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Date : 20050609

 

Dossier : A‑46‑04

 

Référence : 2005 CAF 218

 

 

CORAM :      LE JUGE DESJARDINS

LE JUGE NADON

LE JUGE PELLETIER

 

 

ENTRE :

 

                                                     SAIPEM LUXEMBOURG S.V.

 

                                                                                                                                              appelante

                                                                             et

 

                            L’AGENCE DES DOUANES ET DU REVENU DU CANADA

                                                                                                                                                  intimée

 

 

 

                                  Audience tenue à Montréal (Québec), le 8 décembre 2004

 

                                        Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 9 juin 2005

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                     LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                                              LE JUGE DESJARDINS

                                                                                                                            LE JUGE NADON


Date : 20050609

 

Dossier : A‑46‑04

 

Référence : 2005 CAF 218

 

 

 

CORAM :      LE JUGE DESJARDINS

LE JUGE NADON

LE JUGE PELLETIER

 

 

ENTRE :

 

 

                                                     SAIPEM LUXEMBOURG S.V.

 

                                                                                                                                              appelante

                                                                             et

 

                            L’AGENCE DES DOUANES ET DU REVENU DU CANADA

                                                                                                                                                  intimée

 

 

 

 

                                                       MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE PELLETIER

 

 

INTRODUCTION

 

 


[1]               Pendant l’évaluation de l’obligation fiscale au titre de l’impôt sur le revenu de la Saipem Luxembourg S.V. (Saipem), l’Agence des douanes et du revenu du Canada (l’Agence) lui a signifié un avis de mise en demeure (la mise en demeure) conformément au paragraphe 231.6(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985 (5e supp.), ch. 1, et ses modifications successives (la Loi). La mise en demeure enjoint à Saipem de produire, aux fins de l’inspection de l’Agence, la totalité de ses dossiers pour les années financières se terminant les 31 juillet 1999 et 2000. La question en litige dans cet appel est de savoir si la mise en demeure est tellement large qu’elle est déraisonnable et, par conséquent, susceptible d’être annulée conformément au paragraphe 231.6(5) de la Loi.

 

LES FAITS ET L’HISTORIQUE PROCÉDURAL

[2]               Saipem est constituée en société en vertu des lois du Luxembourg et son siège social est situé dans ce pays. Elle possède et exploite des navires très spécialisés, utilisés pour la construction maritime. En 1998 et 1999, Saipem s’est engagée par contrat à employer l’un de ses navires, le S7000, le navire de transport lourd le plus puissant du monde, pour fournir, transporter et installer des treillis et des superstructures Venture, Thebaud et Triumph pour le Projet énergétique extra côtier de l’île de Sable (le Projet Sable). Le travail de 1998 a été accompli conformément à un contrat en date du 4 août 1998, entre Saipem et Saipem UK Limited, une société affiliée, qui avait elle‑même conclu un contrat avec les propriétaires du Projet Sable, Mobil Oil Canada Properties. Le travail lui‑même a été accompli pendant une période de 53 jours en septembre et octobre 1998. À la fin du contrat, le S7000 a quitté les eaux canadiennes pour remplir des obligations contractuelles dans d’autres parties du monde.

 


[3]               Le contrat visant le travail fait en 1999 est en date du 14 décembre 1998. Le travail lui‑même a été effectué en eaux canadiennes entre le 15 août 1999 et le 16 septembre 1999. Étant donné que l’année financière de Saipem se termine le 31 juillet, le travail de 1998 a été effectué pendant l’année financière se terminant le 31 juillet 1999 et que le travail fait en 1999 a été effectué au cours de l’année financière 2000, la demande de production de documents vise ces deux années financières.

 

[4]               Selon la Convention fiscale Canada‑Luxembourg, un résident de l’un des États signataire n’est pas tenu de payer l’impôt sur le revenu d’entreprise gagné dans l’autre pays signataire, à moins que l’entreprise en question n’aie un établissement permanent dans l’autre État. Saipem a déposé des déclarations d’impôt sur le revenu pour chacune des années d’imposition au cours desquelles elle avait un revenu d’entreprise au Canada, mais a déclaré que, comme elle n’avait pas d’établissement permanent, son revenu d’entreprise gagné au Canada n’était pas imposable. Le ministre n’a pas encore délivré d’avis de cotisation pour ces années d’imposition, insistant qu’il ne pourrait le faire qu’après avoir établi lui‑même si Saipem avait un établissement permanent au Canada pendant la période pertinente.

