Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20181010


Dossier : A-169-17

Référence : 2018 CAF 181

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

SAJU BEGUM

appelante

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

intimé

et

L’ONTARIO COUNCIL OF AGENCIES SERVING IMMIGRANTS et la SOUTH ASIAN LEGAL CLINIC OF ONTARIO

intervenants

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 10 mai 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 10 octobre 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

 


Date : 20181010


Dossier : A-169-17

Référence : 2018 CAF 181

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

SAJU BEGUM

appelante

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

intimé

et

L’ONTARIO COUNCIL OF AGENCIES SERVING IMMIGRANTS et la SOUTH ASIAN LEGAL CLINIC OF ONTARIO

intervenants

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]  Saju Begum interjette appel d’une décision rendue par le juge Russell de la Cour fédérale le 26 avril 2017 (2017 CF 409). La Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire de l’appelante visant la décision de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la SAI) rendue le 7 juillet 2016, laquelle rejetait l’appel interjeté par l’appelante contre la décision d’un agent d’immigration de refuser sa demande de parrainage à l’égard de son père, de sa mère et de cinq frères et sœurs pour qu’ils obtiennent la résidence permanente au Canada.

[2]  La Cour fédérale a certifié les trois questions graves de portée générale suivantes :

a)  Comme l’alinéa 133(1)j) et l’article 134 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (RIPR) ont été modifiés et sont entrés en vigueur le 2 janvier 2014, la Section d’appel de l’immigration (SAI) aurait-elle dû appliquer la version modifiée du Règlement de manière rétroactive à une affaire dans le cadre de laquelle l’avis d’appel de la demanderesse a été déposé auprès de la SAI avant l’entrée en vigueur de la version modifiée du Règlement?

b)  L’alinéa 133(1)j) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés contrevient-il à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte)?

c)  L’alinéa 133(1)j) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés contrevient-il à l’article 7 de la Charte?

[3]  Pour les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel sans dépens.

I.  Le contexte factuel

[4]  L’appelante est une citoyenne canadienne née au Bangladesh. Elle a déménagé au Canada en 1994 et a été parrainée par son époux. En 1999, elle a acquis la citoyenneté canadienne. Elle et son époux ont cinq enfants, qui étaient tous âgés de moins de 18 ans au moment de la demande devant la Cour fédérale. L’époux de l’appelante est chauffeur de taxi et seul soutien de famille.

[5]  En 1996, l’époux de l’appelante a parrainé son père, sa mère et ses quatre frères et sœurs à charge pour qu’ils obtiennent la résidence permanente au Canada. En 2004, l’appelante et sa famille ont rendu visite à ses parents et à ses frères et sœurs au Bangladesh. Deux ans après cette visite, l’appelante a reçu un diagnostic de [traduction] « trouble de l’adaptation avec à la fois anxiété et humeur dépressive, de gravité légère ». L’appelante a expliqué que ses symptômes de dépression avaient commencé après son voyage au Bangladesh et qu’ils étaient attribuables à l’absence de soutien social et à la séparation d’avec sa famille qu’elle a ressentie à son retour. En 2012, son médecin de famille a diagnostiqué chez elle une dépression et lui a prescrit des médicaments psychotropes, qu’elle ne prend plus. En 2015, l’appelante a été évaluée par un psychologue en vue de l’audience devant la SAI. On a diagnostiqué chez elle une dépression grave, une détresse post-traumatique grave et la présence probable d’un syndrome de stress post-traumatique, soi-disant attribuables à la séparation à long terme d’avec ses parents et ses frères et sœurs, à l’absence de soutien social, parce que son époux travaille beaucoup, et au fait qu’aucun autre membre de sa famille n’habite au Canada.

[6]  En 2008, l’appelante a présenté une demande de parrainage à l’égard de ses parents et de ses cinq frères et sœurs. Son époux a initialement cosigné la demande, mais son nom a été retiré parce qu’il ne satisfaisait pas aux exigences en matière de parrainage. Le père et certains des frères et des sœurs de ce dernier avaient reçu des prestations d’aide sociale pendant le parrainage, lesquelles n’avaient pas été remboursées. De plus, pendant le parrainage de l’appelante, l’appelante et son époux avaient tous deux reçu des prestations du programme Ontario au travail.

[7]  En application des dispositions pertinentes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), et du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le RIPR), l’appelante devait démontrer qu’elle pouvait subvenir aux besoins de 14 personnes. Un agent des visas a rejeté la demande le 19 septembre 2011 au motif que l’appelante ne satisfaisait pas à l’exigence réglementaire relative au revenu vital minimum (RVM).

[8]  Avant de passer aux décisions de la SAI et de la Cour fédérale, il convient de faire un bref survol du cadre législatif.

II.  Le cadre législatif

[9]  Le paragraphe 12(1) de la LIPR prévoit la sélection des résidents permanents au titre du regroupement familial :

Regroupement familial

Family reunification

12 (1) La sélection des étrangers de la catégorie « regroupement familial » se fait en fonction de la relation qu’ils ont avec un citoyen canadien ou un résident permanent, à titre d’époux, de conjoint de fait, d’enfant ou de père ou mère ou à titre d’autre membre de la famille prévu par règlement.

12 (1) A foreign national may be selected as a member of the family class on the basis of their relationship as the spouse, common-law partner, child, parent or other prescribed family member of a Canadian citizen or permanent resident.

[…]

[10]  Toutefois, l’article 120 du RIPR exige qu’il y ait parrainage pour la présentation d’une demande de résidence permanente au titre de la catégorie du regroupement familial :

Parrainage

Approved sponsorship application

120 Pour l’application de la partie 5, l’engagement de parrainage doit être valide à l’égard de l’étranger qui présente une demande au titre de la catégorie du regroupement familial et à l’égard des membres de sa famille qui l’accompagnent, à la fois :

120 For the purposes of Part 5,

a) au moment où le visa est délivré;

(a) a permanent resident visa shall not be issued to a foreign national who makes an application as a member of the family class or to their accompanying family members unless a sponsorship undertaking in respect of the foreign national and those family members is in effect; and

b) au moment où l’étranger et les membres de sa famille qui l’accompagnent deviennent résidents permanents, à condition que le répondant qui s’est engagé satisfasse toujours aux exigences de l’article 133 et, le cas échéant, de l’article 137.

(b) a foreign national who makes an application as a member of the family class and their accompanying family members shall not become permanent residents unless a sponsorship undertaking in respect of the foreign national and those family members is in effect and the sponsor who gave that undertaking still meets the requirements of section 133 and, if applicable, section 137.

[11]  Des précisions se trouvent aux articles 130 à 134 du RIPR. L’article 130 énonce les critères auxquels il faut satisfaire pour avoir la qualité de répondant :

Qualité de répondant

Sponsor

130 (1) Sous réserve des paragraphes (2) et (3), a qualité de répondant pour le parrainage d’un étranger qui présente une demande de visa de résident permanent au titre de la catégorie du regroupement familial ou une demande de séjour au Canada au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada aux termes du paragraphe 13(1) de la Loi, le citoyen canadien ou résident permanent qui, à la fois :

130 (1) Subject to subsections (2) and (3), a sponsor, for the purpose of sponsoring a foreign national who makes an application for a permanent resident visa as a member of the family class or an application to remain in Canada as a member of the spouse or common-law partner in Canada class under subsection 13(1) of the Act, must be a Canadian citizen or permanent resident who

a) est âgé d’au moins dix-huit ans;

(a) is at least 18 years of age;

b) réside au Canada;

(b) resides in Canada; and

c) a déposé une demande de parrainage pour le compte d’une personne appartenant à la catégorie du regroupement familial ou à celle des époux ou conjoints de fait au Canada conformément à l’article 10.

(c) has filed a sponsorship application in respect of a member of the family class or the spouse or common-law partner in Canada class in accordance with section 10.

[…]

[12]  L’article 131 du RIPR prévoit que l’engagement de parrainage est pris envers le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Le répondant s’engage, aux termes de l’article 132, à rembourser le gouvernement de la province en cause si l’étranger parrainé reçoit des prestations de programmes d’aide sociale pendant la période prévue au paragraphe 132(1). La durée de cet engagement est établie au paragraphe 132(2) et repose sur des critères tels la relation entre le répondant et l’étranger parrainé, l’âge de l’étranger parrainé et le statut de l’étranger au Canada. L’article 133 du RIPR énonce les exigences applicables aux répondants. Parmi ces exigences figure l’exigence relative au RVM, énoncée à l’alinéa 133(1)j) du RIPR. Ce dernier, dans sa version modifiée et en vigueur le 1er janvier 2014, est libellé ainsi :

Exigences : répondant

Requirements for sponsor

133 (1) L’agent n’accorde la demande de parrainage que sur preuve que, de la date du dépôt de la demande jusqu’à celle de la décision, le répondant, à la fois :

 

133 (1) A sponsorship application shall only be approved by an officer if, on the day on which the application was filed and from that day until the day a decision is made with respect to the application, there is evidence that the sponsor

[…]

j) dans le cas où il réside :

(j) if the sponsor resides

(i) dans une province autre qu’une province visée à l’alinéa 131b) :

(i) in a province other than a province referred to in paragraph 131(b),

(A) a un revenu total au moins égal à son revenu vital minimum, s’il a déposé une demande de parrainage à l’égard d’un étranger autre que l’un des étrangers visés à la division (B),

(A) has a total income that is at least equal to the minimum necessary income, if the sponsorship application was filed in respect of a foreign national other than a foreign national referred to in clause (B), or

(B) a un revenu total au moins égal à son revenu vital minimum, majoré de 30 %, pour chacune des trois années d’imposition consécutives précédant la date de dépôt de la demande de parrainage, s’il a déposé une demande de parrainage à l’égard de l’un des étrangers suivants :

(B) has a total income that is at least equal to the minimum necessary income, plus 30%, for each of the three consecutive taxation years immediately preceding the date of filing of the sponsorship application, if the sponsorship application was filed in respect of a foreign national who is

(I) l’un de ses parents,

(I) the sponsor’s mother or father,

(II) le parent de l’un ou l’autre de ses parents,

(II) the mother or father of the sponsor’s mother or father, or

(III) un membre de la famille qui accompagne l’étranger visé aux subdivisions (I) ou (II),

(III) an accompanying family member of the foreign national described in subclause (I) or (II) …

[…]

[13]  Toutefois, au moment où l’appelante a interjeté appel du rejet de sa demande de parrainage devant la SAI, le 30 septembre 2011, une autre version de l’exigence relative au RVM était en vigueur (en vigueur jusqu’au 31 décembre 2013) (exigence relative au RVM antérieure à 2014) :

Exigences : répondant

Requirements for sponsor

133 (1) L’agent n’accorde la demande de parrainage que sur preuve que, de la date du dépôt de la demande jusqu’à celle de la décision, le répondant, à la fois :

 

133 (1) A sponsorship application shall only be approved by an officer if, on the day on which the application was filed and from that day until the day a decision is made with respect to the application, there is evidence that the sponsor

[…]

j) dans le cas où il réside :

(j) if the sponsor resides

(i) dans une province autre qu’une province visée à l’alinéa 131b), a eu un revenu total au moins égal à son revenu vital minimum,

(i) in a province other than a province referred to in paragraph 131(b), has a total income that is at least equal to the minimum necessary income,

[…]

[14]  Le RVM est défini à l’article 2 du RIPR :

revenu vital minimum Le montant du revenu minimal nécessaire, dans les régions urbaines de 500 000 habitants et plus, selon la version la plus récente de la grille des seuils de faible revenu avant impôt, publiée annuellement par Statistique Canada au titre de la Loi sur la statistique, pour subvenir pendant un an aux besoins d’un groupe constitué dont le nombre correspond à celui de l’ensemble des personnes suivantes :

minimum necessary income means the amount identified, in the most recent edition of the publication concerning low income cut-offs that is published annually by Statistics Canada under the Statistics Act, for urban areas of residence of 500,000 persons or more as the minimum amount of before-tax annual income necessary to support a group of persons equal in number to the total number of the following persons:

a) le répondant et les membres de sa famille;

(a) a sponsor and their family members,

b) l’étranger parrainé et, qu’ils l’accompagnent ou non, les membres de sa famille;

(b) the sponsored foreign national, and their family members, whether they are accompanying the foreign national or not, and

c) toute autre personne — et les membres de sa famille — visée par :

(c) every other person, and their family members,

(i) un autre engagement en cours de validité que le répondant a pris ou cosigné,

(i) in respect of whom the sponsor has given or co-signed an undertaking that is still in effect, and

(ii) un autre engagement en cours de validité que l’époux ou le conjoint de fait du répondant a pris ou cosigné, si l’époux ou le conjoint de fait a cosigné l’engagement avec le répondant à l’égard de l’étranger visé à l’alinéa b). (minimum necessary income)

(ii) in respect of whom the sponsor’s spouse or common-law partner has given or co-signed an undertaking that is still in effect, if the sponsor’s spouse or common-law partner has co-signed with the sponsor the undertaking in respect of the foreign national referred to in paragraph (b). (revenu vital minimum)

[15]  Enfin, l’article 134 du RIPR prévoit des règles de calcul du revenu et précise que le revenu total du répondant est calculé principalement à partir du dernier avis de cotisation délivré sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), ou d’un document équivalent.

