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Date : 20181026


Dossier : A-348-17

Référence : 2018 CAF 195

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LASKIN

 

ENTRE :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 7 septembre 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le 26 octobre 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LASKIN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE DE MONTIGNY

 


Date : 20181026


Dossier : A-348-17

Référence : 2018 CAF 195

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LASKIN

 

ENTRE :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LASKIN

[1]  La Loi sur les conflits d’intérêts, L.C. 2006, ch. 9, art. 2, impose à certains titulaires de charge publique, dont les ministres fédéraux, l’obligation de se dessaisir de tout « bien contrôlé » au sens de la Loi, soit par la vente, soit par le dépôt dans une fiducie sans droit de regard.

[2]  Au moment de sa nomination au poste de ministre des Finances, l’honorable Bill Morneau détenait notamment des intérêts dans deux sociétés privées. Le ministre Morneau était l’unique actionnaire de l’une de ces sociétés qui, elle, possédait les deux tiers des actions de l’autre société; le ministre Morneau détenait le tiers restant. Cette dernière société détenait une participation importante dans Morneau Shepell Inc., une société de gestion des ressources humaines ayant des relations d’affaires avec le gouvernement du Canada.

[3]  Le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, responsable de l’application de la Loi, a informé le ministre Morneau, dans une lettre envoyée en février 2016, qu’il ne détenait pas personnellement de « bien contrôlé » au sens de la Loi et que, partant, il n’avait pas à se dessaisir des actions en cause. Il y a également exprimé l’opinion que la mesure d’observation de la Loi la plus indiquée était le filtre anti-conflits d’intérêts, une mesure nécessaire pour prévenir toute apparence de traitement préférentiel à l’égard de Morneau Shepell et pour empêcher toute situation de conflit d’intérêts découlant de son intérêt indirect dans la société. Enfin, il a proposé au ministre Morneau d’établir un filtre anti-conflits d’intérêts nécessitant la désignation d’un haut responsable de son bureau qui serait chargé de veiller à ce que le ministre ne prenne part à aucune discussion ou décision portant sur les intérêts de Morneau Shepell, ni à aucune communication à cet égard avec des représentants du gouvernement.

[4]  La question de savoir si le ministre Morneau aurait dû déposer les actions de Morneau Shepell dans une fiducie sans droit de regard a provoqué une controverse politique. Au final, le 30 novembre 2017, le ministre Morneau a déclaré à la Chambre des communes qu’il avait vendu « toutes ses actions dans l’entreprise familiale.  » Le registre public du Commissariat indique que le ministre ne détient plus d’actions dans les deux sociétés privées visées par les conseils du commissaire.

[5]  Selon l’article 66 de la Loi, les « ordonnances et décisions » du commissaire ne peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire par notre Cour que pour les motifs suivants énoncés aux alinéas 18.1(4)a), b) et e) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7 : (1) le commissaire a agi sans compétence, outrepassé celle-ci ou refusé de l’exercer, (2) il n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale, (3) il a agi ou omis d’agir en raison d’une fraude.

[6]  Démocratie en surveillance, un organisme à but non lucratif qui milite en faveur d’une plus grande reddition de compte au sein du gouvernement, a déposé la présente demande de contrôle judiciaire le 16 novembre 2017. La demanderesse a désigné le procureur général, mais pas le ministre Morneau, à titre d’intimé. Démocratie en surveillance soutient que la lettre du commissaire constitue une « ordonnance ou décision » susceptible de contrôle judiciaire, que, contrairement à la position du commissaire, les actions de Morneau Shepell détenues par l’intermédiaire de deux sociétés privées étaient des « biens contrôlés » du ministre Morneau et que, en n’exigeant pas du ministre Morneau qu’il se dessaisisse de ses actions, le commissaire a refusé d’exercer sa compétence. À l’appui de sa thèse, elle avance que la Loi ne confère pas le pouvoir d’établir des filtres anti-conflits d’intérêts.

[7]  Dans sa réponse, le procureur général traite du bien-fondé de chacune de ces prétentions. Il soulève également trois objections préliminaires justifiant le rejet de la demande en l’espèce sans examen au fond par la Cour : il n’y a ni « ordonnance ni décision » susceptible de contrôle judiciaire; Démocratie en surveillance n’a pas qualité pour ester en justice; la demande revêt désormais un caractère théorique.

[8]  À mon avis, la demande peut et doit être rejetée au motif qu’elle ne revêt désormais qu’un caractère théorique et, à la lumière des circonstances de l’espèce, notre Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour instruire une instance sans intérêt pratique. Elle n’a donc pas à statuer sur les autres objections préliminaires soulevées par le procureur général. Notre Cour a traité de certaines des questions soulevées en l’espèce dans sa décision, également rendue aujourd’hui, dans Démocratie en surveillance c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 194. Les deux demandes ont été instruites l’une après l’autre par la même formation de juges de la Cour.

