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Date : 20181001


Dossier : A-51-16

Référence : 2018 CAF 174

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE RENNIE

LA JUGE WOODS

 

ENTRE :

BELL CANADA et BELL MÉDIA INC.

appelantes

et

7262591 CANADA LTD. FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE GUSTO TV), ACCESS COMMUNICATIONS CO-OPERATIVE LIMITED, ALLARCO ENTERTAINMENT INC., ANTHEM MEDIA GROUP, BLUE ANT MEDIA INC., CANADIAN CABLE SYSTEMS ALLIANCE INC., CBC/RADIO-CANADA, COGECO INC., BUREAU DE LA CONCURRENCE, DHX MEDIA LTD., EASTLINK, GROUPE V MÉDIA INC., INDEPENDENT BROADCAST GROUP/LE GROUPE DE DIFFUSEURS INDÉPENDANTS, L’OFFICE DES TÉLÉCOMMUNICATIONS ÉDUCATIVES DE LANGUE FRANÇAISE DE L’ONTARIO (GROUPE MÉDIA TFO), MEDIAMIND DIGITAL, MTS INC., PELMOREX COMMUNICATIONS INC., CENTRE POUR LA DÉFENSE DE L’INTÉRÊT PUBLIC, QUÉBECOR MÉDIA INC., SASKATCHEWAN TELECOMMUNICATIONS, SOGETEL INC., STINGRAY DIGITAL GROUP INC., STORNOWAY COMMUNICATIONS LIMITED PARTNERSHIP, TEKSAVVY SOLUTIONS INC. et HASTINGS CABLE VISION LTD., TELUS, TV5 QUÉBEC CANADA, VMEDIA INC. et ZAZEEN INC.

intimées

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 14 novembre 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 1er octobre 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE WOODS

MOTIFS CONCOURANTS :

LE JUGE NADON

MOTIFS DISSIDENTS :

LE JUGE RENNIE

 


Date : 20181001

Dossier : A-51-16

Référence : 2018 CAF 174

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE RENNIE

LA JUGE WOODS

 

ENTRE :

BELL CANADA et BELL MÉDIA INC.

appelantes

et

7262591 CANADA LTD. FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE GUSTO TV), ACCESS COMMUNICATIONS CO-OPERATIVE LIMITED, ALLARCO ENTERTAINMENT INC., ANTHEM MEDIA GROUP, BLUE ANT MEDIA INC., CANADIAN CABLE SYSTEMS ALLIANCE INC., CBC/RADIO-CANADA, COGECO INC., BUREAU DE LA CONCURRENCE, DHX MEDIA LTD., EASTLINK, GROUPE V MÉDIA INC., INDEPENDENT BROADCAST GROUP/LE GROUPE DE DIFFUSEURS INDÉPENDANTS, L’OFFICE DES TÉLÉCOMMUNICATIONS ÉDUCATIVES DE LANGUE FRANÇAISE DE L’ONTARIO (GROUPE MÉDIA TFO), MEDIAMIND DIGITAL, MTS INC., PELMOREX COMMUNICATIONS INC., CENTRE POUR LA DÉFENSE DE L’INTÉRÊT PUBLIC, QUÉBECOR MÉDIA INC., SASKATCHEWAN TELECOMMUNICATIONS, SOGETEL INC., STINGRAY DIGITAL GROUP INC., STORNOWAY COMMUNICATIONS LIMITED PARTNERSHIP, TEKSAVVY SOLUTIONS INC. et HASTINGS CABLE VISION LTD., TELUS, TV5 QUÉBEC CANADA, VMEDIA INC. et ZAZEEN INC.

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE RENNIE (dissident)

I.  Introduction

[1]  Les services télévisuels sont assurés aux Canadiens par l’interaction de deux types d’entités commerciales. Les entreprises de programmation créent le contenu, en leur propre compte ou en application d’une licence d’autres entreprises. Elles transmettent leurs émissions aux entreprises de distribution de radiodiffusion, lesquelles retransmettent les émissions par l’intermédiaire de leurs réseaux, soit par câble, satellite ou large bande. Il existe, en effet, une relation symbiotique entre les entreprises de programmation et les entreprises de distribution de radiodiffusion, dont les modalités commerciales sont négociées et reflétées dans les « ententes d’affiliation ».

[2]  En 2015, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) a imposé une politique ayant pour but de régir les ententes d’affiliation ou, simplement, les contrats entre les entreprises de programmation (EP) et les entreprises de distribution de radiodiffusion (EDR). Le CRTC a mis en œuvre cette politique par deux mesures : la Politique réglementaire de radiodiffusion 2015-438 (le Code sur la vente en gros de 2015, ou le Code) et l’Ordonnance de radiodiffusion 2015-439 (l’Ordonnance). Le Code sur la vente en gros de 2015 établit certains paramètres sur la négociation et le contenu des ententes d’affiliation. L’Ordonnance rend le Code sur la vente en gros de 2015 exécutoire auprès des EDR et les oblige à distribuer les émissions suivant certaines modalités et conditions.

[3]  Je me pencherai sur le Code sur la vente en gros de 2015 et ses incidences sur les ententes d’affiliation, mais je soulignerai d’abord que, tandis que le Code, au moyen de l’Ordonnance, est expressément contraignante à l’égard des EDR seulement (« titulaires de licence de distribution »), il influe nécessairement sur les entreprises qui sont des contreparties dans le cadre d’une négociation et d’un contrat avec une EDR, c’est-à-dire les EP.

[4]  Bell Canada et Bell Média Inc. interjettent appel de ces décisions en vertu de l’article 31 de la Loi sur la radiodiffusion, L.C. 1991, ch. 11. Bell soutient que la mission conférée au CRTC par l’article 3 de la Loi sur la radiodiffusion, dans le but de mettre en œuvre la Politique canadienne de radiodiffusion, n’autorise pas le CRTC à intervenir dans la relation économique entre les EDR et les EP. Son argumentation comporte deux volets : premièrement le Code sur la vente en gros de 2015 n’est pas autorisé par l’alinéa 9(1)h) de la Loi sur la radiodiffusion; deuxièmement, le Code est contraire aux droits d’auteur de Bell garantis par l’alinéa 3(1)f) et le paragraphe 13(4) de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C-42. Par conséquent, le Code sur la vente en gros de 2015 et l’Ordonnance excèdent la compétence du CRTC.

[5]  Il ne fait aucun doute que l’exercice par le CRTC de sa compétence en matière d’EDR aura une incidence, à la fois directe et moins directe, sur les EP. La question en appel consiste cependant à savoir si, compte tenu de la portée du Code et de ses effets, il constitue une « mesure beaucoup trop éloignée des objectifs fondamentaux [...] et des pouvoirs conférés au CRTC par la Loi sur la radiodiffusion » (Renvoi relatif à la Politique réglementaire de radiodiffusion CRTC 2010-167 et l’ordonnance de radiodiffusion CRTC 2010-168, 2012 CSC 68, au paragraphe 33, [2012] 3 R.C.S. 489 [Cogeco], sous la plume du juge Rothstein).

[6]  Comprendre les questions soulevées dans le présent appel, l’on ne peut faire abstraction du contexte.

II.  Faits et procédures

[7]  Le Bulletin d’information de radiodiffusion CRTC 2015-440 (le Bulletin), publié en même temps que le Code, explique que le Code et l’Ordonnance de mise en œuvre ont été motivés par l’inquiétude du CRTC concernant l’intégration verticale croissante des entités de distribution de programmation et de radiodiffusion, et de la concentration de la puissance commerciale qui en résulte. À partir de 2011, le CRTC a répondu à cette évolution de la situation commerciale en prenant des mesures pour veiller à ce que l’intégration verticale ne se fasse pas au détriment d’un marché de gros en bonne santé pour la vente du contenu des émissions, la diversité de la programmation et le choix des consommateurs quant aux types et aux combinaisons d’émissions qu’ils souhaitent voir et à la plateforme ou au moyen de réception des émissions. Ces mesures incluaient notamment :

  • l’établissement de lignes directrices non contraignantes pour la négociation d’ententes commerciales entre les EP et les EDR, par exemple, la Politique réglementaire de radiodiffusion CRTC 2011-601 (Ottawa : CRTC, 2011) [modifiée avec la version 2011-601-1] (le Code sur la vente en gros de 2011 ou le Code de 2011);

  • l’imposition, au cas par cas, de conditions de licence et de renouvellements de licence par groupe;

  • la mise en place d’un processus de règlement des différends afin de remédier aux impasses dans les négociations entre les EP et les EDR (Règlement sur la distribution de radiodiffusion, DORS/97-555, articles 12 à 15.02).

[8]  En 2015, le CRTC a remplacé le Code volontaire de 2011 par un Code sur la vente en gros plus détaillé et, aux termes de l’alinéa 9(1)h) de l’Ordonnance, il a exigé que les détenteurs de licence existants « respectent » les dispositions du Code sur la vente en gros de 2015.

A.  Le Code sur la vente en gros de 2015

[9]  Ce document se subdivise en cinq parties :

  • Application (sections 1 à 3)

  • Interdictions (section 4)

  • Pratiques déraisonnables sur le plan commercial (section 5)

  • Pratiques raisonnables sur le plan commercial (sections 6 à 12)

  • Ententes d’affiliation (sections 13 à 15)

[10]  Le Code sur la vente en gros de 2015 vise les « entreprises de programmation et de distribution autorisées » (sections 1 à 3). Les EDR, tout comme les EP, sont définies dans la Loi sur la radiodiffusion :

Définitions

Definitions

2 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

2 (1) In this Act,

[…]

entreprise de distribution Entreprise de réception de radiodiffusion pour retransmission, à l’aide d’ondes radioélectriques ou d’un autre moyen de télécommunication, en vue de sa réception dans plusieurs résidences permanentes ou temporaires ou locaux d’habitation, ou en vue de sa réception par une autre entreprise semblable. (distribution undertaking)

distribution undertaking means an undertaking for the reception of broadcasting and the retransmission thereof by radio waves or other means of telecommunication to more than one permanent or temporary residence or dwelling unit or to another such undertaking; (entreprise de distribution)

[...]

[...]

entreprise de programmation Entreprise de transmission d’émissions soit directement à l’aide d’ondes radioélectriques ou d’un autre moyen de télécommunication, soit par l’intermédiaire d’une entreprise de distribution, en vue de leur réception par le public à l’aide d’un récepteur. (programming undertaking)

programming undertaking means an undertaking for the transmission of programs, either directly by radio waves or other means of telecommunication or indirectly through a distribution undertaking, for reception by the public by means of broadcasting receiving apparatus; (entreprise de programmation)

[…]

[Soulignement ajouté]

[Emphasis added]

[11]  Dans l’énoncé de politique qui accompagne le Code, le CRTC explique son intention d’« imposer [graduellement] le Code sur la vente en gros [...] à toutes les entreprises de programmation et de distribution autorisées, dans le but ultime d’abroger l’ordonnance rendue en vertu de l’article 9(1)h) » (au paragraphe 137). En effet, bon nombre des exigences du Code sont déjà intégrées à titre de conditions aux licences des appelantes (consulter le Mémoire des faits et du droit de Blue Ant, Annexe B). L’Ordonnance, qui impose aux détenteurs de licence de « respecter » le Code, combler l’écart entre les renouvellements de licence et vise vraisemblablement à assurer une certaine équivalence des conditions de licence dans l’ensemble de l’industrie réglementée.

[12]  La section 4 du Code énonce sept conditions précises qui sont interdites dans les ententes d’affiliation entre les EP et les EDR. Il s’agit des conditions suivantes :

  • a) toute condition interdisant la distribution d’un service de programmation sur une base individuelle;

  • b) toute condition interdisant l’offre d’un service de programmation dans un forfait sur mesure ou dans un petit forfait;

  • c) toute clause transitoire qui impose unilatéralement la distribution aux mêmes modalités et conditions que celles énoncées dans l’entente précédente;

  • d) tout droit de veto d’une entreprise de programmation sur les modifications que souhaiterait apporter une EDR à ses forfaits;

  • e) toute exigence de dédoubler les volets de services analogiques existants en mode numérique;

  • f) toute clause dite de la « nation la plus favorisée » ou toute clause formulée de manière similaire et ayant pour effet de garantir des conditions aussi favorables que celles accordées à d’autres parties dans d’autres ententes d’affiliation;

  • g) tout seuil minimum pour le taux de pénétration, le taux de revenu ou le nombre d’abonnés, sauf s’il est négocié par un service de programmation indépendant.

[13]  La section 5 exclut les pratiques déraisonnables sur le plan commercial, notamment :

  • a) l’imposition d’un tarif déraisonnable (c.-à-d. qui n’est pas fondé sur la juste valeur marchande);

  • b) l’imposition d’une carte de tarification déraisonnable liée au volume;

  • c) l’imposition d’une carte de tarification déraisonnable liée à la pénétration;

  • d) l’imposition de l’acquisition d’un service ou d’une émission pour obtenir un autre service ou une autre émission (vente jumelée);

  • e) l’imposition de conditions déraisonnables qui restreignent la capacité d’une EDR à donner le libre choix aux consommateurs;

  • f) l’imposition de conditions déraisonnables qui empêche un service de programmation ou une EDR d’assurer les programmations sur des plateformes multiples de distribution.

[14]  La section 6 présente les pratiques que le CRTC considère comme raisonnables sur le plan commercial. Elle impose la prise en compte de sept facteurs – 6(a) à 6(g) – au cours de négociations visant à établir la juste valeur marchande d’un tarif de gros pour un service de programmation. Les sections 7 à 12 visent à empêcher les entités intégrées verticalement de subir une discrimination par rapport aux services de programmation indépendants. Plus précisément, les sections 7 à 10 visent l’assemblage et la commercialisation des services de programmation indépendants, et les sections 11 et 12, ont pour but d’assurer l’accessibilité des services de programmation indépendants sur de multiples plateformes.

[15]  Lorsqu’une entente d’affiliation n’a pas été renouvelée 120 jours avant la date d’expiration de cette entente et que les deux parties confirment par écrit leur intention de la renouveler, le Code prévoit que les parties renvoient l’affaire au CRTC qui règle le différend (section 13). Comme je l’expliquerai, cette exigence est un élément clé de l’argumentaire de Bell.

[16]  Enfin, les ententes d’affiliation et toutes les autres ententes concernant les services de programmation doivent être déposées auprès du CRTC (sections 14 et 15).

[17]  Le contexte ayant été défini, je me penche à présent sur les questions de fond.

III. Questions en litige

[18]  Bell soutient que le Code et l’Ordonnance qui s’y rattache excèdent les compétences du CRTC dans la mesure où ils ont une incidence sur ses intérêts en tant qu’entreprise de programmation. La validité de cet argument repose sur la réponse aux trois questions subsidiaires suivantes :

  1. La jurisprudence Cogeco de la Cour suprême du Canada est-elle déterminante quant aux questions faisant l’objet du présent appel?

  2. Si la jurisprudence Cogeco n’est pas déterminante, le Code relève-t-il du pouvoir conféré au CRTC par l’alinéa 9(1)h) de la Loi sur la radiodiffusion?

  3. Y a-t-il conflit entre le Code et le texte ou l’objectif de la Loi sur le droit d’auteur?

[19]  Je discuterai la norme de contrôle applicable dans le cadre des questions B et C. Blue Ant Media, une des intimées, soutient également que la Cour doit, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, refuser à Bell tout recours en raison de sa conduite. Cet argument sera traité à la fin des présents motifs.

IV. Analyse

A.  La jurisprudence Cogeco de la Cour suprême du Canada est-elle déterminante quant aux questions faisant l’objet du présent appel?

[20]  Bell soutient que la jurisprudence Cogeco enseigne que le CRTC ne peut régir aucun aspect des rapports économiques et commerciaux entre les EP et les EDR. Bell soutient que puisque le Code affecte directement le mode et le contenu des ententes d’affiliation et, de fait, limite, affaiblit ou rend caducs certains des droits qu’elle tire de la Loi sur le droit d’auteur, le Code s’inscrit parfaitement dans le cadre de l’interdiction consacrée par la jurisprudence Cogeco. L’argumentation de Bell appelle un examen attentif de la jurisprudence Cogeco.

[21]  La question dans l’afffaire Cogeco consistait à savoir « si le CRTC [avait] compétence pour mettre en œuvre le régime de compensation pour la valeur des signaux proposé » (Cogeco, au paragraphe 14). Pour comprendre cette jurisprudence, il est essentiel de savoir ce qu’était le régime de compensation pour la valeur des signaux et les résultats qu’il a eus.

[22]  En 2010, le CRTC était préoccupé par la viabilité économique des radiodiffuseurs (lesquels, en fait, désignaient uniquement les EP, car les EDR ne relèvent pas de la définition de « radiodiffuseur » de l’article 2 de la Loi sur le droit d’auteur). Afin que le public continue de profiter de la diversité de la programmation offerte par les radiodiffuseurs, et fondant sa compétence sur le paragraphe 3(1) de la Loi sur la radiodiffusion, le CRTC a proposé la création du régime de compensation pour la valeur des signaux (Cogeco, aux paragraphes 1, 6, 7 et 21).

[23]  Le régime de compensation pour la valeur des signaux avait pour but d’alléger le fardeau financier des radiodiffuseurs en leur accordant des droits nouveaux et exclusifs de contrôle de l’exploitation de leurs signaux de communication ou de leurs œuvres par retransmission. Le régime de compensation pour la valeur des signaux permettait aux radiodiffuseurs de négocier directement avec les EDR la retransmission de tous leurs signaux. Lorsque les radiodiffuseurs n’arrivaient pas à s’entendre avec une EDR sur la compensation pour la distribution de leurs services de programmation, le régime de compensation pour la valeur des signaux donnait aux radiodiffuseurs le « droit d’exiger le retrait » , empêchant ainsi leur retransmission par les EDR (arrêt Cogeco, aux paragraphes 7, 19 et 69).

