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Date : 20181026


Dossiers : A-287-16

A-424-16

Référence : 2018 CAF 194

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LASKIN

 

ENTRE :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET DOMINIC LEBLANC

défendeurs

et

COMMISSAIRE AUX CONFLITS D’INTÉRÊTS ET À L’ÉTHIQUE

intervenant

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 6 septembre 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 26 octobre 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LASKIN

 


Date : 20181026


Dossiers : A-287-16

A-424-16

Référence : 2018 CAF 194

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LASKIN

 

ENTRE :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET DOMINIC LEBLANC

défendeurs

et

COMMISSAIRE AUX CONFLITS D’INTÉRÊTS ET À L’ÉTHIQUE

intervenant

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]  Dans la présente demande de contrôle judiciaire, notre Cour est appelée à se prononcer sur le pouvoir du commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique (le commissaire) de déterminer si le filtre anti-conflits d’intérêts est une mesure d’observation pertinente au titre de l’article 29 de la Loi sur les conflits d’intérêts, L.C. 2006, ch. 9 (la Loi). La demanderesse conteste deux déclarations publiques de mesures d’observation convenues qu’elle assimile à des ordonnances du commissaire selon lesquelles, conformément à l’accord qu’il a conclu avec le commissaire, M. Dominic Leblanc a établi des filtres anti-conflits d’intérêts pour éviter toute situation pouvant donner lieu à un conflit d’intérêts.

[2]  Pour les motifs qui suivent, je rejetterais la présente demande de contrôle judiciaire. À mon avis, même si les mesures à l’origine des filtres anti-conflits d’intérêts contestés en l’espèce constituaient des décisions susceptibles de contrôle judiciaire, elles découlent de l’exercice raisonnable par le commissaire du pouvoir que lui confère l’article 29 de la Loi.

I.  Cadre législatif et contexte

[3]  La Loi s’articule autour de la prévention des conflits d’intérêts. C’est ce qui ressort clairement de l’article 3 de la Loi, dont l’objet comprend notamment les éléments suivants :

b) de réduire au minimum les possibilités de conflit entre les intérêts personnels des titulaires de charge publique et leurs fonctions officielles, et de prévoir les moyens de régler de tels conflits, le cas échéant, dans l’intérêt public;

(b) minimize the possibility of conflicts arising between the private interests and public duties of public office holders and provide for the resolution of those conflicts in the public interest should they arise;

c) de donner au commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique le mandat de déterminer les mesures nécessaires à prendre pour éviter les conflits d’intérêts et de décider s’il y a eu contravention à la présente loi;

(c) provide the Conflict of Interest and Ethics Commissioner with the mandate to determine the measures necessary to avoid conflicts of interest and to determine whether a contravention of this Act has occurred;

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added.]

[4]  Aux termes de l’article 4 de la Loi, le titulaire de charge publique se trouve en situation de conflit d’intérêts lorsqu’il « exerce un pouvoir officiel ou une fonction officielle qui lui fournit la possibilité de favoriser son intérêt personnel ou celui d’un parent ou d’un ami ou de favoriser de façon irrégulière celui de toute autre personne ». L’article 5 crée l’obligation pour le titulaire de charge publique de « gérer ses affaires personnelles » de manière à éviter de se trouver dans une situation de conflit d’intérêts. Il lui est aussi interdit, aux termes du paragraphe 6(1) de la Loi, de prendre des décisions dans l’exercice de sa charge s’il sait « ou devrait raisonnablement savoir que », ce faisant, il « pourrait se trouver en situation de conflit d’intérêts ».

[5]  L’article 21 de la Loi dispose que les titulaires de charge publique sont tenus de se récuser en cas de conflit d’intérêts :

21 Le titulaire de charge publique doit se récuser concernant une discussion, une décision, un débat ou un vote, à l’égard de toute question qui pourrait le placer en situation de conflit d’intérêts.

21 A public office holder shall recuse himself or herself from any discussion, decision, debate or vote on any matter in respect of which he or she would be in a conflict of interest.

[6]  Le législateur a assorti ce devoir de l’obligation de déclarer publiquement la récusation. En effet, selon le paragraphe 25(1) de la Loi, le titulaire de charge publique qui s’est récusé doit faire une déclaration publique dans laquelle il fournit des « détails suffisants pour exposer le conflit d’intérêts évité ». Le commissaire tient un registre public contenant ces déclarations pour consultation publique (al. 51(1)a) de la Loi).

[7]  Le commissaire donne aux titulaires de charge publique des conseils sur la façon de se conformer à la Loi, dont il assure l’observation au moyen d’un certain nombre d’outils d’administration et d’application. La partie 2 de la Loi prévoit un éventail de mesures d’observation, dont certaines sont expressément énumérées (art. 21 et 27, p. ex.). En outre, elle confère au commissaire le vaste pouvoir, prévu à l’article 29 de la Loi, de déterminer les mesures d’observation pertinentes :

Détermination des mesures pertinentes

Determination of appropriate measures

29. Le commissaire détermine, avant qu’elle ne soit définitive, la mesure à appliquer pour que le titulaire de charge publique se conforme aux mesures énoncées dans la présente loi, et tente d’en arriver à un accord avec le titulaire de charge publique à ce sujet.

29 Before they are finalized, the Commissioner shall determine the appropriate measures by which a public office holder shall comply with this Act and, in doing so, shall try to achieve agreement with the public office holder.