[9]  Je reviens maintenant sur ma conclusion relative au caractère théorique de la demande.

[10]  Il ressort clairement de l’arrêt de principe de la Cour suprême sur la doctrine du caractère théorique, Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, p. 353 à 363, 1989 CanLII 123, que l’analyse du caractère théorique se fait en deux temps. Il faut d’abord se demander si le litige est devenu purement théorique; en d’autres termes, subsiste-t-il un différend qui porte ou pourrait porter atteinte aux droits des parties? Si le litige est devenu théorique, une deuxième question se pose : le tribunal devrait-il néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher l’affaire?

[11]  S’agissant de la première question, Démocratie en surveillance conteste le caractère théorique de la présente espèce. Elle soutient que, même s’il est vrai que le ministre Morneau a vendu ses actions, il reste que le commissaire pourrait ne pas avoir rendu publiques, pour des raisons de confidentialité, de nombreuses décisions semblables portant sur le sens du terme « bien contrôlé » défini dans la Loi, et que la signification de ce terme soulève un débat légitime. Or, soulignons que ce facteur se rapporte plutôt à la deuxième question, soit celle de l’exercice par le tribunal de son pouvoir discrétionnaire pour trancher un litige sans intérêt pratique, et non à la première, soit celle du caractère théorique du litige.

[12]  À mon avis, la demande revêt un caractère théorique vu la vente par le ministre Morneau de ses actions en novembre 2017. Au moment de la vente des actions, « le substratum [du litige] a disparu » (Borowski, p. 357), et toute décision de notre Cour sur la question de savoir si le commissaire aurait dû exiger le dessaisissement est sans intérêt pratique.

[13]  La deuxième question est plus complexe. Selon l’arrêt Borowski (p. 358 à 363), trois facteurs influent sur la décision de notre Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire : (1) la présence ou l’absence de débat contradictoire, (2) la pertinence d’utiliser des ressources judiciaires limitées et (3) la sensibilité de la Cour à son rôle par rapport à celui du législateur. L’examen de ces facteurs n’est pas un processus mécanique. Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour devrait tenir compte de l’ensemble des facteurs, tout en reconnaissant que ceux-ci ne tendront peut-être pas tous vers la même conclusion.

[14]  Le premier facteur peut appuyer l’exercice du pouvoir discrétionnaire dans les cas où, malgré l’absence d’un différend concret, les parties ayant un intérêt dans l’issue de l’affaire débattront pleinement des questions en litige. S’agissant du deuxième facteur, peuvent notamment être d’intérêt les questions de nature répétitive qui sont de courte durée ou qui échapperaient autrement au contrôle judiciaire. Le troisième facteur s’intéresse au rôle fondamental des tribunaux dans le contexte de la séparation des pouvoirs prévue par la Constitution, soit de résoudre de véritables litiges. Notre Cour a fait les observations suivantes à ce sujet : « Bien que l’arrêt Borowski et les décisions qui s’en inspirent n’interdisent pas aux tribunaux de trancher une affaire après que le différend en tant que tel eut cessé d’exister, ce raisonnement sous-jacent nous rappelle que le pouvoir discrétionnaire d’agir de la sorte doit être exercé avec prudence » : Canada (Revenu national) c. McNally, 2015 CAF 248, par. 5.

[15]  Concernant le premier facteur, bien que le ministre Morneau n’ait pas été désigné à titre de partie, Démocratie en surveillance et le procureur général ont débattu pleinement de la demande au fond. Ainsi, le contexte contradictoire demeure.

[16]  Pour ce qui est du deuxième facteur, soulignons que le sens des termes « détenir » des « biens contrôlés » nécessitant le dessaisissement suivant l’article 17 de la Loi constitue un véritable enjeu d’intérêt public. L’expression « bien contrôlé » est définie ainsi à l’article 20 :

bien contrôlé Tout bien dont la valeur peut être influencée directement ou indirectement par les décisions ou les politiques du gouvernement, notamment :

controlled assets means assets whose value could be directly or indirectly affected by government decisions or policy including, but not limited to, the following:

a) les valeurs cotées en bourse de sociétés et les titres de gouvernements étrangers, qu’ils soient détenus individuellement ou dans un portefeuille de titres, par exemple, les actions, les obligations, les indices des cours de la bourse, les parts de fiducie, les fonds communs de placement à capital fixe, les effets de commerce et les effets à moyen terme négociables;

