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Date : 20050815

 

Dossier : A-403-04

 

Référence : 2005 CAF 272

 

 

CORAM :       LE JUGE DÉCARY

LE JUGE NADON

LE JUGE PELLETIER

 

 

ENTRE :

 

                                       LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

                                                                                                                                            appelant

 

                                                                            et

 

                                              SUCCESSION DETHEL VINCENT

 

                                                                                                                                               intimée

 

 

 

                           Audience tenue à Halifax (Nouvelle-Écosse), le 16 juin 2005

 

                                  Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 15 août 2005

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                        LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                        LE JUGE DÉCARY

                                                                                                                            LE JUGE NADON


 

Date : 20050815

 

Dossier : A-403-04

 

Référence : 2005 CAF 272

 

 

CORAM :       LE JUGE DÉCARY

LE JUGE NADON

LE JUGE PELLETIER

 

 

ENTRE :

 

                                       LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

                                                                                                                                            appelant

 

                                                                            et

 

                                              SUCCESSION DETHEL VINCENT

 

                                                                                                                                               intimée

 

 

                                                       MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE PELLETIER

 

[1]               La question en litige dans le présent appel est de savoir si la succession d’un demandeur défunt peut poursuivre une réclamation non réglée présentée aux termes du Régime de pensions du Canada (le Régime), lorsque la réclamation du défunt repose sur l’allégation qu’une disposition du Régime viole ses droits à l’égalité reconnus par l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).

 

 


LES FAITS

[2]               Ethel Vincent et Reginald Vincent ont vécu comme conjoints de fait d’août 1974 à janvier 1986. En juillet 1996, Mme Vincent a demandé un « partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension » (le partage des droits) aux termes du Régime. À cette époque, les dispositions relatives au partage de droits aux termes du Régime s’appliquaient aux conjoints de fait qui s’étaient séparés en 1987 ou par la suite. Mme Vincent ne répondait pas à cette condition, mais elle a tout de même présenté une demande parce qu’elle a estimé que la date limite du 1er janvier 1987 violait la garantie à l’égalité accordée par l’article 15 de la Charte.

 


[3]               La demande initiale qu’avait présentée Mme Vincent au ministre pour obtenir le partage des droits a été rejetée parce que sa séparation d’avec M. Vincent s’était produite avant la date limite prévue par la loi. Sa demande de réexamen a été rejetée. Elle a alors interjeté appel devant le tribunal de révision, en informant qu’elle avait l’intention de soutenir que les droits à l’égalité prévus à l’article 15 étaient violés par les restrictions temporelles apportées à son droit de demander le partage des droits. Mme Vincent est décédée avant que le tribunal de révision ait pu entendre son appel. Le ministre a alors présenté une requête demandant le rejet de la demande présentée par Mme Vincent pour le motif que la succession de Mme Vincent n’avait pas qualité pour présenter ou poursuivre une demande fondée sur la Charte. Le ministre s’est appuyé sur un certain nombre de décisions, notamment Succession Levesque c. Succession Levesque (1989), 96 N.B.R. (2d) 348; [1989] A.N.-B. no 359 (B.R.) (Succession Levesque), Stinson Estate c. British Columbia (1999), 70 B.C.L.R. (3d) 233 (C.A.); 1999 BCCA 761 (Stinson Estate), et Wilson Estate c. Canada (Attorney General) (1996), 25 B.C.L.R. (3d) 181 (C.S.C.-B.) (Wilson Estate), pour appuyer sa proposition selon laquelle les droits protégés par l’article 15 de la Charte sont de nature personnelle et ne peuvent être revendiqués que par la personne dont les droits ont été violés, pas même par sa succession. Le tribunal de révision a établi une distinction entre la présente affaire et la jurisprudence citée par le ministre pour le motif que ces décisions concernaient toutes des tentatives d’introduire des instances pour obtenir réparation pour des violations des droits reconnus par la Charte d’une personne décédée depuis. Mais dans le cas de Mme Vincent, l’instance avait été introduite de son vivant, de sorte que la succession ne faisait que poursuivre une instance en cours.

