Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20050831

Dossier : A-235-04

Référence : 2005 CAF 284

CORAM :       LE JUGE ROTHSTEIN

LE JUGE SEXTON

LE JUGE PELLETIER

ENTRE :

                                                         SHERIDAN GARDNER

                                                                                                                                            appelante

                                                                             et

                                           PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                                  intimé

                                                                             et

                     COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

                                                                                                                                       intervenante

                                        Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 6 avril 2005

                                      Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 31 août 2005

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                      LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                 LE JUGE ROTHSTEIN

                                                                                                                           LE JUGE SEXTON


Date: 20050831

Dossier : A-235-04

Référence : 2005 CAF 284

CORAM :       LE JUGE ROTHSTEIN

LE JUGE SEXTON

LE JUGE PELLETIER

ENTRE :

                                                         SHERIDAN GARDNER

                                                                                                                                            appelante

                                                                             et

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                                  intimé

                                                                             et

                 LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

                                                                                                                                       intervenante

                                                       MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER


[1]                Mme Sheridan Gardner interjette appel d'une décision du juge Gibson de la Cour fédérale qui, pour les motifs publiés dans (2004) 250 F.T.R. 115, 2004 CF 493, s'est vu dans l'obligation de rejeter sa demande de révision judiciaire de la décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a rejeté sa plainte contre le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI) et le Conseil du Trésor. La demande de contrôle judiciaire et l'appel de Mme Gardner sont fondés sur le fait que la Commission aurait pris une décision déraisonnable et qu'elle aurait manqué à l'équité procédurale en ne lui communiquant pas les motifs de sa décision. De plus, Mme Gardner affirme qu'une preuve récemment découverte montre que le Conseil du Trésor n'a pas rempli son obligation de divulgation et que le dossier était incomplet, ce qui justifie en soi de renvoyer l'affaire devant la Commission.

LES FAITS


[2]                La plainte se rattache à la période où Mme Gardner était au service de l'ambassade du Canada à Tokyo au Japon, soit d'août 1992 à août 1995. Comme les loyers sont très élevés dans bon nombre de capitales, le MAECI fournit un logement aux employés de l'ambassade du Canada et leur demande un loyer à un prix inférieur à celui du marché. Le montant du loyer, qui est établi par le Conseil du Trésor, est censé correspondre au montant du loyer que l'employé paierait dans la région d'Ottawa-Gatineau, de manière à ce qu'il se retrouve plus ou moins dans la même situation financière que s'il travaillait dans la région de la capitale nationale. Les deux variables qui servent à établir le montant du loyer sont le revenu et la taille de la famille, selon le principe voulant que les dépenses de logement diffèrent selon le revenu et l'espace requis, la taille de la famille étant en quelque sorte un indicateur pour cette dernière variable. Pour établir le montant du loyer que paiera un employé, on a recours à un tableau des loyers qui indique le loyer devant être payé selon le revenu et la taille de la famille.

[3]                Mme Gardner, son mari et son enfant vivaient dans un appartement comportant trois chambres à coucher, soit le type de logement désigné pour une famille de cette taille. Le problème est que deux autres familles vivaient dans des appartements identiques et payaient un loyer moins élevé, du fait que la première famille était composée d'une seule personne, et l'autre d'un couple. Selon Mme Gardner, on a fait preuve de discrimination à son égard à cause de la taille de sa famille, ce qui va à l'encontre de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi). Le Gouvernement a expliqué cette différence de traitement par le fait que les autres personnes habitaient des appartements trop grands, c'est-à-dire que leur situation ne justifiait pas l'attribution d'un appartement de trois chambres à coucher, mais comme aucun appartement convenant à la taille de leur famille n'était disponible pour eux, on leur a fourni un logement plus grand que nécessaire. Comme le tableau des loyers n'est pas basé sur le logement comme tel, ces personnes ont payé un loyer moins élevé que celui de Mme Gardner, qui attribue cet écart de prix à la différence dans la taille de sa famille.

