquent, si l’on interprète correctement les revendications en question, le berceau de moteur n’est pas limité à un berceau de moteur muni de parois. Je propose donc d’annuler la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle AC n’a pas contrefait le brevet 264. Les questions relatives à la validité et aux réparations ayant été plaidées de manière exhaustive devant la Cour fédérale (et dans une moindre mesure devant nous), il est préférable de renvoyer le dossier à la Cour fédérale pour qu’elle les tranche. Évidemment, selon le sort de l’instance, la question des dépens devra être réexaminée.

B. Les brevets PAC

(1) Question préliminaire : la Cour fédérale était-elle saisie de l’argument relatif à l’insuffisance?

[58] Tout d’abord, j’examine une question préliminaire. Devant nous, BRP affirme que la Cour fédérale a déclaré invalides (pour cause d’insuffisance) les revendications en cause sur un argument qui n’avait pas été véritablement plaidé devant elle. Pareille prétention ne colle guère aux arguments avancés au paragraphe 77 du mémoire des faits et du droit de BRP (le mémoire de BRP). Toutefois, vu la gravité d’un tel argument, qui touche à l’équité procédurale, j’ai examiné soigneusement le dossier dont disposait la Cour fédérale. Cette prétention est à mon avis infondée.

[59] Le paragraphe 100 de la défense et demande reconventionnelle modifiée déposée par AC le 9 janvier 2015, dont il a été question devant nous, présente les arguments initiaux d’AC sur l’insuffisance. Ensuite, BRP a nié l’invalidité des brevets PAC pour cause de divulgation insuffisante au paragraphe 22 de sa réponse modifiée à la défense et de sa défense reconventionnelle datée du 16 janvier 2015. L’argument suivant lequel la divulgation ne comportait pas [traduction] « une description suffisante de l’invention et une explication de la façon de la réaliser » a été présenté par AC dans son exposé introductif (voir par exemple le dossier d’appel, onglet 268, p. 62). En fait, l’argument était étayé par plusieurs extraits du rapport d’expert de M. Warner, et AC l’a réitéré non seulement dans son exposé des questions en litige (dossier d’appel, onglet 270, p. 25901), mais également en long et en large dans ses remarques finales devant la Cour fédérale (dossier d’appel, onglet 273, p. 26587 et suiv., aux par. 910 et suiv.).

[60] BRP a également abordé la question dans ses observations écrites finales, aux paragraphes 803 et 806 à 811, soit sept paragraphes sur un total de 1100 dans ce document (dossier d’appel, p. 26111 à 26113). BRP a aussi eu l’occasion de souligner les éléments de preuve qui appuyaient selon elle la conclusion suivant laquelle la personne versée dans l’art serait en mesure de réaliser (mettre en pratique) les inventions revendiquées, à la lecture des divulgations et en puisant dans ses connaissances générales courantes, et qu’elle y était effectivement arrivée. BRP a même reconnu à l’audience devant la Cour fédérale qu’il s’agissait d’une question particulièrement difficile. Comme le mentionne la Cour fédérale, BRP a insisté, aux paragraphes 807 et 809 dont il est question plus haut, sur le fait qu’AC avait réalisé l’invention.

(2) Erreurs soulevées dans la conclusion de la Cour fédérale quant à l’invalidité

[61] J’aborde ci-après les questions principales. J’ai examiné la preuve dont il est question plus haut ainsi que les observations de BRP à l’audience devant la Cour fédérale, la preuve présentée par chacune des parties dans leurs compendiums respectifs ainsi que les renvois à celle-ci dans leurs mémoires respectifs. J’ai également pris connaissance des rapports de MM. Breen et Warner, et des transcriptions de leurs contre-interrogatoires et réinterrogatoires avant d’arriver à une conclusion sur la partie de l’appel portant sur les brevets PAC. Même après m’être livrée à un exercice d’une telle ampleur, je ne me trouve pas dans une position équivalente à celle du juge de première instance, qui a non seulement pris connaissance des rapports dans leur intégralité, mais a également entendu toute la preuve faite devant lui.

