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Date : 20181101


Dossier : A-212-17

Référence : 2018 CAF 199

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE NEAR

LA JUGE WOODS

 

 

ENTRE :

BRUCE WENHAM

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 9 janvier 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 1er novembre 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LA JUGE WOODS

 


Date : 20181101


Dossier : A-212-17

Référence : 2018 CAF 199

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE NEAR

LA JUGE WOODS

 

 

ENTRE :

BRUCE WENHAM

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1]  M. Wenham interjette appel de l'ordonnance de la Cour fédérale (la juge McDonald, 2017 CF 658). La Cour fédérale a rejeté la demande de M. Wenham visant à faire autoriser sa demande de contrôle judiciaire comme recours collectif.

[2]  M. Wenham soutient devant notre Cour que l'ordonnance de la Cour fédérale est entachée de plusieurs erreurs de droit. Il demande à notre Cour de rendre l'ordonnance que la Cour fédérale aurait dû rendre, c'est‑à‑dire d'autoriser sa demande de contrôle judiciaire comme recours collectif.

[3]  Je suis d'accord avec M. Wenham. J'annulerais l'ordonnance de la Cour fédérale, j'accueillerais la requête de M. Wenham et je rendrais une ordonnance autorisant la demande comme recours collectif.

A.  Le contexte

[4]  La demande de contrôle judiciaire de M. Wenham vise à faire annuler un programme d'indemnisation établi par le gouvernement fédéral à l'intention des victimes de la thalidomide.

[5]  M. Wenham allègue qu'il est l'une des victimes. Il indique que sa mère a pris la thalidomide et que, pour cette raison, il est né avec une grave malformation aux deux bras. Toutefois, on lui a refusé une indemnité jusqu'à maintenant.

[6]  À la fin des années 1950 et au début des années 1960, de nombreuses mères ont pris de la thalidomide pour combattre la nausée. Ce n'est que plus tard qu'on a découvert que l'utilisation de la thalidomide au cours du premier trimestre de grossesse pouvait causer des malformations chez les enfants.

[7]  En 1990, le gouvernement fédéral a créé par décret le Régime d'aide extraordinaire pour les victimes de la thalidomide : Décret concernant l'aide aux personnes infectées par le VIH et aux victimes de la thalidomide, C.P. 1990‑4/872. Selon ce régime, les personnes admissibles recevaient un paiement forfaitaire.

[8]  Plusieurs considéraient que l'indemnité offerte par le régime était inadéquate. En 2015, le gouvernement fédéral a modifié le régime. Selon le régime révisé, le Programme de contribution pour les survivants de la thalidomide, les personnes admissibles ont reçu un versement forfaitaire de 125 000 $ et une pension viagère annuelle de 25 000 $ à 100 000 $, selon le niveau d'invalidité.

[9]  Selon le régime révisé, une personne pouvait être admissible aux prestations si elle avait reçu des paiements en vertu du régime de 1990 ou si elle avait présenté une demande avant le 31 mai 2016 et qu'elle répondait aux critères du régime de 1990. Cependant, elle devait répondre à certaines exigences en matière de preuve documentaire.

[10]  La demande de M. Wenham vise ces exigences. Pour être admissibles, les demandeurs de prestations devaient présenter les renseignements suivants :

  • de l'information vérifiable concernant un règlement avec la société pharmaceutique;

  • l'inscription au registre gouvernemental des victimes de la thalidomide;

  • une preuve documentaire que la mère avait utilisé de la thalidomide pendant son premier trimestre de grossesse. Le gouvernement fédéral a plus tard restreint la preuve documentaire aux documents suivants : une ordonnance du médecin, un dossier médical ou hospitalier, le dossier de naissance de l'hôpital ou un affidavit d'une personne ayant une connaissance directe du fait, comme le médecin qui a prescrit le médicament.

[11]  M. Wenham a présenté une demande en vertu du régime révisé. À l'appui de sa demande, il a déposé plusieurs affidavits. L'un venait d'un généticien qui a fourni un avis d'expert sur le lien de causalité entre les malformations de M. Wenham et l'exposition à la thalidomide. Comme le généticien n'avait pas une connaissance directe du fait, son affidavit ne satisfaisait pas aux exigences en matière de preuve documentaire. Par conséquent, la demande de prestations de M. Wenham a été rejetée.

[12]  M. Wenham n'était pas le seul à voir sa demande refusée. Au total, 168 personnes se sont vu refuser une aide parce qu'elles ne satisfaisaient pas aux exigences en matière de preuve documentaire.

[13]  Dans sa demande de contrôle judiciaire, M. Wenham soutient que les exigences en matière d'admissibilité et de preuve documentaire et le rejet subséquent des demandes de prestations sont déraisonnables du point de vue du droit administratif.

[14]  Peu après avoir présenté sa demande de contrôle judiciaire, M. Wenham a présenté une requête afin de la faire autoriser comme recours collectif au nom de toutes les autres personnes dont la demande avait été rejetée pour cause de non‑respect des exigences de preuve documentaire.

B.  Les dispositions pertinentes des Règles des Cours fédérales

[15]  Contrairement à d'autres cours, les Cours fédérales permettent que les demandes de contrôle judiciaire soient traitées comme des recours collectifs.

[16]  Cela est prévu à l'article 334.12 des Règles des Cours fédérales (les Règles), DORS/98‑106. La disposition permet expressément qu'une action ou une demande soit introduite par un membre d'un groupe de personnes au nom du groupe. Cependant, ce membre doit présenter une requête en vue de faire autoriser l'instance comme recours collectif.

[17]  La Cour autorise une instance comme recours collectif si les conditions suivantes sont réunies :

a)  les actes de procédure révèlent une cause d'action valable;

b)  il existe un groupe identifiable formé d'au moins deux personnes;

c)  les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs, que ceux‑ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu'un membre;

d)  le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs;

e)  il existe un représentant demandeur convenable.

(Paragraphe 334.16(1) des Règles des Cours fédérales)

[18]  La Cour fédérale a conclu que M. Wenham n'avait satisfait à aucune de ces exigences.

[19]  Devant notre Cour, M. Wenham soutient que la Cour fédérale a commis des erreurs de droit et des erreurs manifestes et dominantes. À son avis, la Cour fédérale aurait dû conclure qu'il satisfaisait aux cinq exigences et, par conséquent, aurait dû autoriser sa demande de contrôle judiciaire comme recours collectif.

C.  Analyse

[20]  À mon avis, l'ordonnance de la Cour fédérale ne peut être maintenue en raison d'erreurs de droit : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 R.C.F. 331.

[21]  Lorsque j'applique les principes de droit appropriés, y compris ce qui a clairement été décidé sur la question par la Cour suprême, et que je rends l'ordonnance que la Cour fédérale aurait dû rendre, je conclus que M. Wenham a satisfait aux cinq exigences pour autoriser la demande. Ainsi, j'accueillerais sa requête en autorisation de sa demande de contrôle judiciaire comme recours collectif.

(1)  Une cause d'action valable (alinéa 334.16(1)a) des Règles)

[22]  L'exigence relative à la cause d'action valable en vertu de l'alinéa 334.16(1)a) des Règles est identique aux exigences semblables que l'on retrouve dans les dispositions légales sur les recours collectifs d'autres ressorts. Les décisions rendues dans ces ressorts donnent à penser que l'exigence relative à la cause d'action valable est plus claire si on affirme son contraire : si la cause d'action dans l'instance pour laquelle l'autorisation est sollicitée ne peut survivre à une requête en radiation, l'autorisation doit être refusée. Cela reflète le bon sens selon lequel il ne servirait à rien d'autoriser un recours voué à l'échec.