[24]  Ce faisant, le régime de compensation pour la valeur des signaux a porté directement sur l’objet des articles 21 et 31 de la Loi sur le droit d’auteur. Le paragraphe 21(1) de la Loi sur le droit d’auteur confère au radiodiffuseur un droit d’auteur exclusif et limité à l’égard des signaux de communication qu’il émet, et l’alinéa c) lui confère le droit exclusif d’autoriser un autre radiodiffuseur à les retransmettre au public simultanément à son émission ou de lui interdire de le faire. Étant donné que les EDR ne sont pas considérées comme des « radiodiffuseurs » au sens de l’article 2 de la Loi sur le droit d’auteur, le droit d’auteur exclusif conféré à un radiodiffuseur aux termes de l’article 21 n’inclut pas le droit d’interdire à une EDR de retransmettre ses signaux de communication (Cogeco, aux paragraphes 48 à 50). Ce point est essentiel, car la principale caractéristique du régime de compensation pour la valeur des signaux est le droit qu’ont les radiodiffuseurs d’interdire aux EDR de retransmettre leurs signaux (Cogeco, aux paragraphes 19 et 69).

[25]  Chose importante à souligner, l’alinéa 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur protège le droit des titulaires de droits d’auteur de communiquer leur œuvre par divers moyens, notamment par télécommunication. Cependant, l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur crée un « droit de l’utilisateur » (ou une exception à la violation du droit d’auteur) qui autorise les EDR à retransmettre, sans l’autorisation du titulaire du droit d’auteur, les œuvres protégées par ce droit qui sont diffusées par des signaux locaux ou éloignés (en direct). Les titulaires du droit d’auteur sur ces œuvres n’ont pas le droit de bloquer la retransmission par des EDR de signaux locaux ou éloignés portant leurs œuvres (Cogeco, aux paragraphes 56 et 58). La décision rendue dans la jurisprudence Cogeco repose sur la « création de droits de contrôle exclusifs sur les signaux ou les émissions » par le CRTC et le « droit » du radiodiffuseur d’obliger une EDR « à retirer […] toute émission appartenant au radiodiffuseur » (Cogeco, aux paragraphes 7, 13 et 31 à 33), nonobstant les droits conférés aux termes des articles 21 et 31 de la Loi sur le droit d’auteur.

[26]  La Cour suprême a décidé que le régime de compensation pour la valeur des signaux n’était pas autorisé par les dispositions de la Loi sur la radiodiffusion, notamment par l’alinéa 9(1)h), et qu’il était incompatible avec l’objet des articles 21 et 31 de la Loi sur le droit d’auteur. La Cour a observé sous la plume du juge Rothstein :

[13] À mon humble avis, lorsqu’on les interprète à la lumière de leur contexte global, on ne peut, et ce pour deux raisons, considérer que les dispositions de la Loi sur la radiodiffusion ont pour effet d’autoriser le CRTC à mettre en œuvre le régime proposé de compensation pour la valeur des signaux. Premièrement, l’interprétation contextuelle des dispositions de la Loi sur la radiodiffusion révèle qu’elles ne visent pas à autoriser le CRTC à créer, en faveur des radiodiffuseurs, des droits exclusifs habilitant ces derniers à contrôler l’exploitation de leurs signaux ou de leurs œuvres par retransmission. Deuxièmement, le régime proposé entrerait en conflit avec certaines dispositions précises édictées par le Parlement dans la Loi sur le droit d’auteur.

(Voir aussi le paragraphe 68 de l’arrêt Cogeco)

[27]  À l’égard de la Loi sur la radiodiffusion, la Cour a décidé que les larges pouvoirs d’attribution de licences et de réglementation conférés par les articles 9 et 10 doivent être lus au regard de la Loi sur la radiodiffusion dans son ensemble. Elle a conclu que les liens, aussi ténus soient-ils, entre l’exigence d’attribution de licences et l’objectif de la politique de radiodiffusion présentée au paragraphe 3(1) ne suffisent pas tous à établir la compétence du CRTC (Cogeco, aux paragraphes 25, 28 et 29).

[28]  Dans son raisonnement, la Cour suprême a fait observer que, contrairement à la Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38, laquelle confère expressément au CRTC la compétence de s’assurer que les tarifs imposés par les entreprises canadiennes sont justes et raisonnables, « aucun des sujets précis et susceptibles d’être réglementés qui sont énumérés au par. 10(1) ne se rapporte à la création de droits exclusifs qui permettraient […] de contrôler les rapports économiques directs entre les EDR et les radiodiffuseurs [c’est-à-dire les entreprises de programmation] » (Cogeco, aux paragraphes 26 et 29).

[29]  Cette citation constitue le fondement de l’argumentation de Bell dans le présent appel. Bell soutient qu’aucune des matières précises du paragraphe 9(1) ne se rapporte au contrôle des rapports économiques directs entre les EDR et les EP.

[30]  Chose importante, les extraits de l’arrêt Cogeco qui ont été reproduits aux paragraphes 78 et 80 du mémoire de Bell omettent une phrase clé de cet arrêt (soulignée ci-dessous) :

[30] Cependant, les radiodiffuseurs affirment que l’al. 10(1)g), aux termes duquel le CRTC peut, par règlement, « régir la fourniture de services de programmation — même étrangers — par les entreprises de distribution », ainsi que l’al. 9(1)(h), qui permet au CRTC d’obliger les titulaires de licences d’exploitation d’entreprises de distribution « à offrir certains services de programmation selon les modalités qu’il précise », conjugués aux dispositions générales que sont les al. 10(1)k) et 9(1)b), habilitent le CRTC à [traduction] « dicter les modalités des rapports entre les radiodiffuseurs et les EDR en ce qui concerne la fourniture des services de programmation » (m.i., par. 65). Par conséquent, le CRTC aurait, de l’avis des radiodiffuseurs, compétence pour mettre en œuvre le régime proposé.

[31] Je ne partage pas cet avis. À première vue, les al. 9(1)h) et 10(1)g) pourraient, par exemple, permettre au CRTC d’obliger les EDR à distribuer aux Canadiens certains types d’émissions, au motif que celles-ci seraient considérées importantes pour la structure culturelle du Canada. Toutefois, cela n’équivaut pas vraiment à conclure que, conjugués aux al. 10(1)k) et 9(1)b), les alinéas susmentionnés autorisent le CRTC à conférer aux radiodiffuseurs des droits de contrôle exclusifs.

[Non souligné dans l’original.]

[31]  Lorsqu’on les lit au regard du contexte, on comprend que l’observation « Je ne partage pas cet avis » de la Cour suprême constitue la réponse à la dernière phrase du paragraphe 30. En effet, comme l’indique clairement la dernière phrase du paragraphe 31 de la décision, et le point en jeu dans l’affaire, l’alinéa 9(1)h) n’avait pas pour but « [d’autoriser] le CRTC à conférer […] des droits de contrôle exclusifs ».

[32]  En lisant l’arrêt Cogeco, sans perdre de vue le droit de contrôle exclusif et particulier qu’a créé le régime de compensation pour la valeur des signaux, on constate qu’il ne peut être interprété aussi largement que Bell l’a fait valoir. La Cour suprême a tranché la question de savoir si le CRTC peut donner à une EP « le droit exclusif d’exiger le retrait des émissions dont [elle] a acquis les droits de diffusion de tous les signaux émis par une EDR » (Cogeco, au paragraphe 19), et non pas si le CRTC peut réglementer n’importe quel aspect des rapports économiques entre les EP et les EDR. Concernant ce dernier point, la Cour suprême a simplement indiqué que les matières susceptibles d’être réglementées qui sont énumérées au paragraphe 10(1) de la Loi sur la radiodiffusion n’autorisent pas expressément le contrôle « [d]es rapports économiques directs entre les EDR et les [EP] » (Cogeco, au paragraphe 29). Cette observation doit être lue et comprise au regard de l’objectif du régime de compensation pour la valeur des signaux et de la question que la Cour a été appelée à trancher.

[33]  Si je comprends bien la Cour suprême, elle n’as pas conclu que tout exercice des pouvoirs prévus à l’alinéa 9(1)h), lesquels peuvent avoir un effet direct ou accessoire sur les EP, serait excessif. En conséquence, la mesure dans laquelle l’alinéa 9(1)h) autorise le CRTC à imposer les modalités des « services de programmation » offerts par les EDR, qui toucheront accessoirement les EP, demeure une question en suspens.  Par conséquent, j’abonde dans le sens des intimées: la jurisprudence Cogeco ne permet pas de déterminer si l’alinéa 9(1)h) autorise le CRTC à rendre le Code exécutoire.

[34]  Pour des raisons similaires, la jurisprudence Cogeco n’est pas déterminante pour la question en litige dans le présent appel, un différend entourant le droit d’auteur. La Cour suprême a décidé que le CRTC ne pouvait pas, en conférant un droit de contrôle exclusif, créer pour les radiodiffuseurs (les EP à titre de titulaires des droits d’auteur) l’équivalent fonctionnel du droit d’auteur qu’on a délibérément refusé dans la Loi sur le droit d’auteur. À l’article 21 de cette loi, le législateur a conçu un régime soigneusement adapté au type précis de droit d’auteur relatif aux signaux de communication ainsi qu’un type précis de droit de l’utilisateur à l’égard des œuvres diffusées par des signaux en direct aux termes de l’article 31 de la Loi sur le droit d’auteur. Cependant, le régime de compensation pour la valeur des signaux a créé, « en faveur des radiodiffuseurs, des droits exclusifs habilitant ces derniers à contrôler l’exploitation de leurs signaux [en direct] ou de leurs œuvres par retransmission » (Cogeco, aux paragraphes 13, 19, 31, 33, 69 et 70). En substance, le régime de compensation pour la valeur des signaux a créé un nouveau droit d’auteur et est incompatible avec l’objet des articles 21 et 31 de la Loi sur le droit d’auteur (Cogeco, aux paragraphes 13, 62 à 64, 67 à 70, 75 et 76). Comme je l’expliquerai, contrairement au régime de compensation pour la valeur des signaux, le Code ne crée aucun « droit spécial » comparable à celui que prévoit ledit régime.

[35]  Pour apprécier l’incidence de la jurisprudence Cogeco, on a pour guide le principe retenu par l’arrêt R. c. Henry, 2005 CSC 76, au paragraphe 53, [2005] 3 RCS 609 [Henry], qui cite la doctrine professée par la jurisprudence Quinn c. Leathem, [1901] A.C. 495 (H.L.) : « une décision ne fait autorité qu’à l’égard des questions qu’elle tranche effectivement ». L’observation du juge Binnie au paragraphe 57 a une résonance particulière dans le présent appel :

Les remarques incidentes n’ont pas et ne sont pas censées avoir toutes la même importance. Leur poids diminue lorsqu’elles s’éloignent de la stricte ratio decidendi pour s’inscrire dans un cadre d’analyse plus large dont le but est manifestement de fournir des balises et qui devrait être accepté comme faisant autorité.

[36]  La conclusion que la jurisprudence Cogeco n’est pas déterminante ne signifie pas qu’elle n’a aucune conséquence sur le présent appel. Au contraire, conformément à la jurisprudence Henry, les principes d’interprétation des lois que la Cour suprême du Canada a suivis pour lire la Loi sur la radiodiffusion s’imposent. Je remarque plus précisément l’observation du juge Rothstein, au paragraphe 23 de l’arrêt Cogeco, selon laquelle les objectifs de politique de la Loi sur la radiodiffusion qui sont énoncés au paragraphe 3(1) sont, sans plus, insuffisants pour établir la compétence. Le fait que la Cour ait reconnu que les droits de propriété créés par la Loi sur le droit d’auteur ne peuvent être circonscrits, ni amoindris sans l’autorisation du législateur a tout autant de force. Cela a un rapport avec le deuxième volet de l’argumentation de Bell, qui repose sur ses intérêts en matière de droit d’auteur.

[37]  En conclusion, reste ouverte la question de savoir, pour reprendre les observations du juge Rothstein, le Code sur la vente en gros de 2015 « constitue une mesure beaucoup trop éloignée des objectifs fondamentaux visés par le législateur et des pouvoirs conférés au CRTC par la Loi sur la radiodiffusion » (Cogeco, au paragraphe 33) et s’il s’immisce dans les rapports économiques directs d’une manière que le législateur n’avait pas prévue. Les réponses à ces questions se trouvent dans la saisie de l’intention du législateur lors de la promulgation de l’alinéa 9(1)h). Reste également ouverte la questions de savoir si le Code affaiblit les droits de Bell en matière de droit d’auteur ou entre en conflit avec ces intérêts.

B.  Quelle est la norme de contrôle applicable?

[38]  Est controversée entre les parties la question de la norme de contrôle. Bell soutient que la question de savoir si le Code est autorisé en application de l’alinéa 9(1)h) de la Loi sur la radiodiffusion en est une de compétence et qu’elle doit être examinée selon la norme de la décision correcte. Les intimées soutiennent que la question est simplement une question d’interprétation d’une loi constitutive par le juge et que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable. En ce qui concerne le conflit avec la Loi sur le droit d’auteur, Bell affirme que cette question doit aussi être examinée du point de vue de la norme de la décision correcte, puisque cette loi n’est pas la loi constitutive du CRTC.

[39]  Les parties ont défendu leurs positions relativement à la norme de contrôle. Compte tenu de la jurisprudence, il est facile de comprendre pourquoi. Du point de vue des intimées, la norme de la décision raisonnable donne lieu à la présomption qui impose à la Cour de s’en remettre à l’interprétation du CRTC de sa loi constitutive. Cela simplifie l’appel. Une issue favorable est virtuellement garanti par la nature quasi irréfutable de cette présomption. Du point de vue des appelantes, la norme de la décision correcte ouvre la porte, du moins une brèche, à une analyse plus approfondie de la législation et peut-être à une issue différente.

[40]  Bell défend avec force la thèse portant qu’il s’agit d’une question de compétence. Le législateur a fait le choix clair et délibéré de limiter le pouvoir du CRTC de rendre des ordonnances en vertu de l’alinéa 9(1)h) aux entreprises de distribution de radiodiffusion (EDR) et aux « services de programmation » que celles-ci offrent. De l’avis de Bell, le Code déroge aux droits que tire Bell de la Loi sur le droit d’auteur et contourne le texte clair du législateur quant au droit d’auteur.

[41]  Les questions de compétence sont toutefois difficiles à cerner. Nous savons qu’une question de compétence est une question à laquelle la réponse doit être correcte. Mais cela nous éclaire peu quant aux caractéristiques fondamentales d’une question de compétence. Ainsi que l’observe le juge Brown dans l’arrêt West Fraser Mills Ltd. c. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal), 2018 CSC 22 (West Fraser), « la distinction entre une affaire qui soulève une véritable question de compétence et celle qui fait seulement intervenir l’application de la loi habilitante par le délégataire sera au mieux insaisissable » (paragraphe 124). Les problèmes de définition touchant les questions de compétence continuent de troubler les juridictions judiciaires, au Canada comme à l’étranger.

[42]  La distinction entre les questions de compétence et celles ne relevant pas de la compétence a été qualifiée de [traduction] « chimérique » par un juge de la Haute Cour d’Australie (Re Minister for Immigration and Multicultural Affairs; Ex parte Miah, [2001] HCA 22, 206 C.L.R. 57 [Ex parte Miah], au paragraphe 212), et de [traduction] « concept vague et probablement indéfinissable » par la Cour d’appel de la Nouvelle-Zélande (Bulk Gas Users Group v. Attorney General, [1983] NZLR 129 (C.A.)), à la page 136) et [traduction] « mirage » par la Cour suprême des États-Unis (City of Arlington, Texas v. Federal Communications Commission, 569 U.S. 290 (2013), à la page 5). La doctrine se montre tout aussi critique. Le professeur Daly souligne [traduction] « la base théorique faible pour la catégorie et la difficulté historique d’appliquer le concept [...] d’une manière claire et cohérente   (Paul Daly, « Dunsmuir’s Flaws Exposed: Recent Decisions on Standard of Review » (2012) 58:2 McGill L.J. 483, à la page 492 (Daly, « Dunsmuir’s Flaws Exposed »)).

[43]  La Cour suprême du Canada, reprenant la conclusion de la Haute Cour d’Australie selon laquelle le concept est [traduction] « tombé dans l’oubli » (Ex parte Miah, au paragraphe 212, sous la plume du juge Kirby), a laissé entendre qu’elle pourrait « en finir avec » cette grille d’examen de questions (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au paragraphe 41 [CCDP], citant le juge Binnie dans Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 [2011] 3 RCS 654, au paragraphe 88 [Alberta Teachers]).

[44]  Cela dit, la Cour suprême a également confirmé l’importance des questions de compétence pour garantir le respect de l’intention du législateur. Même l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], au paragraphe 30, indique que « la primauté du droit est consacrée par le pouvoir d’une cour de justice de statuer en dernier ressort sur l’étendue de la compétence d’un tribunal administratif » (citant Thomas A. Cromwell, « Appellate Review: Policy and Pragmatism », dans 2006 Isaac Pitblado Lectures, Appellate Courts: Policy, Law and Practice, V-1, p. V-12). Comme le juge Cromwell l’a noté dans l’arrêt Alberta Teachers :

[94] Je conviens que l’emploi du mot « compétence » s’est souvent révélé inutile dans l’analyse relative à la norme de contrôle. Il ne faut cependant pas perdre de vue les principes fondamentaux : suivant le droit constitutionnel ou l’intention du législateur, la décision du tribunal administratif sur certaines questions doit être correcte, et ce sont les cours de justice qui décident en dernier ressort quelle est la décision « correcte ». [...]