III.  Les décisions des instances inférieures

A.  La décision de l’agent des visas

[16]  Comme il a été mentionné précédemment, l’agent des visas a informé l’appelante le 19 septembre 2011 que sa demande de parrainage à l’égard de son père avait été rejetée puisqu’il n’était pas satisfait à l’exigence relative au RVM (énoncée à l’alinéa 133(1)j)).

[17]  Dans une lettre également datée du 19 septembre 2011 envoyée au père de l’appelante, il est précisé que la demande de visa de résident permanent présentée au titre de la catégorie du regroupement familial avait été rejetée parce que [traduction] « l’alinéa 133(1)j)(i) du Règlement indique que, si le répondant réside dans une province autre que le Québec, celui-ci doit avoir un revenu total au moins égal au revenu vital minimum » (dossier d’appel, à la page 288).

[18]  L’agent des visas a déterminé que cette exigence n’était pas respectée au moment du dépôt de la demande de parrainage. Par conséquent, la demande de résidence permanente ne pouvait être accueillie, en application de l’alinéa 120b) du RIPR en vigueur à ce moment-là. En vertu du paragraphe 11(1) de la LIPR, l’agent des visas a rejeté la demande.

B.  La décision de la SAI

[19]  Puisque l’appelante n’a pas contesté la validité de la décision de l’agent des visas sauf pour des motifs d’ordre constitutionnel, la SAI a d’abord examiné s’il y avait lieu de prendre des mesures spéciales, vu les circonstances de l’affaire. Elle a fait observer qu’il incombait à l’appelante de faire la preuve, « selon la prépondérance de la preuve, qu’il y a – compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché – des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales » (motifs de la SAI, au paragraphe 13).

[20]  La SAI a conclu que la prise de mesures spéciales n’était pas justifiée puisque « la séparation physique à elle seule ne suffit pas pour justifier la prise de mesures spéciales et qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve de difficultés indues ou disproportionnées ou de circonstances inhabituelles et graves qui pourraient justifier la prise de mesures spéciales » (motifs de la SAI, au paragraphe 40). Ses réserves provenaient en particulier du fait que, d’une part, l’appelante n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve relativement à ses revenus et à ceux de son époux et que, d’autre part, peu d’éléments de preuve, autres que des généralités, indiquaient que les appelants seraient financièrement autonomes s’ils venaient au Canada. La SAI a appliqué l’alinéa 133(1)j) et l’article 134 du RIPR modifié en fonction d’une famille de 14 personnes et a déterminé que le RVM applicable se situait entre 137 189 $ et 140 597 $ en 2013 et en 2015, tandis que le revenu estimatif de l’appelante était de 10 000 $ en 2014 et en 2015.

[21]  En ce qui a trait à la souffrance que causait à l’appelante sa séparation d’avec les membres de sa famille et l’incidence négative de cette séparation sur sa santé mentale, la SAI a fait observer que l’appelante avait quitté sa famille plus de 20 ans auparavant pour immigrer au Canada et qu’il existait des solutions de rechange à l’immigration des membres de sa famille au Canada, notamment des visites de l’appelante à sa famille, et vice versa, et l’utilisation de moyens de télécommunication (en particulier des logiciels Internet comme Skype). La SAI a également émis des réserves quant au fait que l’appelante avait refusé de suivre les conseils de son médecin et de prendre des médicaments pour sa dépression. Par conséquent, elle a conclu qu’il n’existait aucun élément de preuve montrant que l’appelante subirait des difficultés particulières en raison du rejet de son appel et que les facteurs défavorables l’emportaient sur les facteurs favorables.

[22]  Au sujet de la contestation constitutionnelle, la SAI a commencé par résumer en détail la preuve d’expert présentée à l’audience, ainsi que la preuve par affidavit. La SAI a convenu avec l’appelante que l’article 27 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, qui est l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, ch. 11 (la Charte), était un guide d’interprétation. Toutefois, elle n’a pas souscrit à l’observation de l’appelante selon laquelle la preuve au dossier montrait que l’exigence relative au RVM affaiblissait le visage multiculturel de la société canadienne. Elle a souligné que le paragraphe 133(4) du RIPR prévoit d’importantes exceptions à l’exigence relative au RVM.

[23]  La SAI a rejeté l’argument de l’appelante fondé sur l’article 15 de la Charte. Elle a estimé qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve précis concernant la « race » de l’appelante autres que le nom de son pays d’origine et que les éléments de preuve concernant sa déficience étaient insuffisants. La plupart des éléments de preuve présentés étaient de portée vaste et d’ordre général et ne portaient pas sur la situation particulière de l’appelante. La SAI a également conclu que l’appelante n’avait pas établi que l’article 133 du RIPR créait une distinction fondée sur un des motifs énumérés ou un motif analogue. La preuve n’était pas suffisamment probante pour « créer un groupe réellement comparatif, ou pour démontrer l’incidence réelle de l’article 133 du RIPR sur ce groupe » (motifs de la SAI, au paragraphe 105). Aucun lien de cause à effet n’a été établi entre la disposition contestée et un effet disproportionné ou négatif sur l’appelante. À la lumière de ces conclusions, la SAI n’a pas examiné la question de savoir si la distinction était discriminatoire.

[24]  En ce qui concerne la contestation fondée sur l’article 7, la SAI a souligné que la Charte ne crée pas le droit à la réunification familiale ni le droit absolu d’entrer ou de demeurer au Canada. De plus, l’exigence relative au RVM doit être placée dans le contexte législatif plus large de la LIPR, qui prévoit également une solution de rechange permettant aux membres de la famille d’obtenir un visa de résident permanent, c’est-à-dire les motifs d’ordre humanitaire. La preuve concernant le préjudice psychologique subi par Mme Begum n’était pas suffisante, selon la SAI, pour faire jouer l’article 7 de la Charte. Enfin, la SAI a conclu que, même s’il était porté atteinte au droit de l’appelante à la liberté et à la sécurité, cela serait en conformité avec les principes de justice fondamentale. En fait, l’exigence relative au RVM n’est pas fondamentalement injuste pour l’appelante, et le paragraphe 67(3) du RIPR, qui prévoit l’examen des motifs d’ordre humanitaire, assure suffisamment l’équité procédurale.

[25]  Compte tenu de ces conclusions, il n’a pas été jugé nécessaire d’analyser l’article 1 de la Charte.

C.  La décision de la Cour fédérale

[26]  La Cour fédérale a d’abord résumé en détail la décision de la SAI ainsi que les observations des parties. Elle a ensuite déterminé que la question de savoir si la version antérieure ou postérieure à 2014 de l’article 133 du RIPR s’appliquait ainsi que les questions d’équité procédurale connexes soulevées par l’appelante étaient susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte. Les questions d’ordre constitutionnel concernant les articles 7 et 15 de la Charte, de son point de vue, étaient également susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte, tandis que les questions relatives à l’appréciation de la preuve par la SAI et l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’accueillir ou non la demande pour des motifs humanitaires étaient susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[27]  En ce qui concerne l’application des articles 133 et 134 du RIPR, la Cour fédérale a confirmé la décision de la SAI d’appliquer les dispositions modifiées, puisque la SAI se penche sur l’affaire comme s’il s’agissait d’un nouvel examen. La SAI décide d’accueillir ou non la demande en fonction des dispositions qui sont en vigueur au moment où elle rend sa décision. La Cour fédérale a conclu que, même s’il s’agit d’un appel, les appelants n’ont pas le droit acquis de faire examiner leur demande sous le régime de certaines dispositions. La décision Gill c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1522, a été jugée correctement et a été suivie par la Cour fédérale dans la décision Burton c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 345, et la décision Patel c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 1221.

[28]  La Cour fédérale a rejeté l’observation de l’appelante selon laquelle la SAI avait manqué à l’équité procédurale en ne l’avisant pas qu’elle appliquerait la version modifiée du RIPR. Elle a conclu que la procédure n’était pas inéquitable puisque la SAI avait soulevé la question de la version du RIPR à appliquer et demandé aux parties de présenter des observations. Dans l’avis de question constitutionnelle de l’appelante, il était également clair que la contestation constitutionnelle s’appliquait tant à la version antérieure à 2014 de l’alinéa 133(1)j) qu’à celle postérieure à 2014.

[29]  En ce qui concerne la question de savoir si l’article 15 de la Charte avait été violé, la Cour fédérale a souscrit à la conclusion de la SAI que l’appelante n’avait pas été en mesure d’établir qu’il y avait eu effet préjudiciable fondé sur l’intersectionnalité du sexe, de la race et de la déficience. La SAI a suivi la jurisprudence et a conclu, à juste titre, que les éléments de preuve étaient trop « vagues » et « indirects » pour établir l’effet préjudiciable allégué sur l’appelante ou le groupe concerné. Bien que les éléments de preuve sur le contexte social, politique et juridique en général soient pertinents, il demeure nécessaire de fournir des éléments prouvant l’effet préjudiciable sur la personne.

[30]  La Cour fédérale a conclu, tout comme la SAI, que les témoignages de M. Galabuzi et de Mme Mykitiuk n’ont pas pu prouver qu’il y avait eu effet préjudiciable sur Mme Begum en raison de son sexe, de sa race ou de sa déficience. La Cour fédérale a confirmé la conclusion de la SAI selon laquelle Mme Begum n’avait pas établi de lien de cause à effet entre le rejet de sa demande de parrainage à cause de l’exigence relative au RVM et les motifs intersectionnels qu’elle a invoqués. Comme l’a déclaré la Cour, « la jurisprudence établit également clairement que “la principale considération doit être l’effet sur l’individu ou le groupe concerné”, et c’est sur ce point que les éléments de preuve de la demanderesse étaient insuffisants » (motifs de la Cour fédérale, au paragraphe 179).

[31]  La Cour fédérale a également rejeté la contestation fondée sur l’article 7 de la Charte. Elle a rejeté la thèse de l’appelante selon laquelle la SAI ne s’était pas penchée sur les intérêts garantis par les droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne et n’avait pas évalué les éléments de preuve sur le préjudice psychologique. De l’avis de la Cour fédérale, l’appelante n’a pas établi qu’il y avait un lien de causalité suffisant entre les mesures prises par le gouvernement en application de l’alinéa 133(1)j) et la privation de sa liberté ou de sa sécurité. La séparation de l’appelante d’avec sa famille résulte d’un choix qu’elle a fait lorsqu’elle a décidé de venir au Canada et elle devait savoir que la réunification de la famille ne serait pas automatique. La Cour suprême a clairement établi que les membres de la famille n’ont pas de droit absolu d’entrer ou de demeurer au Canada. De plus, la preuve n’établit pas que le préjudice psychologique allégué par l’appelante était suffisant pour faire jouer l’article 7 de la Charte. Ainsi, la Cour fédérale n’a vu aucune erreur susceptible de révision dans la conclusion de la SAI voulant que les faits ne mettent pas en cause l’article 7 et qu’il fût par conséquent inutile de justifier par des motifs étoffés pourquoi elle n’a pas conclu, comme le lui demandait l’appelante, que l’exigence relative au RVM était inéquitable et contrevenait aux principes de justice fondamentale. À la lumière de ces conclusions, la Cour fédérale ne s’est pas penchée sur les observations concernant l’article 1.