[4]                Mme Gardner s'est opposée à ce traitement en vain. À son retour au Canada, elle a déposé plusieurs plaintes à la Commission, dont quelques-unes contre le MAECI et d'autres contre le Conseil du Trésor. Toutes ces plaintes alléguaient essentiellement que Mme Gardner avait fait l'objet de discrimination en raison de sa situation familiale :


[Traduction] Le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international m'a accordé un traitement différent en m'attribuant un logement en fonction de ma situation familiale, allant ainsi à l'encontre de l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

D'août 1992 à août 1995, j'exerçais mes fonctions à Tokyo en qualité d'employée du ministère du Revenu national. Le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI) offre un logement aux employés de l'Administration publique fédérale en poste à l'étranger et leur fait payer un loyer.

Les loyers, selon la directive du MAECI, sont établis en fonction du revenu et du nombre de personnes faisant partie du ménage. À revenu égal, l'employé dont la famille est plus grande paiera un loyer plus élevé.

La différence de loyer ne s'explique pas par une différence dans la taille du logement. Je vivais avec 3 personnes et j'habitais un immeuble qui comportait trois appartements d'égales dimensions. À un certain moment, un des appartements était occupé par une personne seule et l'autre était occupé par un couple, et ces personnes, je crois, avaient un salaire comparable au mien mais payaient un loyer moins élevé que le mien en raison de la taille de leur famille. Mon loyer était établi en fonction de ma situation de famille au lieu d'être établi selon les caractéristiques du logement

[Dossier d'appel, p. 49]

[5]                La Commission a désigné une enquêteuse qui a recueilli des renseignements auprès de Mme Gardner, du MAECI et du Conseil du Trésor. Il semble que toutes les plaintes ont été réunies en une seule. L'enquêteuse a rédigé un rapport dans lequel elle conclut qu'il serait plus équitable d'établir le loyer selon le revenu seulement et recommande à la Commission d'envoyer la plainte devant un conciliateur. Le rapport a été présenté à chacune des parties qui ont pu donner leur opinion sur celui-ci ainsi que sur les commentaires de l'autre partie.

[6]                Les conclusions de l'enquêteuse sont présentées dans la dernière partie du rapport sous les en-têtes « Analyse » et « Recommandations » :


[Traduction]

Analyse

...

19. L'intimé a adopté comme politique de faire payer aux employés affectés à l'étranger un loyer calculé en fonction de leur revenu et de la taille de leur famille. L'intimé mentionne que cette politique vise à faire en sorte que ses employés paient un loyer comparable à celui que paie une famille de taille et de revenu équivalents dans la région d'Ottawa-Hull, en se fondant sur les données du recensement. Il ressort toutefois clairement des déclarations de l'intimé que celui-ci n'est pas en mesure de fournir aux employés et à leur famille qui vivent à l'étranger un logement de taille comparable à celui qu'occuperaient des familles comparables dans la région d'Ottawa-Hull. Cela donne naissance à des situations où des employés vivent dans des appartements de taille identique et paient des loyers différents calculés uniquement sur le nombre des membres de la famille qui y habitent.

20. La politique adoptée par l'intimé semble logiquement reliée à l'objectif recherché et semble avoir été adoptée dans la croyance sincère qu'elle est nécessaire pour réaliser l'objectif en question; le fait de calculer le loyer selon « la taille de la famille » semble inéquitable étant donné que l'intimé n'est pas en mesure de garantir un logement correspondant à la taille des familles de ses employés. Comme la plaignante le fait remarquer, étant donné que l'intimé n'est pas en mesure de moduler la « superficie » du logement offert à ses employés, il semblerait plus juste et moins discriminatoire de calculer le loyer en fonction du seul « revenu » des employés...

21. Il ne semble pas que l'intimé subirait de graves difficultés s'il modifiait sa politique dans ce sens.

Recommandations

...

22. Il est recommandé que, conformément à l'alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, la Commission nomme un conciliateur pour tenter d'en arriver à un règlement à l'amiable de la plainte.     