 

[4]               Le ministre a demandé le contrôle judiciaire de la décision du tribunal de révision. L’affaire a été entendue par le juge MacKay qui, dans une décision rapportée à (2004) 257 F.T.R. 107; 2004 CF 1016, a rejeté la demande de contrôle judiciaire. Voici ce que le juge MacKay a déclaré au sujet des décisions invoquées par le ministre :

[19] Aucun des précédents cités par le ministre ne défend la proposition qu’une réclamation fondée sur la Charte amorcée et poursuivie par un demandeur prend fin au décès du demandeur et ne peut être poursuivie par la succession du demandeur. Dans la décision Levesque, précitée, aucune réclamation n’avait été engagée à l’endroit d’une succession du vivant de la demanderesse, si bien qu’une réclamation ne pouvait être engagée par sa succession après son décès. Dans l’arrêt Stinson, précité, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a statué qu’on pouvait poursuivre une réclamation fondée sur la Charte amorcée après le décès de la personne. Dans l’arrêt Wilson, précité, le tribunal a rejeté une réclamation aux termes de l’article 7 engagée à l’encontre du service policier par la succession de la victime, pour violation fautive du droit à la vie. La personne décédée n’avait pas déposé de réclamation de son vivant.

 

 

 

[5]               Le ministre interjette appel devant la Cour de la décision du juge MacKay.

 


[6]               Il n’est pas contesté en appel que l’appelant a le droit de demander le contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire du tribunal dans les circonstances présentes. Il n’est pas non plus contesté que l’intimée appropriée est la succession de Mme Vincent, et non pas son représentant successoral, mais uniquement pour la raison que le ministre soutient que le résultat serait le même dans l’un ou l’autre cas.

 

[7]               Les parties reconnaissent que l’annulation de la disposition dont la constitutionnalité est contestée aurait des répercussions pécuniaires, à savoir qu’elle entraînerait une augmentation des droits de Mme Vincent et partant une augmentation des prestations de survivant payables à son petit-enfant à charge.

 

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[8]               Le Régime prévoyait ce qui suit à la date à laquelle Mme Vincent a présenté sa demande de prestations initiale :



 

1. (2) « conjoint » à l’égard d’un cotisant, s’entend

 

a) sauf à l’article 53.2, de même qu’en ce qui s’y rattache,

 

[...]

 

(ii) d’une personne du sexe opposé qui, à l’époque pertinente, cohabite avec le cotisant dans le cadre d’une relation matrimoniale et a cohabité avec celui-ci pendant une période continue d’au moins un an, et [...]

 

[...]

 

53.3 (1) Sous réserve du présent article et de l’article 53.4, il doit y avoir partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension dans les circonstances suivantes :

 

[...]

 

c) à la suite de l’approbation par le ministre d’une demande de l’un ou l’autre des anciens conjoints, ou de leur part, (au sens du sous-alinéa a)(ii) de la définition de « conjoint » au paragraphe 2(1)), ou encore d’une demande des ayants droit de l’un ou l’autre des anciens conjoints ou leur part, dans les cas où

 

(i) les anciens conjoints ont vécu séparément pendant une période d’au moins un an, ou

 

(ii) l’un des anciens conjoints est décédé pendant cette période,

 

et si la demande est faite dans les quatre ans suivant le jour lors duquel les anciens conjoints ont commencé à vivre séparément.

 

[...]

                        

(6) Le présent article s’applique à l’égard

 

[...]                   

 

b) des conjoints ou des anciens conjoints qui commencent à vivre séparément après l’entrée en vigueur de présent article.

 

Statuts du Canada 1986, ch. 38, a. 1, 23.

 

1. (2) “spouse”, in relation to a contributor, means,

 

(a) except in or in relation to section 53.2,

 

...