[32]  Enfin, la Cour fédérale a conclu qu’aucune erreur susceptible de révision ne rendait déraisonnable la décision de la SAI. Plus précisément, elle a conclu qu’on ne pouvait pas dire que la SAI avait fait fi d’éléments de preuve ou en avait fait une interprétation erronée. Les motifs de la SAI montrent qu’elle était pleinement au courant des faits, qu’elle a examiné la preuve d’expert et qu’elle a exposé les motifs de ses conclusions sur cette preuve. La SAI n’a pas omis de se pencher sur la prise de mesures spéciales. Elle a également reconnu l’importance de tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, auquel il convient d’accorder une grande valeur probante, mais elle a soupesé ses conclusions en regard des autres facteurs en jeu, comme le prévoit la jurisprudence. La Cour fédérale a rejeté l’affirmation de l’appelante selon laquelle les motifs étaient inadéquats et elle a précisé que la perfection n’est pas requise et que la décision, lorsqu’elle est lue dans son ensemble, est essentiellement transparente, intelligible et justifiée.

IV.  Les questions en litige

[33]  Le présent appel soulève les trois questions certifiées suivantes :

  1. Comme l’alinéa 133(1)j) et l’article 134 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (RIPR) ont été modifiés et sont entrés en vigueur le 2 janvier 2014, la Section d’appel de l’immigration (SAI) aurait-elle dû appliquer la version modifiée du Règlement de manière rétroactive à une affaire dans le cadre de laquelle l’avis d’appel de la demanderesse a été déposé auprès de la SAI avant l’entrée en vigueur de la version modifiée du Règlement?

  2. L’alinéa 133(1)j) du RIPR contrevient-il à l’article 15 de la Charte?

  3. L’alinéa 133(1)j) du RIPR contrevient-il à l’article 7 de la Charte?

V.  Analyse

[34]  Dans l’appel d’une décision de la Cour fédérale qui est le contrôle judiciaire d’une décision d’un tribunal administratif, la norme de contrôle applicable en appel est celle établie par la Cour suprême dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47. Par conséquent, il faut se mettre à la place de la Cour fédérale et déterminer, premièrement, si elle a choisi la norme de contrôle appropriée et, deuxièmement, si elle l’a appliquée correctement. Autrement dit, nous devons en pratique refaire l’analyse du contrôle judiciaire.

[35]  Les parties conviennent que la Cour fédérale a conclu à juste titre que la norme de contrôle applicable aux trois questions est celle de la décision correcte. La question de savoir si la version de l’article 133 qui s’applique est celle antérieure à 2014 ou celle postérieure à 2014 est une pure question de droit. Bien que la SAI ait des connaissances spécialisées sur l’application du RIPR, l’application rétroactive ou rétrospective d’une disposition, de toute évidence, ne relève pas de ses compétences spécialisées. C’est aussi une question de droit qui revêt une importance générale pour l’ensemble du système juridique, auquel cas il n’y a pas lieu de déférer à la décision (arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 55.)

[36]  Je suis également d’avis que la Cour fédérale a eu raison d’appliquer la norme de la décision correcte aux questions constitutionnelles concernant les articles 7 et 15 de la Charte. Cela dit, il y a lieu de faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de fait isolables et de l’appréciation de la preuve sur lesquelles repose l’analyse constitutionnelle. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Consolidated Fastfrate Inc. c. Western Canada Council of Teamsters, 2009 CSC 53, [2009] 3 R.C.S. 407 (Consolidated Fastfrate), au paragraphe 26 :

Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable dans les affaires d’interprétation constitutionnelle est celle de la décision correcte : voir Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5, p. 17. Toutefois, comme le fait également remarquer le conseil des Teamsters intimé, l’analyse constitutionnelle de l’ALRB reposait sur ses conclusions de fait. Lorsqu’il est possible de traiter l’analyse constitutionnelle séparément des conclusions de fait qui la sous‑tendent, il convient de faire preuve de retenue judiciaire à l’égard de ces conclusions de fait initiales : voir Lévis (Ville) c. Fraternité des policiers de Lévis Inc., 2007 CSC 14, [2007] 1 R.C.S. 591, par. 19. […]

(Voir également les arrêts Conseil de la Nation Innu Matimekush-Lac John c. Association des employés du Nord québécois (CSQ), 2017 CAF 212, aux paragraphes 18 et 19; Northern Air Solutions Inc. c. Union internationale des travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 175, 2015 CAF 259, au paragraphe 5; CHC Global Operations (2008) Inc. c. Global Helicopter Pilots Association, 2010 CAF 89, au paragraphe 22.)

[37]  Par conséquent, la norme de la décision raisonnable s’applique aux questions de fait.

A.  Comme l’alinéa 133(1)j) et l’article 134 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (RIPR) ont été modifiés et sont entrés en vigueur le 2 janvier 2014, la Section d’appel de l’immigration (SAI) aurait-elle dû appliquer la version modifiée du Règlement de manière rétroactive à une affaire dans le cadre de laquelle l’avis d’appel de la demanderesse a été déposé auprès de la SAI avant l’entrée en vigueur de la version modifiée du Règlement?

[38]  L’appelante a soutenu que la SAI et la Cour fédérale ont commis une erreur en appliquant à son appel la version modifiée de l’alinéa 133(1)j) du RIPR. S’appuyant sur la présomption selon laquelle, sauf indication claire du législateur à l’effet contraire, de nouvelles mesures législatives visant des droits fondamentaux ne s’appliquent que prospectivement, l’appelante a également souligné que, non seulement il n’existe pas de dispositions transitoires applicables aux appels interjetés avant l’entrée en vigueur de la nouvelle exigence relative au RVM, mais le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation et le Bulletin opérationnel de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) confirment que la nouvelle exigence relative au RVM n’est pas censée s’appliquer rétroactivement. Aussi intéressant que soit cet argument, ce n’est pas une question dont nous sommes saisis comme il se doit puisqu’elle n’aurait pas dû être certifiée au départ.

[39]  Il est bien établi que, pour qu’une question soit dûment certifiée en vertu de l’article 74 de la LIPR, elle doit être décisive quant à l’issue de l’appel. En l’espèce, il est manifeste qu’il importe peu que l’on applique la version originale ou la version modifiée de l’alinéa 133(1)j) du RIPR. Si l’on appliquait l’exigence relative au RVM antérieure à 2014, pour subvenir aux besoins de 14 personnes (soit les 7 personnes que l’appelante a demandé à parrainer ainsi que les membres de sa famille), l’appelante aurait eu besoin d’un revenu minimum de 92 181 $ en 2007 (l’année d’imposition précédant la date du dépôt de la demande de parrainage). Pourtant, son revenu cette année-là était de 1 200 $. Elle n’aurait donc pas satisfait à l’exigence relative au RVM même dans sa version originale. Il va sans dire que le revenu de l’appelante n’atteint pas non plus le nouveau seuil du RVM, qui est plus élevé de 30 % que l’ancien seuil (entre 137 189 $ et 140 597 $ de 2013 à 2015). Dans des circonstances semblables, la Cour conclut que la question certifiée ne permet pas de trancher l’appel, puisque l’application de l’une ou l’autre version des exigences entraîne le même résultat (voir l’arrêt Sran c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CAF 16).

[40]  L’appelante a également fait valoir qu’on avait manqué à son droit à l’équité procédurale étant donné que la SAI ne l’avait pas informée qu’elle appliquerait la version modifiée de l’alinéa 133(1)j) et de l’article 134 à son appel en matière de parrainage. À mon avis, la décision de la Cour fédérale de rejeter cette observation était correcte. Comme la Cour fédérale l’a souligné, la transcription révèle que la question a été soulevée auprès de l’avocate de l’appelante vers la fin de l’audience, de sorte que celle-ci aurait pu présenter des observations à cet égard. Qui plus est, il semble que la contestation par l’appelante de la validité constitutionnelle de l’alinéa 133(1)j) du RIPR portait sur le RVM comme tel, plutôt que sur une version particulière de l’exigence en la matière. En effet, son avis de question constitutionnelle indique clairement qu’elle avait l’intention de remettre en question la validité du RVM en soi, et pas uniquement la version antérieure ou postérieure à 2014 de l’alinéa 133(1)j). Par conséquent, il faut présumer que l’appelante a réuni des éléments de preuve et présenté des observations qui portaient sur toute version du RVM, comme l’atteste un examen attentif du dossier. À l’audience, les avocats de l’appelante n’ont pas été en mesure d’expliquer en quoi la thèse de l’appelante aurait différé si l’on avait appliqué l’une ou l’autre version (antérieure à 2014 ou postérieure à 2014). Par conséquent, j’estime que l’on n’a pas empêché l’appelante de faire valoir son point de vue de la façon la plus vigoureuse et convaincante possible.

B.  L’alinéa 133(1)j) du RIPR contrevient-il à l’article 15 de la Charte?

[41]  L’appelante soutient que la Cour fédérale a commis plusieurs erreurs dans son contrôle de la décision de la SAI, notamment des erreurs de droit ainsi que des erreurs susceptibles de contrôle dans ses conclusions à l’égard de la preuve.

[42]  En premier lieu, l’appelante soutient que la SAI et la Cour fédérale ont appliqué le mauvais critère juridique à sa contestation fondée sur l’article 15 en faisant fi du contexte social, politique et juridique général de l’espèce et en n’analysant pas les éléments de preuve en matière de sciences sociales, les ayant rejetés en raison de leur caractère trop vague et indirect. L’appelante avance également que la Cour fédérale a commis une erreur en rejetant sa thèse au motif qu’il n’y avait pas de groupe de comparaison. Elle soutient en outre que la SAI a mal interprété la notion de groupe de comparaison en jugeant qu’il s’agissait d’un groupe auquel l’appelante appartient et non d’un groupe par rapport auquel la situation de l’appelante doit être comparée. Se fondant sur l’arrêt de la Cour suprême Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396 (l’arrêt Withler), l’appelante allègue qu’il n’est pas nécessaire de désigner un groupe de comparaison qui corresponde précisément au groupe de demandeurs lorsque la discrimination est indirecte; dans de tels cas, l’accent doit être mis sur l’effet de la loi et la situation du groupe de demandeurs. Par conséquent, la SAI et la Cour fédérale auraient dû tenir compte des désavantages sociologiques auxquels sont confrontés les femmes, les personnes handicapées et les membres de groupes racialisés afin d’évaluer l’effet de l’exigence relative au RVM sur l’appelante.

[43]  En ce qui concerne les conclusions à l’égard de la preuve, l’appelante fait valoir que la SAI a commis une erreur en rejetant sa demande, en partie, du moins, parce qu’elle n’a pas considéré l’appelante comme étant une personne « racialisée », malgré les éléments de preuve indiquant que, dans le contexte canadien, l’expression [traduction] « personnes racialisées » englobe les minorités visibles [traduction] « de race autre que caucasienne ou de couleur autre que blanche » (affidavit de M. Galabuzi, dossier d’appel, à la page 726, au paragraphe 13). L’appelante est également d’avis que la SAI a commis une erreur en réunissant les arguments relatifs à l’article 15 et les considérations d’ordre humanitaire et en déclarant que l’on peut remédier à la plupart des désavantages socio-économiques auxquels sont confrontés les gens dans la situation de l’appelante par la prise de mesures spéciales au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR. Enfin, l’appelante s’oppose à ce que les éléments de preuve en matière de sciences sociales qu’elle a présentés soient taxés de trop « vagues » ou « indirects » et souligne que tous les éléments de preuve pertinents établissant un lien entre les désavantages socio-économiques des groupes et la situation des répondants éventuels ont été complètement écartés.

[44]  L’arrêt de principe de la Cour suprême dans Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143 (Andrews), constitue le point de départ pour comprendre le sens et l’objet de l’article 15 de la Charte. Dans cet arrêt, le juge McIntyre a établi clairement que le concept de dignité humaine qui sous-tend la garantie d’égalité exige non seulement l’égalité formelle (« [i]l en sera de même de l’égalité, si l’on examine les personnes et les choses. Le rapport qui existe entre les objets se retrouvera entre les personnes »), mais, ce qui est plus important encore, l’égalité réelle (Andrews, à la page 166). Étant donné que l’action législative entraîne inévitablement l’établissement de distinctions, la difficulté était de trouver un moyen de déceler les distinctions qui sont discriminatoires. Comme l’a déclaré le juge McIntyre, « [i]l faut cependant reconnaître dès le départ que toute différence de traitement entre des individus dans la loi ne produira pas forcément une inégalité et, aussi, qu’un traitement identique peut fréquemment engendrer de graves inégalités » (à la page 164; voir aussi les pages 167, 168 et 182). Le concept clé sera donc celui de la discrimination, que le juge McIntyre a défini ainsi, aux pages 174 et 175 :

[…] une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d'individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres, ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société. Les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont presque toujours taxées de discriminatoires, alors que celles fondées sur les mérites et capacités d’un individu le sont rarement.