[62] Suivent les prétentions de BRP :

  1. La Cour fédérale a confondu à tort les concepts juridiques distincts que sont l’insuffisance, l’ambiguïté et les revendications excessivement générales (la revendication d’un résultat souhaité);

  2. La Cour fédérale a appliqué le mauvais critère en matière de suffisance en affirmant que la personne versée dans l’art devait être en mesure de mettre en pratique l’invention en se basant uniquement sur le mémoire descriptif. La Cour fédérale n’a ainsi pas tenu compte du fait que le mémoire descriptif doit être interprété comme le ferait la personne versée dans l’art pour réaliser l’invention, en faisant appel à ses connaissances générales. La Cour fédérale a également appliqué de façon erronée les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Teva Canada Ltd. c. Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, [2012] 3 R.C.S. 625 [Pfizer] en appliquant un critère trop exigeant qui n’admet pas les essais et erreurs usuels n’impliquant aucune activité inventive;

  3. La Cour fédérale a commis une erreur en omettant de traiter de la suffisance de chacun des brevets de façon indépendante. Elle a ainsi erronément conclu que la mise en œuvre des trois brevets nécessiterait un grand projet de recherche [major research project].

  4. La Cour fédérale a commis une erreur en exigeant de l’inventeur qu’il explique davantage les différences entre la configuration précédente et la nouvelle configuration;

  5. La Cour fédérale a erronément considéré les efforts déployés par les inventeurs lors de la conception et de la réalisation des inventions, y compris celle revendiquée dans le brevet 264 (motifs de la Cour fédérale, par. 129, 139, 146, 161, 558 et 568);

  6. La Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante en faisant fi de la preuve de M. Breen. Après avoir accepté la preuve de ce dernier pour rejeter les thèses avancées par M. Warner quant à l’ambiguïté des revendications dans les brevets PAC, la Cour fédérale ne pouvait accepter la thèse de M. Warner selon laquelle la personne versée dans l’art prendrait des mois, voire des années, pour mettre à l’essai toutes les permutations possibles qu’il avait recensées afin de mettre en pratique l’invention revendiquée;

vii. La Cour fédérale a également commis une erreur manifeste et dominante en faisant fi de la preuve abondante présentée par BRP pour démontrer que les incertitudes soulevées par M. Warner n’étaient que superficielles et ne nuiraient pas à la faculté de la personne versée dans l’art de réaliser et d’utiliser l’invention, au moyen des connaissances mentionnées aux paragraphes 63 à 65 du mémoire de BRP. Si ce n’était pas le cas, la Cour fédérale ne pourrait pas affirmer que BRP avait fait fi de cet aspect de l’affaire.

[63] Je n’entends pas aborder toutes les questions précédentes au même degré. Comme je l’explique ci-après, quelle que soit l’erreur que la Cour fédérale ait pu commettre, je suis convaincue que la question déterminante pour la présente partie de l’appel est celle de savoir si les divulgations relatives aux brevets PAC étaient suffisantes pour permettre à la personne versée dans l’art de mettre en pratique l’invention visée par les revendications.

(a) Confusion des concepts dans l’examen de la validité

[64] En ce qui a trait à la première prétention de BRP, selon laquelle la Cour fédérale a confondu divers concepts en examinant la question de la validité, je me contente de faire une mise en garde à propos de l’affirmation qui figure au paragraphe 556 des motifs de la Cour fédérale. S’inspirant d’une déclaration du juge Phelan, la Cour fédérale affirme que « [c]es questions s’entrecroisent toujours » (voir Sanofi-Aventis Canada Inc. c. Ratiopharm Inc., 2010 CF 230, aux par. 51 et 52). Il est notoire que les concepts de droit des brevets sont déjà difficiles à appliquer correctement, tout particulièrement si l’on ne connaît pas bien l’origine et l’évolution de chaque concept. S’il peut convenir dans certains cas d’emprunter à un concept pour en expliquer un autre ou de les analyser ensemble, l’exercice requiert la plus grande prudence et une connaissance approfondie des distinctions. Il en résulte autrement une confusion du droit et, souvent, une erreur de droit, et ce même pour les sommités en la matière. Par exemple, dans l’arrêt Synthon BV v. Smith-Kline Beechan plc, [2005] UKHL 59 [Synthon], lord Hoffman réitère la nécessité de maintenir les distinctions entre les concepts nécessaires à l’analyse (dans ce cas la divulgation de l’invention et le caractère réalisable), même s’ils sont étroitement liés. Le savant juge est également d’avis que le juge Aldous, quoique bien érudit, a confondu ces deux concepts dans ses motifs (Synthon, par. 54).