[7]                Étant donné la nature de la recommandation, Mme Gardner a été abasourdie lorsque la Commission lui a fait parvenir une lettre l'informant que sa plainte avait été rejetée parce que [Traduction] « compte tenu de toutes les circonstances relatives à la plainte, un examen n'est pas justifié » . Cette phrase reprend presque textuellement le sous-alinéa 44(3)b)i) de la Loi, qui définit les circonstances dans lesquelles la Commission peut rejeter une plainte. Mme Gardner considère que le rejet de sa plainte est déraisonnable et que la non-motivation de ce rejet va à l'encontre de l'équité en matière de procédure.

LA DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE

[8]                Le juge Gibson a prêté une oreille sympathique à Mme Gardner mais s'est vu dans l'impossibilité de lui accorder la réparation demandée. En ce qui a trait à la question de la norme de contrôle judiciaire, il a repris à son compte le raisonnement et la décision du juge O'Keefe dans l'affaire MacLean c. Marine Atlantic Inc. (2003), 243 F.T.R. 219, 2003 CF 1459, portant que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable simpliciter. Appliquant cette norme à la décision de la Commission de rejeter la plainte de l'appelante, le juge Gibson a conclu qu'à la lumière des documents présentés à la Commission et de son expertise dans le traitement de ces documents, il lui était impossible d'affirmer que la décision ne résisterait pas « à une analyse assez poussée » . Law Society of New Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, 2003 CSC 20, au par. 25.


[9]                Le juge Gibson a également rejeté l'argument de Mme Gardner selon lequel, n'ayant pas tenu compte des recommandations de l'enquêteuse, la Commission avait violé les règles de la justice naturelle en ne motivant pas sa décision, si ce n'est simplement par la disposition législative l'autorisant à rejeter une plainte. Le juge est arrivé à cette conclusion parce qu'il a estimé que la loi n'obligeait pas la Commission à motiver sa décision et que Mme Gardner ne l'avait pas demandé non plus.

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[10]            Voici les dispositions pertinentes de la Loi :





3. 1) Pour l'application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'orientation sexuelle, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience.

...

7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirectes :

a) de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu;

b) de le défavoriser en cours d'emploi.

...

41. 1) Sous réserve de l'article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu'elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants_:

a) la victime présumée de l'acte discriminatoire devrait épuiser d'abord les recours internes ou les procédures d'appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;

c) la plainte n'est pas de sa compétence;

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

e) la plainte a été déposée après l'expiration d'un délai d'un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

...

44. 1) L'enquêteur présente son rapport à la Commission le plus tôt possible après la fin de l'enquête.

2) La Commission renvoie le plaignant à l'autorité compétente dans les cas où, sur réception du rapport, elle est convaincue, selon le cas_:

a) que le plaignant devrait épuiser les recours internes ou les procédures d'appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

b) que la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale.

3) Sur réception du rapport d'enquête prévu au paragraphe 1), la Commission_:

a) peut demander au président du Tribunal de désigner, en application de l'article 49, un membre pour instruire la plainte visée par le rapport, si elle est convaincue_:

i) d'une part, que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l'examen de celle-ci est justifié,

ii) d'autre part, qu'il n'y a pas lieu de renvoyer la plainte en application du paragraphe 2) ni de la rejeter aux termes des alinéas 41c) à e);

b) rejette la plainte, si elle est convaincue_:

i) soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l'examen de celle-ci n'est pas justifié,

ii) soit que la plainte doit être rejetée pour l'un des motifs énoncés aux alinéas 41c) à e).

4) Après réception du rapport, la Commission_:               

a) informe par écrit les parties à la plainte de la décision qu'elle a prise en vertu des paragraphes 2) ou 3);

b) peut informer toute autre personne, de la manière qu'elle juge indiquée, de la décision qu'elle a prise en vertu des paragraphes 2) ou 3).

3. (1) For all purposes of this Act, the prohibited grounds of discrimination are race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability and conviction for which a pardon has been granted.

...

7. It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee, on a prohibited ground of discrimination.

...