 


[5]               Saipem a offert de produire à l’Agence tous les documents relatifs à ses activités au Canada. La position de l’Agence est que cela rend Saipem juge de la pertinence des documents qu’elle produit. L’Agence fait valoir qu’elle ne peut vérifier les renseignements communiqués par Sapiem qu’en procédant à une vérification des livres et des registres de Saipem. Dans son Exposé des faits et du droit, l’Agence dit :

[TRADUCTION]

 

 

29. [...] le Ministre cherche à obtenir des renseignements pour entreprendre une vérification générale des affaires de l’appelante pour 1999 et 2000, afin de déterminer son obligation fiscale canadienne, le cas échéant.

 

 

 

[6]               Saipem a aussi offert de laisser la Cour canadienne de l’impôt décider si elle a un établissement permanent au Canada. L’article 173 de la Loi autorise la Cour canadienne de l’impôt à décider toute question de fait, de droit ou mixte de fait et de droit à titre de procédure préliminaire. L’Agence a rejeté l’offre de Sapiem au motif que celle‑ci n’a pas les faits nécessaires pour soumettre une telle question à la Cour.

 

[7]               Selon le paragraphe 231.6(4) de la Loi, la personne à qui a été signifié l’avis de mise en demeure peut, dans les 90 jours suivant la date de signification, demander à un juge de la Cour fédérale de reviser cette mise en demeure. Le paragraphe 231.6(5) autorise le juge à confirmer ou à modifier la mise en demeure ou, s’il est convaincu qu’elle n’est pas raisonnable, à l’annuler. Saipem a présenté une requête en ce sens. Dans une décision publiée à (2004) D.T.C. 6068, 2004 CF 113 (Saipem Luxembourg S.V. c. Canada (Douanes et revenu)), M. le juge Rouleau de la Cour fédérale a rejeté la requête de Saipem, en se fondant sur la décision de la Cour fédérale dans l’affaire Merko c. Canada (Ministre du Revenu national - M.R.N.) (1re inst.), [1991] 1 C.F. 239 (Merko).

 


[8]               Le juge Rouleau a conclu que le critère à appliquer n’est pas d’établir si les renseignements demandés sont pertinents pour déterminer l’obligation de la demanderesse de payer l’impôt au Canada, mais plutôt si les renseignements sont pertinents à l’application de la Loi. Il a conclu que le devoir de l’Agence de vérifier l’obligation fiscale de Saipem nécessitait obligatoirement la production des livres et des registres de celle‑ci.

[24] En l’espèce, la défenderesse cherche à obtenir des renseignements afin d’effectuer une vérification générale des affaires de la demanderesse pour les années d’imposition 1999 et 2000 afin de déterminer sa dette fiscale canadienne. Il est bien établi que l’un des objets visés par une vérification fiscale est la vérification de renseignements. Le fait que certains renseignements aient été fournis par le contribuable ou qu’ils peuvent être obtenus ailleurs n’est pas pertinent.

 

 

[25] L’ADRC est tenue de vérifier la dette fiscale de la demanderesse, ce qui requiert obligatoirement la production des livres et des registres de la demanderesse. Si, après avoir été examinés, ils n’ont aucune incidence sur la dette fiscale canadienne et si certains renseignements recueillis lors de la vérification se révèlent non pertinents, ils doivent être traités en conséquence, mais, avant qu’une telle détermination ne soit faite, les livres et les registres doivent être accessibles.

 

 

[26] En conclusion, nous n’avons qu’à lire l’extrait suivant du sommaire de la décision Merko c. Canada (Ministre du Revenu national - M.R.N.), précitée :

 

 

[TRADUCTION] Le législateur, à l’article 231.6, a eu l’intention de donner au ministre des pouvoirs d’une grande portée pour obtenir des renseignements étrangers. Le ministre n’a qu’à démontrer que ces renseignements peuvent être pris en compte pour l’application ou l’exécution de la Loi. Le contribuable est protégé du recours abusif à cette disposition législative par la possibilité de contester la mise en demeure par requête à un juge. La mise en demeure n’était pas déraisonnable et elle ne constituait pas un abus de procédure.

 

 

 

En conséquence, le savant juge a rejeté la demande.

 

[9]               Saipem porte en appel la décision de la Cour fédérale.