[65] Point n’est besoin d’en dire davantage sur la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle l’exemple de « l’homme atteint de calvitie » mentionné dans l’arrêt Free World Trust s’applique aux inventions décrites dans les brevets PAC. À mon sens, il illustre plutôt le concept de la « revendication d’une portée trop large». Il s’agit d’un bon exemple pour mettre en évidence le danger que présente la confusion des notions. En l’espèce, l’exemple a nui à la compréhension du raisonnement de la Cour fédérale à l’égard de la question déterminante.

(b) Preuve des inventeurs

[66] Quant à l’affirmation de BRP au sujet du poids à accorder à la preuve des inventeurs lorsqu’il s’agit d’apprécier le caractère réalisable, je ne suis pas d’accord avec BRP pour dire que cette preuve n’est aucunement pertinente (mémoire de BRP, par. 54). En fait, dans ses prétentions finales devant la Cour fédérale, BRP signale que les inventeurs tiennent lieu eux-mêmes de personnes versées dans l’art (même s’ils ont une étincelle d’esprit inventif dont les personnes versées dans l’art sont ordinairement dépourvues) et qu’ils ont réussi à reconfigurer une motoneige au moyen des trois points de référence mentionnés dans les divulgations (transcription du procès, vol. 40, p. 250, dossier d’appel, p. 8821). BRP a suggéré que la Cour fédérale devait inférer de cette preuve qu’une personne versée dans l’art pourrait en faire autant. Certes, dans certains cas précis, une preuve de ce genre peut permettre de démontrer que la réalisation ou la mise en pratique de l’invention, une fois conçue, ne nécessite aucune étape inventive ou ne se révèle pas difficile pour la personne versée dans l’art, compte tenu de ses connaissances générales courantes. Je comprends que la Cour fédérale, après avoir pris connaissance de la preuve des inventeurs, comme le suggérait BRP, n’a pas jugé bon de faire pareille inférence, car la preuve dans son ensemble, y compris les extraits de l’interrogatoire préalable déposés en preuve, ne le justifiait pas (voir par exemple la pièce D-120, dossier d’appel, onglet 248, p. 22235 et 22236).

[67] Le hic, en l’espèce, c’est que la chronologie des événements décrite par MM. Girouard et Fecteau, deux inventeurs nommés dans les brevets, ne concerne pas seulement la conception et le développement d’une nouvelle configuration de motoneige où le positionnement du conducteur est avancé, comme le revendiquent les brevets 106 ou 813. Elle concerne également une autre invention, selon les inventeurs, revendiquée dans le brevet 264 : un cadre support qui inclut une structure pyramidale. C’est également le cas du témoignage de M. Boisjoli à propos des difficultés techniques à résoudre à la phase de développement. Par exemple, il semble que les problèmes, comme la conception des réservoirs à essence pour les prototypes fabriqués par les inventeurs ou le louvoiement (voir motifs de la Cour fédérale, par. 129), étaient liés à l’adoption de la structure pyramidale.

[68] Par conséquent, d’une part, l’on ne peut simplement tenir pour acquis qu’une personne versée dans l’art devrait régler tous ces problèmes pour réaliser l’invention revendiquée dans les brevets PAC (transcription du procès, vol. 2, p. 325 à 335, dossier d’appel, onglet 5, p. 771 à 781 et 1607 à 1612). D’autre part, la preuve démontre également que les inventeurs avaient mis le doigt sur ce qui pouvait représenter un problème grave de positionnement du moteur lorsqu’il s’agit d’obtenir le centre de gravité voulu une fois que la colonne de direction [steering column] est déplacée vers l’avant, comme il est décrit dans ces brevets. Les inventeurs ont trouvé que la manière la plus efficace de mettre en pratique l’invention au moyen de la méthode à trois points proposée par BRP était de concevoir une structure pyramidale. Par conséquent, même si M. Girouard a laissé entendre qu’il aurait pu s’y prendre autrement, rien dans la preuve n’indique quelle autre configuration ou structure (configuration physique et non ses points purement conceptuels) permettrait de réaliser l’invention sans la structure pyramidale qui fait l’objet du brevet 264. Ce qui est clair, c’est que le tout premier prototype fabriqué par les inventeurs comportait déjà une sorte de structure pyramidale qui, selon ces derniers, ne résultait pas de modifications routinières. Selon M. Fecteau, il avait bénéficié d’un [traduction] « coup de chance » (pièce D-120, dossier d’appel, onglet 248, p. 22243). Ainsi, à la lumière du contexte, je ne peux conclure que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante en mentionnant la preuve des inventeurs dans ses motifs aux paragraphes 558 et 568. Elle répondait directement à l’argument de BRP. Néanmoins, même si je présumais que la Cour fédérale avait commis une erreur manifeste – car il n’est pas certain qu’elle n’a examiné que les problèmes posés par les inventions revendiquées dans les brevets PAC –, ce ne serait pas à mon avis une erreur dominante. C’est ce qui ressort d’autres conclusions de fait de la Cour fédérale, faites au cours de son examen de la suffisance des divulgations, quant à d’autres problèmes que pourrait rencontrer la personne versée dans l’art qui voudrait mettre en pratique l’invention revendiquée dans chacun des brevets PAC.