[23]  La Cour suprême l'a confirmé à maintes reprises. Selon la Cour suprême, « l'exigence [lors d'un recours collectif] que les actes de procédure révèlent une cause d'action » est régie bien sûr par la règle qu'un acte de procédure ne devrait pas être radié parce qu'il ne révèle pas de cause d'action à moins qu'il soit [TRADUCTION] « manifeste et évident » qu'il n'y a lieu à aucune réclamation : Hollick c. Toronto (Ville), 2001 CSC 68, [2001] 3 R.C.S. 158, au paragraphe 25; voir aussi Alberta c. Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, [2011] 2 R.C.S. 261, au paragraphe 20, et Pro‑Sys Consultants Ltd. c. Microsoft Corporation, 2013 CSC 57, [2013] 3 R.C.S. 477, au paragraphe 63.

[24]  Par conséquent, pour vérifier l'existence d'une cause d'action valable au titre de l'alinéa 334.16(1)a) des Règles, nous devons examiner la jurisprudence sur la question de savoir dans quelles circonstances un acte de procédure sera radié au motif qu'il ne révèle aucune cause d'action valable. L'arrêt de principe en la matière est R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45. Voici comment la Cour suprême a décrit le critère applicable, au paragraphe 17 :

[...] La Cour a réitéré ce critère à maintes reprises : l'action ne sera rejetée que s'il est évident et manifeste, dans l'hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que la déclaration ne révèle aucune cause d'action raisonnable : Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263, par. 15; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, p. 980. Autrement dit, la demande doit n'avoir aucune possibilité raisonnable d'être accueillie. Sinon, il faut lui laisser suivre son cours : voir généralement Syl Apps Secure Treatment Centre c. B.D., 2007 CSC 38, [2007] 3 R.C.S. 83; Succession Odhavji; Hunt; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada, [1980] 2 R.C.S. 735.

[25]  Notre Cour l'a énoncé en ces termes :

Pour ce qui concerne le premier critère — à savoir que les actes de procédure doivent révéler une cause d'action valable —, les principes sont les mêmes que ceux qui s'appliquent aux requêtes en radiation. Les faits énoncés dans la déclaration sont tenus pour avérés, et aucun élément de preuve ne peut être pris en considération. Le critère consiste à se demander s'il est « manifeste et évident » que l'acte de procédure, si l'on tient pour avérés les faits y allégués, ne révèle pas de cause d'action valable.

(Canada c. Untel, 2016 CAF 191, au paragraphe 23.)

[26]  Ces affirmations jurisprudentielles du critère et l'alinéa 334.16(1)a) des Règles renvoient à une « cause d'action valable ». Le mot « valable » est regrettable, car il peut très bien induire en erreur.

[27]  En l'instance, il a induit la Cour fédérale en erreur. La Cour fédérale s'est demandé « s'il existe une cause valable » et si la demande « a une chance raisonnable de succès » (aux paragraphes 18 et 45). Ailleurs, elle a précisé que sa tâche consiste à faire « une évaluation préliminaire de la solidité du recours collectif envisagé » (au paragraphe 25). Ce ne sont pas là les critères à utiliser.

[28]  Abstraction faite des décisions précitées, la Cour suprême a prévenu que, dans une requête en autorisation, la tâche du tribunal ne consiste pas à résoudre des faits et des éléments de preuve contradictoires et à évaluer la solidité de l'affaire. Il s'agit plutôt d'une simple question du seuil requis : l'action peut‑elle se poursuivre en tant que recours collectif? Voir Pro‑Sys Consultants, précité, aux paragraphes 99 et 102.

[29]  L'expression « cause d'action valable » ne signifie pas que le tribunal doit évaluer les chances de succès d'une cause d'action et la laisser se poursuivre s'il y a, disons, une chance sur quatre de succès à la lumière de la preuve qui sera présentée. La tâche du tribunal ne consiste pas à miser sur le sort de la cause d'action.

[30]  Dans la décision Imperial, précitée, aux paragraphes 23 et 25, la Cour suprême s'est opposée à une telle approche :

Dans notre Cour, Imperial et les autres compagnies de tabac ont prétendu que la requête en radiation devrait prendre en compte non seulement les faits plaidés, mais la possibilité que, au fur et à mesure que l'instruction progresse, la preuve en révélerait davantage quant au comportement du Canada et au rôle qu'il a joué dans la promotion de la consommation de cigarettes à teneur réduite en goudron. Cette position dénote une compréhension fondamentalement erronée de ce que vise une requête en radiation. Elle n'a rien à voir avec la preuve. Elle porte sur les actes de procédure. Les faits allégués sont réputés véridiques. La question de savoir si la preuve corrobore ou corroborera les faits allégués n'a aucune pertinence quant à la requête en radiation. Le juge saisi de la requête en radiation ne peut pas anticiper ce que la preuve qui sera produite permettra d'établir. Si l'on exigeait cela du juge, la requête en radiation perdrait sa logique et deviendrait en fin de compte inutile.

[...]

La question de la conjecture est liée à la question de savoir si la requête devrait être rejetée en raison de la possibilité qu'une nouvelle preuve apparaisse éventuellement. Le juge saisi d'une requête en radiation se demande s'il existe une possibilité raisonnable que la demande soit accueillie. Dans le monde de la conjecture abstraite, il existe une probabilité mathématique qu'un certain nombre d'événements se produisent. Ce n'est pas ce que le critère applicable aux requêtes en radiation cherche à déterminer. Il suppose plutôt que la demande sera traitée de la manière habituelle dans le système judiciaire — un système fondé sur le débat contradictoire dans lequel les juges sont tenus d'appliquer le droit (et son évolution) énoncé dans les lois et la jurisprudence. Il s'agit de savoir si, dans le contexte du droit et du processus judiciaire, la demande n'a aucune possibilité raisonnable d'être accueillie.

[31]  Le caractère raisonnable, tel qu'il est compris dans d'autres contextes, n'entre pas en ligne de compte. Le critère consiste à savoir si la cause d'action énoncée dans l'acte de procédure n'est pas vouée à l'échec de manière manifeste et évidente.

[32]  Les décisions susmentionnées étaient toutes des actions et non des demandes. En l'espèce, il s'agit d'une demande. Le seuil requis pour radier une demande est‑il différent du seuil requis pour radier une action?

[33]  Non. Dans les requêtes en radiation de demandes de contrôle judiciaire, notre Cour utilise le même seuil. Elle utilise le critère « manifeste et évident » appliqué dans les requêtes en radiation des actions, parfois appelé la norme du caractère « voué à l'échec ». En tenant pour avérés les faits allégués, la Cour examine si l'avis de demande est :

[...] « manifestement irrégulier au point de n'avoir aucun [sic] chance d'être accueilli » : David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (C.A.), à la page 600. [La Cour] doit être en présence d'une demande d'une efficacité assez radicale, un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande : Rahman c. Commission des relations de travail dans la fonction publique, 2013 CAF 117, au paragraphe 7; Donaldson c. Western Grain Storage ByProducts, 2012 CAF 286, au paragraphe 6; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959.

(JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557, au paragraphe 47.)

[34]  Pour déterminer si une demande de contrôle judiciaire révèle une cause d'action, la Cour doit d'abord lire l'avis de demande de manière à en trouver « la véritable nature » ou la « nature essentielle » en « s'employant à en faire une lecture globale et pratique, sans s'attacher aux questions de forme » : JP Morgan, aux paragraphes 49 et 50.