 


L’ÉCONOMIE DE LA LOI

[10]           Il convient de situer la mise en demeure dans son contexte législatif. Le paragraphe 230.(1) oblige toute personne qui exploite une entreprise à tenir des registres et des livres de comptes à son lieu d’affaires :

 

230.(1) Quiconque exploite une entreprise et quiconque est obligé, par ou selon la présente loi, de payer ou de percevoir des impôts ou autres montants doit tenir des registres et des livres de comptes (y compris un inventaire annuel, selon les modalités réglementaires) à son lieu d’affaires ou de résidence au Canada ou à tout autre lieu que le ministre peut désigner, dans la forme et renfermant les renseignements qui permettent d’établir le montant des impôts payables en vertu de la présente loi, ou des impôts ou autres sommes qui auraient dû être déduites, retenues ou perçues.

 

230.(1) Every person carrying on business and every person who is required, by or pursuant to this Act, to pay or collect taxes or other amounts shall keep records and books of account (including an annual inventory kept in prescribed manner) at the person’s place of business or residence in Canada or at such other place as may be designated by the Minister, in such form and containing such information as will enable the taxes payable under this Act or the taxes or other amounts that should have been deducted, withheld or collected to be determined.

 

[11]           En tant que personne exploitant une entreprise au Canada, Saipem se trouvait dans l’obligation de tenir, à son lieu d’affaires au Canada, les registres et les livres de comptes requis pour permettre au ministre de déterminer sa responsabilité fiscale. L’Agence peut profiter de cette obligation en allant dans les locaux du contribuable et en faisant une inspection de ses registres et livres de comptes. Ainsi, l’Agence peut vérifier elle‑même, au lieu d’affaires du contribuable, le revenu et les dépenses du contribuable et donc sa responsabilité en matière d’impôt sur le revenu.

 

231.1(1) Une personne autorisée peut, à tout moment raisonnable, pour l’application et l’exécution de la présente loi, à la fois :

 

231.1(1) An authorized person may, at all reasonable times, for any purpose related to the administration or enforcement of this Act,



 

a) inspecter, vérifier ou examiner les livres et registres d’un contribuable ainsi que tous documents du contribuable ou d’une autre personne qui se rapportent ou peuvent se rapporter soit aux renseignements qui figurent dans les livres ou registres du contribuable ou qui devraient y figurer, soit à tout montant payable par le contribuable en vertu de la présente loi;

 

(a) inspect, audit or examine the books and records of a taxpayer and any document of the taxpayer or of any other person that relates or may relate to the information that is or should be in the books or records of the taxpayer or to any amount payable by the taxpayer under this Act, and

 

b) examiner les biens à porter à l’inventaire d’un contribuable, ainsi que tout bien ou tout procédé du contribuable ou d’une autre personne ou toute matière concernant l’un ou l’autre dont l’examen peut aider la personne autorisée à établir l’exactitude de l’inventaire du contribuable ou à contrôler soit les renseignements qui figurent dans les livres ou registres du contribuable ou qui devraient y figurer, soit tout montant payable par le contribuable en vertu de la présente loi;

 

(b) examine property in an inventory of a taxpayer and any property or process of, or matter relating to, the taxpayer or any other person, an examination of which may assist the authorized person in determining the accuracy of the inventory of the taxpayer or in ascertaining the information that is or should be in the books or records of the taxpayer or any amount payable by the taxpayer under this Act,

 

à ces fins, la personne autorisée peut :

 

and for those purposes the authorized person may

 

c) sous réserve du paragraphe (2), pénétrer dans un lieu où est exploitée une entreprise, est gardé un bien, est faite une chose en rapport avec une entreprise ou sont tenus ou devraient l’être des livres ou registres;

 

(c) subject to subsection 231.1(2), enter into any premises or place where any business is carried on, any property is kept, anything is done in connection with any business or any books or records are or should be kept, and

 

d) requérir le propriétaire, ou la personne ayant la gestion, du bien ou de l’entreprise ainsi que toute autre personne présente sur les lieux de lui fournir toute l’aide raisonnable et de répondre à toutes les questions pertinentes à l’application et l’exécution de la présente loi et, à cette fin, requérir le propriétaire, ou la personne ayant la gestion, de l’accompagner sur les lieux.

 

(d) require the owner or manager of the property or business and any other person on the premises or place to give the authorized person all reasonable assistance and to answer all proper questions relating to the administration or enforcement of this Act and, for that purpose, require the owner or manager to attend at the premises or place with the authorized person.