[45]  La démarche proposée par le juge McIntyre a été appliquée dans de nombreuses affaires au fil des ans et s’est transformée en une démarche en deux étapes que résume le mieux la juge McLachlin (plus tard juge en chef) dans l’arrêt Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, au paragraphe 128 :

[…] Premièrement, le demandeur doit démontrer qu’il y a eu négation de son droit « à la même protection » ou « au même bénéfice » de la loi qu’une autre personne. Deuxièmement, le demandeur doit démontrer que cette négation constitue une discrimination […]

[46]  Toutefois, il n’était pas tout à fait clair dans quels cas une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue par ailleurs ne serait pas discriminatoire. La Cour suprême a abordé cette question dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497 (Law). Dans cet arrêt, la Cour suprême s’est penchée sur l’évolution de la jurisprudence en matière de droit à l’égalité et a tenté de peaufiner le concept de discrimination. Plus précisément, elle a conclu que l’on ne porterait atteinte à l’égalité réelle que dans les cas où la différence de traitement défavorable exercée par le gouvernement a un effet négatif sur la dignité humaine d’une personne. S’exprimant au nom d’un tribunal unanime, le juge Iacobucci a résumé « les trois grandes questions » sur lesquelles un tribunal doit se pencher lorsqu’il est appelé à se prononcer sur une allégation fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte. En premier lieu, le tribunal doit déterminer si la loi contestée établit une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles et si elle omet de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles. En deuxième lieu, le tribunal doit déterminer si la différence de traitement est fondée sur des motifs énumérés ou analogues. En troisième lieu, le tribunal doit déterminer, en répondant à la question suivante, si la loi a un but ou un effet discriminatoire :

La différence de traitement est-elle discriminatoire en ce qu’elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d’un avantage d’une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion que l’individu touché est moins capable ou est moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération?

(Arrêt Law, à la page 549.)

[47]  En tentant de déterminer si la différence de traitement constitue de la discrimination réelle, le juge Iacobucci a proposé quatre facteurs contextuels pertinents : 1) la préexistence d’un désavantage subi par le demandeur ou par le groupe auquel il appartient; 2) la correspondance, ou l’absence de correspondance, entre le ou les motifs sur lesquels l’allégation de discrimination est fondée et les besoins, les capacités ou la situation propres au demandeur ou groupe concerné; 3) l’objet ou l’effet d’amélioration, ou l’absence de celui-ci, de la loi contestée eu égard à certains membres de la société; 4) la nature et l’étendue de l’avantage ou du droit duquel le demandeur estime avoir été privé (arrêt Law, aux pages 550 à 552).

[48]  Près d’une décennie plus tard, la Cour suprême s’est de nouveau efforcée de rationaliser l’application de la garantie à l’égalité et de répondre à certaines des critiques formulées à l’encontre du cadre proposé dans l’arrêt Law. Ces critiques portaient principalement sur l’utilisation du critère de l’atteinte à la dignité humaine, l’application des facteurs contextuels et le recours à des éléments de comparaison requis par le cadre établi dans l’arrêt Law. Tant dans l’arrêt R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483 (Kapp), que dans l’arrêt Withler, la Cour suprême, à l’unanimité, dans des motifs conjoints de la juge en chef McLachlin et de la juge Abella, a souligné que le concept d’égalité réelle demeurait et demeure l’élément central du cadre analytique. À la lumière de cet objectif global, la Cour dans l’arrêt Kapp a reformulé l’analyse en trois étapes en une démarche en deux étapes : 1) La loi, à première vue ou dans son effet, crée-t-elle une distinction fondée sur un ou des motifs énumérés ou analogues? 2) La distinction impose-t-elle un fardeau ou refuse-t-elle un avantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes?

[49]  Cette démarche a depuis été appliquée de façon uniforme : arrêt Withler, au paragraphe 30; Bande et nation indiennes d’Ermineskin c. Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 R.C.S. 222, au paragraphe 188; Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61, aux paragraphes 186, 324 et 418 (Québec c. A); Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548, aux paragraphes 19 et 20 (Taypotat); Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2018 CSC 18, au paragraphe 22. Reconnaissant que la notion de dignité humaine est abstraite et subjective et par conséquent difficile à appliquer et que l’analyse comparative est quelque peu artificielle, la Cour a souligné que les quatre facteurs contextuels énumérés dans l’arrêt Law doivent être considérés comme étant non pas un critère formaliste, mais un moyen de mettre l’accent sur le principal enjeu de l’article 15, à savoir à la lutte contre la discrimination, au sens de la perpétuation d’un préjugé et de l’application de stéréotypes (arrêt Kapp, aux paragraphes 23 et 24).

[50]  En traitant de ces motifs, la Cour suprême a écrit dans l’arrêt Withler :

Qu’elle vise à déterminer si un désavantage est perpétué ou si un stéréotype est appliqué, l’analyse requise par l’art. 15 appelle l’examen de la situation des membres du groupe et de l’incidence négative de la mesure sur eux. Il s’agit d’une analyse contextuelle, non formaliste, basée sur la situation véritable du groupe et sur le risque que la mesure contestée aggrave sa situation.

(Arrêt Withler, au paragraphe 37.)

[51]  L’approche de la Cour suprême à l’égard de la comparaison est particulièrement pertinente en l’espèce. En soulignant avec vigueur que l’égalité réelle (qui se définit par l’effet réel de la loi contestée et non par la simple existence ou la simple absence d’une différence) doit être au cœur de l’analyse requise par l’article 15, la Cour suprême a insisté sur le fait qu’une analyse formelle fondée sur une comparaison du groupe de demandeurs à un groupe « se trouvant dans une situation semblable » ne garantit pas la suppression du mal auquel le paragraphe 15(1) vise à remédier (arrêt Withler, aux paragraphes 39 et 40). La Cour a reconnu que l’utilisation de groupes de comparaison aux caractéristiques identiques pose un certain nombre de difficultés, dont celles-ci : 1) la définition du groupe de comparaison peut dicter l’analyse et le résultat sans égard à la question de savoir si la distinction crée un désavantage ou perpétue un préjugé ou un stéréotype (arrêt Withler, au paragraphe 56); 2) centrer l’analyse sur la « similitude » par rapport au groupe de comparaison peut mener à la recherche de la similitude plutôt que d’un désavantage (arrêt Withler, au paragraphe 57); 3) limiter l’analyse à une comparaison rigide entre le demandeur et un groupe présentant des caractéristiques toutes identiques aux siennes, sauf une, ne révélerait peut-être pas les cas plus nuancés de discrimination (arrêt Withler, au paragraphe 58); 4) le choix du groupe de comparaison approprié impose un fardeau indu aux demandeurs (arrêt Withler, au paragraphe 59).

[52]  Loin de nier l’utilité générale de la comparaison, la Cour suprême a proposé une démarche plus souple pour évaluer l’effet du régime contesté sur l’égalité réelle. En effet, l’utilisation de la comparaison ne peut être complètement éliminée, car elle est essentielle à l’établissement d’une « distinction ». Ce qui est crucial à la première étape, cependant, ce n’est pas que le demandeur définisse un groupe particulier qui ne partage pas avec lui la caractéristique d’exclusion qui le distingue, mais plutôt qu’il soit capable d’établir qu’il est traité différemment des autres :

Le rôle de la comparaison consiste, à la première étape, à établir l’existence d’une « distinction ». Il ressort du mot « distinction » l’idée que le demandeur est traité différemment d’autrui. La comparaison entre donc en jeu, en ce sens que le demandeur prétend qu’il s’est vu refuser un avantage accordé à d’autres ou imposer un fardeau que d’autres n’ont pas, en raison d’une caractéristique personnelle correspondant à un motif énuméré ou analogue visé par le par. 15(1).

Il n’est pas nécessaire de désigner un groupe particulier qui corresponde précisément au groupe de demandeurs, hormis la ou les caractéristiques personnelles invoquées comme motif de discrimination. Dans la mesure où le demandeur établit l’existence d’une distinction fondée sur au moins un motif énuméré ou analogue, la demande devrait passer à la deuxième étape de l’analyse. Cette démarche offre la souplesse requise pour l’examen des allégations fondées sur des motifs de discrimination interreliés. Elle permet également d’éviter le rejet immédiat de certaines demandes s’il se révèle impossible de désigner un groupe dont les caractéristiques correspondent précisément à celles du demandeur.

(Arrêt Withler, aux paragraphes 62 et 63.)

[53]  La Cour a ajouté qu’il sera plus difficile d’établir l’existence d’une distinction lorsque la discrimination alléguée est de nature indirecte. Dans un tel cas, le demandeur a « une tâche plus lourde » à la première étape, parce que la mesure contestée s’applique à première vue de la même façon à tous (arrêt Withler, au paragraphe 64). Comme l’a déclaré la Cour, « [l]’existence d’un désavantage historique ou sociologique pourrait aider à démontrer que la loi impose au demandeur un fardeau qu’elle n’impose pas à d’autres ou lui refuse un avantage qu’elle accorde à d’autres. Le débat sera centré sur l’effet de la loi et sur la situation du groupe de demandeurs » (arrêt Withler, au paragraphe 64).

[54]  À la deuxième étape, cependant, le recours à la comparaison peut être utile pour mieux comprendre la situation du demandeur ainsi que le désavantage ou le stéréotype auquel il allègue être soumis. Comme l’a écrit la Cour, « [à] cette étape, la comparaison peut favoriser une meilleure compréhension contextuelle de la situation du demandeur dans le cadre d’un régime législatif et dans la société en général et aider ainsi à déterminer si la mesure législative ou la décision contestée perpétue un désavantage ou un stéréotype » (arrêt Withler, au paragraphe 65).

[55]  À la lumière de ces principes, je vais maintenant examiner les observations de l’appelante et des intervenants.

[56]  L’appelante ne soutient pas que l’alinéa 133(1)j) du RIPR crée une distinction directe et explicite fondée sur un motif énuméré ou analogue. Elle soutient plutôt que, bien que neutre à première vue, l’exigence relative au RVM a un effet différent sur elle et qu’elle est touchée de façon disproportionnée en tant que femme racialisée ayant une déficience. Autrement dit, les membres des communautés racialisées, les femmes et les personnes ayant une déficience connaissent des taux de chômage plus élevés, gagnent moins d’argent et sont plus susceptibles de vivre dans la pauvreté, donc ils sont moins susceptibles de satisfaire à l’exigence relative au RVM.

[57]  En mettant l’accent sur un paragraphe des motifs de la SAI, et plus particulièrement sur une ligne de ce paragraphe, l’appelante soutient que la conclusion de la SAI (confirmée par la Cour fédérale) voulant que l’alinéa 133(1)j) du RIPR ne crée pas de distinction visée par l’article 15 repose sur une mauvaise interprétation du droit et sur l’application du mauvais critère juridique aux faits dont la SAI était saisie. Le paragraphe des motifs de la SAI en cause est rédigé ainsi :

[105]  En outre, le tribunal constate que l’appelante n’a pas établi que l’article 133 du RIPR crée une distinction fondée sur les motifs énumérés ou autre[s] motifs analogues. Après examen du témoignage et de la documentation statistique générale connexe antérieurement analysés, le tribunal juge qu’ils sont larges, fragiles, non définitifs, souvent contradictoires et parfois non directement applicables à l’appelante (ni même à un groupe qui aurait pu être jugé comparable). En ce qui a trait à un contexte « intersectionnel », la preuve n’était pas suffisamment probante pour créer un groupe réellement comparatif ou pour démontrer l’incidence réelle de l’article 133 du RIPR sur ce groupe. La preuve était souvent nébuleuse et ne démontrait pas un lien de cause à effet s’étant traduit par une incidence disproportionnée ou un effet défavorable.

[58]  Selon une interprétation objective de ce paragraphe, il m’apparaît que la SAI s’est concentrée sur l’insuffisance de la preuve démontrant que l’appelante , en raison de ses caractéristiques personnelles, s’était vu refuser un avantage dont jouissaient d’autres personnes ou imposer un fardeau que d’autres n’avaient pas. Loin de s’appuyer sur la « la notion périmée des groupes de comparaison », comme l’a fait valoir l’appelante (motifs de la Cour fédérale, au paragraphe 172), la SAI n’était tout simplement pas convaincue, sur le fondement de la preuve présentée, qu’il existait un lien de cause à effet entre le rejet de la demande de parrainage de l’appelante en raison de l’exigence relative au RVM et les motifs intersectionnels qu’elle a invoqués.