[45]  Il y a également une abondante doctrine réfléchie et convaincante à l’appui de ce concept (voir notamment T.R.S. Allan, « Human Rights and Judicial Review: A Critique of ‘Due Deference’ » (2006) 65:3 Cambridge L.J. 671). Le professeur Daly reconnaît que la [traduction] « catégorie » de l’erreur de compétence pourrait être retirée [traduction] « sans miner la disponibilité d’un examen selon la norme de la décision correcte » (Daly, « Dunsmuir’s Flaws Exposed », à la page 492, note 36). En d’autres termes, le problème repose sur la catégorie et non sur les principes qu’elle représente.

[46]  Ainsi, comme le juge Brown l’a observé au paragraphe 110 de l’arrêt CCDP, « bien que l’on puisse ‘en finir avec’ la catégorie des questions touchant véritablement à la compétence, cela ne veut pas dire que ces questions elles-mêmes disparaîtront ». Cela s’explique par la relation symbiotique entre la primauté du droit et la compétence. Les questions de compétence sont une étiquette apposée sur un principe fondamental, à savoir que tout exercice du pouvoir par une autorité publique doit être autorisé par la loi. Le législateur est pleinement conscient de ce principe. En accordant le droit d’appel ou de contrôle judiciaire, le législateur reconnaît qu’un pouvoir discrétionnaire illimité des juridictions judiciaires de décider de la portée de leur compétence est incompatible avec les principes fondamentaux de la démocratie parlementaire de Westminster, et demande aux juges de définir les limites.

[47]  La persistance des questions de compétence est éloquente. Ces questions ont parcouru notre jurisprudence depuis plus d’un demi-siècle, contribuant de manière cruciale à garantir que la primauté du droit ne soit pas lettre morte. Les efforts pour catégoriser la compétence ont peut-être échoué, mais cela ne doit pas être perçu comme un problème touchant le principe ni comme un fondement à son élimination.

[48]  Ainsi que l’a observé le juge Brown dans l’arrêt CCDP, malgré les problèmes de définition touchant les questions de compétence, on ne peut effacer le principe de fond selon lequel les juridictions judiciaires doivent demeurer strictement dans les limites de la mission établie par le législateur (et non la juridiction elle-même) : « Il reste cependant des questions qui s’apparentent davantage à la première catégorie, notamment celles encore largement reconnues comme des questions de compétence par les juridictions inférieures » (CCDP, au paragraphe 111). La question de l’autorité du CRTC aux termes de la Loi sur la radiodiffusion dans le présent appel est précisément de cette nature. Elle tend à être une question de compétence, tant et si bien qu’il n’existe qu’une seule interprétation raisonnable.

[49]  Toutefois, nous ne sommes pas appelés à décider si la question dans le présent appel en est une de compétence. La Cour a déjà décidé que la norme de contrôle à appliquer aux ordonnances rendues en application de l’alinéa 9(1)h) est celle de la décision raisonnable (Bell Canada et Bell Media Inc. c. Procureur général du Canada, 2017 CAF 249, 154 C.P.R. (4th) 85, au paragraphe 9 [NFL] – autorisation d’appel devant la CSC accordée, 37896, 10 mai 2018). La doctrine du précédent obligatoire exige que la norme de la décision raisonnable soit suivie et appliquée ici (Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, 220 D.L.R. (4th) 149).

[50]  Cela dit, la raisonnabilité « est une notion générale d’apparence trompeusement simple » (Alberta Teachers, au paragraphe 87, sous la plume du juge Binnie) et, si elle doit être appliquée, sa définition et son contenu doivent être précisé. La Cour doit être transparente quant à la signification de la raisonnabilité lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, et indiquer les facteurs qui déterminent le degré d’intensité du contrôle qu’elle a l’intention d’appliquer à la question en jeu. À cette fin, je commence par quelques observations au sujet de la norme de la décision raisonnable et de la déférence.

[51]  Dans sa conception, la norme de la décision raisonnable est une notion très large. Malgré les considérations liées à la primauté du droit, elle admet l’idée voulant que des décideurs différents puissent parvenir à des interprétations divergentes et qu’elles soient toutes deux raisonnables (McLean c. Colombie Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, aux paragraphes 32 et 33, [2013] 3 R.C.S. 895 [McLean]; CCDP, au paragraphe 52; Wilson c. Énergie Atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29, au paragraphe 17, [2016] 1 R.C.S. 770 (sous la plume de la juge Abella [Wilson], voir aussi les paragraphes 70 et 71, où la juge en chef McLachlin et les juges Karakatsanis, Wagner, Gascon et Cromwell étaient d’accord sur ce point)). Par ailleurs, il existe des circonstances où une seule interprétation raisonnable est possible, et « nul droit à la déférence ne peut justifier [la] confirmation » de toute autre interprétation (McLean, au paragraphe 38).

[52]  La norme de la décision raisonnable s’applique aussi, sans distinction, à un large éventail de décisions rendues par un grand nombre de décideurs : des arbitres ponctuels, des tribunaux quasi judiciaires, des organismes chargés de l’attribution de permis et de licences et d’importants tribunaux quasi judiciaires spécialisés permanents, soutenus par un personnel professionnel, notamment le CRTC, l’Office national de l’énergie et l’Office des transports du Canada. La norme s’applique également aux ministres et au gouverneur en conseil, qu’ils interviennent en vertu d’une prérogative ou d’une loi. La norme de la décision raisonnable concerne aussi, sans distinction, des fonctions et des charges complètement différentes. À une extrémité du continuum, on trouve les décisions administratives et judiciaires touchant les intérêts d’une seule partie, au regard d’un ensemble de faits distincts. À l’autre extrémité, on trouve les décisions hautement discrétionnaires découlant de politiques, comme celles du gouverneur en conseil qui tranchent si une question précise concerne un aspect d’intérêt public. Entre les deux, on trouve de nombreux éléments, selon le fondement juridique ou factuel.

[53]  Le régime de droit administratif actuel, fondé sur des catégories, appelle un choix entre un contrôle fondé sur la décision raisonnable ou sur la décision correcte. Il part du principe qu’il existe une ligne de démarcation très nette entre les questions de compétence et les autres types de décisions. Toutefois, la ligne de démarcation entre les deux, s’il en existe une, s’estompe à mesure que la gamme des issues raisonnables diminue. Lorsqu’il ne reste plus qu’une seule issue raisonnable, la norme de la décision correcte et celle de la décision raisonnable se confondent et deviennent impossibles à distinguer. Une telle situation peut découler de quasi-questions de compétence (Wilson, au paragraphe 27) ainsi que de cas où des pouvoirs discrétionnaires sont exercés de manière très précise : Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61.

[54]  Les défis inhérents à la catégorisation et à la classification comme cadre général ont été définis dès 2003. Dans un arrêt antérieur à l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême a noté que la norme de contrôle doit reposer sur « l’intention du législateur, qui doit nous guider », selon « une analyse fondée sur des principes » (S.C.F.P. c. Ontario (Canadian Region), 2003 CSC 29, au paragraphe 149, [2003] 1 S.C.R. 539). Plus récemment, dans l’arrêt Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c. Canada, 2018 CAF 58, le juge Stratas a noté ce qui suit :

[58] Autrement dit, la question de savoir si un tribunal administratif agit à l’intérieur ou à l’extérieur des limites de « compétence » définies par le législateur consiste en réalité à savoir où se situent ces limites. Autrement dit, il s’agit d’interpréter ce que la loi prévoit quant à ce que le décideur administratif peut ou ne peut pas en faire.

[55]  Le juge Stratas a ensuite conclu : « Il vient un moment où le décideur administratif adopte une vision des pouvoirs que lui confère la loi et de la portée de sa compétence qui n’est ni acceptable ni défendable. Lorsque cela se produit, les cours de révision annulent la décision administrative en appliquant la norme du caractère raisonnable et empêchent le décideur administratif d’outrepasser les limites de sa compétence. »

[56]  En résumé, l’accent de l’analyse de la norme de contrôle applicable doit être de dégager l’intention du législateur, selon des principes d’interprétation établis, et non de choisir des catégories et d’appliquer des hypothèses a priori. Si, après examen de la loi, le juge conclut que la décision ne peut s’appuyer sur le texte législatif, elle ne peut être maintenue. La qualification de l’approche, que ce soit le caractère raisonnable ou la compétence, est sans conséquence.

[57]  Comme il découle des moyens invoqués en l’espèce, le choix sans ambiguïté à faire entre la norme de la décision raisonnable et celle de la décision correcte a des conséquences pour les parties et pour les juges.

[58]  En premier lieu, comme le juge Binnie l’a signalé à l’occasion de l’affaire Dunsmuir, les débats préliminaires portant sur les critères applicables en matière de norme de contrôle aboutissent à de longues discussions ésotériques qui ont peu à voir avec le fond de l’affaire. Cette évidence a donné lieu au consensus actuel selon lequel le recours en contrôle judiciaire doit consister à décider si la décision visée ou le pouvoir particulier s’appuie sur la loi, plutôt que de consister en un débat concernant la catégorie du contrôle (voir, de manière générale, les contributions énoncées dans le billet du professeur Paul Daly intitulé « The Dunsmuir Decade/10 ans de Dunsmuir » (11 janvier 2018), en ligne : Administrative Law Matters <http://www.administrativelawmatters.com/blog/2018/01/11/the-dunsmuir-decade10-ans-de-dunsmuir/>, (A Decade of Dunsmuir / Les 10 ans de Dunsmuir, prochaine publication de la C.J.A.L.P, automne 2018).

[59]  Le juge Binnie a également exhorté les juges à amener les parties à cesser de débattre les critères applicables et fassent plutôt valoir leurs moyens sur le fond. En réduisant le nombre de normes de contrôle de trois à deux, le juge Binnie a observé : « Le résultat du présent arrêt pourrait bien s’apparenter dans les faits à celui obtenu par un ingénieur de la circulation routière dont les mesures audacieuses visant à réduire la congestion à l’heure de pointe ne font en fin de compte que déplacer le problème d’une intersection à une autre sans économie globale de temps ou d’argent pour les automobilistes» (Dunsmuir, au paragraphe 139). Cela s’est avéré prémonitoire. Comme l’a souligné le professeur D.R. Knight dans son traité intitulé Vigilance and Restraint in the Common Law of Judicial Review (New York : Cambridge University Press, 2018), à la page 195 (Knight, Vigilance and Restraint), [traduction] « [l]es principes portant sur le contrôle judiciaire qui se concentrent sur la démarche judiciaire, sans élaborer de normes fermes pour l’administration, minent l’efficacité de cette démarche. Une fois de plus, la pratique canadienne illustre cette critique [...] ».

[60]  La deuxième conséquence du choix difficile à faire entre les « catégories » est l’abandon de l’ensemble des points de droit et de la politique juridique compris dans la norme de contrôle rejetée (voir notamment les opinions dissidentes des arrêts Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, au paragraphe 63, [2016] 2 R.C.S. 293 (sous la plume des juges Côté et Brown, avec l’accord de la juge en chef McLachlin et du juge Moldaver) [Edmonton East] et West Fraser, aux paragraphes 52 à 111 (sous la plume de la juge Côté), aux paragraphes 112 à 125 (sous la plume du juge Brown); voir aussi les motifs conjoints concordants des juges Côté et Rowe dans l’arrêt CCDP, aux paragraphes 73 à 81). Les conséquences politiques néfastes de l’approche fondée sur des catégories sont aussi recensées par le professeur L. Sossin dans son billet intitulé « Why the Standard of Review Matters (or at least why it should)! » (25 septembre 2018) : Sossin’s Law Blog, en ligne, <http://sossinblog.osgoode.yorku.ca/2018/09/why-the-standard-of-review-matters-or-at-least-why-it-should/>.

[61]  La « raisonnabilité » confère néanmoins au juge réformateur « le pouvoir discrétionnaire de choisir entre divers degrés d’examen, allant de celui relativement intense à celui qui l’est moins » (Alberta Teachers, au paragraphe 87 (sous la plume du juge Binnie)). Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75, aux paragraphes 12 à 14, 444 N.R. 120, le juge Stratas a formulé plusieurs facteurs qui, bien qu’appliqués sans difficulté dans le cadre d’une demande de contrôle du caractère raisonnable appelant un degré de retenue, signalent un examen rigoureux et la réduction des issues raisonnables. Le critère le plus essentiel consiste à rechercher si la décision porte sur l’interprétation d’un texte de loi, comme dans le présent appel.

[62]  Les facteurs externes et internes à la décision faisant l’objet du contrôle sont instructifs sur le degré de l’examen. Le recours à ces facteurs contextuels ne date pas d’hier. De l’arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, aux paragraphes 29 à 38, 160 D.L.R. (4th) 193, en passant par les arrêts Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, 174 D.L.R. (4th) 193, Dunsmuir, aux paragraphes 62 à 64, et West Fraser, les facteurs contextuels ont été jugés utiles pour répondre à la question de l’intention du législateur quant au rôle de la cour à l’égard d’une décision donnée. Bien que la contextualisation soit parfois critiquée, son utilisation n’a pas résulté en une multiplication des litiges.‎ Au contraire, ne pas y recourir reviendrait à faire fi de l’intention du législateur et des intérêts particuliers des parties.

[63]  Elle présente également d’autres avantages. Comme l’a noté le juge Brown au paragraphe 124 de l’arrêt West Fraser, le degré de contrôle doit être « suffisamment souple pour tenir compte de la diversité des organismes administratifs, des questions dont ils sont saisis, de leurs décisions, de leur expertise et de leurs mandats ». Le juge Brown a ensuite noté que la portée d’une approche de contrôle qui se concentre sur la formulation employée par le législateur et la nature de la question est conforme « [...] à la double fonction constitutionnelle du contrôle judiciaire, à savoir maintenir la primauté du droit et assurer la suprématie législative Dunsmuir, par. 27 et 30) » (West Fraser, au paragraphe 124).

[64]  Cette observation indique une préoccupation sous-jacente, à la fois dans la jurisprudence et la doctrine, concernant la cohérence entre une présomption de déférence contraignante applicable à l’interprétation des textes législatifs par les juges et l’intention du législateur, laquelle s’illustre par les droits d’interjeter appel ou de demander un contrôle, la primauté du droit et la suprématie législative. Je me pencherai bientôt sur cette question, lors de la discussion concernant le degré de déférence à accorder à la décision portée en appel.

[65]  La norme de la décision raisonnable a été décrite comme des points sur un continuum, allant de raisonnable à déraisonnable, comme une norme unique qui s’applique avec une attention accrue ou encore, comme le professeur Knight le souligne à juste titre, [traduction« [l]e caractère raisonnable [...] “varie” sur un éventail infini de déférence » (Knight, Vigilance and Restraint, à la page 206). Ces métaphores décrivent ce qui constitue une seule question : quel est le rôle que le législateur avait l’intention d’accorder à la cour réformatrice concernant la question dont elle est saisie et quels sont les critères ou les indications qui guident la cour dans la réalisation de l’examen? Ces facteurs contextuels assurent que le contrôle judiciaire ne se transforme pas en une initiative complètement subjective résultant en l’effritement de la prévisibilité et de l’efficacité des instances administratives.

[66]  Le texte législatif est le premier point et le point directeur de référence pour déterminer le rôle que la cour doit jouer relativement à la décision en cause. Le degré de l’examen judiciaire peut être ajusté en fonction de l’existence d’une clause privative, de l’octroi par le législateur d’un droit d’appel ou d’un recours plus limité sous la forme d’un contrôle judiciaire, de la nature de la décision (la mesure dans laquelle elle est décisionnelle plutôt que politique ou législative), de la portée du pouvoir discrétionnaire accordé et du degré du recours véritable à l’expertise unique d’un tribunal, de la question dont la cour est saisie et de ses conséquences pour les parties et, surtout, des considérations portant sur la primauté du droit. Ces éléments sont tous des balises qui permettent de répondre à la question concernant le degré d’examen auquel la décision doit être soumise.

[67]  Le texte adopté par le législateur peut, d’une autre manière, renseigner sur le degré d’examen. Le législateur peut prescrire le processus décisionnel et les facteurs qu’un tribunal doit examiner. Cette prescription ainsi que l’attribution d’une surveillance judiciaire vont dans le sens d’un examen minutieux. Comme l’a noté le juge Stratas à l’occasion de l’affaire Canada (Procureur général) c. Almon Equipment Limited, 2010 CAF 193, [2011] 4 R.C.F. 203, plus le législateur est prescriptif et directif concernant le contenu de la décision, moins le pouvoir discrétionnaire est important et plus l’examen est minutieux. À l’inverse, il existe des cas qui appellent l’exercice d’un large pouvoir discrétionnaire, lequel donne ouverture à diverses issues possibles et diminue le degré d’examen.

[68]  Par conséquent, comment la Cour doit-elle examiner le caractère raisonnable de la décision en l’espèce? Quels indices renseignent la Cour sur le degré d’intensité qu’elle doit appliquer à l’examen de la question de savoir si le Code sur la vente en gros est permis par l’alinéa 9(1)h)?

1)  Ce que dit le législateur à propos du rôle de la cour

[69]  La légitimité de la norme de contrôle comme principe dépend du respect accordé à l’intention du législateur. Par conséquent, tout examen de la norme de contrôle applicable commence par une recherche du rôle que le législateur avait l’intention d’accorder à la cour réformatrice concernant toute décision particulière.

[70]  Si la norme de contrôle repose sur le respect de l’intention du législateur, un sens doit être accordé aux termes employés à l’article 31 de Loi sur la radiodiffusion. Le législateur a dit que, sous réserve des dispositions législatives pertinentes figurant dans la Loi sur la radiodiffusion, les décisions du CRTC sont « définitives et sans appel » (Loi sur la radiodiffusion, paragraphe 31(1)). Il a aussi dit que notre Cour peut entendre des appels sur « une question de droit ou de compétence » (Loi sur la radiodiffusion, paragraphe 31(2)). Le législateur était préoccupé par le CRTC et sa compétence, si bien que le mot figure à huit reprises dans la Loi sur la radiodiffusion, dont six sont pertinentes à cet égard. (Cela ne veut pas dire que le poids de l’argument augmente avec le nombre de mots.)