 

[12]           Le Ministre peut aussi décerner un avis de production en vertu du paragraphe 231.2(1) :



 

231.2(1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre peut, sous réserve du paragraphe (2) et, pour l’application et l’exécution de la présente loi, y compris la perception d’un montant payable par une personne en vertu de la présente loi, par avis signifié à personne ou envoyé par courrier recommandé ou certifié, exiger d’une personne, dans le délai raisonnable que précise l’avis :

 

231.2(1) Notwithstanding any other provision of this Act, the Minister may, subject to subsection (2), for any purpose related to the administration or enforcement of this Act, including the collection of any amount payable under this Act by any person, by notice served personally or by registered or certified mail, require that any person provide, within such reasonable time as is stipulated in the notice,

 

a) qu’elle fournisse tout renseignement ou tout renseignement supplémentaire, y compris une déclaration de revenu ou une déclaration supplémentaire;

 

(a) any information or additional information, including a return of income or a supplementary return; or

 

b) qu’elle produise des documents.

 

(b) any document.

 

(2) Le ministre ne peut exiger de quiconque ‑‑ appelé "tiers" au présent article ‑‑ la fourniture de renseignements ou production de documents prévue au paragraphe (1) concernant une ou plusieurs personnes non désignées nommément, sans y être au préalable autorisé par un juge en vertu du paragraphe (3).

 

(2) The Minister shall not impose on any person (in this section referred to as a "third party") a requirement under subsection (1) to provide information or any document relating to one or more unnamed persons unless the Minister first obtains the authorization of a judge under subsection (3).

 

[13]           Si le ministre a l’intention de transmettre une mise en demeure relativement à des personnes non désignées nommément, il doit obtenir l’approbation préalable d’un juge. Voir le paragraphe 231.2(2).

 

[14]           Quand un contribuable non résident exploite une entreprise au Canada, le ministre peut exiger qu’il produise des documents ou des registres qui sont situés en dehors du Canada.



 

231.6(1) Pour l’application du présent article, un renseignement ou document étranger s’entend d’un renseignement accessible, ou d’un document situé, à l’étranger, qui peut être pris en compte pour l’application ou l’exécution de la présente loi, y compris la perception d’un montant payable par une personne en vertu de la présente loi.

 

231.6(1) For the purposes of this section, "foreign‑based information or document" means any information or document that is available or located outside Canada and that may be relevant to the administration or enforcement of this Act, including the collection of any amount payable under this Act by any person.

 

(2) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre peut, par avis signifié à personne ou envoyé par courrier recommandé ou certifié, exiger d’une personne résidant au Canada ou d’une personne n’y résidant pas mais y exploitant une entreprise de fournir des renseignements ou documents étrangers.

 

(2) Notwithstanding any other provision of this Act, the Minister may, by notice served personally or by registered or certified mail, require that a person resident in Canada or a non‑resident person carrying on business in Canada provide any foreign‑based information or document.

 

[15]           La personne assujettie à l’obligation de produire des renseignements ou des documents étrangers peut contester le caractère raisonnable de la mise en demeure auprès de la Cour fédérale.

 

231.6(4) La personne à qui l’avis est signifié ou envoyé peut, dans les 90 jours suivant la date de signification ou d’envoi, contester, par requête à un juge, la mise en demeure du ministre.

 

231.6(4) The person on whom a notice of a requirement is served under subsection 231.6(2) may, within 90 days after the service of the notice, apply to a judge for a review of the requirement.

 

(5) À l’audition de la requête, le juge peut :

 

(5) On hearing an application under subsection 231.6(4) in respect of a requirement, a judge may

 

a) confirmer la mise en demeure;

 

(a) confirm the requirement;

 

b) modifier la mise en demeure de la façon qu’il estime indiquée dans les circonstances;

 

(b) vary the requirement as the judge considers appropriate in the circumstances; or

 

c) déclarer sans effet la mise en demeure s’il est convaincu que celle‑ci est déraisonnable.

 

(c) set aside the requirement if the judge is satisfied that the requirement is unreasonable.

 

[16]           Si cette personne ne produit pas les renseignements ou les documents étrangers sur demande, elle ne peut pas utiliser ces renseignements dans une instance ultérieure.



 

231.6(8) Si une personne ne fournit pas la totalité, ou presque, des renseignements ou documents étrangers visés par la mise en demeure signifiée conformément au paragraphe (2) et si la mise en demeure n’est pas déclarée sans effet par un juge en application du paragraphe (5), tout tribunal saisi d’une affaire civile portant sur l’application ou l’exécution de la présente loi doit, sur requête du ministre, refuser le dépôt en preuve par cette personne de tout renseignement ou document étranger visé par la mise en demeure.

 

231.6(8) If a person fails to comply substantially with a notice served under subsection (2) and if the notice is not set aside by a judge pursuant to subsection (5), any court having jurisdiction in a civil proceeding relating to the administration or enforcement of this Act shall, on motion of the Minister, prohibit the introduction by that person of any foreign‑based information or document covered by that notice.