[35]  Une demande de contrôle judiciaire comporte trois étapes d'analyse distinctes et il est utile de les garder à l'esprit : Procureur général c. Boogaard, 2015 CAF 150, aux paragraphes 35 à 37; Delios c. Procureur général, 2015 CAF 117, aux paragraphes 26 à 28. Que la demande de M. Wenham soit autorisée ou non comme recours collectif, ces étapes demeurent.

[36]  Une demande peut être vouée à l'échec à l'une ou l'autre de ces trois étapes :

  1. Objections préliminaires. Une demande qui n'est pas autorisée par la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C., 1985, ch. F‑7, ou qui ne vise pas des questions de droit public peut être annulée dès le départ : JP Morgan, au paragraphe 68; Highwood Congregation of Jehovah's Witnesses (Judicial Committee) c. Wall, 2018 CSC 26, [2018] 1 R.C.S. 750; Air Canada c. Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347, [2013] 3 R.C.F. 605. Les demandes qui ne sont pas présentées en temps opportun peuvent être prescrites en vertu du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales. Les contrôles judiciaires qui portent sur des questions qui ne sont pas justiciables peuvent également être interdits : Première nation des Hupacasath c. Ministre des Affaires étrangères, 2015 CAF 4. Parmi les autres interdictions possibles, mentionnons la chose jugée, la préclusion découlant d'une question déjà tranchée et l'abus de procédure (Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77), l'existence d'un autre recours à un autre tribunal (caractère prématuré) (C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332; JP Morgan, aux paragraphes 81 à 90), et le caractère théorique (Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342).

  2. Le bien-fondé de l'examen. Les décisions administratives peuvent comporter des erreurs de fond, des erreurs de procédure ou les deux. Les erreurs de fond sont évaluées conformément à l'arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; les erreurs de procédure sont évaluées en grande partie selon Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817. Dans certaines circonstances, la demande est vouée à l'échec dès le départ. Par exemple, une demande fondée sur des vices de procédure qui ont fait l'objet d'une renonciation n'a aucune chance d'être accueillie : Irving Shipbuilding Inc. c. Canada (Procureur général), [2010] 2 R.C.F. 488, 2009 CAF 116.

  3. La réparation. Dans certains cas, la réparation demandée n'est pas disponible en droit (JP Morgan, aux paragraphes 92 à 94), et la demande peut donc être annulée en tout ou en partie pour cette raison.

[37]  Dans ses observations visant les alinéas 334.16(1)b) à e) des Règles, l'intimé soulève des objections relatives au caractère justiciable et au délai de prescription de trente jours (que la Cour peut toutefois prolonger) prévu au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales. L'intimé insiste en particulier sur l'importance du délai de prescription dans l'examen par la Cour du « meilleur moyen de régler » le litige selon l'alinéa 334.16(1)d) des Règles. L'intimé ne soulève pas ces objections dans ses observations concernant l'exigence de la « cause d'action valable » à l'alinéa 334.16(1)a) des Règles.

[38]  Cela fausse leur rôle analytique lors des demandes de contrôle judiciaire. Comme il a été mentionné précédemment, ces deux objections préliminaires au contrôle judiciaire sont fatales. Elles font partie de la première étape de l'analyse. Si ces objections sont établies, elles annulent toute cause d'action invoquée; autrement dit, si elles sont établies, il ne peut y avoir de « cause d'action valable » au sens de l'alinéa 334.16(1)a) des Règles.

[39]  Par conséquent, ces objections sont examinées de façon plus appropriée au titre de l'alinéa 334.16(1)a) des Règles. En supposant qu'elles sont bien fondées, que d'autres éléments de preuve sont requis et que la demande est autorisée comme un recours collectif, elles peuvent être considérées comme des questions communes que la Cour doit trancher. En outre, comme le fait valoir l'intimé, lors d'une requête en autorisation, elles peuvent également influer sur l'examen par la Cour des alinéas 334.16(1)b) à e) des Règles, en particulier le critère du « meilleur moyen de régler » à l'alinéa 334.16(1)d).

[40]  Mais d'abord et avant tout, il faut examiner ces objections au titre de l'alinéa 334.16(1)a) des Règles afin de vérifier si elles sont fatales à la demande.

(a)  Le délai de prescription de trente jours, que la Cour peut prolonger : Loi sur les Cours fédérales, paragraphe 18.1(2)

[41]  Dans de nombreux cas, la demande de contrôle judiciaire est à présenter dans les trente jours qui suivent la communication de la décision au demandeur : paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales. Une partie peut toutefois demander un délai supplémentaire.

[42]  La Cour prolonge le délai lorsque cela sert l'intérêt de la justice. Lorsqu'une demande de contrôle judiciaire est présentée par un ou par plusieurs demandeurs, quatre questions orientent l'exercice : voir, p. ex., l'arrêt Procureur général c. Larkman, 2012 CAF 204, au paragraphe 61, ainsi que plusieurs autres décisions, dont Grewal c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 2 C.F. 263 (C.A.F.). Voici ces questions :

  • (1) Le requérant a‑t‑il manifesté une intention constante de poursuivre sa demande?

  • (2) La demande a‑t‑elle un certain fondement?

  • (3) La Couronne a‑t‑elle subi un préjudice en raison du retard?

  • (4) Le requérant a‑t‑il une explication raisonnable pour justifier le retard?

[43]  Bien que ces quatre questions orientent convenablement l'analyse et mettent en œuvre les politiques prévues par le législateur au paragraphe 18.1(2) lorsqu'une demande de prorogation du délai est présentée par un particulier, les recours collectifs sont différents. La nature, les processus et les objectifs des recours collectifs font en sorte que ces quatre questions ne conviennent pas aux recours collectifs. En particulier :

  • Un recours collectif n'est pas un ensemble de recours individuels; il s'agit d'une instance introduite au nom d'un groupe de personnes plutôt que de recours individuels;

  • L'exigence que la demande ait un certain fondement est abordée lors du premier volet du critère d'autorisation selon lequel il doit y avoir une cause d'action valable : alinéa 334.16(1)a) des Règles.

  • Exiger que les membres du groupe démontrent une intention continue de poursuivre un recours collectif est contraire à la nature même d'un recours collectif. Les recours collectifs donnent accès à la justice aux personnes qui, pour des motifs juridiques reconnus, n'ont pas l'intention, encore moins l'intention continue, de participer à des litiges : Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, 2001 CSC 46, [2001] 2 R.C.S. 534, au paragraphe 28; AIC Limitée c. Fischer, 2013 CSC 69, [2013] 3 R.C.S. 949, au paragraphe 27.

  • Les membres du groupe dont le recours serait prescrit invoqueraient probablement des facteurs liés à l'accès à la justice comme explication raisonnable pour justifier le délai, la quatrième question dans l'arrêt Larkman. Mais ces facteurs d'accès à la justice font déjà partie de l'analyse relative au meilleur moyen : Fischer, aux paragraphes 27 à 38. Si les demandeurs dont les recours sont frappés de prescription ne sont pas en mesure de soulever un facteur réel relatif à l'accès à la justice, c'est‑à‑dire une explication raisonnable du retard, il est difficile de concevoir pourquoi un recours collectif serait préférable à un autre recours.

[44]  Ainsi, le critère accepté pour les personnes qui cherchent à obtenir une prorogation du délai pour présenter une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales doit être modifié pour les recours collectifs. Comment le faire?