41. (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

(a) the alleged victim of the discriminatory practice to which the complaint relates ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available;(b) the complaint is one that could more appropriately be dealt with, initially or completely, according to a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act;

(c) the complaint is beyond the jurisdiction of the Commission;

(d) the complaint is trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith; or

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.

...

44. (1) An investigator shall, as soon as possible after the conclusion of an investigation, submit to the Commission a report of the findings of the investigation.

(2) If, on receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission is satisfied

(a) that the complainant ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available, or

(b) that the complaint could more appropriately be dealt with, initially or completely, by means of a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act,

it shall refer the complainant to the appropriate authority.

(3) On receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission

(a) may request the Chairperson of the Tribunal to institute an inquiry under section 49 into the complaint to which the report relates if the Commission is satisfied

(i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is warranted, and

(ii) that the complaint to which the report relates should not be referred pursuant to subsection (2) or dismissed on any ground mentioned in paragraphs 41(c) to (e); or

(b) shall dismiss the complaint to which the report relates if it is satisfied

(i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is not warranted, or

(ii) that the complaint should be dismissed on any ground mentioned in paragraphs 41(c) to (e).

(4) After receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission

(a) shall notify in writing the complainant and the person against whom the complaint was made of its action under subsection (2) or (3); and

(b) may, in such manner as it sees fit, notify any other person whom it considers necessary to notify of its action under subsection (2) or (3).


LES QUESTIONS LITIGIEUSES

[11]            Mme Gardner a soulevé plusieurs questions dans son mémoire. Nous les avons reformulées comme suit :

1- Quelle est la répercussion de la nouvelle preuve que Mme Gardner a pu ajouter au dossier et présenter à la Cour?

2- Le juge a-t-il commis une erreur en déclarant qu'il n'y avait aucune raison de modifier la décision de la Commission portant qu'une enquête sur la plainte n'était pas justifiée?

3- Le juge a-t-il commis une erreur en déclarant que la Commission n'avait pas violé l'équité procédurale en ne motivant pas suffisamment sa décision?

4- Le juge a-t-il commis une erreur en déclarant que l'enquête sur la plainte de

Mme Gardner était suffisamment approfondie?


ANALYSE

1- Quelle est la répercussion de la nouvelle preuve que Mme Gardner a pu ajouter au dossier et présenter à la Cour?

[12]            Avant l'audition de l'appel, Mme Gardner a été autorisée à déposer une nouvelle preuve, soit une lettre datée du 11 mars 2002, un rapport daté d'avril 2000 (Étude sur les frais de logement) et l'annexe D de l'Étude sur les frais de logement présentant une comparaison entre le calcul du loyer à l'aide de la nouvelle et de l'ancienne méthode de calcul. Le Conseil du Trésor a mis à jour la méthode de calcul utilisée dans le tableau des loyers; l'Étude sur les frais de logement décrit cette nouvelle méthode. Cette preuve avait été remise à l'enquêteur mais n'avait pas été déposée devant la Commission, et par le fait même n'avait pas été transmise à Mme Gardner à titre d'élément faisant partie du dossier du tribunal. Elle a appris l'existence de cette preuve par suite de la communication de la preuve documentaire dans le cadre d'une autre demande de contrôle judiciaire.

[13]            Mme Gardner déclare que l'omission de communiquer cette preuve constitue une violation d'un principe de justice naturelle puisqu'il en résulte un dossier incomplet. Elle invoque la décision Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574, pour soutenir qu'une décision fondée sur un dossier incomplet est une décision incorrecte.


[14]            Mme Gardner affirme que si la preuve lui avait été communiquée, elle aurait pu l'utiliser pour contredire les commentaires formulés par le Conseil du Trésor, lesquels ont été reportés dans le rapport de l'enquêteuse. Voici les affirmations contestées par Mme Gardner :

[Traduction]

- « Les loyers que doivent payer les employés sont calculés en fonction de ce qu'ils paieraient à Ottawa/Hull » .