[8]  Enfin, l’article 30 de la Loi dispose que le commissaire peut, outre les mesures d’observation prévues dans la Loi, « ordonner au titulaire de charge publique de prendre, à l’égard de toute affaire, toute autre mesure qu’il estime nécessaire pour assurer l’observation de la présente loi ». Le Rapport annuel au Parlement de 2012‑2013 fournit un exemple du recours par le commissaire aux ordonnances prévues par l’article 30 : après avoir appris qu’un ministre et deux secrétaires parlementaires avaient envoyé au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes des lettres à l’appui de leurs électeurs souhaitant obtenir des licences de radiodiffusion, le commissaire a rendu des ordonnances d’observation leur interdisant d’envoyer toute lettre similaire à l’avenir sans l’approbation préalable du commissaire (Dossier de demande, vol. 2, p. 303 et 304).

[9]  Les faits pertinents en l’espèce peuvent être résumés ainsi : le 4 novembre 2015, M. LeBlanc a été nommé leader du gouvernement à la Chambre des communes. Il semble que, dans le cadre de leurs consultations préliminaires, le commissaire et M. LeBlanc ont convenu qu’un filtre volontaire constituait une mesure pertinente au titre de l’article 29 qui permettrait à M. LeBlanc d’éviter tout conflit d’intérêts et, partant, de se conformer à la Loi. J’utilise l’expression « il semble que », puisque nous sommes saisis d’un dossier peu étoffé qui ne fait état d’aucune communication entre le commissaire et M. LeBlanc ayant mené à leur accord. Le 27 janvier 2016, le commissaire a versé à son registre électronique public une déclaration publique annonçant que M. LeBlanc avait établi le filtre anti-conflits d’intérêts jugé nécessaire par le commissaire pour l’aider à se conformer à son obligation de ne pas participer à toute affaire ou à toute décision concernant tant son ami, James D. Irving, que toute entreprise dont il aurait été propriétaire. Le filtre a été géré par le chef de cabinet de M. LeBlanc (Déclaration publique des mesures d’observation convenues, le 27 janvier 2016, dossier de demande, vol. 2, p. 315 et 316).

[10]  Le 31 mai 2016, M. LeBlanc a assumé, en plus de ses responsabilités antérieures de leader à la Chambre, le rôle de ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne (ministre des Pêches). Le 12 juillet 2016, M. LeBlanc a signé une déclaration publique actualisée concernant son filtre anti-conflits d’intérêts, qui a également été versée au registre public du commissaire. La déclaration actualisée faisait état des nouvelles fonctions ministérielles de M. LeBlanc ainsi que de la gestion du filtre, dès lors, par les chefs de cabinet de ses deux bureaux (leader à la Chambre et ministre des Pêches) (Déclaration publique des mesures d’observation convenues, le 12 juillet 2016, dossier de demande, vol. 2, p. 319 et 320).

[11]  En juillet 2016, la demanderesse a signifié au commissaire un avis de demande de contrôle judiciaire visant à obtenir l’annulation de son ordonnance du 12 juillet 2016.

[12]  Le 7 octobre 2016, M. LeBlanc a signé une déclaration publique actualisée concernant son filtre anti-conflits d’intérêts. Cette déclaration actualisée reflétait un autre changement à ses fonctions : il avait abandonné son rôle de leader à la Chambre, mais demeurait ministre des Pêches. Cette dernière déclaration actualisée remplaçait la déclaration du 12 juillet (Déclaration publique des mesures d’observation convenues, le 7 octobre 2016, dossier de demande, vol. 2, p. 317 et 318).

[13]  Le 7 novembre 2016, une deuxième demande de contrôle judiciaire a été déposée, cette fois visant l’ordonnance du 7 octobre. Étant donné que les questions à examiner et les moyens invoqués étaient les mêmes que dans la première demande, le juge en chef Noël a ordonné la jonction des deux dossiers et la poursuite de l’instance sous le numéro principal A‑287‑16 (l’autre dossier portant le numéro A‑424‑16) et, du même coup, a accordé le statut d’intervenant au commissaire qui a été remplacé à titre de défendeur par le procureur général du Canada et M. LeBlanc (Dossier de demande, vol. 1, p. 18).

II.  Questions en litige

[14]  La Cour doit uniquement décider en l’espèce si le commissaire a omis d’exercer sa compétence ou s’il lui était déraisonnable de déterminer que les filtres constituaient une mesure d’observation pertinente pour prévenir les conflits d’intérêts. Or, avant d’aborder cette question, je dois me pencher sur deux questions préliminaires soulevées par l’avocat des défendeurs : La demanderesse a-t-elle qualité pour soulever la question de fond? Notre Cour est-elle saisie d’une cause susceptible de contrôle judiciaire? Ces mêmes questions préliminaires ont été soulevées dans un dossier connexe dont la décision est également rendue aujourd’hui (Démocratie en surveillance c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 195). Les deux demandes ont été instruites l’une après l’autre par la même formation de juges de la Cour.