[59]  Même si les motifs de la SAI auraient pu être plus détaillés et mieux exprimés, je ne crois pas que la SAI ait fondé sa décision sur le principe erroné selon lequel la définition d’un groupe de comparaison est une condition essentielle à l’établissement de l’existence d’une distinction. Tout d’abord, dans une note de bas de page au paragraphe 105 cité ci-dessus, la SAI a renvoyé à juste titre à la jurisprudence pertinente et actuelle de la Cour suprême sur cette question (arrêt Québec c. A et arrêt Withler). En outre, il semble que la SAI ne faisait pas référence à un groupe de comparaison comme on l’entendait communément, c’est-à-dire un groupe qui « “reflète les caractéristiques du demandeur (ou du groupe demandeur) qui sont pertinentes quant au bénéfice ou à l’avantage recherché” hormis la caractéristique personnelle à l’origine du recours » (arrêt Withler, au paragraphe 49). Elle semble plutôt avoir fait usage de cette notion en vue de définir le groupe auquel l’appelante pourrait appartenir et qui pourrait être touché par l’exigence relative au RVM, même si l’appelante ne l’était pas elle-même. Autrement dit, il est clair que la SAI n’est pas tombée dans le piège que l’arrêt Withler visait à éliminer, c’est-à-dire le rejet de demandes d’asile parce que le demandeur n’a pas défini le groupe de comparaison approprié. La SAI a plutôt rejeté la demande de l’appelante parce que celle-ci ne pouvait pas démontrer qu’on l’empêchait de parrainer ses parents en raison d’une distinction fondée sur les motifs qu’elle a invoqués.

[60]  J’ajouterais que le recours à la comparaison n’a pas été entièrement rejeté par la Cour suprême dans l’arrêt Withler et je ne crois pas qu’il puisse l’être non plus. Après tout, l’égalité est une notion intrinsèquement comparative (voir Denise Réaume, « Dignity, Equality, and Comparison » dans Deborah Hellman et Sophia Moreau éd., Philosophical Foundations of Discrimination Law, Oxford University Press, 2013, à la page 7). Comme l’a déclaré le juge McIntyre dans l’arrêt Andrews, l’égalité « [...] est un concept comparatif dont la matérialisation ne peut être atteinte ou perçue que par comparaison avec la situation des autres dans le contexte socio-politique où la question est soulevée » (voir également l’arrêt Law, au paragraphe 56). La Cour suprême n’a pas éliminé le rôle de la comparaison dans l’établissement de l’existence d’une distinction; au contraire, elle maintient dans l’arrêt Withler que la distinction fait nécessairement intervenir une comparaison. Elle a mis en garde contre la notion selon laquelle la comparaison ne peut être établie que par la définition d’un groupe de comparaison qui correspond précisément au groupe de demandeurs, à l’exception des caractéristiques personnelles invoquées comme motif de discrimination (arrêt Withler, aux paragraphes 62 et 63). Ce qui importe, en fin de compte, c’est de savoir si la disposition contestée a un effet différent sur la personne ou le groupe en cause.

[61]  C’est précisément à cet égard que les observations de l’appelante sont insuffisantes. Comme je l’ai déjà mentionné, la discrimination indirecte est plus difficile à établir que la discrimination directe. Il sera toujours plus difficile de démontrer qu’une loi qui semble traiter tout le monde de la même façon a un effet défavorable disproportionné sur un groupe ou sur une personne. Prouver un désavantage sociologique ou historique aidera parfois à démontrer un tel effet préjudiciable, mais il faudra plus qu’une « accumulation d’intuitions » et une preuve statistique générale ayant peu ou pas de lien avec le contexte particulier de la demande (arrêt Taypotat, aux paragraphes 31, 32 et 34).

[62]  En l’espèce, l’appelante a déposé de nombreux éléments de preuve censés documenter les désavantages socio-économiques avec lesquels sont aux prises les femmes, les personnes handicapées et les membres de communautés racialisées, ainsi que des éléments de preuve démontrant le rôle important que joue la famille pour amener ces groupes défavorisés à participer pleinement à la société canadienne. L’appelante a également fourni des éléments de preuve concernant sa situation personnelle, ses antécédents limités en matière d’emploi et les répercussions négatives sur elle et sa famille de leur séparation. Après avoir examiné ces éléments de preuve, la SAI en est venue à la conclusion qu’ils n’aidaient pas vraiment à démontrer que l’exigence relative au RVM avait un effet préjudiciable en fonction de la race, du sexe ou de la déficience. La SAI a dit de ces éléments de preuve qu’ils étaient« larges », « fragiles », « non définitifs », « souvent contradictoires », « parfois non directement applicables à l’appelante » et « souvent nébuleu[x] » (motifs de la SAI, au paragraphe 105). Elle a également affirmé ceci :

[104]  Toutefois, l’appelante s’est presque entièrement appuyée sur une preuve vaste et générale, et n’a pas présenté de cas particuliers lui étant liés. L’évolution historique de la législation en matière d’immigration et les preuves statistiques au sujet de la race et du marché de l’emploi qu’elle a présentées sont en grande partie trop indirectes aux fins de cet appel. Elle a fourni des preuves directes minimales au sujet de sa propre situation, reliant toute absence de ressources financières à ces caractéristiques. Rien ne prouve qu’elle s’est vue refuser un emploi en raison d’une discrimination. En fait, comme nous l’avons vu plus haut dans cette décision, très peu de preuves à l’appui ont été présentées quant au revenu ou aux ressources financières de l’appelante.

[63]  La déférence s’impose manifestement dans le contrôle judiciaire de ces conclusions de fait isolables (arrêt Consolidated Fastfrate, au paragraphe 26). Devant la Cour fédérale, l’appelante a fait valoir que la SAI avait fait fi du contexte social, politique et juridique général de l’affaire et qu’elle avait choisi de ne pas analyser les éléments de preuve socio-économiques importants. La Cour fédérale a rejeté cette observation, estimant que la preuve statistique générale produite par l’appelante n’établissait pas l’existence d’un effet préjudiciable et par conséquent ne pouvait établir que l’alinéa 133(1)j) du RIPR créait une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue. À mon avis, la Cour fédérale pouvait tirer une telle conclusion. Loin de simplement faire comme la SAI et de [traduction] « rejeter la preuve en sciences sociales du revers de la main sans l’examiner en détail » (mémoire de l’appelante, au paragraphe 38), la Cour fédérale s’est fondée sur la jurisprudence pertinente selon laquelle « la principale considération doit être l’effet de la loi sur l’individu ou le groupe concerné » (arrêt Andrews, à la page 165, cité dans l’arrêt Québec c. A, au paragraphe 319, par la juge Abella; voir aussi l’arrêt Withler, au paragraphe 39). Pour ce motif, elle a conclu, tout comme la SAI, que c’est à cet égard que les éléments de preuve de l’appelante étaient insuffisants. Comme je m’appliquerai maintenant à le démontrer, cette conclusion de la SAI était raisonnable à la lumière des éléments de preuve présentés par l’appelante.

[64]  L’appelante a fait témoigner trois experts à l’audience sur les questions constitutionnelles devant la SAI : M. Grace-Edward Galabuzi, Mme Roxanne Mykitiuk et Mme Susan Chuang. Les intervenants pour leur part ont fait témoigner Mme Debbie Douglas, directrice générale de l’Ontario Council of Agencies Serving Immigrants (OCASI). Après examen minutieux de leurs affidavits, ainsi que de leur interrogatoire et de leur contre-interrogatoire, je suis d’avis qu’il s’agissait d’une décision raisonnable pour la SAI de ne pas accorder une valeur probante importante à leurs témoignages sur la question centrale du présent appel, c’est-à-dire l’existence ou non d’un effet préjudiciable produit par l’exigence relative au RVM sur les personnes comme l’appelante en raison de leur race, de leur sexe ou de leur déficience.

[65]  M. Galabuzi, professeur agrégé au département de politique et d’administration publique de l’Université Ryerson, a témoigné au sujet de l’accès limité des femmes et des personnes racialisées au marché du travail et de l’incidence probable que cela pourrait avoir sur leur capacité à satisfaire à l’exigence relative au RVM. Ses recherches ont porté sur la racialisation et le sexe dans le marché du travail. Il a fait remarquer par exemple que, [traduction] « entre 2000 et 2005, les Canadiens racialisés ne touchaient que 81,4 cents pour chaque dollar versé aux Canadiens non racialisés » (dossier d’appel, à la page 730). De plus, [traduction] « les personnes racialisées, en particulier les femmes racialisées, et les femmes en général sont plus susceptibles d’être sans emploi et pendant de plus longues périodes que les autres Canadiens. Lorsqu’elles occupent un emploi, elles sont plus susceptibles d’exercer des emplois peu rémunérés et de se retrouver dans des secteurs où les salaires sont moins élevés » (dossier d’appel, aux pages 730 et 734). Les Canadiens racialisés sont également plus susceptibles d’être au bas de l’échelle des revenus – 69 % comparativement à 56 % des Canadiens non racialisés – et [traduction] « sont de deux à trois fois plus susceptibles que les autres membres de la collectivité d’être pauvres » (dossier d’appel, à la page 737). Ce phénomène est appelé racialisation et féminisation de la pauvreté au Canada (dossier d’appel, à la page 737).

[66]  Dès le départ, M. Galabuzi postule que l’utilisation d’un RVM pour déterminer l’admissibilité au parrainage familial a une incidence disproportionnée sur les groupes racialisés et les femmes en raison des inégalités économiques et des inégalités de revenu persistantes selon la race et le sexe. Il affirme que, en raison de ces différences dans l’accès au marché du travail, [traduction] « l’application apparemment neutre de la règle énoncée à [l’alinéa 133(1)j) du RIPR] en ce qui concerne le regroupement des familles a des effets disparates et préjudiciables sur les groupes racialisés et les femmes » (dossier d’appel, à la page 725).

[67]  Il revient sur ce thème dans le paragraphe final de son affidavit, où il affirme :

[traduction] 

43. Je termine en faisant remarquer que, à cause de l’application de l’exigence relative au revenu vital minimum, il y a certainement différence de traitement quant à la capacité des citoyens canadiens et des résidents permanents de parrainer les membres de leur famille en raison des inégalités entre les races et entre les sexes sur le marché du travail canadien et de l’accès différent à la structure de revenu. Étant donné que des différences selon la race et le sexe se manifestent dans l’emploi, les tendances dans les revenus d’emploi et la situation de faible revenu et étant donné que ces différences sont attribuables à des facteurs structurels et systémiques échappant au contrôle des personnes, l’écart économique vécu par les groupes racialisés et les femmes persistera et est peu susceptible de changer dans un avenir rapproché. En tant que groupe, les membres des communautés racialisées continueront d’être surreprésentés dans le groupe à faible revenu. Par conséquent, ils seront vraisemblablement touchés de façon disproportionnée par l’exigence en matière de revenu vital minimum pour le parrainage de la catégorie du regroupement familial.

(Dossier d’appel, à la page 740.)

[68]  Ce qui pose principalement problème dans l’affirmation de M. Galabuzi selon laquelle les groupes racialisés et les femmes sont touchés de façon disproportionnée par le RVM, c’est le fait qu’elle repose sur des inférences et des hypothèses. Comme l’a fait observer la SAI, M. Galabuzi n’a pas fait de recherches sur les taux ou les tendances relativement à l’accueil ou au rejet des demandes de parrainage sur le fondement de l’exigence relative au RVM. Il n’y a pas non plus d’analyse dans son affidavit (et encore moins des données probantes) à l’appui de son affirmation selon laquelle les femmes, les membres des communautés racialisées et les personnes handicapées sont, en raison de l’exigence relative au RVM, traités différemment des autres lorsqu’ils tentent de parrainer des parents ou des grands-parents. En fait, M. Galabuzi a admis en contre-interrogatoire que la dernière phrase du paragraphe 43 de son affidavit (dossier d’appel, à la page 740) est conjecturale.