[71]  Bien que « les clauses privatives dissuadent l’intervention judiciaire, un droit d’appel prévu par la loi peut s’en accommoder, selon son libellé » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 55, [2009] 1 R.C.S. 339). Autrement dit, une clause privative n’est pas déterminante. Il s’agit d’un facteur qui doit être examiné pour ajuster le degré d’examen.

[72]  L’article 31 de la Loi sur la radiodiffusion indique clairement que le législateur voulait limiter la portée de la mission conférée au CRTC. Il ressort du texte adopté par le législateur qu’il voulait que la Cour délimite la compétence du CTRC, au sens habituel du terme. D’ailleurs, tirer une conclusion différente reviendrait à dire que le législateur a conféré une mission sans restrictions à l’organisme lui permettant de décider de l’étendue de sa propre compétence. Si tel avait été le cas, l’article 31 aurait été inutile.

2)  Nature de la question

[73]  La nature de la question est aussi instructive quant au degré d’examen. Les questions de droit doivent faire l’objet d’un examen minutieux, bien que son intensité puisse varier selon la nature de la question. Les décisions discrétionnaires, qui sont étroitement fondées sur les faits ou les politiques, appellent un grand degré de retenue. Elles nécessitent que la véritable question dont la Cour est saisie soit définie de manière précise.

[74]  La question dont nous sommes saisis en est une d’interprétation des lois comportant trois volets : le libellé, le contexte et l’objet de la loi. Ce n’est pas une question particulière précise centrée sur un ensemble de faits distincts, ni une question portant sur la compréhension de questions techniques, qui seraient du ressort du CRTC; il s’agit plutôt de rechercher si l’alinéa 9(1)h) permet au CRTC d’imposer des conditions, de manière directe ou incidente, à des entités qui ne sont pas expressément prévues par le paragraphe 9(1)h).

[75]  Cette question n’exige pas non plus que nous examinions une décision tranchant un contentieux. L’ordonnance et le Code qu’elle met en œuvre sont de nature quasi législative. La distinction entre les deux types de pouvoir est reconnue (United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville), 2004 CSC 19, au paragraphe 5, [2004] 1 R.C.S. 485; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, aux paragraphes 51 et 52, [2014] 2 R.C.S. 135). Il ne peut exister deux réponses également raisonnables lorsque la question consiste à rechercher si le législateur avait l’intention de conférer au CTRC le pouvoir de réglementer les ententes d’affiliation. C’est soit l’un, soit l’autre. Il ne peut y avoir un éventail d’issues.

[76]  Bell ne conteste pas le fond de l’ordonnance. Sa thèse, et elle est importante, porte qu’il n’est pas important que les modalités du Code soient raisonnables, puisque le CTRC n’a aucun pouvoir d’imposer des conditions aux EP, que ces conditions soient raisonnables ou déraisonnables. À cet égard, le « caractère raisonnable » nuit au fond de la question dont la Cour est saisie. Le débat entre les parties concernant la norme de contrôle applicable fait perdre de vue la question de l’intention du législateur et attire l’attention sur la question de savoir si le Code est raisonnable, ce qui ne concerne pas le litige. La question de savoir si le CRTC a le pouvoir d’imposer le Code ne peut dépendre du caractère raisonnable des conditions. Le « bien-fondé » des modalités du Code est une question différente de celle de savoir si le Code peut s’appliquer aux EP.

[77]  La jurisprudence West Fraser, contrairement aux observations des intimées, ne conforte pas leur thèse. Cette jurisprudence n’a pas dissout la question sur le pouvoir d’adopter un règlement dans la question de savoir si les règlements constituent un exercice valide du pouvoir délégué. Par l’arrêt West Fraser, la majorité a conclu que l’adoption du règlement par la Commission ne soulevait pas une question « de compétence au sens traditionnel » (arrêt West Fraser, au paragraphe 23).

[78]  On peut raisonnablement dire que l’argument de Bell n’est pas une tentative déguisée de contester la valeur du régime réglementaire compris dans le Code. La question dont notre Cour est saisie ne concerne pas le caractère raisonnable du Code; il s’agit plutôt de savoir si le CRTC a même seulement le pouvoir d’adopter le Code (West Fraser, au paragraphe 56 (sous la plume de la juge Côté (motifs dissidents)); Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) v. Canada, 2018 FCA 58, au paragraphe 80). La question en est une de« question générale de la compétence du tribunal » (Nolan c. Kerry (Canada) Inc., 2009 CSC 39, au paragraphe 34, [2009] 2 R.C.S. 678); il s’agit essentiellement de rechercher l’intention du législateur quant à l’adoption de l’alinéa 9(1)h).

[79]  Vue ainsi, la distinction entre la norme de la décision raisonnable et celle de la décision correcte est sans conséquence. Quelle que soit la qualification ou la catégorie choisie, la question demeure la même : l’intention du législateur. Si, après examen du texte législatif, il apparaît que le législateur n’a pas autorisé le CRTC à imposer des conditions concernant les intérêts commerciaux de tiers, alors toute décision contraire est déraisonnable. Elle est déraisonnable parce que le législateur ne l’a pas autorisée. La qualification de la norme de contrôle n’est d’aucune utilité dans les circonstances de l’espèce.

3)  L’étendue de la déférence

[80]  Les intimées insistent beaucoup sur la déférence accordée aux tribunaux en matière d’interprétation des textes législatifs habilitants et, plus précisément, sur l’observation figurant dans l’arrêt Edmonton East, au paragraphe 33, selon laquelle « [l’expertise est] quelque chose d’inhérent au tribunal administratif en tant qu’institution ». Si le CRTC dispose du pouvoir discrétionnaire de rendre les ordonnances qu’il juge « appropriées », son expertise lui permet également de décider de la teneur des ordonnances et, plus important encore aux fins du présent appel, des parties visées.

[81]  Bien que la déférence soit un principe incontournable en matière de procédure de contrôle judiciaire, son application doit être nuancée.

[82]  Par l’arrêt ATCO Gas & Pipelines Ltd. c. Alberta (Energy & Utilities Board), 2006 CSC 4, aux paragraphes 21 et 27, [2006] 1 R.C.S. 140 [ATCO], la Cour suprême a conclu que la détermination de la compétence d’un tribunal n’appelle nulle déférence et que l’expertise d’un tribunal n’est pas en jeu lorsqu’il se prononce sur l’étendue de ses propres pouvoirs. Cette observation a été surpassée, ou est régie, par la force de la présomption de déférence sur laquelle les intimées se fondent.

[83]  La notion de déférence est instructive quant au degré d’examen, mais n’est pas déterminante. Lors de l’examen du degré ou de la mesure de la déférence qu’il y a lieu d’accorder, il est nécessaire de déterminer si le mot ou la disposition à interpréter relèvent véritablement de l’expertise unique du tribunal ou s’ils peuvent également être examinés par les juridictions judiciaires.  Le fondement ou la justification prétendue de la déférence peuvent aussi changer. Dans les cas de décisions d’intérêt public hautement fondées sur des considérations politiques, soit celles d’un ministre ou d’un membre du Cabinet, la déférence est justifiée par l’obligation de rendre compte en démocratie : les parlementaires sont élus pour rendre ces décisions, alors que tel n’est pas le cas des juges. Par ailleurs, la déférence est justifiée dans des domaines hautement spécialisés. Toutefois, selon notre régime actuel, la déférence constitue maintenant une présomption appliquée de manière générale à l’ensemble des décideurs et pour tout type de décisions. La déférence peut être le résultat, mais elle doit découler d’une analyse minutieuse de la loi, de la question dont la cour est saisie et de ses conséquences.

[84]  Il ne fait aucun doute que la déférence occupe une place centrale lors de l’examen des éléments de fond et techniques du Code. La déférence s’applique à la manière, aux moyens et aux mesures employés. Toutefois, pour répondre à la question de savoir si le CTRC peut imposer des conditions aux EP, aux termes de l’alinéa 9(1)h), rien n’indique qu’il possède plus d’expertise que la Cour pour interpréter la loi. La déférence, selon le professeur Daly, joue davantage lorsqu’un choix ou une ambiguïté se présente (Paul Daly, « The Scope and Meaning of Reasonableness Review » (2015) 52:4 Alta. L. Rev. 799 à 821). Dans le même sens, le professeur Knight observe : [traduction] « [l]a véritable déférence s’impose uniquement lorsqu’il existe diverses issues possibles qui respectent toutes le critère relatif de justification » (Knight, Vigilance and Restraint, aux pages 215et 216); voir aussi Canada (Procureur général) c. Boogaard, 2015 CAF 150, 474 N.R. 121). En l’espèce, le CTRC ne fait pas face à une multitude de choix : soit il a le pouvoir d’imposer des conditions à des tiers, soit il ne l’a pas.

[85]  L’argument invoqué par les intimées appelle la mise en garde exprimée par le juge Cromwell, au paragraphe 94 de l’arrêt Alberta Teachers : « la présence d’une disposition dans une loi constitutive est devenue l’expression presque incontestable de l’intention du législateur », et le même argument est problématique quant aux principes de primauté du droit et de suprématie législative. Cette observation a été reprise dans l’arrêt Edmonton East, au paragraphe 85, où les juges dissidents ont écrit que l’hypothèse d’une expertise inhérente illimitée, y compris en matière d’interprétation, « [...] risque de transformer la présomption de déférence en une règle irréfutable ». Les juges Côté et Brown ont également observé que le « respect de la suprématie législative doit laisser la porte ouverte à la possibilité pour le législateur de créer un décideur administratif sans expertise ou doté d’une expertise dans certains domaines, et non dans d’autres » (Edmonton East, au paragraphe 85).

[86]  La nécessité d’une analyse adaptée et nuancée en matière de déférence est également illustrée par le professeur Allan, qui note ce qui suit dans son traité intitulé The Sovereignty of Law: Freedom, Constitution, and Common Law (Oxford : Oxford University Press, 2013), aux pages 268 et 269 (Allan, The Sovereignty of Law) :

[traduction]

Le degré approprié de déférence est dicté, dans chaque cas, par l’analyse des questions juridiques de fond soulevées. L’analyse réalisée correctement indiquera la répartition appropriée des responsabilités entre les juridictions judiciaires et les organismes, permettant de bien tenir compte de l’exercice du pouvoir discrétionnaire administratif et du recours à une expertise précise. Cette division des responsabilités constitue en elle-même le résultat de l’analyse juridique adaptée aux questions de légalité précises soulevées : ces questions ne peuvent être tranchées a priori, en fonction des éléments généraux de la séparation des pouvoirs, sans s’arrêter sur le contexte constitutionnel particulier.

[87]  Par conséquent, la déférence fait partie du contexte, il ne s’agit pas d’une détermination a priori de l’issue de la cause. Comme le signale le professeur Allan, si la déférence est considérée comme faisant partie du contexte, plutôt que comme une règle préétablie, elle permet de résoudre la tension entre la primauté du droit et la souveraineté du Parlement (Allan, The Sovereignty of Law, à la page 228).

[88]  Le degré de déférence dont la cour doit faire preuve provient de l’exercice d’interprétation des lois. Il faut tenir compte de la décision du législateur concernant la structure du tribunal ou de l’organisme et la mission de ses décideurs, c’est-à-dire s’il s’agit d’un organisme permanent important avec de nombreux employés professionnels ou de décideurs individuels ponctuels. La subordination d’un texte législatif à une importante présomption d’expertise irréfutable, à l’égard de tous les aspects de la mission du tribunal, avec pour conséquence l’éviction de l’attente expresse du législateur voulant que les juridictions judiciaires se chargent de tracer les frontières de la compétence du tribunal, alimente une grande partie des divergences dans la jurisprudence actuelle.

[89]  Le défaut d’examiner s’il existe des limites à la présomption d’expertise a des conséquences. Si la présomption de déférence fondée sur l’expertise comprend la définition, par le tribunal même, des limites de sa compétence, alors l’alinéa 9(1)h) constitue en substance un pouvoir discrétionnaire absolu. Le juge Rothstein a souligné le point dans l’arrêt Cogeco, aux paragraphes 27 et 28 :

[27] Dans Bell Aliant, la vaste compétence expresse ainsi attribuée au CRTC lui permettait de créer et d’utiliser les comptes de report en litige [Bell Canada c. Bell Aliant Communications régionales, 2009 CSC 40, [2009] 2 RCS 764]. Cette situation se distingue nettement du présent cas et des dispositions invoquées par les radiodiffuseurs en l’espèce, à savoir le pouvoir général de prendre des règlements prévu à l’al. 10(1)k) et le large pouvoir d’attribution de licences prévu à l’al. 9(1)b)(i). Une disposition attributive de compétence n’est pas analogue à une disposition accordant un pouvoir général de prendre des règlements ou d’attribuer des licences. En effet, alors que par le premier type de dispositions le législateur accorde expressément une compétence précise, par le second il confère un pouvoir général qui doit être interprété de manière à éviter de reconnaître un pouvoir discrétionnaire illimité que n’envisagent pas les dispositions attributives de compétence de la loi en cause.

[28] Il s’agit là de l’aspect fondamental. Si la seule limite restreignant les pouvoirs conférés au CRTC par le par. 10(1) était l’obligation que le règlement concerné favorise la réalisation d’un des objectifs de politique énoncés au par. 3(1), la seule limite à laquelle serait assujetti le pouvoir de réglementation du CRTC serait sa propre appréciation de l’opportunité du règlement proposé à la lumière de l’un ou l’autre des objectifs en question, ce qui reviendrait à lui reconnaître un pouvoir discrétionnaire illimité. Au contraire, l’organisme

doit [...] exercer [son pouvoir discrétionnaire] en respectant le cadre législatif et les principes généralement applicables en matière de réglementation, dont le législateur est présumé avoir tenu compte en adoptant ces lois [citant l’arrêt ATCO, par. 50].

[90]  La déférence, qui émane de l’application de la loi, est passée à l’interprétation de la loi. L’application de la présomption de déférence à l’interprétation des textes législatifs par tous les types de décideurs, notamment les décisions rendues par le pouvoir exécutif, a des répercussions sur la primauté du droit et la suprématie législative. En effet, les fondements jumeaux qui sous-tendent une présomption de déférence concernant l’interprétation de la loi (un degré élevé d’expertise dans le cas des questions techniques ou l’obligation de rendre compte en démocratie dans le cas des décisions d’intérêt public) ont été effectivement étendus aux avis juridiques formulés par des fonctionnaires et destinés aux tribunaux ou aux ministres.

[91]  La déférence doit être adaptée aux circonstances. Même s’il s’exprimait dans le cadre de la Charte, l’observation du juge Iacobucci dans l’arrêt M. c. H. [1999] 2 R.C.S. 3, au paragraphe 79, est également à propos en l’espèce : « La question de la retenue [...] est étroitement liée à la nature de la demande ou des preuves en cause et non à l’application générale du critère relatif à l’article premier; elle ne peut être abordée qu’en rapport avec ces demandes ou preuves particulières et non dès le début de l’analyse ».

[92]  La doctrine, à la suite d’une réflexion sur la jurisprudence canadienne, a exprimé une préoccupation justifiée selon laquelle [traduction] « en pratique, un principe de déférence sera transformé en un principe de non-justiciabilité, protégeant ainsi des parties du processus décisionnel gouvernemental d’une contestation judiciaire » (Allan, The Sovereignty of Law, à la page 274). Des juristes ont aussi fait remarquer que des présomptions d’expertise et de déférence irréfutables, lorsque jumelées au principe du caractère raisonnable, qui accueille des courants très divers, vont à l’encontre de l’objectif avoué du maintien de la suprématie législative (voir notamment Garneau Community League v. Edmonton (City) 2017 ABCA 374, sous la plume du juge Slatter, aux paragraphes 93 à 95, sous la plume du juge Watson, aux paragraphes 59 à 74; ainsi que le billet de Mark Mancini, « Dark Art of Deference: Dubious assumptions of expertise on home statute interpretation » (6 mars 2018), Double Aspect, en ligne : <https://doubleaspect.blog/2018/03/06/the-dark-art-of-deference/>; et le billet de Peter A. Gall, c.r., « Dunsmuir: Reasonableness and the Rule of Law » (6 mars 2018), Administrative Law Matters, en ligne : <https://www.administrativelawmatters.com/blog/2018/03/06/dunsmuir-reasonableness-and-the-rule-of-law-peter-a-gall-qc/>). À cet égard, l’obligation de faire preuve de déférence ne doit pas reposer sur [traduction] « des notions abstraites liées à l’expertise » et, en outre, elle doit s’appliquer seulement lorsque la loi prescrit qu’une telle déférence soit effectivement nécessaire, et ce, dans la mesure édictée par la loi. Cette analyse englobe nécessairement les dispositions, auxquelles elle accorde un grand poids, qui autorisent un recours devant un tribunal, par voie d’appel ou de contrôle judiciaire, sur des questions de droit, de compétence ou d’autres questions.

[93]  Ces observations doivent toutefois être écartées. Le droit sur la question de l’expertise présumée est clair et nous sommes tenus de le respecter (Edmonton East, au paragraphe 33).

[94]  L’application unilatérale de la présomption, privée du contexte concernant la nature du décideur, la nature de la question et, plus précisément, les déclarations du législateur à propos du droit d’appel ou de contrôle, peut affaiblir le principe de la primauté du droit, plus que de le maintenir. Le juge Mainville (alors juge de la Cour) s’est exprimé à ce sujet dans l’arrêt Canada (Pêches et Océans) c. Fondation David Suzuki, 2012 CAF 40, au paragraphe 98, [2013] 4 R.C.F. 155, où il a observé que la présomption selon laquelle l’interprétation des lois par le pouvoir exécutif a préséance, à moins que le citoyen s’acquitte du fardeau de prouver que l’interprétation est déraisonnable (il est difficile d’y parvenir, en pratique), « nous [ramène] à l’époque qui a précédé le Bill of Rights de 1689, où la Couronne se réservait le droit d’interpréter et d’appliquer les lois du Parlement en fonction de ses propres objectifs politiques ».

