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Date : 20181010


Dossier : A-200-17

Référence : 2018 CAF 183

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE NEAR

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

MADAME UNETELLE

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 20 septembre 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 10 octobre 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE DAWSON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LE JUGE DE MONTIGNY

 


Date : 20181010


Dossier : A-200-17

Référence : 2018 CAF 183

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE NEAR

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

MADAME UNETELLE

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE DAWSON

[1]  La demanderesse travaillait pour l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) à titre d’agente des services frontaliers au point d’entrée de Douglas, en Colombie-Britannique. La demanderesse a déposé deux griefs contre son employeur, notamment pour défaut d’avoir assuré un milieu de travail exempt de harcèlement. Nous y reviendrons. Ce grief découle des circonstances suivantes.

[2]  En mai 2008, la demanderesse a commencé à travailler avec un collègue qui lui a fait à maintes reprises des commentaires grossiers et vulgaires de nature sexuelle.

[3]  Lors de l’audition des griefs, la demanderesse a déclaré que le collègue avait agi de la façon décrite à la pièce 1 intitulée [traduction] « Conduite », ce que l’ASFC n’a pas contesté. En plus d’énumérer certains commentaires formulés par le collègue entre mai 2008 et le 28 août 2009, la pièce 1 indique qu’en juillet 2009, celui-ci faisait à l’endroit de la demanderesse des commentaires à caractère sexuel explicites et violents plusieurs fois par jour.

[4]  À l’automne 2008, la demanderesse a fait part de vive voix à son supérieur du comportement du collègue. Le supérieur s’est entretenu avec ce dernier, qui a affirmé qu’il s’abstiendrait d’autres commentaires déplacés. La demanderesse n’a jamais déposé de plainte écrite, et la direction n’a pas fait de suivi pour s’assurer que le comportement fautif avait cessé.

[5]  Le comportement s’est poursuivi jusqu’au 28 août 2009, lorsque le collègue a commis un acte que l’ASFC a reconnu comme une agression sexuelle. Le collègue a été immédiatement suspendu puis affecté à un autre lieu de travail. La demanderesse a pris congé, et WorkSafeBC a conclu que la conduite de son collègue lui avait causé une lésion professionnelle.

[6]  Au cours de la procédure de règlement et d’arbitrage des griefs, l’ASFC a reconnu que la demanderesse avait été victime de harcèlement et d’agression sexuels de la part de son collègue (voir, par exemple, la réponse de l’employeur à l’issue du dernier palier de la procédure de grief (dossier de la demanderesse, volume 1, page 49)).

[7]  En 2010, la demanderesse a déposé deux griefs. La Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique en a rejeté un et a accueilli l’autre en partie (2017 CRTEFP 55). Bien qu’elle ait conclu que l’employeur n’avait pas fourni un milieu de travail exempt de harcèlement, elle a également conclu qu’il n’y avait pas lieu d’indemniser la demanderesse (motifs, paragraphes 5 à 6, 152, 162 à 163).

[8]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de cette décision.

[9]  La présente demande soulève deux questions. Premièrement, était-il déraisonnable de la part de la Commission de refuser d’accorder l’indemnité? Deuxièmement, la décision de la Commission donne-t-elle lieu à une crainte raisonnable de partialité?

[10]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la Commission est déraisonnable. Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de décider si la demanderesse a établi une crainte raisonnable de partialité.

Était-il déraisonnable de la part de la Commission de refuser d’accorder l’indemnité?

[11]  La réparation que constitue l’indemnité est discrétionnaire. Par conséquent, la décision de l’accorder ou non commande une déférence considérable en cas de contrôle judiciaire. Cela dit, elle est annulée si elle n’est pas fondée ou si elle va à l’encontre des principes acceptés par la jurisprudence arbitrale (Bahniuk c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 127).