 

[17]           Par contre, si une personne ne se conforme pas à une mise en demeure délivrée conformément à l’article 231.2, le ministre peut demander à un juge une ordonnance exécutoire qui, en cas de non‑conformité, peut donner lieu à un procès pour outrage.

 

LA QUESTION EN LITIGE

[18]           La question à trancher est de savoir si la mise en demeure du ministre, qui exige que Sapiem produise tous ses registres et livres de compte pour les années financières 1999 et 2000, est déraisonnable.

 

ANALYSE


[19]           Après avoir traité la question de la norme de contrôle, je propose de commencer par un examen de la jurisprudence sur l’article 231.6, pour voir si elle fournit des directives sur ce qui constitue une mise en demeure déraisonnable. Comme nous allons le voir, elle est d’une utilité très limitée. En l’absence de telles directives, je propose d’appliquer le critère du caractère raisonnable exposé dans l’arrêt récent de la Cour suprême, Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, 2003 CSC 20 (Barreau du Nouveau‑Brunswick), pour juger si la mise en demeure en l’espèce est raisonnable.

 

[20]           Quelle est la norme de contrôle applicable? La Cour siège en appel d’une décision d’un juge de requête dont la tâche était de déterminer si la mise en demeure décernée à Saipem est raisonnable. Le rôle de la Cour est celui décrit par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dr Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, 2003 CSC 19 :

[43] [...] Le rôle de la Cour d’appel était de décider si la juge de révision avait choisi et appliqué la norme de contrôle appropriée et, si cela n’était pas le cas, d’examiner la décision de l’organisme administratif à la lumière de la norme de contrôle appropriée, soit celle de la décision raisonnable. À cette étape de l’analyse, la Cour d’appel effectue le contrôle en appel d’une décision judiciaire, et non pas le contrôle judiciaire d’une décision administrative. Par conséquent, les règles usuelles applicables au contrôle en appel d’une décision judiciaire énoncées dans Housen, précité, s’appliquent. La question du choix et de l’application de la norme appropriée est une question de droit et le juge de révision doit donc y avoir répondu correctement.

 

 

 

[21]           Dans la présente affaire, la norme de contrôle à appliquer par le juge de révision est fixée par la loi : le caractère raisonnable. C’est uniquement si le juge de révision a fait une erreur manifeste et dominante dans l’application de cette norme que la Cour a le droit d’intervenir.

 


[22]           Avant d’examiner les motifs du juge de requête, il faut faire un bref examen de la jurisprudence. La jurisprudence relative au paragraphe 231.6(5) n’est pas volumineuse, mais fournit néanmoins quelques exemples de mises en demeure que la Cour a trouvées raisonnables. Par contre, elle donne peu de directives concernant la base sur laquelle une cour peut trouver une mise en demeure déraisonnable. La première affaire relative à la question est l’affaire Merko, où la mise en demeure a été signifiée au contribuable après que celui‑ci ait déposé son avis d’opposition. Les documents qu’elle demandait à Merko de produire concernaient certains investissements pour lesquels il avait réclamé de grandes pertes. La question principale dans cette affaire était de savoir si la signification d’une mise en demeure après le dépôt d’un avis d’opposition constituait un abus de procédure. Le juge Cullen décida qu’une mise en demeure n’a pas de limite temporelle et rejeta la déclaration d’abus de procédure. Le savant juge traita ensuite la question du caractère raisonnable :

[24] La demande est‑elle raisonnable? Dans la formulation de la Loi, le législateur établit sans l’ombre d’un doute que la demande de renseignements ou de documents étrangers est à première vue raisonnable, ce qui s’applique particulièrement en [page 250] l’espèce compte tenu de la nature très étendue de la société en commandite et de l’importance de la perte réclamée par le requérant. Le requérant doit clairement tenter d’obtenir les renseignements ou les documents étrangers, à moins qu’il ne prétende que la mise en demeure ou la demande est déraisonnable, et qu’il ait alors recours à la procédure prévue pour faire valoir son point de vue, soit la requête présentée devant cette Cour. Je ne puis conclure que la demande est déraisonnable. Il n’existe aucune obligation de fournir les renseignements ou les documents, mais il y a toujours la sanction établie au paragraphe 231.6(8), qui prévoit que le contribuable qui omet de fournir des renseignements ou des documents demandés ne peut les employer dans une procédure civile subséquente. La mise en demeure précise au contribuable la nature des renseignements demandés, que lui et d’autres sont appelés à fournir. Il peut choisir de chercher à obtenir toutes les données possibles et de les remettre au ministère du Revenu national; il peut aussi indiquer qu’une partie ou la totalité des renseignements demandés ne peuvent être fournis ou qu’ils ne seront pas fournis. Dans ce dernier cas, la sanction prévue au paragraphe 231.6(8) susmentionné s’applique.