[45]  D'abord, il est important de reconnaître que le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales est différent des nombreux autres délais de prescription prévus par la loi qui sont fixes et de rigueur. Lorsqu'il est question d'un délai de prescription fixe et de rigueur, la Cour devra examiner la question du délai au cas par cas — par exemple lorsque le délai de prescription dépend du moment où les membres du groupe ont pris connaissance de la réclamation : Knight c. Imperial Tobacco Canada Ltd., 2006 BCCA 235, 267 D.L.R. (4th) 579, aux paragraphes 33 à 36; Smith c. Inco Ltd., 2011 ONCA 628, 107 R.J.O. (3e) 321, aux paragraphes 164 et 165.

[46]  Le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales ne contient aucune disposition exigeant qu'on examine une prorogation du délai au cas par cas. La prorogation en vertu du paragraphe 18.1(2) dépend simplement de la question de savoir si cela servirait l'intérêt de la justice, ce qui peut très bien être déterminé à l'échelle du groupe.

[47]  Pour ce faire, nous devons revenir au concept primordial qui régit l'octroi de prorogations de délai en vertu du paragraphe, soit le but poursuivi par le législateur lorsqu'il a adopté le paragraphe 18.1(2). La décision Larkman nous aide à mieux comprendre ces objectifs.

[48]  Notre Cour a conclu à maintes reprises que « la considération primordiale est celle de savoir si l'octroi d'une prorogation de délai serait dans l'intérêt de la justice » : Larkman, aux paragraphes 62 et 90; Grewal c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 2 C.F. 263 (C.A.F.), aux pages 278 et 279; Ministre du Développement des ressources humaines c. Hogervorst, 2007 CAF 41, au paragraphe 33.

[49]  Pour décider s'il y a lieu d'accorder ou non une prorogation du délai, les cours doivent soupeser et pondérer deux concepts distincts : d'une part, la promotion de l'accès à la justice, l'intérêt de statuer sur le fond et la réalisation des objectifs d'un recours collectif et, d'autre part, la prévention du préjudice possible à la Couronne et à l'intérêt public qu'elle représente.

[50]  Les prorogations de délai favorisent l'accès à la justice. De nombreux demandeurs se heurteront au délai de prescription en raison d'obstacles à l'accès à la justice d'ordre financier, psychologique ou social : Fischer, au paragraphe 27. Le fait de permettre aux demandeurs dont la réclamation serait prescrite de se joindre à un recours collectif donne tout simplement accès au recours qui aurait été possible et qui aurait été intenté en temps opportun n'eût été ces obstacles à la justice. Les prorogations de délai contribuent également à l'objectif de modification du comportement. Si elles étaient protégées par des délais de prescription rigoureusement appliqués, des entités publiques puissantes pourraient faire fi de leurs obligations envers les Canadiens, y compris le fonctionnement légal des régimes administratifs, et jouir indûment d'une immunité à l'égard du contrôle judiciaire : Western Canadian Shopping Centres Inc., précité, au paragraphe 29; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Tennant, 2018 CAF 132, [2018] 4 R.C.F. F‑19.

[51]  Plus les obstacles à la justice ou la nécessité de modifier le comportement sont grands, plus un tribunal devrait être disposé à accorder la prorogation.

[52]  Les cours de justice doivent également tenir compte des réalités pratiques d'un recours collectif. Les recours collectifs sont complexes et ne peuvent être entrepris à la hâte. Le groupe doit être défini avec précision, le représentant doit être choisi avec soin et un plan détaillé et exhaustif de déroulement de l'instance doit exister. Par conséquent, dans certaines circonstances, les retards au début des recours collectifs seront inévitables.

[53]  Cependant, même si la nature et l'objet des recours collectifs favorisent fortement l'octroi d'une prorogation du délai dans les circonstances d'une affaire, les intérêts divergents doivent être soupesés et pondérés.

[54]  Les facteurs à prendre en considération sont nombreux. Une liste non exhaustive est fournie dans l'arrêt Larkman, aux paragraphes 76 à 79, 87 et 88, et d'autres facteurs peuvent être dégagés des objectifs sous‑jacents du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales :

  • Le danger que les témoins et les documents disparaissent et que les mémoires défaillent. Toutefois, si les circonstances sont telles que la Couronne a été avisée qu'on contestait un régime administratif précis, elle peut se préparer en conséquence. Par exemple, en l'espèce, la Couronne a déjà participé à un litige visant une contestation semblable du programme il y a un peu plus d'un an : Fontaine c. Procureur général, 2017 CF 431.

  • La nécessité pour l'État et le public que les décisions prises en vertu de mandats légaux aient un caractère définitif. Comme l'affirme l'arrêt Larkman, au paragraphe 87, le législateur a fixé à trente jours le délai par défaut, et lorsque le délai de trente jours expire et qu'aucune demande de contrôle judiciaire n'a été introduite pour contester la décision ou l'ordonnance en question, les parties devraient pouvoir agir en partant du principe que la décision ou l'ordonnance qui a été rendue s'appliquera. Un recours collectif intenté après le délai de prescription peut aller à l'encontre des objectifs du principe du caractère définitif des décisions.

  • La conduite préjudiciable effectuée sur la foi de la décision contestée. Une fois les décisions prises, on doit pouvoir aller de l'avant sans craindre « l'introduction inopinée de demandes de contrôle judiciaire longtemps après que la décision a été communiquée aux parties et que celles-ci ont agi sur la foi de cette décision » : Larkman, au paragraphe 88.

  • L'effet général sur le public. Plus l'effet sur le grand public est général et important, plus le principe du caractère définitif des décisions revêt de l'importance. L'arrêt Larkman est un exemple d'un examen environnemental d'un projet d'intérêt public général. Une conception trop libérale en matière d'octroi de prorogation du délai peut nuire aux intérêts du promoteur du projet qui fait l'objet de l'examen et du grand public qui doit savoir si la décision est définitive.

  • L'effet général sur l'État. Par exemple, puisque l'État a choisi, de bonne foi, d'offrir des prestations, si le groupe demandait le versement d'indemnités rétroactives, et ce, à la surprise de l'État, l'État pourrait devoir payer d'importants coûts imprévus uniquement en raison du retard du demandeur : voir, dans un contexte différent, l'analyse dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429. Les versements rétroactifs à partir d'un an ou deux avant le début du contrôle judiciaire peuvent favoriser l'accès à la justice et la modification du comportement, mais la balance peut pencher de l'autre côté si certains demandeurs dont la demande serait frappée de prescription réclament des versements annuels rétroactifs pour dix ou vingt ans.

  • La présence de bonne foi et de raisons valables pour le recours collectif. Le recours collectif ne doit pas être un artifice pour contourner le critère habituel de prorogation du délai pour les particuliers prévu au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales.

  • Les facteurs à examiner en vertu du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales dans le cas de particuliers, tels que leurs intentions et les circonstances entourant tout retard. Certains de ces facteurs peuvent aider la Cour à déterminer si l'instance est conforme aux fins visées par le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales.

[55]  Il peut y avoir d'autres facteurs dont il faut tenir compte en raison de l'objet du délai de prescription au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales.

[56]  Le dossier de la preuve dont la Cour est saisie au sujet de la présente requête en autorisation n'empêche pas l'octroi d'une prorogation du délai. On ne peut donc pas dire qu'il est évident et manifeste que la demande ne peut réussir.

[57]  Néanmoins, la question de savoir si une prorogation du délai devrait être accordée au titre du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales demeure une question en litige que la Cour doit trancher.

(b)  La demande est-elle justiciable?