[12]  La Commission a abordé la demande d’indemnisation de la demanderesse à la lumière de la jurisprudence arbitrale sur les facteurs qui jouent lorsqu’il s’agit de décider s’il y a lieu d’ordonner une réparation. La Commission a cité le passage ci-après de l’affaire Stringer c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale) et Administrateur général (ministère de la Défense nationale), 2011 CRTFP 110 :

Lors de mon analyse des huit décisions pertinentes auxquelles les parties m’ont renvoyé [...], il m’est apparu que la plupart d’entre elles ne proposaient pas de raisonnement détaillé pour arriver à un montant précis à accorder à titre d’indemnité pour préjudice moral ou d’indemnité spéciale, selon le cas. Il m’apparaît toutefois évident que la gravité des répercussions psychologiques subies par les plaignants ou les fonctionnaires s’estimant lésés, selon le cas, et occasionnées par la discrimination à leur égard ou le manquement à l’obligation de prendre des mesures d’adaptation est le principal facteur invoqué pour justifier leur décision. Il ressort également que c’était plutôt la façon inconsidérée de traiter les fonctionnaires s’estimant lésés ou les plaignants, selon le cas, qui était invoquée pour justifier l’imposition d’une indemnité spéciale dans l’ordonnance.

[Caractères gras dans l’original]

[13]  La Commission avait préalablement conclu que, contrairement à la position avancée par l’ASFC, elle avait compétence pour examiner la demande d’indemnisation de la demanderesse fondée sur le préjudice causé à son droit à la dignité (paragraphe 92 des motifs). Il s’agissait d’une interprétation correcte des objets de l’indemnisation pour préjudice non pécuniaire, lesquels comprennent la défense de la dignité et de l’autonomie personnelle, ainsi que la reconnaissance de la nature humiliante et dégradante des actes fautifs.

[14]  À propos du droit à la dignité de la demanderesse, la Commission estimait que les actes du collègue étaient [traduction] « répréhensibles » (paragraphe 99 des motifs), qu’il s’agissait « d’une blague vulgaire et sans aucun doute humiliante sur le coup » (paragraphe 144 des motifs) et qu’il n’y avait « aucun doute » que la demanderesse « était en colère et se sentait humiliée » (paragraphe 146 des motifs).

[15]  Brillait par son absence dans l’analyse de la Commission la raison pour laquelle, malgré de telles conclusions, elle n’avait pas accordé l’indemnité pour préjudice moral en réparation à l’atteinte à la dignité subie par la demanderesse.

[16]  Je suis convaincue, d’après une interprétation raisonnable des motifs dans leur ensemble, que selon la Commission la conduite du collègue n’était pas la seule cause de l’état de santé de la demanderesse. Il s’ensuit, de l’avis de la Commission, que la demanderesse n’avait pas droit d’être indemnisée. Ainsi, la Commission a écrit au paragraphe 152 des motifs [traduction] « sa réaction extrême, qui s’est aggravée au fil des ans, ne peut tout simplement pas, à la lumière des éléments de preuve, être attribuée aux gestes du collègue ou à l’intervention de l’employeur après l’incident ».

[17]  C’est ce qui ressort du résumé suivant des brefs motifs de la Commission :

  • De l’avis de tous, la demanderesse était une employée confiante qui accomplissait facilement ses tâches et souhaitait se joindre à l’équipe de direction. Elle était estimée des autres agents des services frontaliers et échangeait des plaisanteries avec eux, y compris le collègue en question. Parfois, ces plaisanteries étaient grivoises [...] (motifs, paragraphe 142)

  • Un employé sûr de lui, comme l’était la demanderesse, aurait pu prendre certaines mesures pour contrer le harcèlement (motifs, paragraphe 143).

  • Il était [traduction] « peu probable, pour le moins », que l’agression sexuelle, qualifiée par la Commission de « blague vulgaire », « ait provoqué le fort trouble émotionnel décrit par la fonctionnaire » et son fiancé (paragraphe 144 des motifs).

  • Si la Commission a accepté le fait que la demanderesse [traduction] « était en colère et se sentait humiliée », elle ne pouvait pas conclure que « cette mauvaise expérience a entraîné un changement radical dans la personnalité et les mœurs de la fonctionnaire, qui auparavant était sûre d’elle, enjouée et extravertie, est maintenant timide, anxieuse et craintive » (motifs, paragraphe 146).