III.  Analyse

A.  Questions préliminaires

(1)  Qualité pour agir

[15]  Nul ne conteste que la demanderesse n’est pas directement touchée par les questions soulevées dans sa demande. Cela étant, notre Cour doit décider s’il y a lieu d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder à la demanderesse la qualité pour agir dans l’intérêt public. Les facteurs interdépendants à prendre en compte pour répondre à cette question sont bien connus et ont été résumés par la Cour suprême au paragraphe 37 de l’arrêt Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, [2012] 2 R.C.S. 524 (Downtown Eastside Sex Workers) :

Lorsqu’ils exercent le pouvoir discrétionnaire de reconnaître ou non la qualité pour agir dans l’intérêt public, les tribunaux doivent prendre en compte trois facteurs : (1) une question justiciable sérieuse est‑elle soulevée? (2) le demandeur a‑t‑il un intérêt réel ou véritable dans l’issue de cette question? et (3) compte tenu de toutes les circonstances, la poursuite proposée constitue‑t‑elle une manière raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux? […] Le demandeur qui souhaite se voir reconnaître la qualité pour agir doit convaincre la cour que ces facteurs, appliqués d’une manière souple et téléologique, militent en faveur de la reconnaissance de cette qualité. Toutes les autres considérations étant égales par ailleurs, un demandeur qui possède de plein droit la qualité pour agir sera généralement préféré. [Renvois omis.]

[16]  À cette fin, est justiciable une question dont les tribunaux peuvent être saisis (Downtown Eastside Sex Workers, par. 30).

[17]  De l’avis de l’avocat des défendeurs, la demanderesse ne satisfait pas aux premier et troisième volets du critère à appliquer pour déterminer la qualité pour agir dans l’intérêt public. Il fait valoir que la demande ne soulève aucune question justiciable, dans la mesure où elle concerne les moyens dont dispose le Parlement pour obliger le gouvernement à rendre des comptes. En s’appuyant sur les arrêts Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49, et Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667, les défendeurs soutiennent que la Cour ne devrait pas outrepasser les limites de son rôle constitutionnel lorsqu’elle décide d’accorder ou non la qualité pour agir dans l’intérêt public. En outre, ils prétendent que la présente demande ne constitue pas un moyen raisonnable et efficace de soulever la question, puisqu’elle se rapporte à un processus non contradictoire entre le commissaire et les titulaires de charge publique qui permet la conclusion d’un accord sur les mesures d’observation, ce qui ne donne lieu ni à une « décision » ni à une « ordonnance ». Il est tout aussi pertinent de noter que l’article 44 de la Loi prévoit un autre mécanisme d’étude permettant aux parlementaires qui ont des motifs raisonnables de croire qu’un titulaire de charge publique a contrevenu à la Loi de demander au commissaire d’examiner l’affaire.

[18]  Je suis convaincu du sérieux des questions soulevées par la demanderesse. Plus précisément, la question du caractère raisonnable de l’interprétation qu’a faite le commissaire de l’article 29 de la Loi constitue une question importante, nullement futile. Il en va de même pour la question de savoir si l’établissement d’un filtre anti-conflits d’intérêts permet de contourner l’obligation, prévue à l’article 25, de signaler toute récusation découlant d’un conflit d’intérêts. Ce sont là aussi des questions certes justiciables pour les besoins de l’évaluation de la qualité pour agir dans l’intérêt public, puisqu’elles concernent l’interprétation qu’il convient de donner aux dispositions de la Loi. La Cour est appelée, non pas à jouer le rôle d’arbitre entre les divers organes du gouvernement, mais à veiller à ce qu’un agent du Parlement n’outrepasse pas son mandat législatif. Il s’agit d’une fonction manifestement et éminemment judiciaire.

[19]  C’est à juste titre que les défendeurs ne contestent pas l’intérêt véritable de la demanderesse dans cette affaire. La preuve au dossier me convainc que la demanderesse a démontré un engagement réel et continu envers les questions soulevées et plus généralement envers les questions de réforme démocratique et de comportement éthique au sein du gouvernement (voir l’affidavit de Duff Conacher, dossier de demande, vol. 1, p. 25‑26; mandat en « 20 étapes » de Démocratie en surveillance, dossier de demande, vol. 1, p. 211). Par conséquent, je suis d’avis que ce deuxième facteur favorise la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public.

[20]  En ce qui concerne le troisième facteur de l’analyse de l’intérêt pour agir dans l’intérêt public, la Cour suprême a déconseillé le recours à une approche rigide dans l’arrêt Downtown Eastside Sex Workers et a assoupli l’exigence antérieure selon laquelle il fallait « démontrer qu’il n’y a pas d’autre manière raisonnable et efficace » [souligné dans l’original] de soumettre la question à l’examen du tribunal. S’agissant du troisième critère, la Cour a plutôt posé la question de savoir si la poursuite proposée constitue « une manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour » (par. 44). Parmi les facteurs à prendre en compte, la Cour a proposé les suivants :

[…] se demander si l’action envisagée constitue une utilisation efficiente des ressources judiciaires, si les questions sont justiciables dans un contexte accusatoire, et si le fait d’autoriser la poursuite de l’action envisagée favorise le respect du principe de la légalité. 

(Downtown Eastside Sex Workers, par. 50)

[21]  Il appert en l’espèce que la demanderesse dispose des ressources et de l’expertise nécessaires pour soumettre la question à l’examen de la Cour et que cette question, sous réserve de l’éventualité d’un contrôle judiciaire examinée ci-après, a été présentée dans un contexte se prêtant à une décision judiciaire. Il est tout aussi manifeste que, même s’ils sont directement touchés par les filtres anti-conflits d’intérêts, les titulaires de charge publique ne contesteront vraisemblablement pas ces mesures devant les tribunaux; en tout état de cause, la demanderesse présente un point de vue utile et unique en ce qui a trait à la résolution de la question dont nous sommes saisis.