(c) Connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art

[69] Je ne suis pas d’accord non plus pour dire que, si on lit les passages pertinents des motifs de la Cour fédérale dans leur intégralité avec un esprit ouvert, la Cour fédérale a fait fi des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art.

[70] Il est bien établi en droit qu’une divulgation permettant de réaliser l’invention donne suffisamment de renseignements à la personne versée dans l’art pour lui permettre de réaliser l’invention à la lumière de ses connaissances générales courantes. À mon avis, la Cour fédérale en l’espèce a fondé sa décision sur des sources indiquant clairement que le caractère réalisable doit être apprécié du point de vue de la personne versée dans l’art disposant de telles connaissances. À ce sujet, je signale par exemple le paragraphe 543 des motifs de la Cour fédérale, et tout particulièrement la citation du paragraphe 33 de l’arrêt Pfizer.

[71] Les deux experts, tout à fait compétents pour donner leur opinion en cette matière, ont tenu compte de telles connaissances dans leurs rapports. Ils n’étaient tout simplement pas du même avis quant à savoir si les renseignements fournis dans chaque divulgation suffisaient pour permettre à la personne versée dans l’art disposant de telles connaissances de mettre en pratique les inventions décrites dans les brevets PAC.

[72] Il se peut que la Cour fédérale ait senti le besoin d’insister sur la présence de tous les renseignements dans la divulgation parce que BRP insistait beaucoup sur le fait qu’AC avait réussi à réaliser l’invention pour affirmer que la divulgation était suffisante. Selon la Cour fédérale, AC pouvait se reporter à une motoneige de BRP – à savoir une variante de l’invention revendiquée dans les brevets PAC, si les modèles d’appareils d’AC en cause en l’espèce constituaient effectivement des copies de cette motoneige de BRP, comme le prétend BRP – qu’elle avait démonté (motifs de la Cour fédérale, par. 562). Un tel recours à la rétro-ingénierie ne saurait servir à établir si l’information contenue dans une divulgation est suffisante, même si une telle démarche est courante dans une industrie donnée.

[73] Par conséquent, je ne suis pas disposée à inférer de l’emploi de mots comme « seule » ou « uniquement » par la Cour fédérale dans ses motifs qu’elle a commis une erreur de droit flagrante comme le prétend BRP.

[74] Je ne suis pas disposée non plus à conclure que la Cour fédérale a fait fi de la preuve de M. Breen sur les connaissances générales courantes et comment celles-ci pourraient en l’espèce suppléer aux renseignements fournis dans les divulgations. La Cour fédérale a mentionné la preuve de cet expert tout au long de ses motifs; elle a également mentionné son rapport en réplique (pièce P-114, dossier d’appel, onglet 163, p. 18589 et suiv.). La Cour fédérale est réputée avoir soupesé toute cette preuve. Vu la longueur de ses motifs, ainsi que celles des prétentions écrites des parties et des rapports d’experts, il n’est guère surprenant qu’elle n’ait pas mentionné expressément tous les éléments pertinents à cet égard. À mon avis, ce que BRP fait véritablement valoir c’est que le juge de première instance n’a pas accordé le poids qu’elle-même attribue à cette preuve, lui ayant préféré la preuve de M. Warner.