  • Selon la Commission, l’expérience de la demanderesse ne pouvait l’avoir rendue inapte à travailler au point d’entrée de Douglas pendant cinq ans et demi à compter de la date de l’audience (motifs, paragraphe 147).

  • La Commission en est venue à la conclusion que [traduction] « sa réaction était extrême et le préjudice moral qu’elle estimait avoir subi en raison des actes de son collègue était grossièrement exagéré » (motifs, paragraphe 148).

  • En outre, elle a jugé qu’il n’y avait pas matière à condamner l’ASFC à verser l’indemnité pour son manque de diligence nécessaire dans la prévention du harcèlement en milieu de travail (motifs, paragraphe 152).

[18]  La Commission qualifie à l’avenant la preuve médicale présentée au nom de la demanderesse. Au paragraphe 65 de ses motifs, elle note que [traduction] « les rapports n’indiquent pas que [le changement important dans la personnalité et l’attitude de la demanderesse] découle uniquement de l’incident survenu au travail ».

[19]  Cette conclusion est problématique pour au moins trois raisons.

[20]  Premièrement, l’ASFC a reconnu que la conduite du collègue avait eu un effet sur la demanderesse. Ainsi, dans sa réponse au grief au deuxième palier, l’employeur a admis que ce n’était qu’après une discussion en particulier que [traduction] « la direction a mieux compris l’effet de l’incident du 28 août 2009 » sur la demanderesse. De plus, dans un courriel envoyé le 7 octobre 2009 au directeur de district et au directeur régional de l’ASFC, entre autres, par le chef des opérations du point d’entrée de Douglas, ce dernier a écrit que la demanderesse « a subi un traumatisme émotionnel important à la suite de cet incident » (dossier de la demanderesse, volume 1, page 193). Enfin, bien que l’ASFC ait cherché à éviter de payer l’indemnité en invoquant certaines raisons dans son plaidoyer final écrit à la Commission, elle ne prétend pas que la demanderesse n’a pas subi de préjudice en raison du harcèlement sexuel que lui a fait subir son collègue ou que, pour être indemnisable, le préjudice doit avoir été causé uniquement par le collègue de travail. Dans ces circonstances, il n’est pas évident que la demanderesse savait que la cause du préjudice qu’elle avait subi entrait en jeu.

[21]  Deuxièmement, l’alinéa 53(2)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6, habilite un arbitre à ordonner à une personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire « d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral. » Aux termes du paragraphe 65(1) de la Loi, les actes commis par un employé dans le cadre de son emploi sont réputés avoir été commis par l’employeur.

[22]  Il appartient à la Commission de déterminer dans chaque cas ce qu’il faut entendre par « indemniser » et le paiement qui convient éventuellement dans les circonstances. Le sens du terme « indemniser » est une question qui ressortit à la Commission. L’interprétation que cette dernière fait de la disposition légale pertinente est assujettie à la norme de la décision raisonnable.

[23]  Pour discerner le sens du terme « indemniser », la Commission est tenue de procéder à un exercice d’interprétation de la loi. Pour que son interprétation soit raisonnable, la Commission doit déterminer l’intention du législateur en examinant l’alinéa 53(2)e) dans son contexte global, selon le sens grammatical et ordinaire des mots qui le composent, d’une manière qui s’harmonise avec l’esprit et l’objet de la Loi. Il importe que la Commission garde en tête que la législation sur les droits de la personne doit être interprétée de façon libérale et de manière à reconnaître les droits protégés et à leur donner effet pleinement.

[24]  Dans la présente affaire, la Commission n’a pas effectué l’analyse requise et n’a pas expliqué la raison pour laquelle le préjudice subi par la demanderesse n’était indemnisable que si les actes de son collègue en constituaient la seule et unique cause.

[25]  À mon avis, l’interprétation donnée par la Commission du terme « indemniser » était déraisonnable pour deux raisons.

[26]  Premièrement, l’interprétation n’est pas conforme au libellé de l’alinéa 53(2)e), qui dispose :

[27]  En exigeant qu’un acte discriminatoire soit la seule et unique cause du préjudice qui en résulte, la Commission, de façon déraisonnable, a ajouté par interprétation des mots au libellé de l’alinéa 53(2)e), à savoir que l’indemnité ne peut être accordée par suite d’une pratique discriminatoire que si cette pratique est la seule cause du préjudice.