[58]  La Cour fédérale a conclu que la demande n'était pas justiciable. Je ne suis pas d'accord. La Cour fédérale a tiré sa conclusion sans tenir compte des décisions faisant autorité à cet égard. Il s'agissait d'une erreur de droit et notre Cour doit intervenir. La demande soulève des questions justiciables.

[59]  La décision de notre Cour qui fait autorité sur la question du caractère justiciable est l'arrêt Hupacasath, précité, qui découle directement de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans Operation Dismantle c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441. Même si on a renvoyé la Cour fédérale à l'arrêt Hupacasath et qu'il n'était pas possible de faire de distinction, la Cour fédérale ne l'a pas examiné ni appliqué. La Cour fédérale s'en est plutôt remise en grande partie à la décision Fontaine, précitée, qu'elle avait rendue et qui porte en partie sur le caractère justiciable, mais qui ne renvoie pas à l'arrêt Hupacasath de notre Cour sur la question. La validité de la décision Fontaine est donc également suspecte. Il est bien établi que les décisions de notre Cour avec lesquelles on ne peut établir de distinction, comme l'arrêt Hupacasath dans ce cas‑ci, lient la Cour fédérale. En ne tenant pas compte de l'arrêt Hupacasath, la Cour fédérale a commis une erreur de droit.

[60]  Le caractère justiciable est mieux compris si on utilise le terme américain : l'opposition fondée sur la nature politique. Certaines questions « sont de nature si politique que les cours de justice sont incapables d'en traiter ou sont mal placées pour le faire, ou ne devraient pas les examiner eu égard à la ligne de démarcation traditionnelle à respecter entre les pouvoirs des tribunaux et des autres branches de l'État » : Hupacasath, au paragraphe 62.

[61]  Très peu d'affaires entrent dans cette catégorie. Les questions habituelles en matière de droit administratif — la légalité constitutionnelle, la compétence, le caractère raisonnable et l'équité procédurale fondés sur la jurisprudence en matière de droit administratif et les principes établis — sont presque toujours justiciables. La Cour l'a exprimé ainsi dans l'arrêt Hupacasath, aux paragraphes 66 et 67 :

En matière de contrôle judiciaire, les cours font respecter le principe de la primauté du droit, qui vise notamment à assurer la « responsabilité de l'exécutif devant l'autorité légale » et à fournir « aux personnes un rempart contre l'arbitraire de l'État » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, au paragraphe 70). Lorsque des actions de l'exécutif sont soumises à un contrôle judiciaire, les cours de justice, sur le plan institutionnel, peuvent évaluer si l'exécutif a agi ou non de manière raisonnable, c.‑à‑d. si la décision appartient aux issues acceptables et justifiables. Cette évaluation incombe aux cours en vertu du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs (Crevier c. P.G. (Québec) et autres, [1981] 2 R.C.S. 220; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190). Dans de rares cas, toutefois, les exercices du pouvoir exécutif s'appuient sur des considérations idéologiques, politiques, culturelles, sociales, morales et historiques qui ne peuvent être soumises au processus judiciaire ou qui ne se prêtent pas à l'analyse judiciaire. Dans ces rares cas, évaluer si l'action de l'exécutif appartient aux issues acceptables et justifiables dépasse les capacités des cours et est hors de leur compétence, les faisant s'écarter du rôle qui leur est dévolu en vertu du principe de la séparation des pouvoirs. Par exemple, il est difficile d'imaginer le contrôle par une cour, en temps de guerre, de la décision stratégique d'un général de déployer des forces militaires d'une manière donnée (voir, de façon plus générale, Operation Dismantle, précité, aux pages 459, 460 et 465; Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l'Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49, aux pages 90 et 91; Renvoi relatif au Régime d'assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525, à la page 545; Black, précité, aux paragraphes 50 et 51).

Il ressort de ces arrêts que la catégorie des affaires non justiciables est très restreinte. Même lors de contrôles judiciaires de mesures légales subordonnées portant sur des questions économiques ou d'autres questions complexes d'intérêt public, les cours se penchent malgré tout sur le caractère acceptable et justifiable de décisions prises par le gouvernement, en accordant bien souvent aux décideurs une très grande latitude. On dit souvent pour ce motif que le demandeur doit démontrer, dans de telles affaires, qu'il s'agit d'un cas « flagrant » (voir, p. ex., Thorne's Hardware Ltd. c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 106, à la page 111; Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64, [2013] 3 R.C.S. 810, au paragraphe 28). La question reste cependant justiciable.

[62]  La nature restreinte de l'objection fondée sur le caractère justiciable est illustrée par les faits dans l'arrêt de principe de la Cour suprême sur la question, Operation Dismantle, précité. La demanderesse cherchait à faire annuler la décision du gouvernement fédéral d'autoriser les États‑Unis à procéder à des essais de missiles de croisière dans le Nord du Canada. S'il n'y avait rien de plus, l'objection fondée sur le caractère justiciable aurait pu être bien fondée, puisque la décision portait sur des facteurs essentiellement de nature politique, comme les relations et les accords en matière de défense entre le Canada et les États-Unis. Toutefois, la demanderesse a affirmé que la décision portait atteinte au droit à la sécurité de la personne en vertu de l'article 7 de la Charte. Cela a transformé l'instance, qui est passée d'une contestation portant sur des questions purement politiques, sur lesquelles les tribunaux ne statuent pas, à un débat portant sur les droits constitutionnels, ce qui relève tout à fait de la compétence des cours de justice.

[63]  En l'espèce, la contestation porte sur le caractère raisonnable d'une décision limitant l'accès aux prestations à un groupe précis de prestataires et restreignant les éléments de preuve qui sont acceptés. Comme notre Cour l'a expliqué dans l'arrêt Hupacasath, ce sont tout à fait le genre de questions que les tribunaux peuvent examiner en vertu de leur rôle en matière de contrôle judiciaire. En fait, plusieurs autres décisions semblables à l'espèce mettant en cause des politiques gouvernementales ont été considérées comme justiciables : voir, p. ex., Stemijon Investments Ltd. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, [2012] 1 R.C.F. F‑3; Maple Lodge Farms c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2; Dassonville‑Trudel c. Halifax Regional School Board, 2004 NSCA 82, 50 R.F.L. (5th) 311. Il convient de se rappeler que le caractère justiciable est différent de la déférence et qu'il faut éviter de les confondre.

[64]  Par conséquent, en l'espèce, l'objection fondée sur le caractère justiciable ne peut être retenue.

[65]  Dans l'ensemble, j'estime qu'il existe une cause d'action valable en droit administratif ou, ce qui revient au même, qu’on ne peut pas dire qu'il est évident et manifeste que la demande est vouée à l'échec. Je conclus que l'exigence en matière d'autorisation aux termes de l'alinéa 334.16(1)a) des Règles est satisfaite.

(2)  Un groupe identifiable (alinéa 334.16(1)b) des Règles)

[66]  M. Wenham doit démontrer qu'« il existe un groupe identifiable formé d'au moins deux personnes ». Il a suggéré le groupe suivant : [TRADUCTION] « toutes les personnes dont la demande présentée au titre du Programme de contribution pour les survivants de la thalidomide a été rejetée au motif qu'elles n'avaient pas fourni la preuve d'admissibilité requise ».