[22]  Enfin, les défendeurs ne m’ont pas convaincu que les mécanismes d’étude prévus aux articles 44 et 45 de la Loi constituent un moyen plus efficace d’examen des questions en litige. Au titre du paragraphe 44(4) de la Loi, le commissaire « peut » certes tenir compte des renseignements provenant du public lors de l’étude de la question. Or, comme l’indique clairement le libellé de la disposition, ces renseignements du public sont communiqués au commissaire par un parlementaire. En outre, la demande d’étude doit émaner d’un parlementaire (par. 44(1) de la Loi), ou le commissaire peut étudier la question de son propre chef (par. 45(1) de la Loi). Aucun mécanisme direct ne permet à un membre du public de demander l’étude de telles questions, comme notre Cour l’a énoncé explicitement au paragraphe 11 de Démocratie en surveillance c. Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, 2009 CAF 15, autorisation d’appel à la CSC refusée, 33086 (11 juin 2009) (Démocratie en surveillance, 2009).

[23]  Pour tous les motifs qui précèdent, je suis d’avis que les trois facteurs à soupeser dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de reconnaître ou non la qualité pour agir dans l’intérêt public militent en faveur de la demanderesse.

(2)  Question susceptible de contrôle judiciaire

[24]  Aux termes de l’alinéa 28(1)b.1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, notre Cour a compétence pour instruire les demandes de contrôle judiciaire visant le commissaire. Toutefois, il y a lieu de faire preuve de retenue à l’égard des décisions du commissaire étant donné le libellé de la clause privative à l’article 66 de la Loi, qui précise que les décisions et ordonnances du commissaire sont susceptibles de contrôle judiciaire uniquement dans les cas où celui‑ci (i) a agi sans compétence, outrepassé celle-ci ou refusé de l’exercer; (ii) n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale; (iii) a agi ou omis d’agir en raison d’une fraude (al. 18.1(4)a), b) et e) de la Loi sur les Cours fédérales).

[25]  L’avocat des défendeurs, appuyé de l’intervenant, fait valoir l’absence de décision ou d’ordonnance ayant force obligatoire susceptible de contrôle au sens de l’article 66 de la Loi et du paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales. Plus précisément, de l’avis des défendeurs, la détermination par le commissaire suivant l’article 29 de la Loi des mesures d’observation à appliquer ne constitue pas une ordonnance ayant des conséquences juridiques au même titre qu’une ordonnance rendue en vertu de l’article 30 de la Loi.

[26]  Le libellé de l’article 29 et son contexte législatif appuient dans une certaine mesure cette thèse. À l’article 29, le législateur n’a pas utilisé le verbe « ordonner », comme à l’article 30 de la Loi, ni le verbe « décider », mais a plutôt choisi d’utiliser le verbe « déterminer ». Le législateur mentionne aussi, à la fin de l’article 29, l’obligation du commissaire de « tenter d’en arriver à un accord avec le titulaire de charge publique », libellé qui semble indiquer le caractère préventif et volontaire des mesures prévues à l’article 29. Comme l’ont avancé les défendeurs, l’article 29 permet au commissaire de tenter de parvenir à un accord avec un titulaire de charge publique sur les mesures que celui‑ci prendra volontairement pour se conformer à la Loi (mémoire des défendeurs, p. 15, par. 42). En effet, le commissaire qualifie les filtres anti-conflits d’intérêts de « mesures » dans son Rapport annuel de 2013‑2014, dont un extrait a été reproduit dans les deux déclarations publiques des mesures d’observation convenues qui sont contestées.

[27]  Le commissaire n’a pas exercé son pouvoir de rendre des ordonnances prévu à l’article 30 de la Loi, dans la mesure où il en est arrivé à un accord avec M. LeBlanc, conformément à l’article 29. Comme il l’a indiqué clairement dans le mémoire qu’il a présenté le 30 janvier 2013 au Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique, le commissaire rend une ordonnance en vertu de l’article 30 de la Loi « lorsqu’il est impossible d’en arriver à un accord avec un titulaire de charge publique sur une mesure d’observation, quand [il a] des raisons de croire que celui-ci ne respecte pas les mesures d’observation établies ou, de façon plus générale, si le titulaire de charge publique se montre peu coopératif au moment de déterminer les mesures à appliquer » (Loi sur les conflits d’intérêts : Examen quinquennal de la Loi, dossier de demande, vol. 2, p. 261).

[28]  Dans la décision Démocratie en surveillance, 2009, notre Cour a été saisie de la demande de contrôle judiciaire, présentée par la même demanderesse, à l’encontre d’une lettre dans laquelle le commissaire précise ne pas avoir de motifs suffisants pour amorcer une étude suivant le paragraphe 45(1) de la Loi. La Cour a conclu, à titre préliminaire, que la lettre en question n’était « pas susceptible de contrôle judiciaire » au motif qu’aucune ordonnance ni décision n’avait été rendue (Démocratie en surveillance, 2009, par. 9). La Cour a également conclu que la demanderesse ne disposait pas « du droit de faire examiner sa plainte par le commissaire » et le commissaire n’était « pas habilité à donner suite à la plaine » (Démocratie en surveillance, 2009, par. 11). En outre, selon la Cour, les déclarations faites par le commissaire dans sa lettre étaient dépourvues d’effet juridique obligatoire (Démocratie en surveillance, 2009, par. 12). La Cour suprême a rejeté la demande d’autorisation d’appel de ce jugement.