[28]  Deuxièmement, comme je le mentionne plus haut, l’indemnisation pour préjudice non pécuniaire vise notamment à préserver la dignité et l’autonomie personnelle de la demanderesse, ainsi qu’à reconnaître la nature humiliante et dégradante des pratiques discriminatoires. L’interprétation restrictive donnée par la Commission du terme « indemniser » empêche l’indemnisation dans une situation où la conduite dégradante aggrave une condition préexistante ou contribue au préjudice causé par une autre source. En plus d’être déraisonnable, l’interprétation de la Commission va à l’encontre de l’objet de cette réparation.

[29]  Troisièmement, et finalement, la décision de la Commission était contraire au principe, accepté dans la jurisprudence arbitrale, selon lequel la démonstration de l’existence d’un préjudice moral causé par un acte discriminatoire devrait ouvrir droit à l’indemnisation :

  • « [L]orsqu’une preuve établit l’existence d’un préjudice moral, il faut tenter [d’]indemniser [la victime] » (Grant c. Manitoba Telecom Services Inc., 2012 TCDP 10, au paragraphe 115, citant Cruden  c. Agence canadienne de développement international et Santé Canada, 2011 TCDP 13, au paragraphe 170).

  • « En présence d’une preuve de préjudice moral, il faut tenter d’indemniser la victime » (Alizadeh-Ebadi c. Manitoba Telecom Services Inc., 2017 TCDP 36, au paragraphe 213).

  • « La fonctionnaire en a subi un préjudice moral important, ce qui lui ouvre droit à une indemnité en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP » (Legros c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2017 CRTESPF 32, au paragraphe 65).

  • « En négligeant cet aspect de l’accommodement, le [Service correctionnel du Canada] a causé un préjudice moral, qu’il convient d’indemniser » (Duval c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2018 CRTESPF 52, au paragraphe 101).

[30]  La demanderesse a fourni une preuve médicale considérable. Le rapport d’évaluation psychologique préparé le 12 mai 2012 pour WorkSafeBC indique que la demanderesse a reçu un diagnostic de [traduction] « trouble de l’adaptation avec une combinaison d’anxiété et d’humeur dépressive » [page 263]. Les auteurs du rapport font remarquer ce qui suit :

Troubles psychologiques préexistants : Elle ne souffrait pas auparavant de problèmes de dépression et n’avait jamais vécu d’expérience de victimisation qui ait affecté son fonctionnement psychologique.

[…]

Elle ne souffrait pas de trouble psychologique et ne présentait aucun symptôme au cours des quelques années précédant l’incident professionnel. Cependant, elle était susceptible de présenter des symptômes d’anxiété lorsqu’elle subissait un stress important, en raison de son épisode antérieur de trouble de panique.

Le trouble de l’adaptation dont souffre la demanderesse découle directement de l’incident critique qui est survenu le 28 août 2009. [Page 264]

[31]  La preuve médicale décrivait en détail les ennuis attribuables au syndrome du côlon irritable dont la demanderesse souffre, mais établissait également que son état de santé préexistant avait été aggravé par l’incident :

  • [traduction] « En plus des répercussions qu’ont eu les incidents sur le bien-être physique [de la demanderesse], la santé émotionnelle et psychologique de cette dernière en a aussi pâti. [La demanderesse] présentait des antécédents d’anxiété avant les événements, mais son anxiété a été fortement exacerbée par ceux-ci. [. . .] En résumé, l’effet cumulatif des incidents sur [la demanderesse] a été important, et ce, dans tous les aspects de sa vie » (lettre de la Dre Icton, datée du 13 février 2015, dossier de la demanderesse, volume I, page 217).

  • [traduction] « Même si la demanderesse présentait des symptômes associés au syndrome du côlon irritable avant les incidents en milieu de travail relatifs à [son collègue de travail], ceux-ci ont été exacerbés à quelques reprises à la suite des incidents, lorsque la demanderesse vivait un état de stress important » (lettre de la Dre Bannerman, datée du 13 février 2015, dossier de la demanderesse, volume I, page 230).