[69]  Bien que le témoignage de M. Galabuzi fasse état de disparités dans le revenu selon le sexe et la race, je souscris à la conclusion de la SAI et de la Cour fédérale selon laquelle aucune de ces disparités n’a de lien précis avec l’effet de l’exigence relative au RVM. M. Galabuzi ne s’appuie pas sur des études à cet égard, mais tire plutôt une inférence de ses connaissances et d’autres études concernant l’accès limité au marché du travail qu’il a transposées à l’exigence relative au RVM. Il n’était pas déraisonnable de conclure que ce genre de preuve ne permet pas d’établir que l’appelante et les personnes qui partagent ses caractéristiques se voient refuser un avantage particulier que d’autres reçoivent. D’ailleurs, ce témoignage est également contredit par des éléments de preuve plus pertinents et plus précis concernant les taux d’accueil et de refus, dont il sera question plus loin dans les présents motifs.

[70]  Le deuxième expert que l’appelante a fait témoigner est Mme Mykitiuk, professeure agrégée à la faculté de droit Osgoode Hall. On lui a demandé de fournir un témoignage d’opinion et des éléments de preuve sur la discrimination, les obstacles et la pauvreté auxquels sont confrontées les personnes handicapées et leur famille et sur la façon dont l’exigence relative au RVM peut toucher les personnes handicapées qui souhaitent parrainer leur famille à l’étranger. Elle a conclu, d’après son expérience et ses recherches, que le RVM [traduction] « a un effet préjudiciable disproportionné sur les personnes handicapées, car elles sont plus susceptibles de vivre dans la pauvreté et d’être aux prises avec des obstacles socio-économiques importants » (dossier d’appel, à la page 1396). Elle a également conclu que l’exigence relative au RVM les prive de la présence de parents dont le soutien est essentiel à leur participation pleine et égale à la société canadienne. Toutefois, son témoignage est entaché des mêmes lacunes que celui de M. Galabuzi.

[71]  Mme Mykitiuk a affirmé dans son témoignage que les personnes handicapées sont surreprésentées dans la population à faible revenu (dossier d’appel, à la page 1366). Les femmes handicapées déclarent un revenu moyen inférieur d’environ 4 000 $ à celui des femmes non handicapées, tandis que les hommes handicapés déclarent un revenu moyen inférieur de près de 13 000 $ (dossier d’appel, aux pages 1366 et 1367). Plus la déficience est grave, moins le revenu est élevé (dossier d’appel, à la page 1368). Toutefois, le revenu des personnes handicapées demeure plus stable tout au long de leur vie que celui des personnes non handicapées (dossier d’appel, aux pages 1367 et 1368). Les personnes handicapées ont également un taux d’emploi inférieur d’environ 20 % à celui des personnes non handicapées (dossier d’appel, à la page 1368).

[72]  Mme Mykitiuk s’est ensuite penchée sur un certain nombre d’obstacles socio-économiques auxquels se heurtent couramment les personnes handicapées, notamment l’accessibilité en milieu de travail, le logement approprié, l’accessibilité de l’aide et des technologies d’aide et la scolarité. Elle a également souligné l’importance du soutien familial pour le bien-être des parents d’enfants handicapés. Toutefois, comme l’a souligné la SAI, Mme Mykitiuk a surtout fait référence à des études portant sur les parents d’enfants handicapés plutôt que sur les personnes handicapées elles-mêmes. L’appelante n’ayant pas d’enfants handicapés, mais alléguant plutôt son propre handicap, il était raisonnable de conclure que la preuve relative aux parents d’enfants handicapés était d’une pertinence limitée.

[73]  Tout comme la Cour fédérale, et pour un certain nombre de motifs, je ne vois aucune raison de modifier la conclusion de la SAI selon laquelle le témoignage de Mme Mykitiuk est d’une pertinence limitée. Celle-ci n’a pas fait le lien entre ses opinions et ses commentaires et la situation particulière de l’appelante, ne serait-ce que parce que l’appelante n’a pas d’enfants handicapés.

[74]  Fait plus important encore, le témoignage de Mme Mykitiuk vise à démontrer que les personnes handicapées ont généralement un revenu plus faible et qu’elles bénéficient du soutien que les membres de leur famille (notamment leur famille élargie) peuvent offrir. Elle a également affirmé que le manque d’aide avec les tâches ménagères de base empêche souvent les femmes handicapées d’avoir accès à du travail rémunéré. Pourtant, elle n’a fourni aucune preuve concernant l’effet de l’exigence relative au RVM sur les personnes handicapées ni, d’ailleurs, sur les femmes racialisées, en ce qui concerne les demandes de parrainage. Dans cette mesure, son témoignage est plus pertinent pour démontrer l’existence d’un désavantage perpétuel que l’existence d’une distinction créée par l’exigence relative au RVM.

[75]  Le troisième témoin appelé à comparaître par l’appelante était Mme Susan Chuang, professeure agrégée au département des relations familiales et de la nutrition appliquée de l’Université de Guelph. Elle a parlé de l’importance du soutien familial, en particulier le soutien des parents et des grands-parents, pour les Canadiens et la société canadienne dans son ensemble. Son affidavit portait en grande partie sur l’apport à divers égards des grands-parents, sur leur rôle essentiel dans le développement positif et sur leur contribution au bien-être et aux relations interpersonnelles de la famille. Selon elle, le soutien affectif et psychologique supplémentaire fourni par la famille est particulièrement important pour les personnes à faible revenu, les femmes et les personnes racialisées.

[76]  La seule référence de Mme Chuang à l’exigence relative au RVM et à son effet se trouve au dernier paragraphe de son affidavit, où elle déclare que, [traduction] « en exigeant que les Canadiens satisfassent à l’exigence relative au revenu vital minimum pour pouvoir parrainer des membres de leur famille, le gouvernement prive les Canadiens, en particulier les femmes, les personnes à faible revenu et les membres de groupes racialisés, d’une partie importante de leur vie » (au paragraphe 47 de son affidavit, dossier d’appel, à la page 1965).

[77]  À mon avis, la SAI a raisonnablement conclu que le témoignage de Mme Chuang avait une faible valeur probante. Celui-ci portait principalement sur les avantages psychologiques que procure aux enfants la présence de leurs grands-parents durant l’enfance et sur le soutien que les grands-parents peuvent offrir, surtout aux femmes, aux communautés racialisées et aux personnes handicapées, en raison de leurs besoins plus élevés à cet égard. Comme l’a souligné la SAI, Mme Chuang a reconnu qu’elle n’a pas écrit d’ouvrages sur le parrainage au titre de la catégorie du regroupement familial et qu’elle n’est pas experte en la matière (motifs de la SAI, au paragraphe 67). De plus grande importance encore, son témoignage présentait un intérêt indirect relativement à la question à trancher en l’espèce, soit celle de savoir si l’appelante s’est vu refuser un avantage et, par conséquent, s’est fait traiter différemment des autres en fonction d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles qui relèvent des motifs énumérés ou analogues. Sur cette question, son affidavit est muet, à l’exception de la simple affirmation dont il a été question plus tôt.

[78]  Enfin, les intervenants se sont appuyés sur le témoignage d’opinion de leur directrice générale, Mme Douglas. Son témoignage a été retenu malgré le fait qu’il s’agissait principalement d’observations plutôt que d’éléments de preuve directs sur des recherches et des résultats et que certains des documents écrits à l’appui relevaient purement et simplement de la plaidoirie. Elle a parlé de la racialisation et de la féminisation de la pauvreté au Canada, du fait que le regroupement des familles est essentiel à l’intégration réussie des immigrants et du fait que l’augmentation du RVM exigé pour les parents et les grands-parents est prohibitive pour les groupes racialisés et les femmes. Elle a fait référence à des recherches et à des analyses de politiques montrant l’apport économique positif des parents et des grands-parents parrainés. Elle a discuté de l’effet disproportionné de l’exigence relative au RVM sur les communautés d’immigrants racialisées parce qu’elles ont une conception plus large de la « famille », une conception qui va au-delà du modèle nucléaire occidental. Elle a également affirmé que les recherches de l’OCASI, [traduction] « qu’elles soient théoriques, empiriques ou anecdotiques », montrent que les parents et les grands-parents parrainés souvent fournissent des services de garde et d’éducation essentiels et sont un appui au sain développement psychologique et affectif des jeunes.

[79]  Au cours de son contre-interrogatoire, Mme Douglas a reconnu que l’OCASI n’a fait aucune recherche statistique sur le taux d’accueil des parrainages de parents et de grands-parents ni sur les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. Il n’y a pas non plus eu d’étude de l’OCASI sur les coûts associés au regroupement des familles. À la lumière du témoignage de Mme Douglas et des lacunes de certains des sondages sur lesquels celle-ci s’est appuyée, il n’était pas déraisonnable que la SAI accorde peu de poids à son affidavit. Bien que je n’irais pas jusqu’à dire, comme l’a fait la SAI, qu’elle militait pour que l’on fasse abstraction des considérations d’ordre économique en matière d’immigration, je suis convaincu que son témoignage n’a rien apporté d’autre que des éléments de preuve anecdotiques quant à l’effet disproportionné qu’a sur l’appelante et d’autres personnes partageant des caractéristiques semblables l’augmentation du RVM exigé pour le parrainage des parents et des grands-parents.

[80]  Pour résumer, il était raisonnable pour la SAI de conclure que l’appelante et les intervenants n’avaient pas établi que l’exigence relative au RVM crée une distinction fondée sur des motifs énumérés et qu’elle a un effet disproportionné sur l’appelante en tant que femme handicapée racialisée. Bien que les éléments de preuve décrivent clairement les désavantages socio-économiques auxquels font face les femmes, les personnes ayant une déficience et les membres des communautés racialisées et qu’ils démontrent l’importance de la famille pour que ces groupes désavantagés participent pleinement à la société canadienne, je ne vois aucune raison de modifier la conclusion de la SAI selon laquelle la preuve était trop indirecte et vague pour corroborer la prétention que le RVM a un effet défavorable sur l’appelante ou les groupes dont elle fait partie. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Withler, au paragraphe 64, les demandeurs qui cherchent à établir qu’une loi est indirectement discriminatoire auront « une tâche plus lourde » à la première étape du test que requiert le paragraphe 15(1). Une preuve statistique générale qui n’est liée qu’indirectement au contexte particulier de la demande ne suffira pas à établir un effet préjudiciable; la preuve « doit comprendre davantage qu’une accumulation d’intuitions » (arrêt Taypotat, au paragraphe 34).

[81]  Au bout du compte, c’est sur les effets défavorables causés par la mesure législative contestée ou auxquels celle-ci contribue que doit se centrer l’analyse, et non sur les facteurs sociaux et économiques qui existent indépendamment de la disposition (voir l’arrêt Withler, au paragraphe 39). Sinon, toute augmentation des frais liés à la prestation de services publics par l’État, par exemple, éveillerait immanquablement les soupçons et serait présumée constituer une violation du droit à l’égalité prévu à l’article 15 dès son application aux groupes défavorisés sur le plan économique. Pourtant, la situation économique ou la pauvreté ne constituent pas des caractéristiques immuables ou modifiables uniquement à un prix inacceptable sur le plan de l’identité personnelle (voir par exemple l’arrêt Toussaint c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CAF 146, [2013] 1 R.C.F. 3, au paragraphe 59, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada rejetée, 34336 (3 novembre 2011). C’est pourquoi une mesure contestée créera une distinction inadmissible seulement si l’on peut établir, dans les faits, qu’elle a un effet disproportionné sur un groupe de personnes qui partagent une ou plusieurs caractéristiques énumérées ou analogues.

[82]  Les arguments de l’appelante et des intervenants reposent sur la notion qu’une majorité importante de répondants souhaitant parrainer des parents et des grands-parents sont des immigrants (en effet, il semblerait que presque tous les répondants nés au Canada parrainent des époux et des conjoints, tandis que 99 % des répondants souhaitant parrainer des parents et des grands-parents sont des immigrants). De ce fait, il s’ensuivrait que, compte tenu des désavantages sociétaux généralisés qu’ils subissent en raison de leur race, de leur sexe et de leur déficience, les immigrants racialisés, les femmes et les personnes handicapées représenteraient les groupes les plus touchés lorsque le RVM constitue une exigence à laquelle doit satisfaire le répondant. Malheureusement pour l’appelante, la preuve ne corrobore pas cette hypothèse; en effet, la preuve présentée par l’intimé tend à prouver que l’exigence relative au RVM n’a pas d’effet disproportionné sur les femmes et les immigrants racialisés.