[75] La Cour fédérale a retenu l’opinion de M. Breen selon qui les revendications pouvaient être interprétées et seraient compréhensibles pour la personne versée dans l’art. Or, il ne s’ensuit pas qu’il ne lui était pas loisible de tenir compte de la preuve de M. Warner sur le caractère suffisant des renseignements (tout particulièrement les diverses mesures indiquées dans la divulgation) relativement à la faculté pour la personne versée dans l’art de mettre en pratique l’invention. En fait, la Cour fédérale était très consciente de cette distinction. Elle a même fait remarquer, au paragraphe 339 de ses motifs, que si elle était d’accord pour dire que la personne versée dans l’art comprendrait les termes « position de siège » et « position assise » [seat position, seating position], qui figurent dans les revendications, à la lumière de la divulgation, « [l]a vraie question serait plutôt comment l’invention peut être réalisée avec l’aide de ces mesures seulement ». Je signale également qu’AC, dans ses prétentions finales devant la Cour fédérale, a soulevé divers problèmes que pose la divulgation et dont traite M. Warner qui diffèrent de ceux soulevés relativement au libellé des revendications.

(d) Le caractère réalisable et la suffisance des divulgations

[76] J’aborde maintenant la question qui est, à mon avis, déterminante, à savoir la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle les divulgations étaient insuffisantes pour permettre à la personne versée dans l’art de mettre en pratique les inventions.

[77] Tout d’abord, je signale que la Cour fédérale affirme expressément, au paragraphe 559 de ses motifs, qu’elle était tenue d’examiner la divulgation de chaque brevet PAC individuellement, car « [c]hacun des trois brevets est indépendant ». Les brevets 106 et 813 (une demande complémentaire issue de la demande originale devenue le brevet 106) présentent une divulgation commune, et la Cour fédérale, à l’audience, a mentionné qu’il aurait peut-être été plus facile de suivre la thèse de BRP sur la suffisance si elle avait pu également tenir compte des renseignements qui figurent au brevet 964 (publié après, soit en 2003). Je suis convaincue par ce qui précède que la Cour fédérale comprenait la démarche qui s’imposait, a examiné chaque divulgation individuellement et a évalué la preuve dont elle disposait en conséquence.

[78] Le concept du caractère réalisable (la façon de mettre en pratique l’invention) est nettement distinct de la divulgation de l’invention dont il était question dans l’arrêt Pfizer. Dans l’arrêt Leo Pharma, notre Cour conclut que les enseignements de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Pfizer ne modifient pas les règles de droit qui s’appliquent au caractère réalisable (par rapport à celles de la divulgation de l’invention) non seulement au Canada, mais au Royaume-Uni (par exemple Synthon, par. 27) et en Europe continentale. Un brevet n’est pas invalidé pour avoir manqué aux exigences du paragraphe 27(3) de la Loi du seul fait qu’il pourrait être nécessaire de procéder à quelques essais dénués de caractère inventif pour réaliser une invention adéquatement divulguée (voir Leo Pharma, aux par. 55 à 59). Malheureusement, cet arrêt a été rendu quelques mois après la décision de la Cour fédérale en l’espèce. Il était donc incorrect pour la Cour fédérale d’affirmer que la démarche stricte applicable à la description de l’invention s’appliquait à la question de savoir si la divulgation était suffisante pour permettre à la personne versée dans l’art de réaliser l’invention. La divulgation permet la réalisation si elle ne nécessite pas d’efforts indus.

[79] Toutefois, la Cour fédérale a aussi tenu compte de la démarche moins stricte décrite par le professeur Vaver (David Vaver, Intellectual Property Law, 2e éd., Toronto, Irwin Law, 2011, p. 342). La Cour fédérale, au paragraphe 550 de ses motifs, souligne la phrase suivante de cet auteur : « [s]i une personne versée dans l’art peut arriver aux mêmes résultats uniquement par la chance ou par d’autres longues expériences, la divulgation est insuffisante et le brevet est nul. »

[80] Cette affirmation cadre avec le principe exprimé dans l’arrêt Leo Pharma. Il aurait été plus complet d’ajouter que même de courts essais, s’ils exigent une étape inventive, seront inadmissibles, puisque la nature des efforts requis importe également. L’ampleur acceptable des efforts requis de la personne versée dans l’art dépendra de la nature de l’invention et de l’art spécifique auquel elle appartient.