[32]  Au paragraphe 148 de ses motifs, la Commission a fondé sur [traduction] « une grave situation personnelle de traumatisme émotionnel » sa conclusion que le préjudice moral que la demanderesse prétendait avoir subi était attribuable aux gestes de son collègue de travail était [traduction] « grossièrement exagéré ». Pourtant, cette conclusion est contredite par plusieurs éléments de preuve pertinents, notamment les suivants :

  • [traduction] « Même si elle a reconnu que le divorce lui avait causé une détresse profonde et de réels bouleversements sur le plan émotionnel, [la demanderesse] a déclaré que les problèmes en milieu de travail constituaient un facteur de stress plus important. En plus de l’agression sexuelle, l’incertitude professionnelle qui en a découlé et le manque de direction sont très déséquilibrants pour la demanderesse à l’heure actuelle » (Dre Bannerman, rapport de traitement en santé mentale, daté du 19 mai 2010, dossier de la demanderesse, volume I, page 243).

  • [traduction] « Bien que certaines questions liées à son divorce ne soient pas encore résolues, le rôle qu’elles ont joué dans sa détresse émotionnelle est minime à l’heure actuelle » (Dre Bannerman, rapport de traitement en santé mentale, daté du 8 novembre 2010, dossier de la demanderesse, volume I, page 248).

[33]  Le dossier de preuve soumis à la Commission exigeait l’examen de plusieurs questions. À tout le moins, la Commission était tenue de faire ce qui suit :

  1. Prendre connaissance du dossier de preuve et tirer une conclusion de fait sur la mesure dans laquelle les troubles préexistants ou le stress familial ont causé ou exacerbé les nombreux symptômes et troubles médicaux et psychologiques de la demanderesse.

  2. Déterminer quels symptômes ou troubles sont indemnisables en réparation du préjudice découlant d’un acte discriminatoire à la lumière de ses conclusions de faits (Alizadeh-Ebadi c. Manitoba Telecom Services Inc., paragraphe 216).

  3. Décider si la totalité du préjudice peut être attribuée directement à l’acte discriminatoire (Hunt c. Transport One Ltd., 2008 TCDP 23, au paragraphe 47).

  4. En dernier lieu, fixer le montant de l’indemnité à verser à la demanderesse pour le préjudice causé par son collègue de travail.

[34]  Vu l’interprétation déraisonnable par la Commission du terme « indemniser » et le fait que cette dernière n’a pas accordé au dossier de preuves l’attention nécessaire, je suis d’avis d’accueillir la demande de contrôle judiciaire avec dépens, d’annuler l’ordonnance de la Commission dans la mesure où elle refuse d’ordonner l’indemnisation de la demanderesse et de renvoyer la question de la réparation à la Commission pour qu’un autre commissaire rende une nouvelle décision qui tienne compte des présents motifs.

La demanderesse a-t-elle démontré qu’elle avait une crainte raisonnable de partialité de la part de la Commission?

[35]  La demanderesse soutient que la décision de la Commission [traduction] « transcende le simple caractère déraisonnable pour verser dans les préjugés sexistes et la partialité » (mémoire des faits et du droit de la demanderesse, paragraphe 36). Elle soutient que le commissaire a minimisé la nature du harcèlement et de l’agression sexuels, s’est appuyé sur des mythes et des stéréotypes, a laissé entendre que la demanderesse n’avait pas été suffisamment lésée pour justifier une indemnisation et a formulé des commentaires laissant voir une hostilité personnelle à l’égard de la demanderesse. Selon elle, ces erreurs justifient sa crainte de partialité de la part de la Commission.

[36]  Ma conclusion selon laquelle la décision de la Commission était déraisonnable rend inutile l’examen de cette question, que je refuse de trancher. Il suffit que je commente brièvement deux points soulevés par la demanderesse.

[37]  Premièrement, il est exact que la Commission n’a jamais qualifié l’incident en question d’agression sexuelle; nonobstant ce fait, dans sa réponse au grief au dernier palier, l’ASFC a reconnu que la demanderesse avait été [traduction] « victime d’une agression sexuelle » (dossier de la demanderesse, page 49).