- « Le montant du loyer de la plaignante correspondait au montant qu'aurait payé une personne ayant un revenu et une famille de taille similaire dans la région d'Ottawa-Gatineau » .

[15]            Mme Gardner affirme que la nouvelle preuve montre que ces affirmations sont fausses puisque la nouvelle méthode permet de calculer des loyers moins élevés que ceux qui étaient calculés à l'aide de l'ancienne méthode. Cela prouve, selon Mme Gardner, que les loyers qu'elle a payés n'étaient pas vraiment calculés en fonction de ce qu'elle aurait payé dans la région d'Ottawa-Gatineau. L'extrait suivant, tiré de son mémoire, présente le contenu de son allégation sur ce point :


[Traduction] Selon la nouvelle preuve, les faits allégués par le Conseil du Trésor sont faux. Le loyer qu'a dû payer l'appelante n'était pas « le montant qu'aurait payé une personne ayant un revenu et une famille de taille similaire » . Selon la nouvelle méthode du Conseil du Trésor elle-même, recourant à des « données valables » , elle aurait payé un montant en trop d'au moins 269,00 $ par mois, alors qu'un employé vivant seul aurait payé 29,00 $ par mois de moins. De plus, ces faits sont une preuve prima facie de discrimination fondée sur la situation de famille et prouvent que le montant du loyer n'était pas fondé et n'était pas justifiable. Ces nouveaux faits montrent que l'appelante ne s'est pas seulement acquittée de sa tâche de convaincre la Commission d'envoyer sa plainte devant un conciliateur ou un tribunal, mais comme il n'y a aucune justification possible, il semble qu'elle l'ait aussi fait pour qu'un tribunal des droits de la personne se prononce en sa faveur.

[Souligné dans le texte original.]

[16]            À mon avis, la nouvelle preuve n'est tout simplement pas pertinente quant aux questions dont la Commission a été saisie. La plainte de Mme Gardner porte essentiellement sur le traitement qu'elle a reçu comparativement au traitement réservé à d'autres personnes vivant dans un logement de même type et de même dimension. Elle refuse de payer une somme plus élevée que d'autres ayant un revenu semblable au sien à cause de la taille de sa famille. Si, par exemple, on avait démontré que le loyer payé par Mme Gardner était exactement le même que celui qu'elle aurait payé à Ottawa-Gatineau, elle se trouverait tout de même à payer une somme plus élevée que d'autres personnes vivant dans un logement similaire et dont les revenus et la taille de la famille sont inférieurs.

[17]            En d'autres termes, si le mécanisme du Conseil du Trésor est discriminatoire du fait qu'il fixe le montant du loyer en fonction de la taille de la famille, il ne l'est pas moins du fait qu'il établit correctement le montant qu'aurait payé Mme Gardner à Ottawa, et il ne l'est pas plus du simple fait qu'il ne le fait pas correctement.


[18]            De toute façon, la Commission n'était pas tenue de présenter la nouvelle preuve à Mme Gardner pour la simple raison que cette preuve n'avait jamais été présentée à la Commission elle-même. Ce qu'on devait à Mme Gardner, et ce qui lui a été accordé, c'était la possibilité de faire des commentaires au sujet des observations formulées par le Conseil du Trésor qui, finalement, comportaient l'essentiel de l'information contenue dans cette nouvelle preuve. Voir l'affaire Hutchinson c. Canada (ministre de l'Environnement), [2003] 4 C.F. 580 (C.A.), 2003 CAF 133, aux par. 45 à 50. Ceci malgré l'argument de Mme Gardner faisant valoir que la nouvelle preuve montrait, pour la première fois, que les données de recensement n'avaient pas été utilisées pour établir le tableau des loyers avant 2001. Dans aucun document présenté par le Conseil du Trésor, ni dans la nouvelle preuve, n'est-il dit que les données de recensement ont été utilisées pour préparer le tableau des loyers avant l'année 2001. Tout ce qu'affirme le Conseil du Trésor, c'est que la méthode utilisée pour établir les loyers a été révisée en 2001 et que les loyers actuels (i.e. 2001) sont établis selon les données du recensement de 1996. On ne fait aucune mention de l'utilisation de données de recensement avant 2001. Par conséquent, Mme Gardner était au courant de tous ces faits même avant de prendre connaissance de la nouvelle preuve.

