Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20181015


Dossier : A-211-17

Référence : 2018 CAF 187

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE WOODS

 

ENTRE :

MATTHEW G. YEAGER

appelant

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Audience tenue à Ottawa (Ontario) le 4 septembre 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le 15 octobre 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE WOODS

 


Date : 20181015


Dossier : A-211-17

Référence : 2018 CAF 187

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE WOODS

 

ENTRE :

MATTHEW G. YEAGER

appelant

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE RENNIE

[1]  L’appelant, le Dr Matthew G. Yeager, interjette appel du rejet par le juge Gleeson de la Cour fédérale (2017 CF 577) de sa demande de contrôle judiciaire de la décision du Service correctionnel du Canada (SCC) de ne pas lui permettre de participer à une activité tenue dans diverses prisons fédérales en Ontario pendant la semaine du 20 juin 2016.

[2]  Les faits à l’origine de la demande de contrôle judiciaire peuvent être résumés brièvement ainsi.

[3]  La Société John Howard organise à l’intention des détenus dans plusieurs prisons de l’Ontario une activité ou un « salon » annuel prélibératoire. Selon le directeur d’une prison participante, ce salon est « l’occasion pour les délinquants de rencontrer des intervenants de maisons de transition et des représentants d’autres services de soutien en milieu communautaire qui pourraient leur prêter assistance au moment de leur libération ». SCC doit donner son aval à toute participation éventuelle.

[4]  L’appelant est un criminologue et professeur dont la dernière participation à ce salon remonte à 2013. Il dit « fournir aux détenus des renseignements sur la libération conditionnelle, notamment la façon de s’y préparer, la représentation aux audiences de libération conditionnelle et les questions connexes, ainsi que sur les sanctions disciplinaires, l’isolement, la classification, les cotes de sécurité et les questions concernant les agents de sécurité ».

[5]  En 2015, les directeurs d’établissement ont refusé d’autoriser la participation de l’appelant à ce salon prélibératoire, au motif qu’il représentait un risque pour la sécurité et, pour ce qui est d’un établissement en particulier, que les renseignements que fournirait l’appelant ne cadraient pas avec l’objet du salon (la décision de 2015).

[6]  L’appelant a présenté une nouvelle demande en 2016. En outre, il a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de 2015 et a demandé, par voie de requête, une injonction interlocutoire devant lui donner accès à l’enceinte de cinq prisons de l’Ontario au cours du salon prélibératoire de 2016.

[7]  La Cour fédérale (le juge Roy) a rejeté sa requête (Madeley c. Canada (Sécurité publique et Protection civile) 2016 CF 634). S’appuyant sur un affidavit de M. Miguel Costa, agent principal de projet à SCC, le juge Roy a conclu que les services de l’appelant portaient sur des questions de libération conditionnelle qui dépassaient l’objet du salon prélibératoire. Peu après, M. Costa a rejeté la demande de 2016 de l’appelant au motif que ses services étaient incompatibles avec l’objet du salon (la décision de 2016).

[8]  L’appelant a alors retiré sa demande de contrôle judiciaire de la décision de 2015 et a déposé une nouvelle demande de même nature portant sur la décision de 2016. La nouvelle demande avait pour objectif l’annulation de la décision de 2016 et l’obtention d’un bref de mandamus enjoignant à SCC d’accepter la demande de participation de l’appelant à de futurs salons prélibératoires sous réserve de son respect des mesures de sécurité normales.

[9]  Dans sa décision de 2016 défavorable à l’appelant, le juge de la Cour fédérale a énoncé quatre grandes conclusions : (1) le contrôle judiciaire de la décision de 2016 revêtait un caractère purement théorique, puisque le salon prélibératoire de 2016 était clos; (2) rien ne justifiait l’exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire d’entendre la cause désormais sans intérêt pratique; (3) deux affidavits produits par l’appelant étaient inadmissibles du fait de la décision de la Cour dans Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, aux paragraphes 19 et 20 (Association des universités); (4) il n’était pas justifié de délivrer un bref de mandamus.

[10]  S’agissant de la question du caractère théorique, le juge a conclu qu’en raison de la nature foncièrement factuelle de la décision à l’étude, toute décision de la Cour serait d’un secours limité aux parties dans l’avenir, malgré les rapports antagonistes entre les parties et les réserves quant au moment du contrôle judiciaire (par. 25 et 26). En outre, le juge n’a pas retenu les prétentions d’atteinte systémique à l’équité procédurale avancées par l’appelant, lesquelles n’étaient pas étayées par la preuve au dossier (par. 27).