[83]  La déclaration sous serment d’Alexandre Bilodeau, employé par CIC à titre d’agent de statistiques, fournit des données tirées du Système mondial de gestion des cas informatisé concernant les demandes de parrainage de parents et de grands-parents de 2012 à 2014. Ces données montrent que les femmes ne sont pas touchées de façon disproportionnée par l’exigence relative au RVM. Pour ces trois années, les femmes ont présenté en moyenne plus de demandes de parrainage que les hommes (57,91 % comparativement à 42,06 %). Ce qui est plus intéressant encore, c’est que les demandes de parrainage des femmes ont aussi été accueillies 57,7 % du temps, ce qui montre que les femmes ne subissaient pas d’effet préjudiciable causé par les exigences d’admissibilité à la qualité de répondant. La SAI le souligne au paragraphe 90 de ses motifs.

[84]  Je prends note que l’appelante a également fourni des données, par région, sur le pourcentage de demandes de parrainage où le demandeur principal était une femme, de 2002 à 2011 (affidavit de Jack Cheng, pièces K et L, dossier d’appel, aux pages 2974 et 2978). Toutefois, ces données ne sont pas aussi convaincantes parce qu’elles ne sont pas liées aux taux d’accueil et de rejet. Elles indiquent seulement qu’il y a proportionnellement moins de répondants et demandeurs principaux de sexe féminin en Asie et en Afrique, régions où les gens sont plus susceptibles d’être racialisés.

[85]  D’autres données présentées par l’appelante classent, en fonction du sexe des demandeurs principaux et de leur région d’origine, les demandes qui ne satisfaisaient pas à l’exigence relative au RVM et qui ont été transmises à des bureaux des visas (affidavit de Jack Cheng, pièce M, dossier d’appel, à la page 2982). Encore une fois, ces données ne sont pas convaincantes parce qu’elles ne sont pas liées aux taux d’accueil et de rejet. Le fait qu’une demande ait été transmise ou non à un bureau des visas n’a pas pour corollaire son accueil ou son rejet. De plus, aucune distinction n’est faite entre les hommes et les femmes ni entre les demandeurs provenant de pays racialisés et ceux provenant de pays non racialisés.

[86]  Les intervenants ont également invoqué le motif de la situation de famille. À leur avis, l’exigence relative au RVM est discriminatoire envers les personnes célibataires, divorcées, veuves ou non mariées qui veulent parrainer les membres de leur famille les plus proches (c.-à-d. leurs parents et grands-parents). Ils font remarquer que, contrairement à ces personnes, les demandeurs qui veulent parrainer leur époux, leur conjoint de fait ou leurs enfants à charge ne sont pas tenus de satisfaire à l’exigence relative au RVM pour faire venir leurs proches au Canada. À mon avis, ce motif est lié à la situation de famille et nous n’en sommes pas saisis en bonne et due forme. L’appelante, dont l’époux et les enfants vivent au Canada, n’a pas invoqué ce motif, et les intervenants ne peuvent élargir le litige au-delà de ce qui a été soulevé par les parties.

[87]  En ce qui a trait aux allégations de discrimination raciale, les données figurant au tableau 3 et au tableau 5 annexés à l’affidavit d’Alexandre Bilodeau (qui fait état du nombre global de répondants approuvés et refusés par pays d’origine) démontrent qu’il n’y a pas d’effet défavorable disproportionné chez les demandeurs sud-asiatiques comparativement aux demandeurs de pays européens ou nord-américains. Selon ces données, le taux d’accueil des demandes de demandeurs sud-asiatiques n’était inférieur à celui des demandeurs nord-américains et européens que de 4 %.

[88]  De plus, il convient de souligner que ce taux de rejet comprend tous les motifs, non pas seulement le non-respect de l’exigence relative au RVM. De 2012 à 2014, selon le tableau 4 (nombre total de répondants refusés par motif du refus) joint à l’affidavit de M. Bilodeau, il semble que 91,9 % de toutes les demandes de parrainage ont été accueillies, ce qui signifie que 7,9 % des demandes ont été rejetées. Sur ces 7,9 %, 43 % des demandes ont été rejetées parce qu’elles ne satisfaisaient pas à l’exigence relative au RVM, de sorte qu’au bout du compte, seulement 3,4 % de toutes les demandes de parrainage ont été rejetées en raison de cette exigence. De plus, une proportion importante des demandes rejetées sont en fin de compte accueillies en appel devant la SAI. De 2009 à 2014, 1 120 appels concernant le non-respect de l’exigence relative au RVM ont été entendus. Parmi eux, 60,45 % ont été accueillis et seulement 16,07 % ont été rejetés (les autres appels ont été retirés ou abandonnés) (affidavit de Fraser Fowler, pièce K, dossier d’appel, à la page 3960). De plus, il n’existe pas de lien statistique entre les motifs énumérés à l’article 15 de la Charte (ni, d’ailleurs, le pays d’origine du répondant) et l’accueil ou le rejet des demandes de parrainage de parents et de grands-parents.

[89]  Enfin, en ce qui concerne les allégations de discrimination fondée sur la déficience physique ou mentale, ni l’intimé ni l’appelante et les intervenants n’ont fourni de données. Étant donné qu’il incombe à l’appelante d’établir l’existence d’une distinction, la SAI pouvait raisonnablement conclure que l’appelante n’a pas produit de preuve directe à cet égard.

[90]  Avant de conclure, il faut dire un mot au sujet de l’observation des intervenants selon laquelle les répondants potentiels qui sont des immigrants racialisés choisissent de façon disproportionnée de ne pas présenter de demande de parrainage pour les parents et les grands-parents parce qu’ils savent qu’ils ne satisferont pas à l’exigence relative au RVM. Ils ont étayé cette assertion par un sondage mené par l’OCASI qui démontrait qu’une grande proportion des 87 participants à une conférence de formation en perfectionnement professionnel en 2012 connaissaient des clients qui auraient aimé parrainer des membres de leur famille, mais qui ne l’avaient pas fait en raison de l’exigence d’admissibilité relative au RVM.

[91]  Ce sondage pose problème pour plusieurs raisons. Premièrement, aucun des sujets interrogés n’est un demandeur potentiel; au contraire, ce sont tous des employés de l’OCASI. Deuxièmement, l’échantillon est trop petit pour produire des résultats convaincants. Troisièmement, la question [traduction] « connaissez-vous des clients qui auraient aimé parrainer des membres de leur famille, mais qui ne l’ont pas fait en raison du critère d’admissibilité relatif au seuil de faible revenu [RVM]? » (dossier d’appel, à la page 3107) est beaucoup trop imprécise pour que l’on puisse estimer la quantité de demandeurs potentiels qui auraient pu être dissuadés. Ceux qui ont répondu par l’affirmative auraient pu connaître un seul de ces clients ou encore, des dizaines de ces clients; à l’inverse, plusieurs employés pouvaient connaître les mêmes demandeurs potentiels dissuadés par l’exigence relative au RVM. Quatrièmement, le sondage n’indique pas la proportion de demandeurs potentiels qui n’ont pas été dissuadés de présenter une demande par rapport à ceux qui l’ont été. Il n’indique pas non plus si les demandeurs potentiels qui sont des personnes handicapées ou racialisées ou des femmes sont davantage représentés dans la deuxième catégorie, c’est-à-dire ceux qui ont été dissuadés de présenter une demande en raison de l’exigence relative au RVM. En raison de toutes ces lacunes, la SAI pouvait raisonnablement accorder peu ou pas de poids à cet élément de preuve.

[92]  En conclusion, je suis d’avis que la SAI n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle en évaluant la preuve produite à l’appui de la contestation fondée sur l’article 15. Il incombait à l’appelante de démontrer que l’alinéa 133(1)j) du RIPR avait eu un effet préjudiciable sur elle (ou des personnes se trouvant dans la même situation qu’elle) et que, par conséquent, on lui avait refusé l’avantage d’être admissible au parrainage de ses parents. Les éléments de preuve que l’appelante et les intervenants ont présentés à l’appui de la demande n’ont pas permis à l’appelante de s’acquitter de ce fardeau; par conséquent, il n’est pas nécessaire de passer à la deuxième étape du test que requiert le paragraphe 15(1) de la Charte, soit déterminer si la distinction causée par l’exigence relative au RVM est discriminatoire.

C.  L’alinéa 133(1)j) du RIPR contrevient-il à l’article 7 de la Charte?

[93]  Il incombe au demandeur désirant établir qu’il y a contravention à l’article 7 de la Charte de démontrer, en premier lieu, qu’une disposition porte atteinte à l’exercice de son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité (ou la prive de ce droit), et en second lieu, que cette atteinte ou cette privation n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale. Cette analyse en deux étapes a été suivie de façon constante par les tribunaux canadiens et a été tout dernièrement réitérée par la Cour suprême dans l’arrêt Ewert c. Canada, 2018 CSC 30, au paragraphe 68.

[94]  À la première étape de cette analyse, l’appelante doit démontrer qu’un des droits énumérés est en jeu et qu’il existe un lien de causalité suffisant entre le préjudice qu’elle aurait subi et la loi contestée. Comme la Cour suprême l’a conclu dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, au paragraphe 76 (Bedford), « [l]a norme du lien de causalité suffisant n’exige pas que la mesure législative ou autre reprochée à l’État soit l’unique ou la principale cause du préjudice subi par le demandeur, et il y est satisfait par déduction raisonnable, suivant la prépondérance des probabilités ».

[95]  L’appelante a fait valoir que l’exigence relative au RVM porte atteinte à l’exercice de son droit à la liberté ainsi que de son droit à la sécurité. Elle définit son droit à la liberté comme étant [traduction] « le droit de décider avec qui elle souhaite habiter et du genre de relation qu’elle souhaite entretenir avec les membres de sa famille et le droit d’inculquer à ses enfants les valeurs culturelles et familiales conformes à leur origine ethnique que lui ont transmises ses parents » (mémoire de l’appelante, au paragraphe 56). Pour ce qui est de son droit à la sécurité, elle affirme avoir souffert d’anxiété et de dépression en raison de l’exigence relative au RVM, laquelle l’a privée de la possibilité de réunir sa famille élargie et a causé une séparation familiale à long terme (mémoire de l’appelante, au paragraphe 57). Pour les motifs qui suivent, je conviens avec la SAI que l’alinéa 133(1)j) du RIPR ne contrevient à ni l’un ni l’autre des droits protégés par l’article 7 de la Charte.

[96]  La Cour suprême a répété à maintes reprises que le droit à la liberté protégé par l’article 7 de la Charte n’est pas illimité et qu’il n’englobe pas la moindre décision personnelle qu’une personne peut souhaiter prendre. Seuls les choix qui sont « fondamentalement ou […] essentiellement personnels » sont considérés comme visés par le droit à la liberté. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844, au paragraphe 66 (Godbout) :

L’analyse qui précède ne fait que répéter mon opinion générale selon laquelle la protection du droit à la liberté garanti par l’art. 7 de la Charte s’étend au droit à une sphère irréductible d’autonomie personnelle où les individus peuvent prendre des décisions intrinsèquement privées sans intervention de l’État. Comme les propos que j’ai tenus dans l’arrêt B. (R.) l’indiquent, je n’entends pas par là, je le précise, que cette sphère d’autonomie est vaste au point d’englober toute décision qu’un individu peut prendre dans la conduite de ses affaires. Une telle opinion, en effet, irait à l’encontre du principe fondamental que j’ai formulé au début des présents motifs et dans les motifs de l’arrêt B. (R.), selon lequel nul ne peut, dans une société organisée, prétendre à la garantie de la liberté absolue d’agir comme il lui plaît. J’estime même que cette sphère d’autonomie ne protège pas tout ce qui peut, même vaguement, être qualifié de « privé ». Je suis plutôt d’avis que l’autonomie protégée par le droit à la liberté garanti par l’art. 7 ne comprend que les sujets qui peuvent à juste titre être qualifiés de fondamentalement ou d’essentiellement personnels et qui impliquent, par leur nature même, des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles […]

(Voir également les arrêts R. c. Malmo-Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571, au paragraphe 85; Association des juristes de justice c. Canada (Procureur général), 2017 CSC 55, [2017] 2 R.C.S. 456, au paragraphe 49; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30.)