[29]  Le jugement de notre Cour dans Démocratie en surveillance, 2009, constitue depuis un précédent à l’appui de la thèse voulant qu’une demande ne puisse être présentée dans un cas « où la conduite attaquée dans la demande de contrôle judiciaire n’a pas pour effet de porter atteinte à des droits, d’imposer des obligations juridiques ni d’entraîner des effets préjudiciables » (Sganos c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 84, par. 6, et Air Canada c. Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347, [2013] 3 R.C.F. 605, par. 29). La demanderesse tente de distinguer les faits de la présente espèce de ceux dans Démocratie en surveillance, 2009; à cette fin, elle soutient que, bien qu’il ne soit pas obligé de mener une enquête sur demande du public, le commissaire doit déterminer la mesure à appliquer au titre de l’article 29. Ce faisant, il ne rend pas nécessairement une ordonnance ou une décision susceptible de contrôle judiciaire, et le résultat de sa démarche n’entraîne pas pour autant des conséquences juridiques obligatoires. Au vu du dossier, il est difficile de cerner les effets préjudiciables s’il en est sur le titulaire de charge publique de toute mesure d’observation jugée pertinente par le commissaire. Par exemple, on ignore si la décision du titulaire de charge publique de ne pas appliquer une telle mesure pertinente amènerait nécessairement le commissaire à rendre une ordonnance en vertu de l’article 30 de la Loi. Ainsi, il peut être soutenu que les conseils du commissaire peuvent, au mieux, être qualifiés d’avis à caractère non obligatoire ou de ligne de conduite proposée.

[30]  Estimant qu’il y a matière à contrôle judiciaire en l’espèce, l’avocat de la demanderesse fait valoir à l’appui que les filtres anti-conflits d’intérêts ont pour effet de permettre au titulaire de charge publique d’enfreindre la Loi en se soustrayant à l’obligation de déclaration que lui impose le paragraphe 25(1) de la Loi. Sa thèse repose sur la prémisse que les filtres anti-conflits d’intérêts et les récusations sont des mesures assimilables l’une à l’autre en pratique, puisque la déclaration publique concernant le filtre qui précise les raisons et les circonstances du retrait de M. LeBlanc du processus décisionnel et l’article 21 de la Loi qui prévoit les raisons et les circonstances de la récusation des titulaires de charge publique sont libellés en des termes essentiellement identiques. Ainsi, le filtre porterait directement atteinte à l’obligation imposée par la Loi au titulaire de charge publique de faire, en cas de récusation, une déclaration publique comportant suffisamment de détails pour exposer le conflit d’intérêts évité.

[31]  À mon avis, ce raisonnement est erroné. Tout d’abord, je ne vois pas comment ce raisonnement, même s’il était juste, donnerait ouverture à un contrôle judiciaire; il se rapporte au bien-fondé de la demande, et non à l’objection préliminaire voulant que la Cour n’ait pas été régulièrement saisie de la question. Plus important encore, il fait complètement fi de l’objectif des filtres anti-conflits d’intérêts. Les mesures d’observation, comme les filtres anti-conflits d’intérêts, sont de nature proactive et sont conçues pour prévenir les conflits d’intérêts avant qu’ils ne se produisent, pour ne pas que le titulaire de charge publique se retrouve dans une situation où il pourrait devoir se récuser. Ces mesures n’ont pas pour objet de permettre à un titulaire de charge publique de se soustraire à l’obligation de déclaration prévue à l’article 25 de la Loi, mais de lui éviter d’avoir à se récuser à la dernière minute d’une discussion, d’une décision, d’un débat ou d’un vote. Le commissaire a fait les observations suivantes dans un document d’information :

Bien que la Loi exige que les titulaires de charge publique principaux rendent leur récusation publique, on a fait remarquer que le registre public contient très peu d’avis de récusation. Cela s’explique par le fait que dans la plupart des cas, l’instauration d’un filtre anti-conflits d’intérêts élimine la probabilité que survienne une situation exigeant une récusation.

Filtres anti-conflits d’intérêts. Le Commissariat aide les titulaires de charge publique à prendre des mesures préventives formelles pour éviter de traiter des dossiers qui représentent un risque réel ou potentiel de conflit d’intérêts. Dès qu’un filtre anti-conflits d’intérêts est instauré, les questions qui pourraient mettre le titulaire de charge publique en situation de conflit d’intérêts ne sont tout simplement pas portées à son attention; ainsi, la question de la récusation ne se pose pas.

(Filtres anti-conflits d’intérêts et autres mesures d’observation, dossier de demande, vol. 2, à la p. 242.)

[32]  Les déclarations publiques de mesures d’observation convenues sont signées par les titulaires de charge publique eux-mêmes. En revanche, les ordonnances prévues par l’article 30 de la Loi sont rendues par le commissaire. Les filtres anti-conflits d’intérêts n’ont pas pour objet de remplacer l’obligation qu’ont les titulaires de charge publique de se récuser dans toute situation justifiant une telle mesure suivant l’article 21 de la Loi, pas plus qu’ils ne font obstacle au pouvoir du commissaire de prendre une ordonnance en vertu de l’article 30 et d’examiner la conduite de titulaires de charge publique en cas de manquement aux obligations que leur impose la Loi.

[33]  Malgré la force apparente de l’argument selon lequel la « détermination de la mesure » au sens de l’article 29 ne constitue pas « une ordonnance ou une décision » susceptible de contrôle judiciaire, d’autres arguments de nature textuelle et contextuelle étayent la position selon laquelle la détermination de la mesure à appliquer au sens de l’article 29 est une « décision », voire une « ordonnance ». L’un des sens ordinaires de « déterminer » est celui de « décider ». L’article 29 utilise un libellé obligatoire en prévoyant que le commissaire « détermine […] la mesure à appliquer pour que le titulaire de charge publique se conforme aux mesures énoncées dans la présente loi » [non souligné dans l’original]. Ce libellé est conforme au mandat que confère au commissaire l’alinéa 3c) de la Loi, soit de « déterminer les mesures nécessaires à prendre pour éviter les conflits d’intérêts ».