[11]  Deux affidavits produits par l’appelant en complément de dossier ont été exclus au motif qu’ils n’avaient pas été présentés au décideur et n’étaient visés par aucune des exceptions énoncées dans Association des universités. Qui plus est, l’affidavit de Lisa Finateri (l’affidavit de Finateri) contenait des éléments de preuve étayant le bien-fondé de l’affaire et le caractère raisonnable de la décision à l’étude. Par ailleurs, l’affidavit de Dawn Moore (l’affidavit de Moore) ne faisait pas état de vices de procédure et le déclarant n’y abordait pas uniquement les faits dont il avait une connaissance personnelle, comme l’exige le paragraphe 81(1) des Règles des Cours fédérales.

[12]  Le juge a refusé de délivrer le bref de mandamus, vu que la loi n’imposait pas une obligation d’agir à SCC ni n’investissait expressément l’appelant du droit de participer au salon prélibératoire, selon les critères énoncés dans Lukács c. Canada (Office des transports), 2016 CAF 202, au paragraphe 29, 488 N.R. 395 (Lukács).

I.  Analyse

[13]  Le juge de la Cour fédérale a appliqué le bon critère à la question du caractère théorique, et ses motifs résisteraient normalement à toute contestation en appel. Or, à l’audition du présent appel, l’avocat de l’appelant a informé la Cour du refus essuyé par son client à ses demandes de participation aux salons de 2017 et de 2018. Nous estimons que cette information, si elle avait été communiquée au juge de la Cour fédérale, aurait eu une incidence sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en la matière, et ce, pour deux raisons.

[14]  Tout d’abord, il est clair que la question de 2016 était désormais théorique et que la Cour ne pouvait prendre une mesure de réparation efficace pour l’année en cause. Toutefois, il subsiste entre les parties un différend qui, bien que larvé, comporte toujours des questions non réglées à en juger par le dossier en l’espèce. Malgré l’absence à l’heure actuelle de demande de participation à examiner, il n’en demeure pas moins que le différend entre les parties perdure et, selon toute vraisemblance, refera surface au printemps de 2019. Il n’y a pas d’économie à réaliser, ce qui est un des objectifs de la doctrine du caractère théorique.

[15]  En outre, compte tenu du moment de la demande et de la décision, toute demande éventuelle de contrôle judiciaire revêtira également sans doute un caractère théorique. Pas plus de 90 jours peuvent s’écouler entre la demande de participation et la tenue de l’activité; dans le cas qui nous occupe, SCC a signifié son refus à l’appelant deux jours seulement avant le salon. Si les décisions ultérieures ne se prennent pas plus rapidement et que la demande de contrôle judiciaire qui s’ensuit n’est pas traitée, et la décision, rendue, avec la plus grande célérité, la question en litige entre les parties échappera à tout contrôle.

[16]  Pour ces motifs, je ferais droit à l’appel sur la question du caractère théorique.

[17]  L’appelant conteste également la conclusion du juge selon laquelle les deux affidavits déposés à l’appui de la demande étaient inadmissibles. Je ferais droit à l’appel à cet égard.

[18]  Je conviens avec l’appelant que le juge a eu tort d’exclure l’affidavit de Moore pour les motifs qui ont été les siens. La restriction prévue à l’article 81, soit la nécessité pour le déclarant d’avoir une connaissance personnelle des faits, ne vaut pas pour les experts (Canada (Bureau de régie interne) c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 43, par. 17, 412 D.L.R. (4th) 336). L’admissibilité de la preuve d’expert repose sur les critères de pertinence, de nécessité, d’absence de toute règle d’exclusion et de qualification suffisante de l’expert (White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, par. 23 et 24, [2015] 2 R.C.S. 182). Ces critères servent également à l’analyse du poids à accorder à la preuve, si elle est admise. Toutefois, si le déclarant exprime des opinions ou présente des arguments de nature juridique dans son affidavit, les passages en cause ne sont pas admissibles et devraient être supprimés.

[19]  Je fais droit à l’appel pour une autre raison, soit la conclusion selon laquelle les affidavits étaient mal fondés parce qu’ils n’étaient pas étayés par des éléments de preuve relatifs aux questions systémiques, comme celle de la partialité. À cet égard, selon l’intimé, le défaut de soulever expressément la question de la partialité milite contre l’admissibilité.