[67]  La Cour fédérale a conclu que cette exigence en matière d'autorisation n'avait pas été respectée parce qu'il n'existait pas un groupe identifiable « ayant un lien suffisant avec la situation de M. Wenham » qui répondait aux exigences de l'alinéa 334.16(1)b) des Règles. Ailleurs, la Cour fédérale a conclu que l'exigence n'avait pas été respectée parce que la réparation sollicitée par M. Wenham se limitait à un contrôle de la décision par laquelle son admissibilité avait été refusée (au paragraphe 28). Dans le même ordre d'idées, la Cour fédérale affirme que « la raison pour laquelle les autres demandes ont été rejetées est inconnue, et il se peut que cette raison soit nettement différente de celles pour lesquelles la demande de M. Wenham a été rejetée, ou qu'elle n'ait aucun rapport avec ces dernières » et que le « seul dossier soumis à la Cour » est la demande de M. Wenham et sa situation précise (aux paragraphes 28 et 29).

[68]  L'exigence de la Cour fédérale qu'il y ait un « lien suffisant avec la situation de M. Wenham » est étrangère au droit en matière de recours collectifs. La Cour fédérale a peut‑être confondu le critère applicable au groupe identifiable avec celui applicable à l'existence de questions communes. De plus, l'avis de requête en autorisation de M. Wenham soutient que les fondements énoncés dans son avis de demande s'appliquent à tous les membres du groupe. Enfin, le dossier dont la Cour fédérale a été saisie était beaucoup plus vaste que ce qu'elle avait compris et traitait de l'application des critères d'admissibilité au programme pour tous les membres du groupe. Ce sont toutes des erreurs de droit qui nous permettent d'intervenir.

[69]  Tout ce qu'il faut, c'est « un certain fondement factuel » à l'appui d'une définition objective du groupe qui a un lien rationnel avec les questions communes et qui ne dépend pas de l'issue du litige : Western Canadian Shopping Centres, précité, au paragraphe 38; Hollick, aux paragraphes 19 et 25. En l'espèce, cette exigence est satisfaite.

(3)  Des points de droit ou de fait communs (alinéa 334.16(1)c) des Règles)

[70]  M. Wenham a envisagé deux questions communes :

  1. L'établissement ou l'application des critères de preuve ou des exigences en matière de preuve documentaire que prescrit le Canada dans le Programme de contribution pour les survivants de la thalidomide sont‑ils contraires à la loi, au sens du paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales?

  2. Si la réponse à la question a) est affirmative, à quelles réparations les membres du groupe ont‑ils droit?

[71]  La Cour fédérale a rejeté la question a) en raison de la décision Fontaine de la Cour fédérale. Comme je l'ai mentionné plus haut, la décision Fontaine n'était pas la décision applicable.

[72]  De plus, l'objectif de cette étape de la détermination de l'autorisation n'est pas de déterminer les questions communes, surtout pas sans un dossier complet et des observations juridiques complètes sur la question, mais plutôt d'évaluer si la résolution de la question est nécessaire pour régler la demande de chaque membre du groupe. Plus précisément, les exigences sont les suivantes :

[...] Il faut aborder le sujet de la communauté en fonction de l'objet. La question sous-jacente est de savoir si le fait d'autoriser le recours collectif permettra d'éviter la répétition de l'appréciation des faits ou de l'analyse juridique. Une question ne sera donc « commune » que lorsque sa résolution est nécessaire pour le règlement des demandes de chaque membre du groupe. Il n'est pas essentiel que les membres du groupe soient dans une situation identique par rapport à la partie adverse. Il n'est pas nécessaire non plus que les questions communes prédominent sur les questions non communes ni que leur résolution règle les demandes de chaque membre du groupe. Les demandes des membres du groupe doivent toutefois partager un élément commun important afin de justifier le recours collectif. Pour décider si des questions communes motivent un recours collectif, le tribunal peut avoir à évaluer l'importance des questions communes par rapport aux questions individuelles. Dans ce cas, le tribunal doit se rappeler qu'il n'est pas toujours possible pour le représentant de plaider les demandes de chaque membre du groupe avec un degré de spécificité équivalant à ce qui est exigé dans une poursuite individuelle.

(Western Canadian Shopping Centres, précité, au paragraphe 39; voir aussi Vivendi Canada Inc. c. Dell'Aniello, 2014 CSC 1, [2014] 1 R.C.S. 3, aux paragraphes 41 et 44 à 46.)

[73]  La Cour fédérale n'a pas appliqué cette décision lors de son examen des questions communes a) et b) envisagées.

[74]  Pour ce qui est de la question b) envisagée, la Cour fédérale l'a rejetée parce qu'elle avait pour but d'obtenir une réparation qui excède la compétence de la Cour. Ailleurs, la Cour a ajouté que « la réparation ordinaire, si une partie obtient gain de cause, consiste à renvoyer l'affaire en vue d'une nouvelle décision » (au paragraphe 34). Pourtant, c'est précisément la réparation que demandait M. Wenham dans son avis de demande. La question commune b) demande seulement quelle réparation est appropriée dans les circonstances.

[75]  En appliquant les principes juridiques énoncés par la Cour suprême à l'instance dont nous sommes saisis, je conclus que les questions communes a) et b) sont des questions essentielles au règlement de la demande de chaque membre du groupe. Comme on le verra, au moment de formuler les questions communes, je les modifierai pour les rendre plus conformes à la jurisprudence en droit administratif se rapportant à la réparation demandée dans l'avis de demande. Mais, dans l'ensemble, je conclus que l'exigence de l'alinéa 336.16(1)c) des Règles est respectée.

(4)  Le meilleur moyen (alinéa 334.16(1)d) des Règles)

[76]  La Cour fédérale n'a pas fait référence au critère du meilleur moyen énoncé par la Cour suprême du Canada et ne l'a pas appliqué. Elle a donc commis une erreur de droit.

[77]  Le critère établi dans l'arrêt Hollick aux paragraphes 27 à 31 est bien résumé dans le mémoire présenté par M. Wenham :

[TRADUCTION]

a)  le critère du meilleur moyen comporte deux concepts fondamentaux :

(i)  premièrement, la question de savoir si le recours collectif serait un moyen juste, efficace et pratique de faire progresser l'instance;

(ii)  deuxièmement, la question de savoir si le recours collectif serait préférable à tous les autres moyens raisonnables offerts pour régler les demandes des membres du groupe;

b)  pour faire cette détermination, il faut examiner les questions communes dans leur contexte, en tenant compte de l'importance des questions communes par rapport à la demande dans son ensemble;

c)  le critère du meilleur moyen peut être satisfait même lorsqu'il y a d'importantes questions individuelles; il n'est pas nécessaire que les questions communes prévalent sur les questions individuelles.

[78]  L'analyse relative au meilleur moyen « s'effectue à la lumière des trois principaux objectifs du recours collectif : l'économie des ressources judiciaires, la modification des comportements et l'accès à la justice » : Fischer, au paragraphe 22.

[79]  L'économie des ressources judiciaires est un facteur clé en l'espèce. À l'heure actuelle, un certain nombre de contrôles judiciaires semblables ont été tranchés ou sont en cours : Fontaine, précité; Briand c. Procureur général du Canada, no T‑1584‑16; Rodrigue c. Procureur général du Canada, no T‑1712‑16; Declavasio c. Procureur général du Canada, no 17‑T‑13; Porto c. Procureur général du Canada, no 17‑T‑14. La fusion de ces demandes dans un recours collectif favorise l'économie des ressources judiciaires. Plutôt que de soumettre l'intimé et la Cour à une série de contestations diffuses sur le programme qui tournent toutes autour des mêmes questions de droit et de fait, un recours unique peut donner aux demandeurs une chance équitable de rassembler toute la jurisprudence, les principes juridiques et la preuve documentaire pertinents pour faire avancer leur demande au mieux. Cela évitera le chevauchement des procédures, qui présente un risque de conclusions judiciaires incohérentes ou conflictuelles.