[34]  Il peut également être soutenu que l’article 29 ne devrait pas être lu isolément et dissocié de l’article 30, que ces deux dispositions devraient être interprétées comme un tout : le commissaire « incite » le titulaire de charge publique à en arriver à un accord en déterminant les mesures à appliquer et, en l’absence d’un accord, il lui « ordonne » de prendre d’autres mesures d’observation. Vu sous cet angle de la « carotte » et du « bâton », les mesures jugées pertinentes par le commissaire, comme les filtres établis dans l’intérêt public, pourraient être perçues comme ayant des conséquences indirectes et des effets préjudiciables sur le titulaire de charge publique qui ne donnerait pas suite à ces mesures.

[35]  La demanderesse a fait valoir que le cas qui nous occupe peut se distinguer de Démocratie en surveillance, 2009, dans la mesure où, en l’espèce, le commissaire a déterminé les mesures à appliquer et n’a pas simplement refusé d’agir. Dans Démocratie en surveillance, 2009, le refus du commissaire de mener une enquête reposait sur sa conclusion, fondée sur le paragraphe 45(1) de la Loi, qu’il n’avait pas suffisamment de « motifs de croire qu’un titulaire ou ex-titulaire de charge publique a[vait] contrevenu à la présente loi ». C’est pourquoi notre Cour a écrit, au paragraphe 2 de cette décision, qu’il a, « en conséquence, conclu qu’il n’existait pas de motifs suffisants justifiant d’entreprendre une étude » [non souligné dans l’original]. À cet égard, il peut être soutenu que, dans Démocratie en surveillance, 2009, le commissaire a agi essentiellement de la même manière qu’en l’espèce.

[36]  Les arguments en faveur du contrôle judiciaire seraient plus convaincants s’il y avait quoi que ce soit dans le dossier qui leur donnait une apparence de réalité. Or, le dossier ne contient aucune preuve voulant que le commissaire ait déterminé la mesure à appliquer, ni aucun écrit voulant qu’il envisage de rendre une ordonnance s’il ne peut en arriver à un accord avec le titulaire de charge publique. D’ailleurs, le dossier ne contient aucun compte rendu, et la discussion que le commissaire aurait eue avec M. LeBlanc semble s’être tenue en privé. Par conséquent, je peux difficilement conclure à l’existence d’une décision ou d’une ordonnance susceptible de contrôle judiciaire.

[37]  Par contre, je ne crois pas au final qu’il soit nécessaire de trancher la question. Étant donné notamment qu’un certain nombre de filtres anti-conflits d’intérêts ont été établis, je crois qu’il convient d’examiner la question de fond. Même s’il peut être soutenu que le commissaire a rendu une décision susceptible de contrôle, je conclus au caractère raisonnable de son interprétation et de son application de la Loi, lesquelles ont servi de fondement à l’établissement de filtres. Par conséquent, je rejetterais la demande, quelle que soit ma conclusion quant à la possibilité de contrôle.

B.  Le commissaire a-t-il omis d’exercer sa compétence ou pris une décision déraisonnable?

[38]  Contrairement à la thèse avancée par la demanderesse, la présente demande ne soulève pas de véritable question de compétence susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. Les questions de compétence, pour reprendre la formulation employée par la Cour suprême, « ont une portée étroite et se présentent rarement » (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, par. 39 (Alberta Teachers’ Association)). À l’instar de mon collègue le juge Stratas, j’estime que les questions d’interprétation de la loi constitutive d’un tribunal administratif, susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, sont souvent incorrectement assimilées par les parties à des questions de « compétence ». Il s’est exprimé en ces termes :

[…] la question de savoir si un tribunal administratif agit à l’intérieur ou à l’extérieur des limites de « compétence » définies par le législateur consiste en réalité à savoir où se situent ces limites. Autrement dit, il s’agit d’interpréter ce que la loi prévoit quant à ce que le décideur administratif peut ou ne peut pas faire.

(Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c. Canada, 2018 CAF 58, par. 58 (le juge Stratas, motifs concordants); voir aussi, plus généralement sur les questions de compétence, Bell Canada c. 7265921 Canada Ltd., 2018 CAF 174, par. 38 à 68 (le juge Rennie, dissident sur un autre point); Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, par. 31 à 38; West Fraser Mills Ltd. c. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal), 2018 CSC 22, par. 9 à 12.)

[39]  Lorsqu’un organisme administratif interprète sa loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat, la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer (Alberta Teachers’ Association, par. 30). Je ne vois aucune raison de m’écarter de cette jurisprudence, étant donné tout particulièrement la disposition privative stricte prévue à l’article 66 de la Loi, selon laquelle les questions de droit, les questions mixtes de fait et de droit, et les questions de fait ne sont pas susceptibles de contrôle. Ce genre de libellé a déjà été interprété comme un signe évident de la nécessité de faire preuve de retenue et de l’applicabilité de la norme de la décision raisonnable. Au paragraphe 52 de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême s’est exprimée ainsi :

L’existence d’une clause privative milite clairement en faveur d’un contrôle suivant la norme de la raisonnabilité. En effet, elle atteste la volonté du législateur que les décisions du décideur administratif fassent l’objet de plus de déférence et que le contrôle judiciaire soit minimal. Cependant, elle n’est pas déterminante. La primauté du droit exige des cours supérieures qu’elles s’acquittent de leur rôle constitutionnel et, nous le rappelons, ni le Parlement ni une législature ne peuvent écarter totalement leur pouvoir de contrôler les actes et les décisions des organismes administratifs. Il s’agit d’un pouvoir protégé par la Constitution. Le contrôle judiciaire est nécessaire afin que la clause privative soit interprétée dans le bon contexte législatif et que les organismes administratifs respectent les limites de leurs attributions. [Non souligné dans l’original.]