[95]  En résumé, les raisons justifiant la présomption qui ne sont pas liées à un examen minutieux du texte législatif et, plus précisément, à la question de savoir si le législateur a accordé un droit d’appel ou de contrôle, comme c’est le cas en l’espèce, doivent reposer sur un autre élément que le maintien de la primauté du droit. Afin d’être fidèle au principe visant le respect de l’intention du législateur, tout poids accordé à une présomption doit être adapté, nuancé ou situé dans le contexte du régime législatif en cause. Cette question a été discutée dans l’arrêt Pham v. Secretary of State for the Home Office, 2015 UKSC 19, au paragraphe 107. Après avoir noté que [traduction] « la question de la prépondérance des inconvénients » revenait au décideur, Lord Sumption a poursuivi ainsi :

[traduction]

C’est à la cour qu’il revient d’évaluer l’éventail des décisions raisonnables, compte tenu des circonstances d’une affaire précise. Cette étendue dépend forcément de l’importance du droit enfreint, du degré de l’infraction et, notamment, de la mesure dans laquelle, même à l’occasion d’un appel prévu par la loi, la cour est compétente pour examiner de nouveau la prépondérance des inconvénients que le décideur était appelé à établir, compte tenu de la question portée en appel.

[96]  La présomption de déférence accordée à l’interprétation des tribunaux est une tâche ardue dans des circonstances comme celles de l’espèce, où le décideur n’a formulé aucun motif. Si aucun motif n’a été formulé, il n’y a pas matière à déférence (voir West Fraser, au paragraphe 69 (sous la plume de la juge Côté)). Le CRTC exerçait une fonction non décisionnelle lorsqu’il a imposé le Code. Il n’a produit aucun motif quant à la raison pour laquelle il avait le pouvoir d’imposer le Code à des EP, alors que l’alinéa 9(1)h) ne mentionne que les EDR. Il ne s’agit pas non plus d’une affaire où le juge peut compléter un exposé de motifs par ailleurs insuffisant (Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2, au paragraphe 23, 416 D.L.R. (4th) 579). En l’espèce, pour pouvoir faire preuve de déférence, le juge doit présumer que le CRTC pourrait, sur demande, rédiger un exposé des motifs qu’elle jugerait probant. Les organismes exerçant un pouvoir législatif ou réglementaire expliquent rarement les raisons pour lesquelles ils ont le pouvoir d’intervenir – ils se contentent de le faire – avec pour résultat que des outils comme la justification de la décision, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, lesquels sont le plus efficace dans une procédure contentieuse, sont d’une utilité limitée.

4)  Décisions antérieures sur la norme de contrôle

[97]  La Cour suprême a ainsi défini la question en litige dans l’affaire Cogeco : « le CRTC a[vait]t-il compétence pour mettre en œuvre le régime de compensation pour la valeur des signaux proposé? » [Cogeco, aux paragraphes 1 et 14 (non souligné dans l’original)]. Bien que la Cour suprême n’ait pas  déterminé spécifiquement la norme de contrôle applicable, il est évident qu’elle a suivi l’approche de la norme de la décision correcte. Elle s’est bornée à l’interprétation du texte de l’alinéa 9(1)h) au regard du contexte que constitue la Loi sur la radiodiffusion. L’angle de la raisonnabilité ne joue aucun rôle dans l’analyse de la Cour.

[98]  Les questions dont est saisie notre Cour sont le reflet de la jurisprudence Cogeco. Il peut être soutenu que  la question de fond devant notre Cour ne change pas simplement parce que, pour des raisons de procédure, elle a été posée dans la première cause à titre de référence, alors que dans la présente cause, elle découle d’un appel. D’autre part, l’on peut relever que le gouverneur en conseil n’a pas demandé à la Cour de discuter la norme de contrôle. Mais alors à la forme et la procédure l’emportent sur la question de fond.

[99]  Conformément à la jurisprudence antérieure de la Cour, de telles considérations militent en faveur de la conclusion selon laquelle la question de savoir si le Code est autorisé aux termes de l’alinéa 9(1)h) doit être examinée selon le critère de la raisonnabilité, et il ne peut y avoir qu’une seule réponse. La réponse à cette question dépend d’une analyse de la loi selon les principes juridiques reçus en matière d’interprétation des lois et à l’égard de laquelle l’organisme de réglementation n’a pas d’avantage particulier par rapport à la Cour. Cela soulève, à la base, la question de la portée de la mission accordée par le législateur au CRTC. Il importe de tenir compte des considérations liées à la primauté du droit.

5)  Le conflit entre la Loi sur le droit d’auteur et la Loi sur la radiodiffusion

[100]  En ce qui concerne le conflit entre la Loi sur le droit d’auteur et la Loi sur la radiodiffusion, la norme de contrôle est, là encore, conformément à la jurisprudence antérieure, la norme de la décision correcte.

[101]  La Loi sur le droit d’auteur n’est pas la loi constitutive du CRTC (NFL, au paragraphe 38). La Loi sur le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, L.R.C. (1985), ch. C-22, la Loi sur la radiodiffusion et la Loi sur les télécommunications sont les textes législatifs habilitants du CRTC. Chose importante, à part les enregistrements éphémères, le seul point de rencontre entre la Loi sur le droit d’auteur et la Loi sur la radiodiffusion est celui qui a été considéré à l’occasion de l’affaire Cogeco : l’exception relative à la retransmission d’œuvres portées par des signaux locaux et éloignés aux termes de la Loi sur le droit d’auteur. Ce seul point de rencontre, unique et limité, et quoi qu’il en soit, sans aucun lien avec les questions soulevées en l’espèce, ne fait pas de la Loi sur le droit d’auteur le texte législatif habilitant du CRTC.

[102]  Le présent appel nécessite qu’une ligne de démarcation soit tracée entre la nature et la portée des droits de Bell aux termes de la Loi sur le droit d’auteur, et la question de savoir si le Code et l’Ordonnance empiètent sur ces droits. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une question de concurrence entre tribunaux, il s’agit néanmoins d’une question de régimes législatifs contradictoires ou concurrents. La norme de la décision correcte régit la question de savoir si l’application de l’alinéa 9(1)h) entre en conflit avec la Loi sur le droit d’auteur comme c’était le cas dans l’affaire Cogeco. Il s’agit là également de la conclusion de la Cour dans l’affaire NFL.

C.  Le Code relève-t-il du pouvoir qui est conféré au CRTC par l’alinéa 9(1)h) de la Loi sur la radiodiffusion?

[103]  Le nœud du présent appel réside dans l’intention du législateur et dans la question de savoir s’il était dans son intention, au moyen de l’alinéa 9(1)h), de donner au CRTC le pouvoir de promulguer des mesures touchant directement les EP.

[104]  Il y a lieu de soulever deux interprétations concurrentes. Bell affirme que le pouvoir conféré par l’alinéa 9(1)h) est étroit, qu’il se limite à exiger la distribution d’émissions précises et qu’il ne fournit aucun fondement législatif pour s’immiscer dans [traduction] « les modalités économiques de la relation de distribution » entre les EDR et les EP. Les intimées affirment que les interprétations textuelles et contextuelles de la disposition vont dans le sens du Code. Les deux parties s’appuient sur les mêmes principes d’interprétation et ont rassemblé  des éléments puisés dans l’historique législatif sur lequel elles se fondent.

[105]  Pour interpréter l’alinéa 9(1)h), nous devons le considérer « dans [son] contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21, 154 D.L.R. (4th) 193, citant Elmer Driedger, The Construction of Statutes, 2e éd. (Toronto : Butterworths, 1983), à la page 87). La démarche en est une d’analyse du texte, du contexte et de l’objet de la loi.

[106]  Je commence avec les principes relatifs à l’interprétation d’un pouvoir réglementaire général, tel que celui conféré par l’alinéa 9(1)h), lequel doit être exercé dans la poursuite des objets consacrés globalement par la loi.

[107]  Le juge Rothstein, à l’occasion de l’affaire Cogeco, a clairement indiqué que, bien que les objectifs de politique énoncés au paragraphe 3(1) de la Loi sur la radiodiffusion aient pour but de circonscrire les décisions administratives du CRTC en ce que le CRTC doit intervenir de façon à mettre en œuvre ces objectifs (Cogeco, aux paragraphes 22 et 25), il serait faux d’affirmer que l’existence d’un lien, aussi ténu soit-il, entre un règlement projeté aux termes de l’article 9 et un objectif de politique énuméré au paragraphe 3(1) constitue un critère suffisant (Cogeco, au paragraphe 25). Si la seule contrainte imposée aux pouvoirs d’attribution de licences du CRTC était celle de savoir si le règlement du CRTC favorise la réalisation de l’objectif de politique concernant la radiodiffusion énoncé au paragraphe 3(1), « [cela] reviendrait à lui reconnaître un pouvoir discrétionnaire illimité » (Cogeco, au paragraphe 28). Comme le juge Bastarache l’a observé au paragraphe 50 de l’arrêt ATCO, un pouvoir discrétionnaire du décideur administratif doit être :

[...] exerc[é] en respectant le cadre législatif et les principes généralement applicables en matière de réglementation, dont le législateur est présumé avoir tenu compte en adoptant ces lois (voir Sullivan, p. 154‑155). [...]

[108]  Si une lecture de « la Loi sur la radiodiffusion qui tient compte du contexte global de celle-ci que le [Code sur la vente en gros] constitue une mesure beaucoup trop éloignée des objectifs fondamentaux visés par le législateur et des pouvoirs conférés au CRTC par la Loi sur la radiodiffusion » (Cogeco, au paragraphe 33), le Code sur la vente en gros doit être déclaré ultra vires. Cependant, la Cour suprême a également souligné que bien que « les tribunaux doivent s’abstenir de trop élargir les pouvoirs de ces organismes de réglementation par législation judiciaire, ils doivent également éviter de les rendre stériles en interprétant les lois habilitantes de façon trop formaliste » (ATCO, au paragraphe 50 citant Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 1 R.C.S. 1722, à la page 1756, 60 D.L.R. (4th) 682 [Bell Canada (1989)].

[109]  Appliquant ces principes, je conclus que l’Ordonnance, et le Code qui la rend obligatoire, ne constitue pas « une mesure trop éloignée » de l’intention du législateur, mais est en fait directement visée par cette intention.

[110]  L’alinéa 9(1)h) dispose :

Pouvoirs généraux

General Powers

Catégories de licences

Licences, etc.

9 (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie, le Conseil peut, dans l’exécution de sa mission :

9 (1) Subject to this Part, the Commission may, in furtherance of its objects,

[…]

h) obliger ces titulaires à offrir certains services de programmation selon les modalités qu’il précise.

(h) require any licensee who is authorized to carry on a distribution undertaking to carry, on such terms and conditions as the Commission deems appropriate, programming services specified by the Commission.

[111]  Bien que le pouvoir conféré par l’alinéa 9(1)h) ne doit être exercé que de manière à promouvoir ses objets, cela n’en élargit pas la portée. Quelle que soit leur portée, cette disposition n’autorise le CRTC qu’à ordonner aux EDR « d’offrir des services de programmation » selon certaines modalités et conditions. Ces modalités et conditions, énoncées dans le Code, sont circonscrites ou limitées par l’exigence nécessaire que ces objets se rapportent à la prestation de services de programmation.

[112]  L’alinéa 9(1)h) n’accorde pas explicitement au CRTC le pouvoir d’imposer des modalités et conditions relativement à la négociation des ententes d’affiliation et à leur teneur. Cela au moins est clair. Selon une interprétation simple et littérale du texte, l’alinéa 9(1)h) n’autorise le CRTC qu’à imposer aux EDR des modalités et des conditions à l’égard des services de programmation, lesquelles sont expressément énoncées, et non aux EP qui ne sont pas mentionnées.

[113]  L’analyse ne s’arrête pas là. Le contexte doit également être pris en considération. Une disposition qui confère une compétence ne peut être lue de façon isolée (Cogeco, au paragraphe 29).

[114]  L’alinéa 9(1)h) commence par ces mots : « [s]ous réserve des autres dispositions de la présente partie, le Conseil peut, dans l’exécution de sa mission [prendre les mesures énoncées au présent paragraphe] ». Les objets du CRTC, qui sont expressément énoncés au paragraphe 5(1), portent sur « [la] réglement[ation] et [la] surveill[ance] [de] tous les aspects du système canadien de radiodiffusion en vue de mettre en œuvre la politique canadienne de radiodiffusion décrits au paragraphe 3(1) ». Étant donné que l’alinéa 9(1)h) et le paragraphe 5(1) figurent tous deux à la partie II qui s’intitule « Mission et pouvoirs du conseil en matière de radiodiffusion » et que l’alinéa 9(1)h) figure sous le titre de « Pouvoirs généraux », il est légitime de conclure que l’un des objets de l’alinéa 9(1)h) est d’accorder au CRTC un pouvoir qui lui permettra d’accomplir les objets prévus au paragraphe 5(1). L’un de ces objets est de mettre en œuvre la politique de radiodiffusion définie par le législateur au paragraphe 3(1).

[115]  Lorsque l’alinéa 9(1)h) est lu au regard du contexte de la Loi sur la radiodiffusion et des liens manifestes que le législateur a établis entre les EDR et les EP, la capacité du CRTC de réglementer leurs interrelations apparaît évidente.

[116]  Militent en faveur de cette conclusion diverses dispositions de la Loi sur la radiodiffusion, en commençant par les définitions figurant au paragraphe 2(1) :

entreprise de distribution Entreprise de réception de radiodiffusion pour retransmission, à l’aide d’ondes radioélectriques ou d’un autre moyen de télécommunication, en vue de sa réception dans plusieurs résidences permanentes ou temporaires ou locaux d’habitation, ou en vue de sa réception par une autre entreprise semblable. (distribution undertaking)

distribution undertaking means an undertaking for the reception of broadcasting and the retransmission thereof by radio waves or other means of telecommunication to more than one permanent or temporary residence or dwelling unit or to another such undertaking; (entreprise de distribution)

entreprise de programmation Entreprise de transmission d’émissions soit directement à l’aide d’ondes radioélectriques ou d’un autre moyen de télécommunication, soit par l’intermédiaire d’une entreprise de distribution, en vue de leur réception par le public à l’aide d’un récepteur. (programming undertaking)

programming undertaking means an undertaking for the transmission of programs, either directly by radio waves or other means of telecommunication or indirectly through a distribution undertaking, for reception by the public by means of broadcasting receiving apparatus; (entreprise de programmation)

[117]  Ces définitions nous apprennent que les EP sont la source des « services de programmation » que les EDR distribuent. Ces définitions nous apprennent également qu’une EDR retransmet la programmation qu’elle reçoit. Une EDR ne produit pas de services de programmation, sinon il s’agirait d’une EP.

[118]  La conclusion qui peut être tirée de ces définitions est que le législateur a compris l’interrelation entre une EDR et une EP et que, comme la « fourniture » des « services de programmation » dépend toujours d’une EP, il y aura nécessairement des conséquences pour celle-ci. Les modalités et conditions aux termes desquelles les EDR offrent des « services de programmation » formulent directement et indirectement, et dans certains cas dictent, la teneur des ententes d’affiliation et en conséquence, toute ordonnance visant la prestation de services de programmation par les EDR aura nécessairement une incidence sur les EP. Il ne peut en être autrement.

[119]  D’autres dispositions de la Loi sur la radiodiffusion démontrent également la compréhension par le législateur de l’interdépendance nécessaire entre la politique de radiodiffusion, les EDR et les EP à l’égard des services de programmation. Le sous-alinéa 3(1)t)(ii)) est éclairant. Il reflète l’appréciation par le législateur de l’interaction nécessaire et pratique entre les deux entités :

3 (1) Il est déclaré que, dans le cadre de la politique canadienne de radiodiffusion :

3 (1) It is hereby declared as the broadcasting policy for Canada that

[…]

t) les entreprises de distribution :

(t) distribution undertakings

[…]

(iii) devraient offrir des conditions acceptables relativement à la fourniture, la combinaison et la vente des services de programmation qui leur sont fournis, aux termes d’un contrat, par les entreprises de radiodiffusion,

(iii) should, where programming services are supplied to them by broadcasting undertakings pursuant to contractual arrangements, provide reasonable terms for the carriage, packaging and retailing of those programming services, and

[…]

[120]  Dans le même ordre d’idées, l’alinéa 10(1)g) autorise le CRTC à prendre des règlements pour « régir la fourniture de services de programmation — même étrangers — par les entreprises de distribution ». L’alinéa 10(1)k) prévoit que le CRTC peut, par règlement, « prendre toute autre mesure qu’il estime nécessaire à l’exécution de sa mission ». Les alinéas 9(1)b), 9(1)a) et 9(1)c) accordent au CRTC le pouvoir de délivrer des licences sous réserve de conditions « qu’il estime indiquées pour la mise en œuvre de la politique canadienne de radiodiffusion », d’établir des catégories de licences et de modifier les conditions de celles-ci. Le vaste pouvoir discrétionnaire accordé aux termes des articles portant sur l’attribution de licences et de réglementation de la Loi sur la radiodiffusion confirme l’importance de ne pas donner à l’alinéa 9(1)h) l’interprétation trop formaliste contre laquelle la Cour suprême a mis en garde (Bell Canada (1989), à la page 1756).