[80]  M. Wenham propose un recours collectif comme meilleur moyen. Un autre moyen possible est la cause type. À première vue, la cause type est un moyen intéressant et peut‑être plus simple.

[81]  Toutefois, l'analyse du meilleur moyen doit également tenir compte des considérations relatives à l'accès à la justice. En l'espèce, ces considérations l'emportent sur tous les avantages possibles d'une cause type.

[82]  Quelles sont les questions d'accès à la justice en l'espèce? Comme dans la plupart des actions en justice, les aspects d'ordre économique des litiges sont souvent intimidants : Fischer, au paragraphe 27. Bien qu'il n'y ait pas de preuve directe sur les moyens économiques de M. Wenham ou des autres demandeurs, il est incontestable que les personnes handicapées souffrent d'un « désavantage social et économique persistant » qui fait obstacle à leur éducation et à leur participation à la population active, ce qui a donc une incidence directe sur leur capacité de gagner leur vie : Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, au paragraphe 56. Il ne fait aucun doute que certains membres du groupe envisagé se heurtent à des obstacles économiques pour poursuivre ce litige.

[83]  De plus, l'incapacité physique en soi a toujours été reconnue comme un obstacle à l'accès à la justice, ce qui favorise l'autorisation d'un recours collectif : Fischer, au paragraphe 27; Rumley c. Colombie‑Britannique, 2001 CSC 69, [2001] 3 R.C.S. 184, au paragraphe 39; Cloud c. Canada (Procureur général) (2004), 247 D.L.R. (4th) 667, 73 R.J.O. (3e) 401, au paragraphe 87 (C.A. Ont.); Pearson c. Inco Ltd. (2006), 78 R.J.O. (3e) 641, au paragraphe 84 (C.A. Ont.); Kenney c. Procureur général du Canada, 2016 CF 367, au paragraphe 26.

[84]  Ces préoccupations relatives à l'accès à la justice font qu'un recours collectif est le meilleur moyen. Je ferai plusieurs observations.

– I –

[85]  Je vais d'abord examiner les avantages procéduraux liés à un recours collectif, c'est‑à‑dire si le recours collectif, contrairement à une cause type, offre aux demandeurs « une voie équitable de règlement de leurs réclamations » : Fischer, au paragraphe 24.

[86]  La mise en commun des ressources financières peut donner accès à un recours aux membres du groupe qui ne pourraient pas poursuivre une action individuelle : Hollick, au paragraphe 15. Même si certains demandeurs peuvent présenter des demandes individuelles, un recours collectif allégera le fardeau financier et permettra aux demandeurs de payer des avocats spécialisés en recours collectifs et des experts médicaux chevronnés qui peuvent aider la Cour à comprendre l'affaire. Un demandeur à court de moyens financiers pourrait faire des raccourcis afin de réduire ses dépenses et, par conséquent, ne pas être en mesure de s'acquitter de la charge en matière de preuve et de droit.

[87]  Les recours collectifs bénéficient également d'un régime « sans dépens » qui protège toutes les parties de l'adjudication de dépens en l'absence d'inconduite ou de circonstances exceptionnelles (article 334.39 des Règles).

– II –

[88]  Les recours collectifs jouissent de règles de procédure détaillées et étendues ainsi que de pouvoirs en matière de gestion de l'instance qui permettent d'alléger le fardeau d'un litige pour un groupe de demandeurs vulnérables. En principe, un groupe pourrait mettre en commun ses ressources pour présenter une cause type, mais cela priverait les demandeurs des règles du jeu soigneusement conçues pour les recours collectifs.

[89]  Les causes types n'offrent aucune garantie procédurale contre les conflits d'intérêts que le demandeur de la cause type pourrait avoir à l'égard d'autres membres possibles du groupe, la possibilité que les membres possibles du groupe ne soient jamais mis au courant de l'existence de la cause type, la possibilité que l'avocat du groupe exige des honoraires conditionnels exorbitants ou encore qu'il approuve un règlement qui ne tient pas compte d'une partie du groupe. Dans un recours collectif présenté en vertu des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, ces questions, comme d'autres, font l'objet d'un contrôle diligent par l'avocat du groupe sous la surveillance du tribunal, ce qui allège le fardeau des demandeurs individuels qui, en raison de leurs capacités limitées d'ordre financier ou physique, n'ont peut-être pas le savoir-faire ou l'endurance nécessaires pour protéger leurs intérêts : voir le sous‑alinéa 334.16(1)e)(iii) des Règles (absence de conflit d'intérêts chez le représentant), l'article 334.32 (communication d'un avis d'autorisation aux membres du groupe), l'article 334.4 (approbation des honoraires de l'avocat du groupe) et l'article 334.29 (approbation du règlement).

[90]  De plus, le critère appliqué pour une prorogation du délai visée au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales est différent dans le cas d'un recours collectif : voir les paragraphes 44 à 55 qui précèdent. Dans le cas d'une cause type, les demandeurs dont la demande serait frappée de prescription devraient satisfaire à un critère qui ne tient pas compte des objectifs des recours collectifs, c'est‑à‑dire l'accès à la justice, la modification du comportement et l'économie des ressources judiciaires.

[91]  Le défendeur jouit également de garanties procédurales. Un défendeur peut, avec l'autorisation du tribunal, interroger un demandeur qui n'est pas le représentant et mettre au jour un conflit, un sous-groupe ou une question individuelle (article 334.22 des Règles), ce qu'il ne pourrait pas faire dans le cas d'une cause type.

[92]  En outre, si des questions individuelles se présentent, les Règles donnent aux juges un vaste pouvoir discrétionnaire pour établir des procédures pour régler ces questions de manière à tenir compte de la nature des questions individuelles ainsi que des capacités et des ressources des parties, ce qui facilite ainsi l'accès à la justice (article 334.26).

– III –

[93]  Jusqu'à présent, je me suis concentré sur les aspects procéduraux de l'accès à la justice pour le groupe envisagé. Nous devons toutefois tenir compte, par ailleurs, des aspects substantiels de l'accès à la justice lors des recours collectifs, c'est‑à‑dire si les demandeurs « obtiendront une réparation juste et adéquate si le bien‑fondé des réclamations est établi » : Fischer, au paragraphe 24. En l'espèce, la possibilité d'obtenir des réparations plus justes et plus adéquates penche en faveur d'un recours collectif plutôt que d'une cause type.

[94]  L'incidence recherchée d'une cause type pourrait être minée par le minimalisme judiciaire. Un juge peut hésiter à énoncer des principes généraux d'application universelle en l'absence d'éléments de preuve sur la situation d'autres personnes qui ont présenté des demandes au programme. Au bout du compte, ce juge pourrait s'appuyer fortement sur la situation précise de M. Wenham pour décider si la mise en œuvre du programme dans le cas de M. Wenham est raisonnable ou déraisonnable. Cela nous ramènerait à la case départ, c'est-à-dire une série de demandes de contrôle judiciaire portant sur les critères d'admissibilité dans lesquelles on tenterait d'établir une distinction ou une analogie entre les faits de chaque demande et la situation de M. Wenham.