Voir également Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633, par. 104; Teal Cedar Products Ltd. c. Colombie-Britannique, 2017 CSC 32, par. 42; Donald J.M. Brown et John M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada, 2nd ed., Toronto, Canvasback, 2018, 13:5280; Sara Blake, Administrative Law in Canada, 5th ed., Markham, Ont., LexisNexis Canada, 2011, 8.13.

[40]  Je constate également qu’un certain nombre de décisions récemment rendues par notre Cour ont implicitement suivi un raisonnement semblable en ce qui concerne le paragraphe 31(4) de la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral, L.C. 2013, ch. 40, art. 365, qui édicte une clause privative dont le libellé est semblable à celui de l’article 66 de la Loi (voir Bahniuk c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 127, par. 14; Canada (Procureur général) c. Féthière, 2017 CAF 66, par. 15; MacFarlane c. Day & Ross Inc., 2014 CAF 199, par. 3). Ainsi, je compte appliquer la norme du caractère raisonnable à mon examen de l’interprétation et de l’application par le commissaire de sa loi constitutive en ce qui concerne l’utilisation de filtres anti-conflits d’intérêts.

[41]  L’avocat de la demanderesse soutient que le sens ordinaire et l’objet manifeste de l’article 21 et du paragraphe 25(1) de la Loi visent la divulgation publique des détails de chaque situation particulière où un titulaire de charge publique ne participe pas à une discussion, à une décision, à un débat ou à un vote à l’égard de toute question pour éviter de se placer en situation de conflit d’intérêts. Aux dires de la demanderesse, s’ils permettent aux titulaires de charge publique de ne pas faire la déclaration publique requise pour chacune de ces situations, les filtres portent atteinte au droit du public de connaître les détails de chaque situation relativement à laquelle M. LeBlanc s’est récusé.

[42]  À mon avis, cette prétention ne peut être retenue : elle dénature l’objet des filtres anti-conflits d’intérêts et les assimile à tort à des récusations, elle fait fi de l’objet et de l’esprit de la Loi ainsi que du libellé général de l’article 29 et elle pourrait entraîner des difficultés insurmontables de mise en œuvre.

[43]  Les filtres visent à prévenir les situations de conflits d’intérêts en assurant la détection en amont de tout risque de conflit et en prévoyant des moyens d’évitement. Autrement dit, les filtres ont pour but de mettre le titulaire de charge publique à l’abri de tout conflit avant que le risque ne se pose. Par conséquent, le titulaire de charge publique n’est jamais informé de l’enjeu. À cet égard, il est utile de citer les propos du commissaire afin de bien comprendre ce mécanisme :

Mme Mary Dawson : […] Essentiellement, ces cloisons sont mises en place pour que l’information ne se rende pas jusqu’à la personne visée. Autrement dit, rien d’un processus de prise de décision ne traversera la cloison. Une personne est nommée pour l’appliquer. Aucune récusation n’est nécessaire, puisque l’information ne se rend pas. Si des renseignements traversent accidentellement la cloison, alors la personne visée doit se récuser.

[…] [C]es cloisons visent essentiellement à prévenir les conflits d’intérêts. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas lieu de se récuser au besoin. Des renseignements peuvent parfois traverser la cloison par accident. On n’avait pas prévu le coup, et une récusation est alors nécessaire.

(Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique, 27 octobre 2016, dossier de demande, vol. 2, p. 471.)

[44]  C’est donc dire que l’objectif du filtre anti-conflits d’intérêts et de la récusation est différent, mais complémentaire : l’un vise à empêcher toute situation de conflit d’intérêts, tandis que l’autre vise à empêcher le titulaire de charge publique de participer à la décision ou à la discussion advenant une situation de conflit d’intérêts. En fait, les filtres anti-conflits d’intérêts n’éliminent pas entièrement la nécessité des récusations. Il peut survenir des situations où le filtre ne permet pas de déceler un éventuel conflit d’intérêts, voire où il n’y a pas de filtre pertinent. Le cas échéant, l’article 21 entre en jeu; le titulaire de charge publique serait alors tenu de se récuser et, par application de l’article 25, de faire une déclaration publique à cet égard, comme M. LeBlanc a dû le faire à une occasion (voir la Déclaration publique de récusation, 11 juillet 2016, dossier de demande, vol. 2, p. 321).

[45]  Une telle mesure me semble tout à fait compatible avec l’objet et l’esprit de la Loi. Après tout, l’objectif premier de la Loi est de « réduire au minimum les possibilités de conflit entre les intérêts personnels des titulaires de charge publique et leurs fonctions officielles, et de prévoir les moyens de régler de tels conflits, le cas échéant, dans l’intérêt public » (al. 3b) de la Loi [non souligné dans l’original]) et de « donner au commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique le mandat de déterminer les mesures nécessaires à prendre pour éviter les conflits d’intérêts et de décider s’il y a eu contravention à la présente loi » (al. 3c) de la Loi [non souligné dans l’original]). De plus, aux termes de l’article 5 de la Loi, le titulaire de charge publique « est tenu de gérer ses affaires personnelles de manière à éviter de se trouver en situation de conflits d’intérêts ».