[20]  Rien dans la jurisprudence ne m’autorise à conclure à la nécessité d’un tel énoncé. Au contraire et comme il est indiqué dans Canada (Procureur général) c. Quadrini, 2010 CAF 47, au paragraphe 18, 399 N.R. 33, l’affidavit a pour but « de présenter les faits pertinents quant au litige sans commentaires ni explications ». À mon avis, une allégation expresse de partialité ou de manquement à l’équité procédurale serait assimilable à des commentaires et dépasserait nécessairement la portée de la connaissance personnelle. Les déclarants doivent exposer les faits dont ils ont une connaissance personnelle; leur avocat doit établir l’existence de la partialité, réelle ou perçue, ou encore démontrer au moyen des faits l’existence d’un manquement à l’équité procédurale.

[21]  Enfin, le juge a conclu, s’agissant de l’admissibilité des affidavits, qu’il y avait eu manquement parce que ceux‑ci n’avaient pas été soumis à l’examen du décideur, en l’occurrence le représentant de SCC chargé d’approuver la participation à l’activité. Sa conclusion fait intervenir le principe bien établi selon lequel « [l]es allégations de partialité sont très graves et doivent être clairement soulevées à la première occasion » (International Relief Fund for the Afflicted and Needy (Canada) c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 178, par. 19, 449 N.R. 95).

[22]  Il ne peut être conclu à l’inadmissibilité des affidavits au motif qu’ils n’ont pas été soumis à l’examen du représentant de SCC. La demande de participation se fait par le dépôt du formulaire officiel. Rien n’oblige le demandeur à déposer des documents supplémentaires à l’appui de sa demande et aucune possibilité de réagir à un refus n’est prévue. Il serait effectivement plutôt étrange que l’auteur d’une demande administrative courante doive parer à l’éventualité du rejet de sa demande en y joignant des affidavits à l’appui.

[23]  Cela étant, je renverrais la question des affidavits au juge pour qu’il la réexamine en fonction du critère juridique applicable. Ce faisant, je tiens à préciser que je ne me prononce pas sur la question de savoir, à la lumière des critères énoncés entre autres dans Association des universités, si les affidavits sont admissibles en tout ou en partie et, le cas échéant, quel poids il convient de leur accorder. Il appartient au juge de trancher ces questions.

[24]  Bien que rien ne m’y oblige puisque l’affaire sera renvoyée au juge des requêtes, je tiens à donner mon avis concernant la question de savoir si le juge a eu tort de refuser de délivrer le bref de mandamus, comme le soutient l’appelant. J’estime que le juge a bien analysé le droit pertinent et l’a appliqué correctement.

[25]  L’appelant soutient que SCC a l’obligation, suivant l’article 5 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (la LSCMLC), de mettre en œuvre un programme d’éducation à l’intention des détenus, notamment en matière de libération conditionnelle. L’intimé fait valoir que, s’agissant des programmes d’éducation, l’article 5 de la LSCMLC n’a pas pour effet d’imposer à SCC une obligation légale envers l’appelant ni ne peut être assimilé à une disposition investissant expressément ce dernier du droit de participer au salon prélibératoire.

[26]  Le juge a examiné la portée de l’article 5 de la LSCMLC dans la mesure où il oblige SCC à prendre des mesures positives (par. 41). Il a conclu que cette disposition donnait une définition large des tâches et des responsabilités de SCC, qui ne pouvait toutefois pas avoir pour effet d’imposer l’obligation de fournir des programmes d’éducation donnés ni d’assurer la participation de particuliers à ces programmes. L’appelant n’est pas investi du droit exprès de participer au salon prélibératoire, et SCC n’a nullement l’obligation de lui permettre d’y participer (par. 41 et 42). Je ne vois pas d’erreur dans l’analyse du juge.

[27]  Par conséquent, je ferais droit à l’appel avec dépens et je renverrais l’affaire, y compris la question de l’admissibilité des affidavits, au juge pour qu’il la réexamine en tenant compte des présents motifs.

« Donald J. Rennie »

Juge

« Je suis d’accord.

Le juge Yves de Montigny »

« Je suis d’accord.

La juge Judith Woods »

Traduction certifiée conforme

Andrée Morin, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

NOMS DES AVOCATS ET DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UN JUGEMENT DE LA COUR FÉDÉRALE DATÉ DU 13 JUIN 2017 ET PORTANT LE NUMÉRO T-1146-16 (2017 CF 577)

DOSSIER :

A-211-17

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

MATTHEW G. YEAGER c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 SEPTEMBRE 2018

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE WOODS

DATE DES MOTIFS :

LE 15 OCTOBRE 2018

COMPARUTIONS :

Me Yavar Hameed

POUR L’APPELANT

Me Kevin Palframan

Me Sean Stynes

POUR L’INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hameed Law

Ottawa (Ontario)

POUR L’APPELANT

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

POUR L’INTIMÉ

 

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