[38]  En règle générale, plusieurs raisons peuvent expliquer pourquoi un juge ou un arbitre emploie certains termes pour décrire un comportement offensant et inacceptable. Par exemple, il se peut qu’il veuille se montrer sensible à la victime d’un tel comportement. En revanche, il importe de ne pas minimiser la gravité d’un comportement inacceptable. L’agression sexuelle en cause dans cette affaire ne pouvait pas être raisonnablement qualifiée de « blague ».

[39]  Deuxièmement, un examen des motifs invoqués par la Commission pour refuser d’accorder l’indemnité, à la lumière de la preuve médicale, montre qu’elle n’a pas véritablement tenu compte des éléments de preuve. Par exemple, la Commission n’a jamais expliqué pourquoi elle préférait le témoignage d’un expert à celui d’un autre quant à l’incidence du divorce de la demanderesse sur son état de santé. Autre exemple, la Commission s’est fondée sur sa description de la demanderesse comme [traduction] « employée sûre d’elle » pour conclure d’une part que cette dernière aurait pu prendre certaines mesures, ce qu’elle n’avait pas fait, et d’autre part que l’atmosphère créée par le collègue n’était [traduction] « pas aussi difficile à gérer que [la demanderesse] le décrit à l’heure actuelle » (motifs, paragraphe 143).

[40]  De même, au lieu de considérer le témoignage d’expert sur les répercussions de l’agression sexuelle sur la demanderesse, la Commission a simplement tiré la conclusion suivante : [traduction] « il semble peu probable, pour le moins, que cela ait ait provoqué le fort trouble émotionnel décrit par » la demanderesse et son fiancé (motifs, paragraphe 144).

[41]  La Cour suprême du Canada fait la mise en garde suivante : « il n’existe aucune règle immuable sur la façon dont se comportent les victimes de traumatismes comme une agression sexuelle » (R. c. D.D., 2000 CSC 43, [2000] 2 R.C.S. 275, paragraphe 65). Il s’ensuit que le temps qui s’écoule avant la révélation d’une agression ne peut donner lieu à une inférence défavorable quant à la crédibilité d’un plaignant.

[42]  À mon avis, décrire une personne comme une [traduction] « employée confiante qui accomplissait facilement ses tâches et qui souhaitait se joindre à l’équipe de direction » (motifs, paragraphe 142) ne permet pas non plus de présumer qu’une telle employée réagira d’une certaine façon à un nombre croissant de commentaires sexuellement explicites et violents formulés par un collègue. Une employée pourrait se plaindre immédiatement à la direction tandis qu’un autre pourrait décider de fermer les yeux pour favoriser la bonne entente. C’est à tort que la Commission estimait que la demanderesse avait exagéré ses difficultés au travail au motif que la Commission la qualifiait d’employée [traduction] « sûre d’elle ».

[43]  De même, puisqu’il n’y a pas de réaction typique de la part des victimes d’agression sexuelle, la Commission ne pouvait déduire des réactions de la demanderesse que les gestes de son collègue n’avaient pas causé le préjudice décrit par celle-ci. Cette conclusion est particulièrement problématique vu la démarche de la Commission qui a substitué sa propre conception de logique ou de bon sens à l’évaluation de la preuve dont elle était saisie.

Conclusion

[44]  Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir la demande de contrôle judiciaire avec dépens, d’annuler l’ordonnance de la Commission dans la mesure où elle refuse d’accorder l’indemnisation et de renvoyer la question de la réparation à la Commission pour qu’un autre commissaire rende une nouvelle décision à la lumière des présents motifs. Le dossier ayant déjà beaucoup traîné, la Commission pourrait souhaiter en ordonner le traitement accéléré.

« Eleanor R. Dawson »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

D.G. Near, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny, j.c.a »

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-200-17

 

 

INTITULÉ :

MADAME UNETELLE c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 SEPTEMBRE 2018

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE DAWSON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 OCTOBRE 2018

 

COMPARUTIONS :

Andrew Raven

Amanda Montague-Reinholdt

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Richard Fader

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP/s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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