 

 

[25] Puisque en l’espèce il n’y a pas abus de la procédure prévue par la Loi de l’impôt sur le revenu et que la mise en demeure est raisonnable dans les circonstances, je confirmerai la mise en demeure. L’intimé a droit à ses dépens à l’égard de la présente requête quelle que soit l’issue de la cause principale.

 

 

[Merko, aux pp. 249‑250]

 

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

 


[23]           Le savant juge a dit deux choses sur le caractère raisonnable de la mise en demeure. Premièrement, le libellé de la loi indique sans l’ombre d’un doute que la mise en demeure était raisonnable à première vue, compte tenu de la nature très étendue des activités de la société à responsabilité limitée et les pertes importantes réclamées par le contribuable. Si le juge avait dit qu’il n’était pas déraisonnable pour le ministre de demander davantage de renseignements, vu les pertes importantes réclamées, il y aurait peu de matière à discussion. On peut supposer que le savant juge n’a pas dit que le libellé de la loi rend toute mise en demeure raisonnable à première vue.

 


[24]           Le savant juge a aussi conclu que la mise en demeure était raisonnable parce qu’elle n’obligeait pas le contribuable à produire des renseignements. Elle établissait simplement les conséquences de la non‑production des renseignements. Avec tout le respect que je dois au juge, c’est une interprétation erronée de la loi. Le paragraphe 231.6(2) accorde clairement au ministre le pouvoir d’exiger la production de documents étrangers. En outre, le destinataire d’une mise en demeure n’est pas libre de choisir les documents demandés qu’il produira, comme le laissent croire les motifs du savant juge. Le paragraphe 231.6(8) prévoit explicitement que si une personne ne fournit pas _ la totalité, ou presque, des renseignements demandés _, _ la Cour peut refuser le dépôt en preuve par cette personne de tout renseignement étranger visé par la mise en demeure » [Non souligné dans l’original.]. Par conséquent, même si le contribuable se conforme en partie à la mise en demeure, la Cour peut ordonner qu’aucun des documents visés par la mise en demeure ne puisse servir d’élément de preuve, pas même les documents produits. Ainsi, plus la demande est large, plus graves sont les conséquences de la non‑conformité.

 

[25]           Quelques autres affaires portaient sur la question du caractère raisonnable dans le contexte du paragraphe 231.6(5) de la loi. Dans la décision Bernick c. Sa Majesté la Reine, 2002 D.T.C. 7167 (C.S.J. Ont.) (Bernick), le contribuable a contesté une mise en demeure qui lui enjoignait de divulguer les noms et la participation dans la société des autres membres d’une société extra territoriale dont il était membre. Bernick refusa de fournir les renseignements pour la raison que le ministre aurait dû agir conformément au paragraphe 231.2(3), qui l’oblige à obtenir l’autorisation de la Cour avant de décerner une mise en demeure visant des renseignements sur _ une personne non désignée nommément ou plus d’une personne non désignée nommément _. Le juge Swinton a décidé que le paragraphe 231.2(3) ne s’appliquait pas parce que le ministre ne faisait pas enquête sur une personne non désignée nommément, il faisait enquête sur Bernick. Citant la décision Merko, le savant juge conclu ensuite que la mise en demeure était raisonnable, car le Ministre désirait obtenir des renseignements sur l’exploitation de la société de personnes qui y participaient, pour déterminer si Bernick avait le droit de réclamer des pertes dans la société. J’en déduis que cela signifie que le savant juge était convaincu qu’il y avait un lien rationnel entre les renseignements recherchés et la question à l’égard de laquelle les renseignements avaient été demandés.

 


[26]           Les décisions Merko et Bernick semble appliquer un corps de jurisprudence relatif à une mise en demeure décernée en vertu de l’article 231.2 (ou la disposition qui le précède), qui prévoit qu’une mise en demeure en vue d’obtenir des renseignements pertinents à la dette fiscale d’une ou de plusieurs personnes dont la responsabilité fiscale fait l’objet d’une enquête est un objectif lié à l’application ou à l’exécution de la loi. Voir l’arrêt Banque canadienne de commerce c. Canada (Procureur général), [1962] R.C.S. 729 (Banque canadienne de commerce), par le juge Cartwright. C’est le cas même si la plupart des renseignements demandés s’avèrent non pertinents. Voir l’arrêt Banque canadienne de commerce, par le juge en chef Kerwin. Comme les documents étrangers s’entendent de renseignements ou de documents qui sont conservés en dehors du Canada et _ qui peuvent être pertinents à l’application ou à l’exécution de cette loi _, ce critère est, dans cette mesure, pertinent à une mise en demeure décernée conformément au paragraphe 231.6(2).