[19]            Pour conclure, la nouvelle preuve n'est pas déterminante pour la plainte de Mme Gardner. Il s'agit sans doute de la raison précise pour laquelle elle n'a pas été présentée à la Commission. L'omission de présenter cette preuve n'a pas fait du dossier un dossier incomplet et, par le fait même, n'a pas engendré une décision incorrecte.


2- Le juge a-t-il commis une erreur en déclarant qu'il n'y avait aucune raison de modifier la décision de la Commission portant qu'une enquête sur la plainte n'était pas justifiée?

[20]            Dans l'affaire Dr. Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, 2003 CSC 19, la Cour suprême du Canada a défini quelle était la tâche du tribunal siégeant en appel du contrôle judiciaire d'une décision administrative. En termes simples, le tribunal d'appel doit établir si la cour de révision a appliqué la norme de contrôle judiciaire appropriée, et dans la négative, elle doit se charger de l'appliquer à sa place. En conséquence, la première tâche consiste à savoir si le juge de première instance a appliqué la norme de contrôle judiciaire appropriée.

[21]            Selon la jurisprudence générale de notre Cour sur la norme de contrôle judiciaire applicable à la décision de rejeter une plainte en matière de droits de la personne, la norme appropriée est celle de la décision raisonnable. Voir Bradley c. Canada (Procureur général) (1999), 238 N.R. 76 (C.A.F.), au par. 9; Gee c. Canada (Ministre du revenu national) (2002), 284 N.R. 321, 2002 CAF 4, au par. 13; et Tahmourpour c. Canada (Solliciteur général) (2005), 332 N.R. 60, 2005 CAF 113, au par. 6. Par conséquent, je conclus que suivant la jurisprudence de notre Cour, la norme de contrôle judiciaire d'une décision de la Commission de rejeter une plainte sans enquête préalable est celle de la décision raisonnable simpliciter. Le juge de première instance a donc appliqué la norme appropriée.


[22]            Mme Gardner affirme que la décision de la Commission était déraisonnable parce que, selon elle, il était clair et évident qu'on avait fait preuve de discrimination à son égard en considérant sa situation familiale. La conclusion de Mme Gardner est fondée sur le fait que le Conseil du Trésor ne pouvait décider de la dimension du logement fourni, de sorte que le tableau des loyers se résumait simplement à un mécanisme d'établissement des loyers en fonction du revenu et de la taille de la famille. Il revenait à la Commission de décider si l'analyse de Mme Gardner était exacte ou si l'explication du Conseil du Trésor était plausible, à savoir que la nécessité de fournir un logement pour un poste particulier pouvait faire en sorte que certains employés soient logés dans des logements trop grands, mais que cette situation n'avait aucun effet sur la légitimité du mécanisme. Le juge de première instance a estimé que la décision de la Commission était raisonnable. Nous n'avons reçu aucune information nous permettant de conclure qu'il a commis une erreur en arrivant à cette conclusion.

3- Le juge a-t-il commis une erreur en déclarant que la Commission n'avait pas violé l'équité procédurale en ne motivant pas suffisamment sa décision?

[23]            Il est vrai que les motifs invoqués par la Commission pour rejeter la plainte de Mme Gardner sont laconiques et qu'il s'agit davantage d'une conclusion que de motifs. Lorsque la décision de la Commission donne effet au rapport de l'enquêteur, la plaignante peut raisonnablement présumer qu'elle a adopté son raisonnement. Mais lorsque la Commission s'écarte de la recommandation de l'enquêteur, comme c'est le cas en l'espèce, le fondement de sa décision peut être moins clair.