[81] En règle générale, il devrait être relativement facile pour un expert de formuler une opinion à savoir si des essais ou des efforts exigent une étape inventive ou si le résultat est le fruit d’un coup de chance. Il peut être plus difficile pour le juge de première instance de déterminer si les efforts requis sont indus lorsqu’il s’agit d’examiner le « marché » synallagmatique sur lequel est fondé l’octroi du brevet. L’ampleur des efforts requis dans un cas donné est une pure question de fait. Selon moi, la Cour fédérale, si elle a mal interprété l’arrêt Pfizer, a tout de même tiré les conclusions de fait qui s’imposaient pour l’application de la démarche moins stricte décrite par le professeur Vaver. Elle a conclu, au vu de la preuve dont elle disposait, que la personne versée dans l’art devrait entreprendre un grand projet de recherche pour réaliser l’invention à la lumière des renseignements divulgués dans chacun des brevets PAC (motifs de la Cour fédérale, par. 568). Par conséquent, malgré l’erreur commise dans l’interprétation de l’arrêt Pfizer, notre Cour ne peut substituer sa propre appréciation de la preuve à celle de la Cour fédérale à cet égard.

[82] Certes, les paragraphes 553 à 573 des motifs de la Cour fédérale n’étaient pas des plus limpides ni des mieux structurés. Néanmoins, je comprends que sa conclusion – selon laquelle, dans les faits, la réalisation de chaque invention nécessiterait un grand projet de recherche – n’était pas fondée uniquement sur la déclaration de M. Warner, à savoir que s’il était possible de faire ainsi, il faudrait beaucoup de temps pour découvrir tous les éléments nécessaires pour mettre en pratique l’invention. C’est ce qu’il a affirmé lors de son témoignage concernant le brevet 106. La Cour fédérale a également pris en compte que la méthode choisie pour décrire comment dessiner et reconfigurer une motoneige de l’invention était trop compliquée. En effet, elle a conclu qu’en mentionnant seulement les mesures utilisées, il en reste trop à déterminer à l’aveuglette.

[83] En outre, la Cour fédérale a tiré d’autres conclusions se fondant sur ses propres constatations (le dossier de preuve comportait de nombreuses illustrations dessinées par les experts au procès ou figurant dans les rapports de ces derniers) et son évaluation de la preuve de M. Warner. Par exemple, selon elle « il serait très difficile pour la personne versée dans l’art de comprendre les mesures et, plus important encore, comment elles se traduisent par une position du conducteur sur la motoneige » visée par l’invention (motifs, par. 571). Elle a rejeté la thèse de BRP (y compris par le fait même la preuve de M. Breen) que les trois points (steering position, seating position, footrest position) décrits dans la divulgation constituaient des renseignements suffisants pour permettre la configuration d’une motoneige visée par l’invention.

[84] Je m’arrête ici pour signaler que c’est dans un tel contexte que la Cour fédérale mentionne l’absence d’une « comparaison numérique » entre le positionnement du conducteur sur la motoneige visée par l’invention et celle du conducteur sur une motoneige appartenant à l’art antérieur. Cette absence de « comparaison numérique » était suffisamment importante pour appeler une réponse ferme de la part de BRP (voir les motifs de la Cour fédérale au par. 563 et le paragraphe 62v. des présents motifs). Je conviens qu’en droit l’inventeur n’est pas tenu de décrire ce qui diffère entre une réalisation de l’invention et l’art antérieur. Mais, rien n’empêche le juge de première instance d’estimer qu’une telle description est importante dans le cas où les inventeurs ont choisi de ne pas présenter d’exemple détaillé et raisonnablement précis d’une configuration de l’invention (un exemple complet d’une motoneige reconfigurée). Une telle description aurait alors pour objet de présenter des renseignements simplifiés dont disposent les inventeurs pour permettre à la personne versée dans l’art de réaliser l’invention. De toute évidence, ce n’était pas là le seul défaut des divulgations en l’espèce.

[85] En règle générale, l’on se serait attendu à un exemple illustrant clairement la configuration complète des principales composantes de la motoneige visée par l’invention, ou du moins des composantes dont les inventeurs savaient qu’elles soulevaient certaines difficultés. Et il n’est pas question en l’espèce d’instructions sur des détails comme les écrous et boulons utilisés, comme le suggère BRP. Un seul exemple illustrant clairement la configuration complète aurait suffi à la personne versée dans l’art pour réaliser l’invention. Ce qui ne veut pas nécessairement dire que le breveté ne pourrait pas revendiquer d’autres configurations si l’invention s’appliquait effectivement à d’autres configurations. Cependant, un tel exemple est souvent une composante importante de l’information fournie par le breveté afin de respecter son obligation de donner à la personne versée dans l’art tout ce qu’il lui faut pour réaliser l’invention (généralement un exemple clair d’une variante de l’invention).