 


[27]           L’élément que l’on retrouve à l’article 231.6(1), mais non à l’article 231.2, est la possibilité de contrôle judiciaire à l’encontre de la mise en demeure au motif qu’elle n’est pas raisonnable. Un tel contrôle n’a aucun effet concret si la mise en demeure est raisonnable uniquement parce que les renseignements demandés sont, ou peuvent être, pertinents à l’application et à l’exécution de la Loi. Étant donné que le Parlement a pris la peine de prévoir un contrôle fondé sur le caractère raisonnable, je conclus que l’intention du législateur était qu’une mise en demeure concernant des documents étrangers doit non seulement avoir trait à un document qui est pertinent pour l’application et l’exécution de la Loi, mais qui ne doit également pas être déraisonnable.

 

[28]           Quand on examine la décision de la Cour fédérale dans cette affaire, on constate que la question du caractère raisonnable n’est pas traitée. Le juge prend soin de faire remarquer que la vérification des renseignements sur le contribuable est un objectif pertinent pour l’application et l’exécution de la Loi.

[TRADUCTION]

 

 

[23] Ainsi, le critère à appliquer n’est pas de décider si les renseignements demandés sont pertinents pour déterminer la dette fiscale canadienne du demandeur, mais plutôt si les renseignements sont pertinents pour l’application de la Loi.

 

 

 

[29]           C’est le critère qui est appliqué dans les affaires qui traitent d’une mise en demeure envoyée conformément à l’article 231.2 de la Loi, qui ne contient aucune disposition prévoyant le contrôle de la mise en demeure sur le fondement de son caractère raisonnable. Le juge cite ensuite la note liminaire de la décision Merko que l’on retrouve dans le Recueil des arrêts de la Cour fédérale :

...Le contribuable est protégé du recours abusif à cette disposition par la possibilité de contester la mise en demeure par requête à un juge. La mise en demeure de l’intimée ne constituait pas un abus de procédure et la demande n’était pas déraisonnable.

 

 

 


[30]           Le savant juge ne dit jamais pourquoi il a trouvé la mise en demeure raisonnable dans cette affaire. Dans la mesure où il a adopté le raisonnement de la décision Merko, le problème est que la question de l’abus de procédure ne se pose pas dans la présente affaire, comme dans l’affaire Merko. S’il a voulu dire qu’une mise en demeure est raisonnable si elle ne constitue pas par ailleurs un abus de procédure, je doit dire, avec tout le respect que je lui dois, qu’il a regroupé les deux questions de l’affaire Merko en une seule question et qu’il a, dans cette mesure, omis de tenir compte du critère à appliquer en vertu du paragraphe 231.6(5) et que, par conséquent, il ne l’a pas appliqué. C’est une erreur manifeste et dominante à la suite de laquelle on demande à la Cour d’appliquer le bon critère.

 

[31]           Que signifie _ raisonnable _ (et par extension _ déraisonnable _) dans ces conditions? Dans la décision Barreau du Nouveau‑Brunswick, la Cour suprême a dit au paragraphe 47 :

La norme de la décision raisonnable consiste essentiellement à se demander « si, après un examen assez poussé, les motifs donnés, pris dans leur ensemble, étayent la décision ».

 

 

 

Étant donné que la cour de révision visée au paragraphe 231.6(5) contrôle une décision (la teneur de la mise en demeure) en se fondant sur une norme de la décision raisonnable, je conclus que c’est une description adéquate de la norme à appliquer. Pour appliquer cette norme à la présente affaire, on a besoin de comprendre un peu l’étendue de la demande et les raisons pour lesquelles elle a été faite.

 


[32]           Dans les décisions Merko et Bernick, les mises en demeure exigeaient la production de documents relatifs à une transaction donnée pour laquelle le contribuable demandait un bénéfice fiscal. Le lien entre les documents dont la production était demandée et la dette fiscale du contribuable était évident et raisonnable. Dans la présente affaire, la mise en demeure requiert de Saipem qu’elle produise la totalité de ses documents pour deux années financières. Le lien entre les documents à produire et la dette fiscale de Saipem est plus ténu.