[24]            Si le plaignant conteste la décision, la cour de révision doit apprécier la conclusion de la Commission sans connaître le raisonnement l'y ayant menée. Comme le caractère raisonnable d'une décision est établi par la mesure dans laquelle les motifs invoqués viennent l'étayer (voir Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.S.C. 247, 2003 CSC 20, au par. 47), le tribunal administratif place la cour de révision dans une position très désavantageuse lorsqu'il ne fournit pas les motifs de sa décision.

[25]            Cela dit, bien que les cours aient imposé l'obligation de donner des motifs dans les cas où la loi ne l'exige pas expressément, elles n'ont pas imposé aux tribunaux administratifs une obligation générale de donner des motifs. Lorsqu'il y a obligation de motiver, elle ressort implicitement des dispositions de la loi ou bien constitue un aspect de l'équité procédurale à laquelle le tribunal est tenu. À titre d'exemple d'obligation de motiver implicite dans les dispositions de la loi, voir l'arrêt Orlowski c. British Columbia (Procureur général) (1992), 94 D.L.R. (4th) 541, où la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a dégagé une obligation de motiver du fait d'un droit d'appel prévu par la loi.

[26]            Dans la présente affaire, la Commission est tenue par la Loi de fournir des motifs écrits lorsqu'elle décide que la plainte est irrecevable :



42. 1) Sous réserve du paragraphe 2), la Commission motive par écrit sa décision auprès du plaignant dans les cas où elle décide que la plainte est irrecevable.

2) Avant de décider qu'une plainte est irrecevable pour le motif que les recours ou procédures mentionnés à l'alinéa 41a) n'ont pas été épuisés, la Commission s'assure que le défaut est exclusivement imputable au plaignant.

42. (1) Subject to subsection (2), when the Commission decides not to deal with a complaint, it shall send a written notice of its decision to the complainant setting out the reason for its decision.

(2) Before deciding that a complaint will not be dealt with because a procedure referred to in paragraph 41(a) has not been exhausted, the Commission shall satisfy itself that the failure to exhaust the procedure was attributable to the complainant and not to another.

Cette obligation n'est pas imposée dans le cas d'une décision de ne pas effectuer d'enquête après examen de la plainte. Aucune obligation de donner des motifs ne peut être déduite de cette juxtaposition. Dans ce contexte, l'absence d'obligation de donner des motifs lorsque la Commission décide de ne pas effectuer d'enquête indique très bien que cette obligation n'était pas prévue. Par conséquent, il ne s'agit pas d'un cas où l'obligation de motiver est implicite dans les dispositions de la loi.

[27]            L'autre source de l'obligation de donner des motifs se trouve dans l'obligation du tribunal en matière d'équité procédurale. Dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, la Cour suprême du Canada a dit :

[43] À mon avis, il est maintenant approprié de reconnaître que, dans certaines circonstances, l'obligation d'équité procédurale requerra une explication écrite de la décision. Les solides arguments démontrant les avantages des motifs écrits indiquent que, dans des cas comme en l'espèce où la décision revêt une grande importance pour l'individu, dans des cas où il existe un droit d'appel prévu par la loi, ou dans d'autres circonstances, une forme quelconque de motifs écrits est requise...


[28]            Cependant, la Cour a reconnu qu'il y avait des raisons pratiques pour s'assurer que « ...toute obligation de motiver la décision en raison de l'obligation d'équité laisse aux décideurs assez de latitude, en acceptant comme suffisants divers types d'explications écrites » (par. 40). L'obligation de donner des motifs est fondée sur l'intérêt qu'ont les individus de savoir comment ont été prises les décisions les visant (par. 43). Si, par suite d'une participation étroite au processus de décision, une personne comprend, ou a la capacité de comprendre le motif de la décision, l'obligation de la motiver variera en conséquence.