[97]  Dans l’arrêt Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, au paragraphe 54 (Blencoe), la majorité des juges de la Cour suprême était d’accord avec le juge La Forest dans l’arrêt Godbout pour dire qu’« autonomie personnelle n’est toutefois pas synonyme de liberté illimitée » et a souscrit à son point de vue selon lequel la catégorie des décisions intrinsèquement personnelles qui méritent la protection de la loi est « limitée ». En effet, il y a eu très peu de cas où le droit à la liberté a été appliqué en dehors du contexte de l’administration de la justice. En ce qui concerne les droits familiaux et parentaux, trois juges de la Cour suprême ont estimé que retirer à un parent la garde de ses enfants constitue une violation du droit à la liberté (arrêt Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, au paragraphe 118 (Nouveau-Brunswick)). Dans le même ordre d’idées, la Cour suprême a conclu qu’il y avait eu violation du droit à la liberté du parent lorsqu’on avait imposé sans son consentement un traitement médical à son enfant (arrêt B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315).

[98]  Le droit d’élever un enfant et de prendre des décisions fondamentales à cet égard, notamment en matière de soins médicaux, de toute évidence participe de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles. Il n’est pas du tout clair pour moi que le droit revendiqué par l’appelante de faire venir vivre ses parents et ses frères et sœurs au Canada est de la même nature. Bien que je comprenne qu’il soit important pour l’appelante de pouvoir habiter à proximité de ses parents et de ses frères et sœurs, je ne suis pas convaincu qu’un tel intérêt s’entrelace à ce point avec la « valeur intrinsèque de la vie humaine » et « la dignité inhérente de tout être humain » (arrêt Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, à la page 585).

[99]  Toutefois, je n’ai pas besoin d’en arriver à une conclusion définitive sur cette question en l’espèce. Il est bien établi que les droits garantis par la Charte s’adaptent au contexte et s’interprètent au regard des circonstances dans lesquelles ils sont invoqués. Puisque les membres de la famille avec lesquels l’appelante souhaite être réunie n’ont pas de statut au Canada, je dois m’appuyer sur les principes et les politiques qui sous-tendent le droit de l’immigration pour définir les droits à la liberté et à la sécurité garantis par l’article 7 de la Charte. La Cour suprême a souvent répété que le principe le plus fondamental du droit de l’immigration est que les non-citoyens, comme les membres de la famille de l’appelante, n’ont pas un droit absolu d’entrer au Canada ou d’y demeurer (voir l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711, au paragraphe 27, et l’arrêt Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539, au paragraphe 46 (Medovarski). La Charte elle-même reconnaît cette distinction et y donne effet en prévoyant au paragraphe 6(1) que seuls les citoyens ont le droit d’entrer au Canada, d’y demeurer et d’en sortir. Par suite de ce principe fondamental, la Cour suprême a reconnu que le législateur a le droit d’adopter une politique d’immigration et d’édicter des lois précisant les conditions dans lesquelles les non-citoyens pourront entrer et demeurer au Canada.

[100]  Les tribunaux ont systématiquement refusé de reconnaître que l’article 7 protège le droit à l’unité familiale ou au regroupement des familles. Dans l’arrêt Medovarski, par exemple, l’appelante faisait valoir que l’expulsion la privait « de la liberté de prendre des décisions fondamentales touchant sa vie personnelle, y compris son choix de rester avec son compagnon » et que « la tension psychologique qui résulte de la mesure d’expulsion prise par l’État compromet la sécurité de sa personne » (au paragraphe 45). La Cour suprême a rejeté cette thèse, déclarant qu’« [à] elle seule, l’expulsion d’un non-citoyen ne peut mettre en cause les droits à la liberté et à la sécurité garantis par l’art. 7 de la [Charte] » (au paragraphe 46). De même, la Cour a conclu dans l’arrêt Idahosa c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et Protection civile), 2008 CAF 418, [2009] 4 R.C.F. 293, aux paragraphes 45 à 49, que l’article 7 n’invalide pas le renvoi d’un étranger, à moins qu’il ne puisse être établi que son renvoi dans tel ou tel pays l’exposera à un préjudice grave. En conclusion, la Cour a rejeté l’allégation de l’appelante selon laquelle l’article 7 garantit le droit des parents et des enfants de ne pas être séparés du fait d’une mesure prise par l’État (voir également l’arrêt Naredo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] A.C.F. n° 867 (QL) (C.A.F.)).

[101]  Le renvoi dans leur pays d’origine des parents d’enfants nés au Canada, lorsqu’ils sont interdits de territoire au Canada, n’engage pas non plus les intérêts des enfants au titre de l’article 7. La Charte ne confère à ces enfants aucun droit d’exiger du gouvernement canadien qu’il n’applique pas à leurs parents les sanctions prévues pour la violation des lois canadiennes en matière d’immigration (voir les arrêts Langner c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] A.C.F. n° 469 (QL) (C.A.F.), et Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130.

[102]  Comme il a été souligné à juste titre dans le mémoire des faits et du droit de l’intimé (au paragraphe 32), l’impossibilité pour un répondant de faire venir au Canada l’un de ses parents ou de ses grands-parents non citoyens est encore plus éloignée des droits garantis par l’article 7 que l’expulsion d’un non-citoyen qui se trouve déjà au Canada. Si ce n’était pas le cas, le Canada ne pourrait imposer quelque exigence législative que ce soit (notamment en matière de santé, de criminalité et de sécurité) aux ressortissants étrangers qui souhaiteraient s’établir au Canada. Cela irait à l’encontre du principe le plus fondamental du droit international et du droit constitutionnel canadien, selon lequel un État souverain a le droit de déterminer qui peut entrer sur son territoire et qui peut y rester (sous réserve de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 189 R.T.N.U. 150). Il s’agit là d’une responsabilité gouvernementale par excellence; les citoyens canadiens ou les résidents permanents ne peuvent pas décider eux-mêmes du statut juridique des étrangers. De toute évidence, il ne s’agit pas d’une question relevant du droit à la liberté (ni, d’ailleurs, à la sécurité) que vise à protéger l’article 7 de la Charte.

[103]  Il en va de même du droit à la sécurité de la personne. Non seulement il n’y a pas lieu pour l’appelante d’invoquer ce droit davantage que le droit à la liberté au motif qu’elle ne peut faire venir ses parents et ses frères et sœurs au Canada, qui plus est, il n’existe que très peu d’éléments de preuve attestant un préjudice psychologique suffisamment grave pour prouver qu’il y a violation du droit de l’appelante à la sécurité de sa personne.

[104]  La Cour suprême a clairement établi que, pour faire jouer le droit à la sécurité, le demandeur doit prouver qu’il y a eu ingérence grave de la part de l’État. Comme l’a indiqué le juge en chef Lamer pour la majorité dans l’arrêt Nouveau-Brunswick, au paragraphe 60 :

Pour qu’une restriction de la sécurité de la personne soit établie, il faut donc que l’acte de l’État faisant l’objet de la contestation ait des répercussions graves et profondes sur l’intégrité psychologique d’une personne. On doit procéder à l’évaluation objective des répercussions de l’ingérence de l’État, en particulier de son incidence sur l’intégrité psychologique d’une personne ayant une sensibilité raisonnable. Il n’est pas nécessaire que l’ingérence de l’État ait entraîné un choc nerveux ou un trouble psychiatrique, mais ses répercussions doivent être plus importantes qu’une tension ou une angoisse ordinaires.

(Voir également l’arrêt Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, [2014] 3 R.C.S. 176, aux paragraphes 125 et 126, et l’arrêt Blencoe, aux paragraphes 55 à 61.)

[105]  L’appelante soutient que l’exigence relative au RVM viole son droit à la sécurité, car le fait qu’on lui refuse la possibilité d’être réunie avec sa famille élargie et la séparation à long terme d’avec sa famille lui ont occasionné des répercussions psychologiques telles l’anxiété et la dépression. La SAI a examiné cette observation et a pris note qu’il était difficile pour l’appelante d’être séparée de sa famille et que l’appelante souffrait de dépression et d’anxiété. Pourtant, la SAI en est venue à la conclusion que ces répercussions n’étaient pas graves au point d’atteindre le seuil élevé établi par la jurisprudence et que l’appelante souffrait simplement d’être séparée de ses proches.

[106]  La SAI s’est fortement appuyée sur le fait que l’appelante ne prenait pas ses médicaments même si elle souffrait de dépression et qu’elle a écarté la possibilité de se rendre au Bangladesh sans sa famille pour remédier à son état. De plus, l’appelante a quitté le Bangladesh il y a 20 ans et la SAI a pris note que son anxiété et sa dépression étaient légères. Par conséquent, la SAI a conclu que le préjudice psychologique subi par l’appelante n’était pas plus grave qu’une tension ou une angoisse ordinaires.

[107]  De toute évidence, l’appelante n’est pas d’accord avec cette évaluation, mais elle n’a présenté aucun autre argument concernant son droit à la sécurité. Étant donné que la SAI n’a pas mal interprété le droit et qu’il faut faire preuve de déférence à l’égard de ses conclusions de fait, l’intervention de la Cour ne serait pas justifiée. Il ne s’agit pas de minimiser la douleur et le chagrin que peut éprouver l’appelante à la perspective de ne pas pouvoir être réunie avec ses parents et ses frères et sœurs; toutefois, cela ne suffit pas à établir qu’il y a violation de son droit constitutionnel à la sécurité.

[108]  J’ajouterais que la séparation de l’appelante d’avec sa famille est le résultat de son propre choix, et non le résultat d’une mesure gouvernementale. La Cour a décrit dans l’arrêt De Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 436, [2006] 3 R.C.F. 655, que la décision d’immigrer au Canada sans avoir l’assurance d’être rejoint plus tard par des membres de sa famille est une décision volontaire prise par une personne. Bien que l’appelante ait présumé à tort qu’elle serait tôt ou tard en mesure d’amener les membres de sa famille au Canada, les exigences légales et réglementaires en la matière existent depuis des décennies et étaient en vigueur au moment où l’appelante a fait les démarches pour acquérir un statut au Canada.

[109]  S’appuyant sur l’arrêt Bedford, l’appelante a tenté de faire valoir que la norme du « lien causal suffisant » est souple et qu’elle n’est pas tenue de démontrer que l’exigence relative au RVM est la seule ou la principale cause du préjudice qu’elle subit. On se souviendra que, dans cette affaire, la Cour suprême avait rejeté l’argument du procureur général selon lequel ce n’était pas la loi, mais le choix fait par les travailleurs du sexe de se livrer à des activités intrinsèquement risquées, qui était la véritable cause du préjudice. Le plus haut tribunal du pays a rejeté cet argument, d’une part parce que de nombreux travailleurs du sexe n’ont pas vraiment d’autre solution que de s’adonner à ce genre d’activité, et d’autre part parce que le travail du sexe n’est pas illégal. Dans cette affaire, la question qui se posait sur le plan de la causalité était celle de savoir si les dispositions contestées accroissaient le risque couru par la personne qui se prostitue. Il va sans dire que cette situation n’a rien à voir avec celle de l’appelante. On ne peut pas dire que l’appelante n’avait pas d’autre choix que d’immigrer au Canada et de laisser sa famille derrière elle. De plus, l’appelante cherche à obtenir le droit de faire venir des membres de sa famille au Canada comme elle le voudrait, ce qui n’a jamais été reconnu comme un droit au Canada (ni, d’ailleurs, dans aucun autre pays).

[110]  Étant donné que les droits de l’appelante à la liberté et à la sécurité ne sont pas en cause et qu’il n’y a aucun lien de causalité entre l’exigence relative au RVM et le préjudice que l’appelante dit subir, il n’est pas nécessaire de déterminer s’il y a eu manquement aux principes de justice fondamentale.

VI.  Conclusion

[111]  Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais donc l’appel sans dépens.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

J. D. Denis Pelletier, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Johanne Gauthier, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-169-17

 

 

INTITULÉ :

SAJU BEGUM c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et al.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 MAI 2018

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 OCTOBRE 2018

 

COMPARUTIONS :

Avvy Yao-Yao Go

Vincent Wan Shun Wong

 

POUR L’APPELANTE

 

Mary Matthews

Christopher Ezrin

 

POUR L’INTIMÉ

 

Khadeeja Ahsan

POUR LES INTERVENANTS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Metro Toronto Chinese & Southeast Asian Legal Clinic

Toronto (Ontario)

 

POUR L’APPELANTE

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

 

POUR L’INTIMÉ

 

South Asian Legal Clinic of Ontario

Toronto (Ontario)

POUR LES INTERVENANTS

 

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