(a) publicly traded securities of corporations and foreign governments, whether held individually or in an investment portfolio account such as, but not limited to, stocks, bonds, stock market indices, trust units, closed-end mutual funds, commercial papers and medium-term notes;

b) les régimes enregistrés d’épargne-retraite et d’épargne-études et les fonds enregistrés de revenu de retraite qui sont autogérés et composés d’au moins un bien qui serait considéré comme un bien contrôlé s’il était détenu à l’extérieur du régime ou du fonds;

(b) self-administered registered retirement savings plans, self-administered registered education savings plans and registered retirement income funds composed of at least one asset that would be considered controlled if held outside the plan or fund;

c) les marchandises, les marchés à terme et les devises étrangères détenus ou négociés à des fins de spéculation;

(c) commodities, futures and foreign currencies held or traded for speculative purposes; and

d) les options d’achat d’actions, les bons de souscription d’actions, les droits de souscription et autres effets semblables.

(d) stock options, warrants, rights and similar instruments.

[17]  Selon l’interprétation du commissaire, cette définition s’applique uniquement aux biens cotés en bourse et détenus directement par le titulaire de charge publique plutôt que par l’entremise d’une société privée. À première vue, la définition se prête à une interprétation plus large, qui tient compte du fait que les types de biens énumérés dans la définition ne sont pas tous cotés en bourse et que les mots liminaires de la définition englobent sans exception tous les biens dont la valeur peut être influencée par les décisions ou les politiques du gouvernement. Une interprétation plus large pourrait effectivement entraîner l’application de l’exigence de dessaisissement prévue à l’article 17 aux biens détenus indirectement par un titulaire de charge publique.

[18]  Toutefois, rien n’indique que cette question échappe au contrôle judiciaire et que, partant, il est justifié d’y consacrer des ressources judiciaires supplémentaires, alors que la décision équivaudrait essentiellement à un avis juridique dépourvu d’effet pratique. Si, comme le prétend Démocratie en surveillance, il existe de nombreux cas semblables, il pourrait fort bien se présenter d’autres occasions de saisir la Cour de causes présentant un litige actuel.

[19]  À mon avis, le troisième facteur milite également contre l’exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire.

[20]  S’agissant des ordres et des décisions du commissaire, la Cour a effectivement un rôle à jouer suivant l’article 66. Or, le Parlement joue lui aussi un rôle de supervision. Aux termes du paragraphe 81(1) de la Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. 1985, ch. P‑1, le commissaire est un agent du Parlement nommé après consultation du chef de chacun des partis reconnus à la Chambre des communes et approbation par résolution de cette chambre. L’alinéa 90(1)a) de la Loi sur le Parlement du Canada exige que le commissaire remette au Sénat et à la Chambre des communes un rapport annuel sur les activités qu’il a menées sous le régime de la Loi sur les conflits d’intérêts. L’article 67 de la Loi sur les conflits d’intérêts exige qu’un comité entreprenne un « examen approfondi des dispositions et de l’application » de la Loi cinq ans après son entrée en vigueur et qu’il présente au Parlement un rapport qui comprend les modifications recommandées. Le caractère adéquat de la définition de « bien contrôlé » dans la Loi, et de ses dispositions à cet égard, figurait au nombre des questions présentées au comité, tant par le commissaire que par Démocratie en surveillance. Aucune modification n’a été apportée à la Loi à la suite de l’examen.

[21]  Les parlementaires peuvent jouer un rôle dans l’application de la Loi sur les conflits d’intérêts. Suivant le paragraphe 44(1) de la Loi, tout sénateur ou député qui a des motifs raisonnables de croire qu’un titulaire de charge publique a contrevenu à la Loi peut demander au commissaire d’étudier la question. Le commissaire est tenu de procéder à l’étude et d’en faire rapport, à moins qu’il juge la demande futile, vexatoire ou entachée de mauvaise foi.

[22]  Compte tenu du rôle du Parlement, ainsi que du caractère politique explosif des questions soulevées en l’espèce, j’estime que notre Cour doit faire preuve de la plus grande circonspection avant de rendre une décision qui ne servira pas à régler un litige actuel (voir Democracy Watch c. British Columbia (Conflict of Interest Commissioner), 2017 BCCA 366, par. 14).

[23]  Compte tenu de tous les facteurs énoncés dans l’arrêt Borowski, je conclus que la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour statuer sur le fond de cette demande désormais sans intérêt pratique. Il s’ensuit que je rejetterais la demande, et ce, sans dépens, vu les circonstances de l’espèce.

« J.B. Laskin »

Juge

« Je suis d’accord.

Donald J. Rennie, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Andrée Morin, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

A-348-17

 

 

INTITULÉ :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 SEPTEMBRE 2018

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :

LE JUGE LASKIN

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 OCTOBRE 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Sebastian Spano

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Me Robert MacKinnon

Me Zoe Oxaal

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIERS :

Spano Law

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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