[121]  Les appelantes et les intimées invoquent toutes deux l’historique législatif de l’alinéa 9(1)h à l’appui de leurs thèses. Bell affirme que l’alinéa a été promulgué dans le but précis d’empêcher les entreprises de câblodistribution d’intervenir à titre de gardiens et de contrecarrer les objectifs de la Loi sur la radiodiffusion (Comité permanent des communications et de la culture, Recommandations concernant une nouvelle loi sur la radiodiffusion : le sixième rapport à la Chambre (Hull, Québec : (Imprimeur de la Reine pour le Canada), 1987, à la page 77). Comme l’a indiqué le ministère des Communications au cours de l’étude article par article du projet de loi devant le comité :

[traduction]

[...] C’est l’une des clauses portant sur le problème relatif aux entreprises de câblodistribution en tant que gardiens. Elle veille à ce que l’industrie du câble ne puisse empêcher l’octroi de licences à de nouveaux services par satellite et par câble en refusant simplement de les fournir.

[122]  Le Comité permanent a également fait observer que cet article [traduction] « permettrait au CRTC d’assurer un traitement équitable pour tous les services autorisés dans les situations où une entreprise de câblodistribution [c.-à-d., une EDR] est autorisée à investir dans certains services de programmation et qu’il y a des allégations selon lesquelles l’entreprise de câblodistribution donne à ses services un traitement de faveur ». Le Comité a également fait la recommandation suivante :

Le CRTC devrait avoir le pouvoir d’arbitrer les modalités et conditions contenues dans les ententes d’affiliation entre les entreprises de distribution et les opérateurs de réseau.

[123]  Cette recommandation a finalement été adoptée sous la forme de l’alinéa 10(1)h) qui révèle l’intention du législateur de donner au CRTC le pouvoir de réglementer certains aspects de la relation commerciale entre les EP et les EDR.

[124]  Je retiens l’idée que l’objet de l’alinéa 9(1)h) porte sur le rôle d’une EDR à titre de gardienne. Mais le rôle de « gardien » il y a environ trente ans était nettement différent et merveilleusement simple par rapport à aujourd’hui. Comme le Code l’explique, avec moult détails, les « services de programmation » peuvent être touchés par une série de questions, en particulier dans le cadre de l’intégration verticale des EDR et des EP et à une époque où il existe plusieurs modes ou plateformes par lesquels les services de programmation peuvent être livrés.

[125]  Je n’accepte pas, par conséquent, la thèse de Bell portant qu’il ressort de l’historique législatif que l’alinéa 9(1)h) est limité à la capacité d’ordonner à une EDR de fournir une chaîne particulière. En lisant l’alinéa 9(1)h) au regard du contexte, et en lui donnant une interprétation large, libérale et téléologique conforme aux objets de la Loi sur la radiodiffusion, je conclus qu’il englobe l’Ordonnance et les mesures prévues au Code. L’interprétation par les intimées de l’alinéa 9(1)h) fige le libellé de celui-ci en 1985, comme s’il visait l’industrie et la technologie de l’époque.

[126]  Je conclus, à la lumière du contexte de l’alinéa 9(1)h), que l’Ordonnance et le Code qu’elle met en œuvre relèvent du pouvoir du CRTC. De plus, je conclus que le pouvoir de réglementer les entreprises de programmation découle nécessairement de manière implicite du texte spécifique de cette disposition.

[127]  L’alinéa 9(1)h) [traduction] « peut être interprété comme englobant, par ‘déduction nécessaire’, tout ce qui est requis pour que le [CRTC] puisse accomplir l’objet du pouvoir qui lui a été accordé » et que « le silence de la loi concernant une question n’équivaut pas nécessairement à une lacune du régime législatif » (Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (Markham : LexisNexis Canada Inc., 2014), aux pages 298 et 386) (Sullivan)). Comme le juge Bastarache l’a fait observer dans l’arrêt ATCO au paragraphe 51, vu la « doctrine de la compétence par déduction nécessaire » :

[...] sont compris dans les pouvoirs conférés par la loi habilitante non seulement ceux qui y sont expressément énoncés, mais aussi, par déduction, tous ceux qui sont de fait nécessaires à la réalisation de l’objectif du régime législatif [...]

[128]  En dépit de ces larges formules de principe, le droit est bien fixé : la doctrine de la déduction nécessaire ne peut servir que lorsqu’elle est conforme à l’intention du législateur. Cette doctrine ne peut jouer lorsque le pouvoir est utile, bénéfique ou « agréable à avoir »; au contraire, elle ne peut jouer que si la Cour conclut, en se fondant sur les dispositions de la loi qui constituent la source de la compétence, qu’il s’agit d’un pouvoir que le législateur a voulu conférer au CRTC. Je conclus qu’à la lecture de la Loi sur la radiodiffusion, en conformité avec le principe directeur, le législateur avait pour intention que l’alinéa 9(1)h) vise, directement et accessoirement, les intérêts des EP.

[129]  Le législateur a déclaré que l’objet de l’alinéa 9(1)h) est de permettre au CRTC de remplir sa mission en application du paragraphe 5(1). Puisque les modalités et conditions des ententes d’affiliation dictent directement les modalités selon lesquelles les services de programmation sont offerts aux clients, par déduction nécessaire, l’alinéa 9(1)h) doit inclure la possibilité d’influencer les ententes d’affiliation.

[130]  Ainsi, la question est de savoir si le pouvoir de réglementer des ententes d’affiliation est « de fait nécessaire à la réalisation de l’objectif du régime législatif » (ATCO, au paragraphe 51). Au paragraphe 77 de l’arrêt ATCO, la Cour suprême a avancé des exigences en matière de preuve relativement à une conclusion de déduction nécessaire. Les éléments de preuve doivent être suffisants pour conclure que les mesures prévues dans le Code ont une « nécessité pratique » permettant ainsi au CRTC d’atteindre les objectifs consacrés par les paragraphes 3(1) et 5(1) par sa capacité d’imposer des modalités et conditions aux services de programmation.

[131]  Ces éléments de preuve sont assez nombreux. Le dialogue entre le CRTC, les EDR et le EP a commencé en 2013, lorsqu’une consultation sur plusieurs années (Parlons télé) a été lancée. À l’issue de ce processus, le CRTC a fait remarquer ce qui suit :

[D]es entités verticalement intégrées insistent pour ajouter aux ententes d’affiliation des clauses empêchant les EDR d’offrir des services de programmation à titre individuel ou en petits forfaits. [...] [L]es récents renouvellements de contrat avec de telles entités comprennent des exigences de prix et d’assemblage restrictives. [...] Ainsi, il est nécessaire de modifier le Code [de 2011] pour s’assurer que les ententes d’affiliation ne puissent pas être utilisées de manière à isoler des services contre la mise en place d’un plus grand choix et d’une plus grande souplesse dans le marché de détail. Des modifications au Code [de 2011] sont également nécessaires afin de s’assurer que tous les services, y compris les services indépendants, sont découvrables et peuvent rendre leur programmation disponible selon de justes modalités, encourageant ainsi la diversité au sein du système et, au final, un plus grand choix pour les Canadiens.

[132]  Restreindre l’application de l’alinéa 9(1)h) aux EDR ou le sceller hermétiquement de telle sorte que l’exercice de ce pouvoir n’aurait aucune conséquence sur les EP ferait jouer la catégorie bien établie de l’absurdité ou celle de l’entrave à l’objectif du législateur (Sullivan, aux pages 288 et 320). Il serait contraire à l’objet de s’assurer que l’industrie de la radiodiffusion est régie selon les règles énoncées au paragraphe 3(1) et par un seul organisme de réglementation (Genex Communications Inc. c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 283, au paragraphe 72, [2006] 2 R.C.F. 199). Le CRTC n’a pas pu imposer efficacement la politique de la radiodiffusion sur la distribution de services de programmation sans réglementer les ententes d’affiliation, soit par le truchement d’un mécanisme comme le Code sur la vente en gros, soit par le truchement de conditions de licence. La compétence vise donc nécessairement les deux participants à la relation en ce qui concerne la prestation des services de programmation parce qu’il doit toujours y avoir une EP qui génère le contenu des « services de programmation ».

D.  Le Code est-il contraire à l’application ou à l’objectif de la Loi sur le droit d’auteur?

[133]  Bell soutient qu’il y a double conflit avec la Loi sur le droit d’auteur. Elle soutient que le Code donne lieu à un conflit avec l’alinéa 3(1)f) et le paragraphe 13(4) de la Loi sur le droit d’auteur. Bell affirme également que le Code empiète les droits uniques et absolus, qu’elle tire de ces dispositions, de télécommuniquer ses œuvres, ou d’en autoriser la télécommunication, et de définir les modalités et conditions aux termes desquelles elle consentit à la télécommunication de ses œuvres.

[134]  La deuxième corde à l’arc de Bell est que le Code entre en conflit avec l’objet de la Loi sur le droit d’auteur et le régime soigneusement équilibré qui y est consacré par la création d’un nouveau droit d’utilisateur pour les EDR que le législateur a expressément supprimé du paragraphe 31(2).

[135]  Plus précisément, le paragraphe 31(2) de la Loi sur le droit d’auteur ne limite le droit d’utilisateur qui permet aux EDR de retransmettre des œuvres sans l’autorisation du titulaire du droit d’auteur que si les œuvres sont portées par des signaux locaux ou éloignés (c’est-à-dire, en direct). En d’autres termes, le paragraphe 31(2) de la Loi sur le droit d’auteur ne prévoit une exception à la violation du droit d’auteur lors de la retransmission par une EDR d’une œuvre que si la communication consiste en la retransmission d’un signal local ou éloigné. Ainsi, en créant l’équivalent fonctionnel d’un droit d’utilisateur de retransmettre des émissions diffusées sur des signaux de télévision payante et spécialisée, le Code rompt l’équilibre que le législateur a établi entre les titulaires de droits d’auteur et les utilisateurs.

[136]  Je me pencherai sur le premier moyen de Bell, soit celui portant sur le conflit avec l’alinéa 3(1)f) et le paragraphe 13(4).

[137]  Il y a conflit lorsqu’est impossible l’observation de deux lois applicables. Un simple chevauchement est insuffisant et, en principe, le juge s’efforce d’interpréter les lois de manière à ce que le conflit soit évité. Cela découle de l’impératif voulant que la législation soit interprétée de façon à assurer l’uniformité et la cohérence des lois. En conséquence, les conflits sont rares (Thibodeau c. Air Canada, 2014 CSC 67, aux paragraphes 92 à 96, [2014] 3 R.C.S. 340).

[138]  L’alinéa 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur dispose que le « droit d’auteur » comprend :

3(1) Le droit d’auteur sur l’œuvre comporte le droit exclusif de produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l’oeuvre, sous une forme matérielle quelconque, d’en exécuter ou d’en représenter la totalité ou une partie importante en public et, si l’œuvre n’est pas publiée, d’en publier la totalité ou une partie importante; ce droit comporte, en outre, le droit exclusif :

3(1) For the purposes of this Act, copyright, in relation to a work, means the sole right to produce or reproduce the work or any substantial part thereof in any material form whatever, to perform the work or any substantial part thereof in public or, if the work is unpublished, to publish the work or any substantial part thereof, and includes the sole right

[…]

f) de communiquer au public, par télécommunication, une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique;

(f) in the case of any literary, dramatic, musical or artistic work, to communicate the work to the public by telecommunication,

[…]

Est inclus dans la présente définition le droit exclusif d’autoriser ces actes.

and to authorize any such acts.

[139]  Le paragraphe 13(4) de la Loi sur le droit d’auteur confère d’autres droits au titulaire du droit d’auteur :

13(4) Le titulaire du droit d’auteur sur une œuvre peut céder ce droit, en totalité ou en partie, d’une façon générale ou avec des restrictions relatives au territoire, au support matériel, au secteur du marché ou à la portée de la cession, pour la durée complète ou partielle de la protection; il peut également concéder, par une licence, un intérêt quelconque dans ce droit; mais la cession ou la concession n’est valable que si elle est rédigée par écrit et signée par le titulaire du droit qui en fait l’objet, ou par son agent dûment autorisé.

13(4) The owner of the copyright in any work may assign the right, either wholly or partially, and either generally or subject to limitations relating to territory, medium or sector of the market or other limitations relating to the scope of the assignment, and either for the whole term of the copyright or for any other part thereof, and may grant any interest in the right by licence, but no assignment or grant is valid unless it is in writing signed by the owner of the right in respect of which the assignment or grant is made, or by the owner’s duly authorized agent.

[140]  Bell soutient que, avec l’alinéa 3(1)f) et au paragraphe 13(4) de la Loi sur le droit d’auteur, le législateur lui a donné, à titre de titulaire de droit d’auteur dans ses émissions, des droits exclusifs que le Code limite ou nie. Bell affirme que cela donne lieu à un conflit parce que le CRTC [traduction] « s’est posé en arbitre de dernier recours quant au prix et aux conditions commerciales de la fourniture de services de programmation », ce qui signifie que Bell, en tant qu’EP, n’est pas en mesure d’exercer son « droit exclusif » de télécommuniquer ses œuvres, ou d’en autoriser la télécommunication, et d’octroyer sous licence le droit d’utiliser ses œuvres avec des restrictions, y compris ses tarifs, comme elle l’entend – des droits dont dispose Bell en tant que titulaire de droit d’auteur aux termes de l’alinéa 3(1)f) et du paragraphe 13(4).

[141]  Bell s’appuie également sur l’alinéa 3(1)f) et sur le paragraphe 13(4) de la Loi sur le droit d’auteur pour soutenir que le Code, en restreignant les modalités commerciales et les interdictions autorisées aux termes d’ententes d’affiliation et en exigeant que d’autres modalités soient incluses, limite le « droit exclusif » du titulaire du droit d’auteur d’autoriser l’utilisation de ses œuvres et de définir les modalités et conditions de toute cession ou licence d’utilisation, ou nie ce droit ou y déroge.

[142]  Bell insiste beaucoup sur sa perte de contrôle quant au prix qu’elle reçoit pour l’utilisation de ses œuvres. Elle soutient que le mécanisme de règlement des différends par lequel le CRTC fixe le taux que Bell reçoit pour l’utilisation de ses droits d’auteur est en conflit avec le droit exclusif dont elle dispose à titre de titulaire. Cette thèse dépend de la validité de la qualification par Bell du mécanisme de règlement des différends prévu dans le Code et de la question de savoir s’il empiète en réalité sur le droit indéniable du titulaire de fixer les modalités et conditions d’utilisation et d’en établir le prix.

[143]  Bien que Bell affirme à juste titre que le Code sur la vente en gros de 2015 a une incidence directe sur la teneur et les modalités des ententes d’affiliation, sa lecture du Code et de son mécanisme de règlement des différends n’est pas fondée. Le Code ne permet pas au CRTC de fixer les taux particuliers et les conditions précises des ententes d’affiliation contrairement aux vœux d’une EP. Bien qu’exiger « un taux déraisonnable » constitue une pratique déraisonnable sur le plan commercial aux termes de l’alinéa 5a), les seules modalités que le Code sur la vente en gros de 2015 exige dans les ententes d’affiliation sont les suivantes : (i) que les EDR offrent un soutien en matière de commercialisation qui soit comparable à celui qu’elle accorde à d’autres services semblables ou qui lui sont liés (article 10); et (ii) que les EDR et les EP connexes offrent aux services de programmation indépendants et à d’autres EDR « des modalités d’accès raisonnables fondées sur la juste valeur marchande » pour les droits de distribution multiplateformes (articles 11 et 12).

[144]  De plus, le seul moment où le CRTC établit un taux particulier est lorsqu’il choisit l’une des offres finales des parties conformément à la procédure de règlement des différends énoncée dans le Règlement sur la distribution de radiodiffusion. Il en est cependant ainsi qu’après que les deux parties ont convenu de renouveler un contrat, mais qu’elles ne peuvent s’entendre sur le prix. L’article 13 du Code dispose :

13. Si une EDR n’a pas renouvelé une entente d’affiliation dont elle est une partie avec un service de programmation 120 jours avant la date d’expiration de cette entente, et si l’autre partie au contrat a confirmé par écrit son intention de renouveler l’entente, les parties doivent renvoyer l’affaire au Conseil et se soumettre au processus de règlement des différends en vertu des articles 12 à 15 du Règlement sur la distribution de radiodiffusion.

[Non souligné dans l’original.]

[145]  En outre, le choix d’un taux particulier se pose seulement lorsque les parties n’ont pu s’entendre au terme d’une médiation assistée par le personnel à caractère non contraignant (Règlement sur la distribution de radiodiffusion, paragraphe 12(4), article 15) et après que le CRTC s’est assuré que les parties ont présenté des offres comparables (Bulletin de radiodiffusion et de télécommunication CRTC 2013-637 (Ottawa : CRTC, 2013), aux paragraphes 12 à 26).

[146]  En conséquence, le Code sur la vente en gros de 2015 ne permet pas au CRTC de fixer le prix et n’autorise pas une EDR à retransmettre une émission sans le consentement d’une EP. Bien que les modalités de l’entente d’affiliation soient circonscrites par le Code sur la vente en gros de 2015, l’EP doit encore consentir à conclure une entente avec une EDR ou consentir à renouveler une entente existante qui autorise la télécommunication du contenu.

[147]  Pour conclure, certaines dispositions du Code sur la vente en gros restreignent la manière dont le titulaire du droit d’auteur peut exercer son droit d’auteur en limitant certaines des modalités et conditions que le titulaire est autorisé à inclure dans l’entente d’affiliation. Cela n’est pas contraire à l’alinéa 3(1)f) ou au paragraphe 13(4). Le Code préserve le droit du titulaire du droit d’auteur de choisir s’il doit communiquer ses œuvres ou non. L’EP est libre de rejeter les modalités offertes en tout temps. L’EP n’est pas tenue de conclure une entente d’affiliation et conserve le contrôle de la façon dont ses œuvres seront utilisées et à quel moment. Bell se réserve le droit d’empêcher toute personne d’utiliser ses œuvres si elle choisit de le faire. Ainsi, l’adhésion tant au Code qu’à la Loi sur le droit d’auteur est possible, et par conséquent, il n’y aucun conflit entre le Code et l’alinéa 3(1)f) ou le paragraphe 13(4) de la Loi sur le droit d’auteur.