[29]            Il est donc important de comprendre la mesure dans laquelle Mme Gardner a participé au processus de décision de la Commission. Lorsque la Commission a reçu la réponse du Conseil du Trésor à la plainte de Mme Gardner, elle lui a transmis cette réponse et lui a offert la possibilité de réagir. (Affidavit de Sheridan Gardner, par. 6 -7, A.B., à la p. 56). Lorsque le rapport de l'enquêteuse a été finalisé, on lui a offert la possibilité de réagir. De plus, on lui a aussi offert la possibilité de dire ce qu'elle pensait de la réponse du Conseil du Trésor au rapport d'enquête. (A.B. aux p. 79 et 135 à 147). Ainsi, Mme Gardner connaissait tous les arguments que le Conseil du Trésor avait soulevés contre la plainte et on lui avait donné la possibilité de répondre à ces arguments.


[30]            En conséquence, il ne s'agit pas d'un cas où Mme Gardner n'avait aucun moyen de savoir pourquoi la Commission était venue à cette conclusion. La Commission disposait de la réponse motivée que le Conseil du Trésor avait donnée à la plainte, des réactions des deux parties au rapport de l'enquêteuse, ainsi que des commentaires de Mme Gardner concernant la réponse donnée par le Conseil du Trésor à ce rapport. À mon avis, il est raisonnable de conclure que la Commission, en décidant qu'un examen n'était pas justifié, a penché pour la vision du Conseil du Trésor et non pour celle de Mme Gardner ou de l'enquêteuse.

[31]            Par conséquent, je conclus que la Commission a rempli son obligation d'équité envers

Mme Gardner et que, compte tenu de toutes les circonstances, les motifs fournis à l'appui de sa décision étaient suffisants.

4- Le juge a-t-il commis une erreur en déclarant que l'enquête sur la plainte de Mme Gardner était suffisamment approfondie?

[32]            Dans ses motifs, le juge de première instance a dit que Mme Gardner n'avait pas particulièrement insisté sur cette question et que son manque de zèle sur ce point était « tout à fait justifié » . Il en va de même pour notre Cour. Je ne peux faire autrement que d'adopter les motifs du juge de première instance sur ce point :

D'après l'ensemble des documents soumis à la Cour, je suis convaincu que la demanderesse a pleinement participé à l'enquête relative à ces plaintes. Elle a eu toute latitude de présenter des observations à l'appui de ces plaintes et de répondre aux observations préparées par les ministères visés par celles-ci. Je ne vois aucun élément me permettant de conclure, dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, qu'une erreur susceptible d'être révisée a été commise dans la conduite de l'enquête relative aux plaintes déposées par la demanderesse.

CONCLUSION


[33]            J'ai conclu que la nouvelle preuve dont voulait se servir Mme Gardner ne lui était d'aucune utilité. Les affirmations qu'elle cherchait à contredire en se fondant sur la nouvelle preuve sont essentiellement non pertinentes quant à sa plainte. Le juge de première instance a appliqué la bonne norme de contrôle judiciaire à la décision de la Commission. Notre Cour n'a aucune raison d'intervenir. Je rejetterais donc le présent appel avec dépens.

                                                                               J.D. Denis Pelletier                 

                                                                                                   Juge

Je souscris aux présents motifs

Marshall Rothstein, juge

Je souscris aux présents motifs

J. Edgar Sexton, juge

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


                             COUR D'APPEL FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Appel d'une ordonnance de la Cour fédérale datée du 1er avril 2004, dossier du tribunal no T-1869-02

DOSSIER :                                                     A-235-04

INTITULÉ :                                                      Sheridan Gardner et Procureur général du Canada et Commission canadienne des droits de la personne

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                            Le 6 avril 2005

MOTIFS DU JUGEMENT :                         LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                      LES JUGES ROTHSTEIN ET SEXTON

DATE DES MOTIFS :                                   Le 31 août 2005

COMPARUTIONS :

Sheridan Gardner                                             POUR SON PROPRE COMPTE

Richard Casanova                                            POUR L'INTIMÉ

Philippe Dufresne                                              POUR L'INTERVENANTE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sheridan Gardner

Ottawa (Ontario)                                               POUR SON PROPRE COMPTE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                   

Ottawa (Ontario)                                               POUR L'INTIMÉ

Commission canadienne

des droits de la personne

Ottawa (Ontario)                                              POUR L'INTERVENANTE


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