[86] En l’espèce, aucun des brevets PAC ne comporte un tel exemple. Rien dans la preuve ne démontre non plus que quiconque a déjà réussi à réaliser une configuration de l’invention à la lumière des seuls renseignements qui figurent dans les divulgations sans la structure pyramidale revendiquée dans le brevet 264. C’est dans un tel contexte que la Cour fédérale a accordé de l’importance au fait que les divulgations sont muettes à l’égard des problèmes ou pépins que les inventeurs ont dû régler pour configurer une motoneige visée par l’invention.

[87] En outre, comme le mentionne la Cour fédérale, les divulgations n’expliquent nullement ce qui arrive à des composantes importantes du plan (design layout) d’une motoneige reconfigurée, tout particulièrement à l’avant de l’appareil, où se trouve le moteur, une fois la conduite avancée et inclinée. Dans ses observations finales devant la Cour fédérale, AC souligne le fait que M. Fecteau a affirmé, au cours de l’interrogatoire préalable, que si on avance le conducteur, « la colonne de steering est directement dans le moteur », ce qui signifiait qu’il fallait [traduction] « trouver une solution pour régler ce problème comme il faut » (transcription du procès, vol. 40, p. 92, dossier d’appel, p. 8663). La seule solution, selon M. Fecteau, était d’adopter la structure pyramidale revendiquée dans le brevet 264, qui était apparemment le fruit d’un coup de chance.

[88] Si je comprends bien les motifs de la Cour fédérale, elle n’était pas d’avis que les divulgations constituaient effectivement, pour reprendre l’expression employée par BRP dans ses observations finales à la fin du procès, des [traduction] « fiches d’instruction » adéquates. Ainsi, elle avait manifestement compris la méthodologie décrite dans les brevets PAC (voir par exemple les motifs de la Cour fédérale, aux par. 430 et 438). Même s’il ne s’agit pas de la configuration d’un avion à réaction sophistiqué, comme le soutient BRP, la Cour fédérale a tout de même conclu que la tâche confiée à la personne versée dans l’art était suffisamment complexe pour commander davantage d’orientation. Ce qui constitue un grand projet de recherche varie selon l’art spécifique dont relève l’invention et les compétences de la personne versée dans l’art. Comme je l’affirme plus haut, cette conclusion est étayée par une preuve abondante, outre celle de M. Warner.

[89] Le témoignage de M. Breen reproduit au paragraphe 572 des motifs de la Cour fédérale est éloquent. Bien qu’il affirme que les renseignements qui figurent dans le brevet 106 sont susceptibles d’être suffisants « [c]onceptuellement » si l’on fait appel à un processus itératif courant dans le secteur (quoique lorsque des modifications sont fondées sur le concept d’un tiers, la rétro-ingénierie est aussi très courante), il n’a pu dire quel serait le résultat « [p]our quelque chose comme cela ».

[90] L’on pourrait raisonnablement conclure des paroles de M. Breen, qui avait manifestement beaucoup réfléchi et travaillé à ces brevets avant son témoignage, notamment concernant la question de leur validité, qu’il ne pouvait confirmer que les mesures et leurs différentes permutations étaient effectivement suffisantes pour permettre de réaliser l’invention, à savoir permettre d’obtenir au moins une variante fonctionnelle d’une motoneige reconfigurée visée par l’invention revendiquée dans le brevet 106.

[91] Selon mon expérience, les experts n’ont pas souvent besoin de faire eux-mêmes un tel exercice, car ils peuvent se fier à ce que les inventeurs ou le breveté ont déjà fait (résultats d’essais ou exemple détaillé d’une variante de l’invention visée par le brevet). Or, M. Breen a examiné nombre de modèles de motoneiges de BRP et d’AC qui constituent des variantes des inventions, et aucun d’entre eux ne semble avoir été configuré et fabriqué à partir des seuls renseignements divulgués dans les brevets et des connaissances générales courantes dont dispose à son avis la personne versée dans l’art. Dans les faits, toutes les configurations réalisées comportent la structure pyramidale visée par le brevet 264.