[148]  En termes généraux, la thèse de Bell procède d’une conception erronée de la nature de la protection du droit d’auteur. Les droits de propriété intellectuelle empêchent autrui de copier la création artistique ou, dans le cas de brevets, de réaliser une invention. Le titulaire d’un droit d’auteur ou le titulaire d’un brevet n’est pas exempté des lois d’application générale. Bien que tous deux bénéficient de l’exclusivité du marché, ils doivent néanmoins respecter les règles régissant le marché particulier auquel ils ont choisi de prendre part.

[149]  Au besoin, on peut aussi invoquer la doctrine de l’arrêt Front des artistes canadiens c. Musée des beaux-arts du Canada, 2014 CSC 42, au paragraphe 23, [2014] 2 R.C.S. 197 qui va dans ce sens. La Cour a examiné la question de savoir si la Loi sur le statut de l’artiste, L.C. 1992, ch. 33, qui permettait à des artistes de procéder à une négociation collective pour un tarif minimum, était en conflit avec la Loi sur le droit d’auteur. La Cour a conclu que l’établissement d’un tarif minimum aux fins d’utilisation du droit d’auteur n’a aucune incidence sur les droits conférés aux titulaires de droit d’auteur aux termes de l’article 3 de la Loi sur le droit d’auteur, puisque la décision d’autoriser ou non l’utilisation d’une œuvre artistique incombe au titulaire du droit d’auteur.

[150]  Les droits accordés par la Loi sur le droit d’auteur à l’alinéa 3(1)f) et au paragraphe 13(4) ne sont pas sans équivoque. Ils peuvent être conditionnés par d’autres lois avec lesquelles le droit d’auteur a des liens. Tout comme le titulaire du brevet a le droit d’empêcher autrui de réaliser une invention, il est néanmoins régi par toutes les autres lois pertinentes (Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets), 2002 CSC 76, au paragraphe 64, [2002] 4 R.C.S. 45). Le prix auquel les produits pharmaceutiques brevetés sont vendus est réglementé (voir, par exemple, le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés, établi en vertu de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4), articles 78 à 103). Un autre exemple d’une limitation des droits de propriété intellectuelle se trouve à l’article 32 de la Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34. Affirmer que l’on exerce simplement un droit de propriété intellectuelle ne constitue pas un moyen de défense à une allégation de conduite anticoncurrentielle. Le « droit exclusif » d’utilisation (Loi sur le droit d’auteur, paragraphe 3(1)) ne confère pas l’immunité contre les autres lois.

[151]  Bell a également fait valoir qu’il existe une incompatibilité téléologique.

[152]  Il y a incompatibilité téléologique lorsque, même s’il est possible de se conformer à la lettre des deux lois, « l’application d’une disposition s’opposerait à l’objet qu’entend réaliser le Parlement dans une autre » (Cogeco, au paragraphe 44). Comme l’a affirmé la Cour suprême dans l’arrêt Cogeco au paragraphe 45, « [...] le CRTC ne peut choisir des moyens [...] qui seraient incompatibles avec l’objet de [la Loi sur le droit d’auteur] ».

[153]  Le droit est bien fixé : l’objet de la Loi sur le droit d’auteur est d’établir « un équilibre entre, d’une part, la promotion, dans l’intérêt du public, de la création et de la diffusion des œuvres artistiques et intellectuelles et, d’autre part, l’obtention d’une juste récompense pour le créateur »Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., 2002 CSC 34, au paragraphe 30, [2002] 2 R.C.S. 336).

[154]  Pour atteindre cet objectif, la Loi sur le droit d’auteur crée un monopole légal qui interdit à quiconque d’exploiter l’œuvre de certaines façons précises sans le consentement du titulaire du droit d’auteur. Tel que nous l’avons mentionné précédemment, l’alinéa 3(1)f) reconnaît le droit exclusif d’autoriser l’utilisation de son œuvre, et comprend le droit exclusif d’exploiter la totalité de la valeur de l’œuvre.

[155]  Bell fait valoir que le Code crée l’équivalent fonctionnel d’un droit d’utilisateur permettant aux EDR de retransmettre des émissions sur des signaux de télévision payante et spécialisée, et que cela fait obstacle à l’objectif du législateur de créer un régime de droit d’auteur soigneusement équilibré. Elle établit un parallèle avec l’affaire Cogeco. Dans cette affaire, on se souviendra que le CRTC cherchait à donner aux radiodiffuseurs (soit, les entreprises de programmation) le droit d’interdire la retransmission des œuvres portées par n’importe quel signal, un droit qui a été délibérément supprimé de l’article 21 de la Loi sur le droit d’auteur. Comme en ce qui concerne l’affaire Cogeco, Bell soutient que le Code crée un droit d’utilisateur qui a été délibérément supprimé du paragraphe 31(2) de la Loi sur le droit d’auteur.

[156]  Je rejette cette thèse. Un corollaire à la conclusion ci-dessus selon laquelle les EP doivent consentir à l’utilisation de leurs œuvres et aux modalités et conditions de l’entente d’affiliation est que le Code ne confère pas aux EDR un droit en tant qu’utilisateur de retransmettre des émissions sur les signaux de télévision payante et spécialisée. Vu le caractère consensuel de ce mécanisme, il est difficile de dire que le Code « rédui[t] concrètement à néant » le « droit exclusif » du titulaire de droit d’auteur de décider des conditions dans lesquelles il vendra l’utilisation de ses œuvres ou en accordera une licence. Et le titulaire de droit d’auteur ne peut pas non plus, en vertu du Code, être entraîné dans un arbitrage sans son consentement. Par conséquent, aucun droit d’utilisateur délibérément supprimé du paragraphe 31(2) de la Loi sur le droit d’auteur n’est créé par le Code.

[157]  Je retiens également la thèse des intimées portant que le Code ne rompt pas l’équilibre entre les droits des titulaires de droit d’auteur et les droits des utilisateurs ni ne fait obstacle à l’objectif du législateur. Le Code n’a pas pour objet de réglementer, directement ou indirectement, les intérêts des EP en matière de droits d’auteur. Le Code établit plutôt les modalités et conditions minimales qui régissent les ententes d’affiliation, qui n’existent que lorsqu’une EP décide d’autoriser l’utilisation sous licence de ses droits d’auteur. Il préserve le droit d’une EP de refuser la télécommunication de ses émissions protégées par droit d’auteur sans son consentement.

E.  Vu la conduite de Bell emporte-t-elle déchéance du recours en contrôle judiciaire?

[158]  Blue Ant Media soutient que l’appel de Bell doit être rejeté au motif qu’il y a déchéance de solliciter une mesure reconnue en equity, en raison de sa conduite. Elle s’appuie sur le principe suivant :

Il est bien établi que la théorie de la préclusion ne peut conférer une compétence. Toutefois, il existe un principe complémentaire selon lequel « personne n’a le droit de se comporter devant un tribunal comme s’il reconnaissait sa compétence, pour ensuite dire ‘vous n’avez pas compétence’ parce que la décision rendue par le tribunal est défavorable à son endroit. Il ne faut pas amener un tribunal à exercer sa compétence de manière injustifiée. » Ce principe a été énoncé dans Ex parte Pratt.

(Mémoire des faits et du droit de Blue Ant Media, au paragraphe 86 (renvois omis))

[159]  Les faits qui font jouer ce principe se sont déroulés en deux temps.

[160]  D’abord, en demandant au CRTC d’approuver l’acquisition d’Astral en 2013, Bell a accepté, comme condition de licence, les obligations de l’ancien Code sur la vente en gros de 2011. En approuvant l’acquisition faite par Bell, le Conseil a souligné « [...] qu’en l’absence de ces mesures [les conditions d’approbation] [...], il n’aurait pas été convaincu que la présente transaction soit dans l’intérêt public et qu’il ne l’aurait donc pas approuvée » (Décision de radiodiffusion CRTC 2013-310 (Ottawa : CRTC, 2013)). Blue Ant Media souligne également le fait que Bell a volontairement accepté l’imposition du Code sur la vente en gros de 2015 comme une condition de licence pour plusieurs EDR sans soulever aucune objection en matière de compétence.

[161]  Étant donné l’issue de l’appel, il n’est pas nécessaire d’examiner ce moyen. Il n’y a aucun recours qu’il y aurait lieu de refuser à Bell pour des motifs d’ordre discrétionnaire. Néanmoins, je soulignerai que la conduite de Bell n’a pas « amené » le CRTC à faire quoi que ce soit. Le CRTC a supposé, dans les deux cas, qu’il avait compétence pour imposer les conditions qu’il a imposées. De plus, en acquiesçant à cette compétence, Bell n’a pas renoncé à quelque droit que ce soit de faire valoir des moyens dans le futur concernant la compétence du CRTC. La compétence ne peut découler d’une renonciation ou d’un acquiescement. En outre, étant donné la nature des questions soulevées par Bell et leurs conséquences sur les intérêts du public et de l’industrie, la certitude et la prévisibilité de la compétence du CRTC constituent des considérations importantes faisant contrepoids. Si l’appel de Bell avait été accueilli, je n’aurais pas refusé la mesure qu’elle demandait pour ce motif.

[162]  Pour les motifs qui précèdent, j’estime que l’Ordonnance relevait du pouvoir du CRTC aux termes de l’alinéa 9(1)h) de la Loi sur la radiodiffusion et qu’elle n’entre pas en conflit avec la Loi sur le droit d’auteur, ni par son application, ni par son intention.

V.  Conclusion

[163]  Je rejetterais l’appel, avec dépens.

« Donald J. Rennie »

j.c.a.


LA JUGE WOODS

[164]  J’abonde dans le sens de mon collègue, le juge Rennie, à l’exception de sa conclusion selon laquelle il était raisonnable pour le CRTC de conclure que l’alinéa 9(1)h) de la Loi sur la radiodiffusion habilite le CRTC à prendre le Code sur la vente en gros de 2015 et à rendre l’Ordonnance.

[165]  En guise de trame de fond, l’Ordonnance a été rendue aux termes de l’alinéa 9(1)h) afin d’habiliter le CRTC à mettre en application des parties du Code sur la vente en gros de 2015, notamment à régir les modalités relatives à la fourniture de services de programmation. Le Code sur la vente en gros de 2015 n’a pas été pris en application de l’alinéa 9(1)h) et n’est pas en lui-même un instrument exécutoire.

[166]  Par conséquent, la question à trancher est de savoir s’il était raisonnable pour le CRTC de conclure qu’il a le pouvoir aux termes de l’alinéa 9(1)h) de rendre l’Ordonnance et, par voie de conséquence, le pouvoir de faire appliquer le Code sur la vente en gros de 2015 dans la mesure où ses modalités sont couvertes par l’Ordonnance. Le CRTC n’a pas justifié cette conclusion.

[167]  À mon avis, il n’est pas raisonnable d’interpréter l’alinéa 9(1)h) comme conférant au CRTC le pouvoir général de réglementer les modalités et conditions des ententes d’affiliation. Cette interprétation va beaucoup plus loin que le sens courant du texte de l’alinéa 9(1)h) et n’est pas raisonnablement fondée sur l’interprétation textuelle, contextuelle et téléologique de la loi.

[168]  Selon ce texte, l’alinéa 9(1)h) confère au CRTC le pouvoir d’obliger le titulaire de licence à offrir certains services de programmation et, si c’est nécessaire, lui confère un pouvoir additionnel de rendre obligatoires les modalités et conditions relatives à la prestation de ces services qu’il estime appropriées. Cela ressort des versions française et anglaise qui suivent :

9 (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie, le Conseil peut, dans l’exécution de sa mission :

9 (1) Subject to this Part, the Commission may, in furtherance of its objects,

[…]

(h) obliger ces titulaires à offrir certains services de programmation selon les modalités qu’il précise.

(h) require any licensee who is authorized to carry on a distribution undertaking to carry, on such terms and conditions as the Commission deems appropriate, programming services specified by the Commission.

[169]  Vu son sens ordinaire, cette disposition n’inclut pas le pouvoir général de régir les modalités et conditions relatives à la prestation des services. Le CRTC ne peut que régir les modalités et conditions des services de programmation qu’il précise et que doivent assurer les titulaires.

[170]  Mon collègue avance qu’une interprétation contextuelle et téléologique de la loi permet de donner un sens plus large à l’alinéa 9(1)h). Le contexte et le but de la loi sont importants, mais à mon avis, ils n’appuient pas une interprétation que ne peut soutenir le sens ordinaire de l’alinéa 9(1)h).

[171]  Mon collègue a suivi la doctrine de la déduction nécessaire afin d’élargir la portée de l’alinéa 9(1)h) de sorte que soient inclus les pouvoirs nécessaires pour que le CRTC puisse remplir sa mission, prévue au paragraphe 5(1) de la Loi sur la radiodiffusion. Toutefois, les objectifs généraux du paragraphe 5(1) sont assujettis à d’autres dispositions de la Loi sur la radiodiffusion. Cela ressort des passages soulignés suivants :

5 (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, ainsi que de la Loi sur la radiocommunication et des instructions qui lui sont données par le gouverneur en conseil sous le régime de la présente loi, le Conseil réglemente et surveille tous les aspects du système canadien de radiodiffusion en vue de mettre en œuvre la politique canadienne de radiodiffusion.

5 (1) Subject to this Act and the Radiocommunication Act and to any directions to the Commission issued by the Governor in Council under this Act, the Commission shall regulate and supervise all aspects of the Canadian broadcasting system with a view to implementing the broadcasting policy set out in subsection 3(1) and, in so doing, shall have regard to the regulatory policy set out in subsection (2).

[172]  À mon avis, il n’est pas raisonnable de suivre la doctrine de la déduction nécessaire en l’espèce. Les objectifs généraux énoncés au paragraphe 5(1) sont assujettis aux pouvoirs précis conférés au CRTC dans d’autres parties de la loi, ce qui inclut l’alinéa 9(1)h).

[173]  Comme le présent appel concerne uniquement l’alinéa 9(1)h), je ne me prononcerai pas sur la question de savoir si l’objectif visé par le CRTC quand il a émis l’Ordonnance aurait pu être atteint par d’autres moyens.

[174]  Pour ces motifs, je conclus que l’interprétation de l’alinéa 9(1)h) qui figure dans l’Ordonnance est déraisonnable. J’accueillerais l’appel, j’annulerais l’Ordonnance et j’accorderais aux appelants un seul mémoire de dépens.

« J. Woods »

j.c.a.


LE JUGE NADON (Motifs concourants)

[175]  J’abonde dans le sens de la juge Woods, à savoir que l’alinéa 9(1)h) de la Loi sur la radiodiffusion n’autorise pas le CRTC à émettre l’Ordonnance de manière à donner effet au Code sur la vente en gros de 2015.

[176]  Les juges Rennie et Woods ont tous deux conclu que la question de savoir si l’alinéa 9(1)h) de la Loi sur la radiodiffusion confère au CRTC le pouvoir de rendre l’Ordonnance devait être tranchée selon la norme de la décision raisonnable. À mon humble avis, la norme applicable est celle de la décision correcte.

[177]  Au paragraphe 97 de ses motifs, le juge Rennie souligne que bien que la Cour suprême du Canada, par l’arrêt Cogeco, n’ait pas exprimé en termes explicites quelle était la norme qu’elle suivait, il ne fait nul doute qu’elle a suivi la norme de la décision correcte. Le juge Rennie s’est exprimé ainsi :

Elle [la Cour suprême] s’est bornée à l’interprétation du texte de l’alinéa 9(1)h) au regard du contexte que constitue la Loi sur la radiodiffusion. L’angle de la raisonnabilité ne joue aucun rôle dans l’analyse de la Cour.

[178]  Au paragraphe 98 de ses motifs, le juge Rennie souligne, et j’abonde dans le même sens que la norme applicable à la question de savoir si l’alinéa 9(1)h) confère au CRTC le pouvoir de rendre l’Ordonnance ne doit pas « changer tout simplement parce que, pour des raisons liées à la procédure, elle a été posée dans la première cause à titre de référence et que, dans la présente cause, elle découle d’un pourvoi ». Comment se fait-il que la question en litige en l’espèce, identique en substance à la question soulevée à l’occasion de l’affaire Cogeco, pourrait être tranchée selon une norme de contrôle différente simplement parce qu’elle a été soumise à la Cour par un processus différent? À mon humble avis, cela n’est pas possible. Par conséquent, à moins que je ne fasse une mauvaise interprétation de Cogeco, nous sommes liés par la norme alors appliquée par la Cour suprême du Canada et elle constitue donc la norme qui doit être appliquée en l’espèce (voir également Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 [Dunsmuir], au paragraphe 62).

[179]  N’eût été de Cogeco, je concède que je serais obligé de conclure, pour les motifs énoncés par le juge Rennie, que la norme de la décision raisonnable s’applique. Toutefois, si je le pouvais, je suivrais volontiers l’opinion dissidente de la juge Côté dans West Fraser Mills Ltd. c. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal), 2018 CSC 22, [2018] 6 W.W.R. 211, [West Fraser Mills].

[180]  Dans l’arrêt West Fraser Mills, quand elle a conclu que le paragraphe 26.2(1) du Occupational Health and Safety Regulation, B.C. Regulations 296/97, outrepassait le pouvoir conféré à la Workers’ Compensation Board de la Colombie-Britannique (la Commission) et était donc ultra vires, la juge Côté a opéré une distinction entre les mesures prises par un organisme de réglementation dans l’exercice de sa fonction décisionnelle et celles qu’il prend dans l’exercice de sa fonction réglementaire (West Fraser Mills, au paragraphe 59). Cela l’a amené à dire que « [l]’étendue de son pouvoir de réglementation est une question qui relève strictement de l’interprétation statutaire : le législateur autorise-t-il cet organisme à adopter le règlement ou l’organisme a-t-il outrepassé son pouvoir? ».