[46]  Le libellé général de l’article 29 de la Loi englobe manifestement les filtres anti-conflits d’intérêts. Cette disposition habilite le commissaire à « détermine[r] […] la mesure à appliquer » pour que le titulaire de charge publique se conforme à la Loi. Ce libellé confère au commissaire le vaste pouvoir discrétionnaire de concevoir les outils qui permettront le mieux d’assurer le respect de la Loi. Les tribunaux doivent se garder de rendre stériles les pouvoirs conférés par le législateur aux décideurs administratifs « en interprétant les lois habilitantes de façon trop formaliste » (Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 1 R.C.S. 1722, p. 1756). Il est certes vrai que la Loi ne confère pas expressément au commissaire le pouvoir d’établir des filtres anti-conflits d’intérêts à titre de mesures d’observation pertinentes sous le régime de l’article 29, mais il faut nécessairement le déduire du libellé de la Loi (voir ATCO Gas and Pipelines Ltd. c. Alberta (Energy and Utilities Board), 2006 CSC 4, [2006] 1 R.C.S. 140, par. 35 à 38; Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43, [2010] 2 R.C.S. 650, par. 60 et 68; R. c. Conway, 2010 CSC 22, [2010] 1 R.C.S. 765, par. 81 et 82). Cette interprétation cadre avec le paragraphe 31(2) de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21, qui est libellé en ces termes :

31(2) Le pouvoir donné à quiconque, notamment à un agent ou fonctionnaire, de prendre des mesures ou de les faire exécuter comporte les pouvoirs nécessaires à l’exercice de celui-ci.

31(2) Where power is given to a person, officer or functionary to do or enforce the doing of any act or thing, all such powers as are necessary to enable the person, officer or functionary to do or enforce the doing of the act or thing are deemed to be also given.

[47]  L’avocat de la demanderesse a également soutenu que, si le commissaire possédait déjà ce pouvoir, il n’aurait pas eu besoin de recommander, devant le Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique, que son pouvoir d’établir des filtres soit expressément prévu par la Loi. Préconiser une plus grande clarté ne constitue pas la preuve que l’article 29 ne confère pas déjà ce pouvoir.

[48]  De même, il semble raisonnable d’affirmer que la pratique du commissaire d’assimiler les filtres anti-conflits d’intérêts à des mesures d’observation pertinentes contribue à la réalisation des objectifs de transparence et de responsabilisation à l’égard du public qui sous-tendent le paragraphe 25(1) de la Loi. Il ressort de l’alinéa 51(1)e) de la Loi, aux termes duquel le commissaire peut verser au registre tout document qu’il juge indiqué, que tous les filtres anti-conflits d’intérêts actuellement appliqués ont été rendus publics de ce fait. Cette pratique consistant à divulguer publiquement les conflits d’intérêts éventuels de chaque titulaire de charge publique avant que ne survienne une situation problématique m’apparaît comme un moyen éminemment raisonnable d’assurer la réalisation de l’objet de la Loi, ce qui est préférable à l’interprétation trop formaliste proposée par la demanderesse. Comme l’ont souligné les défendeurs, la publication de filtres anti-conflits d’intérêts pourrait bien fournir au public plus de détails que la publication de récusations. Suivant l’alinéa 51(2)a) de la Loi, aucune déclaration de récusation ne peut être rendue publique si le fait même de la récusation peut révéler directement ou indirectement des renseignements confidentiels du Cabinet. De la même façon, selon l’alinéa 51(2)b) de la Loi, aucune déclaration de récusation ne peut comporter des détails susceptibles de révéler directement ou indirectement des renseignements confidentiels du Cabinet ou des renseignements autrement protégés, ou de porter atteinte à la vie privée ou à des intérêts commerciaux.

[49]  Enfin, à l’instar des défendeurs, j’estime que les titulaires de charge publique seraient placés dans la position insoutenable de devoir faire des déclarations publiques contenant des détails suffisants sur des questions ou des réunions dont ils ne sont même pas au courant si, comme le prétend la demanderesse, les articles 21 et 25 s’appliquent, même relativement à des questions visées par un filtre anti-conflits d’intérêts. Sinon, il faudrait que le titulaire de charge publique obtienne des détails suffisants sur toutes les questions qui sont redirigées vers un autre décideur par le filtre et toutes les réunions auxquelles il n’est pas convoqué, afin de satisfaire aux exigences de l’article 25. Une telle façon de procéder annulerait les avantages des filtres qui, encore une fois, sont appliqués pour prévenir les situations de conflit d’intérêts.

IV.  Conclusion

[50]  Pour tous les motifs qui précèdent, je rejetterais la présente demande de contrôle judiciaire. Il n’est pas justifié d’adjuger des dépens, compte tenu des circonstances de l’espèce.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Donald J. Rennie, j.c.a. »

“Je suis d’accord.

J.B. Laskin, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Andrée Morin, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

A-287-16 et A-424-16

 

INTITULÉ :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et autres

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 SEPTEMBRE 2018

motifs du jugement :

le juge de montigny

y ont souscrit :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LASKIN

DATE Des motifs :

LE 26 OCTOBRE 2018

COMPARUTIONS :

Me Yavar Hameed

pour la demAnderesse

Me Robert MacKinnon

Me Zoe Oxaal

POUR LES DÉFENDEURS

Me Barbara MacIsaac

Me Timothy Roland

POUR L’INTERVENANT

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hameed Law

Ottawa (Ontario)

pour la demanderesse

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

pour les défendeurs

Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTERVENANT

 

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