[92] Les seuls exemples qui permettraient au juge de première instance de constater que la méthodologie décrite dans les divulgations était suffisante pour la personne versée dans l’art étaient ceux mentionnés expressément par BRP dans ses observations finales, soit ceux des inventeurs originaux et d’AC. Comme je le dis plus haut, la Cour fédérale n’a pas accepté qu’elle pouvait tirer une inférence de ces exemples.

[93] J’estime qu’il en va de même, de manière générale, de la divulgation du brevet 813, qui était grosso modo identique à celle de la demande originale (le brevet 106). Le même raisonnement s’applique au brevet 964, dont la demande a été déposée le 15 novembre 2002, soit après la publication du brevet 264 (pièce P-3, dossier d’appel, onglet 64, p. 9663). Encore une fois, la Cour fédérale a préféré la preuve de M. Warner à propos de ce brevet. La Cour fédérale disposait de suffisamment de preuve émanant de M. Warner pour en inférer que la réponse de M. Breen reproduite au paragraphe 89 des présents motifs vaudrait également pour le brevet 964. Par conséquent, la réalisation de cette invention exigerait également ce que la Cour fédérale a qualifié de « grand projet de recherche ».

[94] Devant nous, BRP présente un raisonnement qui selon elle s’applique aux trois brevets et que la Cour fédérale aurait dû adopter sur le fondement de la preuve mentionnée au paragraphe 65 de son mémoire. Toutefois, ce n’est pas sous ce jour qu’elle a présenté sa thèse sur le caractère suffisant à la Cour fédérale. Par conséquent, il n’est pas surprenant de ne pas trouver dans les motifs de cette dernière de passage où elle explique expressément pourquoi elle n’a pas retenu cette thèse. C’est devant le juge de première instance – et non en appel – qu’il faut présenter sa meilleure thèse.

[95] Je suis convaincue qu’il était loisible à la Cour fédérale, au regard du dossier de preuve, de tirer les conclusions de faits qu’elle a tirées. Je ne suis pas convaincue que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante en concluant que la personne versée dans l’art, qui voulait réaliser l’invention revendiquée dans chacun des brevets PAC, devrait entreprendre un grand projet de recherche (c’est-à-dire déployer des efforts indus) en raison de l’insuffisance des divulgations de ces brevets.

[96] Ayant moi-même appliqué les bons principes de la divulgation permettant la réalisation aux conclusions de fait de la Cour fédérale, j’estime qu’il n’y a pas lieu d’accueillir l’appel interjeté à l’égard des brevets PAC.

IV. CONCLUSION

[97] J’accueillerais l’appel en partie seulement, et je casserais le jugement déclaratoire de la Cour fédérale selon lequel AC n’a pas contrefait les revendications du brevet 264 ainsi que la conclusion rejetant l’action en contrefaçon portant sur le brevet 264. Je renverrais l’affaire à la Cour fédérale pour qu’elle décide si ce brevet est valide et tranche les questions relatives aux réparations et aux dépens, au besoin.


[98] Tenant compte du succès partagé des parties, je propose qu’elles assument chacune leurs propres dépens.

« Johanne Gauthier »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

J.D. Denis Pelletier j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UN JUGEMENT DE L’HONORABLE JUGE ROY EN DATE DU 24 FÉVRIER 2017, NO T-2025-11

DOSSIER :

A-109-17

 

 

INTITULÉ :

BOMBARDIER PRODUITS RÉCRÉATIFS INC. c. ARCTIC CAT, INC. ET ARCTIC CAT SALES, INC.

 

 

lieu de l’audience :

Montréal (QuÉbec)

 

date de l’audience :

le 12 février 2018

 

motifs du jugement :

la juge GAUTHIER

 

Y ont souscrit :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE :

le 25 septembre 2018

 

Comparutions :

Marek Nitoslawski

David Turgeon

Joanie Lapalme

Michael Shortt

 

pour l’appelante

 

Ronald Dimock

Angela Furlanetto

Vincent Man

Bentley Gaikis

pour les intimées

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fasken Martineau DuMoulin LLP

Montréal (Québec)

pour l’appelante

BOMBARDIER PRODUITS RÉCRÉATIFS INC.

 

DLA Piper (Canada) LLP

Toronto (Ontario)

pour les intimées

ARCTIC CAT, INC. ET ARCTIC CAT SALES, INC.

 

 

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