 

[33]           L’Agence justifie la portée de la mise en demeure en disant qu’elle a besoin de tous les documents de Saipem pour entreprendre une vérification portant sur les renseignements soumis par Saipem. Cette position est bien résumée au paragraphe 29 de l’Exposé de faits et du droit de l’Agence :

[TRADUCTION]

 

 

Dans la présente affaire, le ministre cherche à obtenir des renseignements pour entreprendre une vérification générale des affaires de l’appelant pour les années 1999 et 2000, afin de déterminer sa dette fiscale canadienne, le cas échéant. Comme le dit la décision McKinlay, l’un des objectifs d’une vérification est de vérifier les renseignements. Le fait que les renseignements ont été fournis par le contribuable ou peuvent provenir d’une autre source est hors de propos. Il est dans l’intérêt de l’ACDR, pour vérifier la dette fiscale de l’appelant, de forcer l’appelant à produire ses livres et ses registres. Tous les livres et les registres de l’appelant sont pertinents à une vérification même si certains d’entre eux servent uniquement à vérifier, après examen, qu’ils n’ont aucun effet sur la dette fiscale canadienne de l’appelant.

 

 

 

[34]           La question que doit trancher la cour de révision n’est pas le caractère raisonnable de l’intention de l’Agence d’entreprendre une vérification, mais le caractère raisonnable de la mise en demeure, compte tenu de la décision de l’Agence quant à la nécessité d’une vérification. L’argument de Saipem selon lequel l’Agence aurait pu obtenir les documents qu’elle recherchait en délivrant une mise en demeure relative à des catégories précises de documents nous amène à mettre en question le caractère raisonnable d’une vérification. En l’absence de quelque preuve de mauvaise foi ou d’un autre motif répréhensible, le caractère approprié d’une vérification se situe en dehors du mandat confié à la Cour par le paragraphe 231.6(5).


 

[35]           Par conséquent, la question est la suivante : l’intention de l’Agence d’entreprendre une vérification à l’endroit de Saipem justifie‑t‑elle le besoin de décerner une mise en demeure visant la totalité des registres de Saipem? Un examen assez poussé mène à se demander si l’on peut vraiment entreprendre une vérification en se fondant uniquement sur les documents fournis par la personne faisant l’objet de la vérification, sans avoir la possibilité de vérifier l’existence d’autres documents. En pratique, la question se pose rarement, car je suis persuadé que la plupart des entreprises recevant une mise en demeure semblable à celle de la présente affaire acceptent l’offre de l’Agence de considérer leur consentement à une vérification sur les lieux comme une conformité suffisante à la mise en demeure. Mais le caractère de la mise en demeure doit être évalué en fonction de ses modalités, et non selon une autre méthode de conformité.

 

[36]           C’est la prérogative de l’Agence de décider si elle va entreprendre une vérification, et la forme que va prendre cette vérification. Comme les documents en question sont de, par leur nature, tenus en dehors du Canada, l’Agence ne peut, pour les obtenir, que décerner la mise en demeure qu’elle a décernée en l’espèce. S’il en résulte une vérification qui ne satisfait pas aux normes régulières de l’Agence, c’est néanmoins la meilleure vérification que peut entreprendre l’Agence dans les circonstances. Aussi, je conclus que la décision de l’Agence d’entreprendre une vérification justifie la portée de la mise en demeure signifiée à Saipen par le ministre.

 


[37]           Pour ces motifs, après avoir appliqué le critère que le juge des demandes aurait dû appliquer, je conclus que la mise en demeure décernée à Saipem n’est pas déraisonnable et, par conséquent, je rejette l’appel avec dépens et, conformément à l’alinéa 231.6(5)a) de la loi, confirme l’avis de mise en demeure.

 

                                                                         _ J.D. Denis Pelletier _                     

                                                                                                     Juge                                   

 

_ Je souscris aux présents motifs

     Alice Desjardins, juge _

 

_ Je souscris aux présents motifs

     M. Nadon, juge _

 

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


                             COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    A‑46‑04

 

 

INTITULÉ :                                                   SAIPEM LUXEMBOURG S.V.

c.

L’AGENCE DES DOUANES ET

DU REVENU DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 8 DÉCEMBRE 2004

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :                         LE JUGE DESJARDINS

LE JUGE NADON

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 9 JUIN 2005

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Wilfrid Lefebvre                                               POUR L’APPELANTE

Melanie Beaulieu

 

Peter Leslie                                                      POUR L’INTIMÉE

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ogilvy Renault                                      POUR L’APPELANTE

Montréal (Québec)

 

John H. Sims, c.r.                                             POUR L’INTIMÉE

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

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