[181]  Au paragraphe 66, la juge Côté a conclu que la Workers’ Compensation Board pouvait uniquement exercer les pouvoirs que lui délègue le législateur de la Colombie-Britannique. Ainsi, selon elle, l’application de la norme de la décision correcte fait en sorte que la Commission agisse « dans les limites » de cette délégation et « n’accroisse pas la portée de son pouvoir de réglementation contre la volonté des représentants provinciaux élus ».

[182]  Aux paragraphes 67 et 68, la juge Côté reconnaît que les tribunaux doivent interpréter de manière libérale et téléologique les lois autorisant un décideur administratif à adopter des règlements. Elle ajoute toutefois que cela est très différent de l’idée voulant que le juge doive s’incliner devant la conclusion incorrecte d’un organisme de réglementation quant au pouvoir que lui confère le législateur.

[183]  En tirant la conclusion que la norme de la décision correcte s’appliquait, la juge Côté a dit que les motifs des juges majoritaires appuyant la norme de la décision raisonnable lui « échapp[aient] » (paragraphe 70). Je suis entièrement d’accord avec l’idée qu’elle se fait des motifs des juges majoritaires et, comme je l’ai indiqué précédemment, si je pouvais décider autrement, je conclurais, sans m’appuyer sur la jurisprudence Cogeco, que la norme de la décision correcte était la norme à appliquer concernant la présente décision du CRTC.

[184]  Je dois également faire référence à l’opinion dissidente du juge Brown dans l’arrêt West Fraser Mills où il dit, au paragraphe 114, qu’il ne s’agissait pas pour la Cour « de se prononcer sur le caractère raisonnable de la décision de la Commission d’adopter le par. 26.2(1), mais plutôt sur son pouvoir de le faire » (en italique dans l’original). Les observations du juge Brown sont entièrement pertinentes quant à la question soulevée dans le présent appel. En d’autres termes, la question dont nous sommes saisis est de savoir si le CRTC, exerçant sa fonction réglementaire, comme c’était le cas pour la Workers’ Compensation Board dans l’affaire West Fraser Mills, est habilité aux termes de l’alinéa 9(1)h) de la Loi sur la radiodiffusion à rendre l’Ordonnance. À mon humble avis, il est évident que ce n’est pas une question que l’on peut trancher en appliquant la norme de la décision raisonnable.

[185]  Ce point de vue est également étayé par le paragraphe 110 des motifs concourants du juge Brown dans l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 [Commission canadienne des droits de la personne], où il rappelle aux juges majoritaires que dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada a cité, au paragraphe 30 de ses motifs, les observations de l’honorable juge Cromwell portant que « la primauté du droit est consacrée par le pouvoir d’une cour de justice de statuer en dernier ressort sur l’étendue de la compétence d’un tribunal administratif […] »: « Appellate Review: Policy and Pragmatism »  dans 2006 Isaac Pitblado Lectures, Appellate Courts: Policy, Law and Practice, V-1, p. V-12. Voir également ProLife Alliance v. British Broadcasting Corporation, 2003 UKHL 23, [2004] A.C. 185, au paragraphe 75.

[186]  Avant de conclure, je souhaiterais également formuler les observations suivantes concernant la norme de contrôle.

[187]  Tout d’abord, il ne fait aucun doute que certains membres de la magistrature et certains acteurs des milieux universitaires sont insatisfaits de l’état actuel de la procédure de contrôle judiciaire dans notre pays. Cette procédure, c’est le moins qu’on puisse dire, se trouve dans un état d’incohérence et de confusion qui mine la prévisibilité des issues et, à mon humble avis, mine la primauté du droit. Comment les avocats peuvent-ils conseiller leurs clients dans ce domaine du droit si le contrôle judiciaire semble être dans un état perpétuel de construction et de reconstruction? Les avocats, à mon humble avis, sont placés dans une situation impossible. Ils ne peuvent que conjecturer quant à l’issue d’une affaire donnée. (P. Daly, « The Signal and the Noise in Administrative Law » (janvier 2017, Cambridge University Legal Studies Research Paper Series); M. Lewans, « Administrative Law and Judicial Deference » (Bloomsbury : Hart Studies in Comparative Public Law); M. Mancini, « Not Just a Pillowfight: How the S.C.C. Has Muddied the Standard of Review » tiré de Advocates for the Rule of Law (blogue) (en ligne : http://www.ruleoflaw.ca/not-just-a-pillowfight-how-the-scc-has-muddied-the-standard-of-review/); David Stratas, « Looking Past Dunsmuir: Beginning Afresh » tiré de Double Aspect (blogue) (en ligne : https://doubleaspect.blog/2018/03/08/looking-past-dunsmuir-beginning-afresh/).

[188]  Les récentes jurisprudences de la Cour suprême dans Commission canadienne des droits de la personne; West Fraser Mills; Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 R.C.S. 293 [East Edmonton Mall], Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Tran, 2015 CAF 237, [2016] 2 R.C.F. 459 en font foi.

[189]  Mon collègue le juge Rennie, avec qui je suis en désaccord relativement à la norme applicable à l’interprétation par le CRTC de l’alinéa 9(1)h) et, par conséquent, de sa définition, a néanmoins formulé d’excellents motifs. Ses motifs, dont j’ai lu l’ébauche, comportent 163 paragraphes, desquels 64 (paragraphes 38 à 102) portent sur la norme de contrôle. Son analyse approfondie de la norme de contrôle est rendue nécessaire en raison de la jurisprudence de la Cour suprême. Je n’exagère pas lorsque j’affirme que cette question l’emporte presque sur les questions de fond que les juges sont appelés à trancher et, en l’espèce, la question à savoir si le CRTC a ou non, aux termes de l’alinéa 9(1)h), la compétence nécessaire pour faire ce qu’il prétend faire. Nos efforts en l’espèce ne doivent pas viser principalement à rechercher la norme de contrôle applicable, mais bien à découvrir la véritable signification de l’alinéa 9(1)h) de la Loi sur la radiodiffusion, c.-à-d. déterminer si le CRTC a le pouvoir d’adopter l’Ordonnance.

[190]  À mon avis, il va de soi que cette question doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte, plus particulièrement si l’on considère que le législateur a clairement décidé, par le paragraphe 31(2) de la Loi sur la radiodiffusion, que les appels des questions de droit ou de compétence doivent être présentés devant notre Cour avec l’autorisation de celle-ci. Ainsi, le législateur a porté un signal non équivoque que les questions de droit ou de compétence qui découlent des décisions du CRTC doivent être tranchées par notre Cour, ce qui, à mon avis, signifie forcément que la norme de la décision correcte doit être suivie.

[191]  Le paragraphe 31(1) de la Loi sur la radiodiffusion, à savoir que les ordonnances du CRTC sont définitives et sans appel, ne va aucunement à l’encontre de cette thèse. Ainsi, sous réserve d’un appel aux termes du paragraphe 31(2), les décisions du CRTC sont, en  effet, définitives et sans appel. Toutefois, si un appel est porté devant notre Cour aux termes du paragraphe 31(2), cet appel doit alors être tranché par notre Cour selon la norme de la décision correcte. Aucun élément du paragraphe 31(1) ou du paragraphe 31(2) ne pourrait raisonnablement amener le lecteur à conclure qu’il était dans l’intention de législateur que notre Cour fasse preuve de déférence relativement aux questions de droit ou de compétence. Par souci d’exhaustivité, je reproduis ici les paragraphes 31(1) et 31(2) de la Loi sur la radiodiffusion :

31(1) Sauf exceptions prévues par la présente partie, les décisions et ordonnances du Conseil sont définitives et sans appel.

31(1) Except as provided in this Part, every decision and order of the Commission is final and conclusive.

31(2) Les décisions et ordonnances du Conseil sont susceptibles d’appel, sur une question de droit ou de compétence, devant la Cour d’appel fédérale. L’exercice de cet appel est toutefois subordonné à l’autorisation de la cour, la demande en ce sens devant être présentée dans le mois qui suit la prise de la décision ou ordonnance attaquée ou dans le délai supplémentaire accordé par la cour dans des circonstances particulières.

31(2) An appeal lies from a decision or order of the Commission to the Federal Court of Appeal on a question of law or a question of jurisdiction if leave therefor is obtained from that Court on application made within one month after the making of the decision or order sought to be appealed from or within such further time as that Court under special circumstances allows.

[192]  Malgré une jurisprudence de la Cour suprême,  East Edmonton Mall, dont je rejette l’enseignement, mais par laquelle je suis lié, je n’ai jamais compris pourquoi les cours réformatrices doivent s’en remettre aux organismes administratifs relativement aux questions de droit, alors que le législateur lui-même ne l’exige pas. Comme je l’ai déjà indiqué, la seule interprétation possible du paragraphe 31(2) de la Loi sur la radiodiffusion, et des dispositions similaires d’autres lois, est que le législateur voulait que les juges tranchent les questions de droit qui leurs sont déférées. Pour pouvoir dire que la Cour doit s’en remettre à l’interprétation par le CRTC de l’alinéa 9(1)h), nous devons écarter l’intention manifeste qui se dégage de ce paragraphe. Autrement, le paragraphe 31(2) est inutile. Si le législateur souhaite que la Cour s’en remette à l’interprétation par le CRTC de la loi, il peut facilement le dire. Il ne revient pas à la Cour de présumer de cette intention, alors que le législateur, selon le texte de la Loi sur la radiodiffusion, n’a pas imposé la déférence. À mon avis, l’approche appropriée consiste à faire preuve de déférence uniquement lorsque le législateur nous demande explicitement ou implicitement de nous en remettre à l’interprétation de la loi par un organisme administratif. L’article 31 de la Loi sur la radiodiffusion ne va pas dans ce sens.

[193]  Dans l’arrêt East Edmonton Mall, dans la conclusion de ses motifs pour la majorité concernant la norme de contrôle applicable, la juge Karakatsanis indique, à l’article 35, que « [l]e recours à une analyse contextuelle peut être source d’incertitude et d’interminables litiges au sujet de la norme de contrôle applicable ». À mon avis, la solution à ce problème est que le législateur et les législatures provinciales établissent clairement dans la loi quelle est la norme de contrôle privilégiée. Cela, à mon humble avis, est le monde juridique à l’envers.

[194]  Bien que cela soit un truisme, il est important de se rappeler que la législation édictée par le législateur ou les législatures provinciales n’a qu’une seule signification. Il n’existe pas de multiples réponses à la signification des dispositions juridiques, malgré le fait qu’il puisse y avoir une ambiguïté. C’est pourquoi, dans l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable à l’interprétation des dispositions légales d’un organisme administratif, aucun juge n’observerait que bien que l’interprétation de la commission soit incorrecte, son interprétation passe quand même la barre puisqu’il s’agit d’une interprétation possible de la disposition légale en cause. L’enseignement de la Cour suprême voulant que les juges doivent appliquer la norme de la décision raisonnable à l’interprétation de la loi par les organismes administratifs a mené certains juges à exprimer le point de vue que, dans la plupart des cas, il n’y a généralement qu’une seule interprétation raisonnable possible des dispositions légales en cause (David Stratas : « The Canadian Law of Judicial Review: Some Doctrine and Cases », 18 sept. 2018, à la page 85, en ligne : https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2924049).

[195]  Tout cela démontre nettement que les juges ne sont pas à l’aise, comme il se doit, de sanctionner des interprétations légales qui sont, à leur avis, incorrectes. La doctrine estime parfois qu’au final, la Cour suprême elle-même, tacitement, applique dans les faits la norme de la décision correcte sous le couvert de la norme de la décision raisonnable (Paul Daly : « Uncovering Disguised Correctness Review? Wilson v. British Columbia (Superintendant of Motor Vehicles), 2015 SCC 47 », (https://www.administrativelawmatters.com/blog/2015/10/28); l’honorable Joseph T. Robertson : « Dunsmuir’s Demise & The Rise of Disguised Correctness Review » (https://www.administrativelawmatters.com/blog/2015/02/15); David Stratas : « The Canadian Law of Judicial Review: A Plea for Doctrinal Coherence and Consistency » (2016) 42 Queen’s L.J. 27, note 39).

[196]  Puisque dans la plupart des cas, il n’existe pas plusieurs réponses possibles au sens de la loi, une interprétation raisonnable doit être correcte. Si elle n’est pas correcte, elle doit assurément être déraisonnable puisque le législateur n’avait pas pour intention que les juges sanctionnent les interprétations incorrectes de la législation. Par conséquent, je conclus que le législateur ne souhaitait pas que le CRTC interprète l’alinéa 9(1)h) d’une manière qui n’est pas conforme à son intention. Seule la Cour peut décider de l’intention du législateur relativement à l’alinéa 9(1)h). Ce que je veux dire, c’est qu’il incombe à la Cour de déterminer si la façon dont le CRTC interprète l’alinéa 9(1)h) est la façon correcte. Si ce n’est pas le cas, l’Ordonnance ne peut être maintenue.

[197]  Pour conclure, les règles concernant la norme de contrôle ne doivent pas changer sans cesse : elles doivent être claires. Si le législateur porte le message clair que nous devons nous en remettre à l’interprétation par un organisme administratif de la loi ou de la compétence, nous devons alors entériner la directive du législateur, sous réserve d’obligations constitutionnelles. Toutefois, lorsque le législateur, comme il l’a fait en l’espèce au paragraphe 31(2) de la Loi sur la radiodiffusion, porte le message enjoignant la Cour de répondre aux questions de droit qui découlent des décisions prises par le CRTC, nous devons faire ce que les juges font depuis très longtemps, c’est-à-dire décider, selon la norme de la décision correcte, quelles sont les réponses aux questions de droit. Il me semble, à cet égard, que s’en remettre à l’interprétation de la loi par un organisme administratif équivaut, dans les circonstances que j’ai exposées précédemment, à abandonner notre mission judiciaire, surtout si l’on considère que dire le droit est la raison d’être de notre existence.

[198]  Je conclurai les présents motifs en citant avec approbation les pages 1 et 2 d’un article intitulé « 10 Things I Dislike About Administrative Law », dans lequel l’auteur, Mark Mancini, écrit ceci :

[traduction] Quand on fait la liste des problèmes relatifs au droit administratif, cela reflète inévitablement son propre point de vue de ce que le droit administratif est et devrait être et, de surcroît, de ce que la loi est et devrait être. Les personnes raisonnables ne seront pas toutes d’accord avec ce point, mais peut-être que nous pourrions convenir de deux points de départ fondamentaux (même si nous ne nous entendons pas sur leur interaction). Le premier point est qu’en l’absence d’une objection tirée de la loi constitutionnelle, la délégation aux décideurs administratifs doit être respectée et les juges doivent appliquer le texte législatif en se servant des méthodes habituelles d’interprétation des lois (consacrées par la jurisprudence, comme Rizzo, Canada Trustco). Le deuxième point est la primauté du droit; les juges doivent sonder les limites des lois des tribunaux inférieurs pour décider (1) quel niveau de déférence accorder, et (2) si la décision est légale. À cet égard, la loi administrative peut être considérée comme une forme de contrôle sur la formule diffusée de prise de décision que l’état administratif a créé.

Comme j’espère le montrer (avec beaucoup d’hésitations, dois-je ajouter), la Cour suprême du Canada s’est éloignée de ces premiers principes, souvent au détriment de la primauté du droit. Le point principal de la doctrine de la Cour suprême en matière de droit administratif est une acceptation de la déférence du pouvoir « libre de restriction » des décideurs (voir West Fraser, au paragraphe 11). En limitant les circonstances dans lesquelles les juges peuvent examiner le caractère approprié de l’état administratif, la Cour a introduit une doctrine de déférence qui pourrait ne pas être prescrite par la loi habilitante ou le rôle des tribunaux pour appliquer les préceptes constitutionnels à titre de « gardiens de la Constitution » (Hunter c. Southam). La Cour a créé ses propres lois administratives pour concrétiser sa vision de la déférence. [Souligné dans l’original.]

(Mark Mancini : « 10 Things I Dislike About Administrative Law » tiré de Double Aspect (blogue) (en ligne : https://doubleaspect.blog/2018/09/10/10-things-i-dislike-about-administrative-law/).

[199]  Par conséquent, j’accueillerais l’appel avec dépens et annulerais l’Ordonnance du CRTC pour les motifs fournis par la juge Woods.

« M. Nadon »

j.c.a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL DE L’ORDONNANCE DE RADIODIFFUSION 2015-439 DU CONSEIL DE LA RADIODIFFUSION ET DES TÉLÉCOMMUNICATIONS CANADIENNES, DATÉ DU 24 SEPTEMBRE 2015

DOSSIER :

A-51-16

 

INTITULÉ :

BELL CANADA et BELL MÉDIA INC. c. 7265921 CANADA LTD. et al.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 novembre 2017

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE WOODS

MOTIFS CONCOURANTS :

LE JUGE NADON

MOTIFS DISSIDENTS :

LE JUGE RENNIE

DATE DES MOTIFS :

Le 1er octobre 2018

COMPARUTIONS :

Steven Mason

Brandon Kain

Richard J. Lizius

Pour les appelantes

Christian Leblanc

Michael Shortt

Pour les intimées

BLUE ANT MEDIA INC. et al.

Judith Robinson

Eric Bellemare

Pour l’intimée

COGECO COMMUNICATIONS INC.

Michael H. Ryan

Christopher C. Rootham

Pour l’intimée

TELUS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

Pour les appelantes

Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

Pour les intimées

BLUE ANT MEDIA INC. et al.

Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

Pour l’intimée

COGECO COMMUNICATIONS INC.

Nelligan O’Brien Payne s.r.l.

Ottawa (Ontario)

Pour l’intimée

TELUS

 

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