[95]  Les tribunaux ont privilégié les causes types plutôt que les recours collectifs lorsque, par exemple, un recours collectif visait à obtenir un jugement déclaratoire au titre du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle parce que, dans ces instances, le résultat souhaité s'appliquera incontestablement à tous les membres du groupe : Roach c. Canada (Procureur général), 2009 CanLII 7178, 185 C.R.R. (2d) 215, 74 C.P.C. (6th) 22, aux paragraphes 39 et 40 (Cour sup. de l'Ont.), conf. par 84 C.P.C. (6th) 276 (Cour div. de l'Ont.). Bien qu'il puisse être possible d'obtenir une issue semblable en l'espèce si les critères d'admissibilité sont déclarés ultra vires, il existe d'autres issues qui ne s'appliqueront pas facilement à tous les membres du groupe, comme il a été expliqué ci‑dessus.

[96]  Le recours collectif garantit qu'on présentera au juge un ensemble plus large de faits, ce qui l'obligera à rendre des motifs en tenant compte de considérations plus larges. Quel genre d'éléments de preuve l'administrateur du programme rejette‑t‑il? Qu'ont en commun les éléments de preuve qui ont été rejetés? Existe‑t‑il des circonstances exceptionnelles qui expliquent l'absence de preuve documentaire dans certains cas? Le fait de poser ce genre de questions peut faire en sorte que toute réparation ordonnée s'applique de façon générale au plus grand nombre de membres du groupe.

[97]  Cela favorise également l'économie des ressources judiciaires et le caractère définitif des décisions. Supposons que les critères d'admissibilité sont déclarés déraisonnables et doivent être reformulés. Les motifs résultant d'un contexte factuel plus approfondi aideront Santé Canada à remanier et à réorganiser le programme en profondeur. Si les motifs sont peu étoffés, un remaniement mal fondé du programme pourrait tout simplement donner lieu à d'autres contestations des nouveaux critères, obligeant ainsi la Cour fédérale à couper de nouveau la tête de l'hydre chaque fois qu'il y aura une nouvelle instance.

– IV –

[98]  Les recours collectifs peuvent également favoriser des règlements plus innovateurs et personnalisés. Par exemple, au cours des discussions sur le règlement relatif aux pensionnats indiens, le gouvernement a autorisé un paiement anticipé aux victimes ayant plus de soixante‑cinq ans avant la conclusion d'un règlement : Frank Iacobucci, « What Is Access to Justice in the Context of Class Actions? » (2011), 53 Sup. Ct. L.R. (2d) 17; J. Kalajdzic, réd., Accessing Justice: Appraising Class Actions Ten Years After Dutton, Hollick & Rumley (Toronto, Lexis Nexis Canada, 2011), à la page 22. Avec la supervision et l'approbation d'un juge responsable de la gestion de l'instance bien au fait des positions des parties, les recours collectifs offrent un terrain propice à des règlements à la fois innovateurs et équitables.

– V –

[99]  Comme il a été mentionné précédemment, il faudra tenir compte de l'objection fondée sur le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales dans le présent recours collectif. À mon avis, cette question n'enlève rien au fait que le recours collectif constitue le meilleur moyen de régler la présente affaire. La question de savoir si le recours collectif est frappé de prescription, qu'il faudra trancher par l'application du critère énoncé plus tôt dans les présents motifs, peut être prise en considération en fonction du groupe. Dans les circonstances, cela ne va pas à l'encontre du fait que le recours collectif est le meilleur moyen de procéder.

[100]  Dans l'ensemble, pour les motifs qui précèdent, je considère que l'exigence relative au meilleur moyen aux termes de l'alinéa 334.16(1)d) est satisfaite en l'espèce.

(5)  Un représentant demandeur convenable (alinéa 334.16(1)e) des Règles)

[101]  La Cour fédérale a conclu que M. Wenham représenterait de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe envisagé. Toutefois, elle a conclu que le plan de déroulement de l'instance ne répond pas à l'exigence énoncée au sous‑alinéa 334.16(1)e)(ii) parce qu'il ne traitait pas de la question du délai de prescription et du dossier de preuve.

[102]  Le plan de déroulement de l'instance n'a pas à traiter de la question de la prescription. Comme je l'ai expliqué, il s'agira d'une question commune à trancher lors de l'instruction des questions communes.

[103]  Je suis d'accord avec M. Wenham lorsqu'il soutient que le dossier de preuve déjà présenté à la Cour suffit et qu'il n'avait pas à faire partie du plan de déroulement de l'instance. Quoi qu'il en soit, la Cour fédérale n'a pas tenu compte du fait que le plan de déroulement de l'instance proposé lors de la requête en autorisation n'est pas coulé dans le béton. Refuser d'approuver un plan de déroulement de l'instance en raison d'une faiblesse présumée est une erreur de droit. Un plan de déroulement de l'instance est [TRADUCTION] « un document en constante évolution » et, en droit, [TRADUCTION] « quelles que soient ses lacunes, il peut être modifié au fur et à mesure du déroulement du litige » : Papassay c. La Reine, 2017 ONSC 2023, au paragraphe 106; voir aussi l'arrêt Cloud, précité, au paragraphe 95.

D.  L'ordonnance d'autorisation

[104]  En rendant l'ordonnance que la Cour fédérale aurait dû rendre, j'autoriserais la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Wenham comme recours collectif. Les modalités précises de l'ordonnance que je propose se trouvent dans la prochaine section des présents motifs.

E.  Décision proposée

[105]  Pour ces motifs, je ferais droit à l'appel, j'annulerais l'ordonnance de la Cour fédérale, j'accueillerais la requête en autorisation et, en rendant l'ordonnance que la Cour fédérale aurait dû rendre, j'accueillerais la requête de M. Wenham. J'ordonnerais que le dossier no T‑1499‑16 soit autorisé comme recours collectif portant sur les questions communes suivantes :

  1. Le recours est‑il prescrit aux termes du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales? S'il faut proroger le délai, devrait‑on le faire?

  2. Si le recours n'échoue pas à la question 1, l'établissement et l'application des critères de preuve ou des exigences en matière de preuve documentaire du Programme de contribution pour les survivants de la thalidomide sont‑ils incorrects ou déraisonnables, ou contraires à la loi pour une autre raison?

  3. Si la réponse à la question 2 est oui, à quel redressement le groupe a‑t‑il droit?

[106]  Je nommerais M. Wenham comme représentant du groupe. J'approuverais le plan de déroulement de l'instance proposé par M. Wenham. J'ordonnerais qu'aucun autre recours collectif fondé sur les faits à l'origine de la présente instance ne puisse être entrepris sans autorisation. J'approuverais la forme, le contenu et la méthode de diffusion de l'avis au groupe. J'ordonnerais que l'avis de demande modifié du 3 novembre 2016 soit modifié par l'ajout de la mention « Recours collectif — envisagé », conformément au paragraphe 334.12(1) des Règles. J'ordonnerais également que toute autre ordonnance ou directive concernant le déroulement du recours collectif soit rendue par la Cour fédérale.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

D.G. Near, j.c.a. »

« Je suis d'accord.

J.M. Woods, j.c.a. »


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-212-17

APPEL DE L'ORDONNANCE RENDUE LE 6 JUILLET 2017 PAR LA JUGE McDONALD DANS LE DOSSIER Nº T-1499-16

INTITULÉ :

BRUCE WENHAM c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

LE 9 JANVIER 2018

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :

LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LA JUGE WOODS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1er NOVEMBRE 2018

 

COMPARUTIONS :

David Rosenfeld

Brittany Tovee

 

POUR L'APPELANT

 

Melanie Toolsie

Negar Hashemi

POUR L'INTIMÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Koskie Minsky LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR L'APPELANT

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

 

POUR L'INTIMÉ

 

 

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