 

(ii) a person of the opposite sex who is cohabiting with the contributor in a conjugal relationship at the relevant time, having so cohabited with the contributor for a continuous period of at least one year, and...

 

...

 

53.3 (1) Subject to this section and section 53.4, a division of unadjusted pensionable earnings shall take place in the following circumstances:

 

 

...

 

(c) following the approval by the Minister of an application made by or on behalf of either former spouse (within the meaning of subparagraph (a)(ii) of the definition “spouse” in subsection 2(1)) or his estate, if

 

 

 

 

(i) the former spouses have been living separate and apart for a period of one year or more, or

 

(ii) one of the former spouses has died during that period,

 

and the application is made within four years after the day on which the former spouses commenced to live separate and apart.

 

...

 

(6) This section applies

 

 

...

 

(b) in respect of spouses and former spouses who commence to live separate and apart after the coming into force of this section.

 

Statutes of Canada 1986, c. 38, s. 1, 23.

 

 

[9]               L’article 53.3 est entré en vigueur le 1er janvier 1987. Il a été abrogé depuis lors mais son contenu a été repris dans l’alinéa 55.1(1)c) et l’article 55.11 du Régime.


 

[10]           Voici les dispositions pertinentes de la Charte :

 

 

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

 

[...]

 

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

 

[...]

 

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

 

15. (1) Every individual is equal before and under the law and has the right to the equal protection and equal benefit of the law without discrimination and, in particular, without discrimination based on race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disability.

 

 

...

 

24. (1) Anyone whose rights or freedoms, as guaranteed by this Charter, have been infringed or denied may apply to a court of competent jurisdiction to obtain such remedy as the court considers appropriate and just in the circumstances.

 

 

...

 

52. (1) The Constitution of Canada is the supreme law of Canada, and any law that is inconsistent with the provisions of the Constitution is, to the extent of the inconsistency, of no force or effect.

 

ANALYSE


[11]           Le ministre a fondé sa requête en irrecevabilité sur la question de la qualité pour agir pour la raison que les précédents qu’il invoque ont formulé la question en ces termes. Malheureusement, cette thèse n’a guère été utile au ministre parce qu’elle privilégie les questions touchant le statut des parties et la procédure plutôt que la nature des droits que la succession de Mme Vincent souhaite faire valoir. Lorsqu’on examine les décisions citées par le ministre du point de vue des droits substantiels et non pas de celui de la qualité pour agir, on constate que ces décisions n’appuient pas la conclusion que le ministre nous invite à tirer.

 

[12]           Dans son livre intitulé Locus Standi: A Commentary on the law of Standing in Canada (Locus standi : Commentaires sur les règles relatives à la qualité pour agir au Canada) (Carswell, Toronto, 1986), T.A. Cromwell (aujourd’hui juge de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse) recense un certain nombre d’acceptions du terme « standing » (« qualité pour agir »). Dans certains cas, cette expression est utilisée pour faire référence au bien-fondé d’une demande. Dans d’autres, la qualité pour agir fait référence à la capacité d’ester. Plus couramment, la question de la qualité pour agir appelle une analyse [traduction] « de la nature et de l’étendue requise de ‘l’intérêt’ des demandeurs dans la question soumise au tribunal ». (Cromwell, à la page 4). L’expression « qualité pour agir » a été également utilisée dans les arrêts comme Thorson c. P. G. Canada (1974), 43 D.L.R. (3d) 1 (C.S.C.) dans laquelle elle fait référence à la [traduction] « justiciabilité de la question posée par le demandeur ». (Cromwell, à la page 6). Aux fins de son analyse, Cromwell définit la qualité pour agir comme étant [traduction] « le droit de demander une réparation aux tribunaux séparément des questions du bien-fondé de la demande et de la capacité juridique du demandeur ». (Cromwell, à la page 7).

 


[13]           Dans la mesure où l’argument soulevé devant la juridiction inférieure concerne le droit de la succession d’invoquer la Charte comme Mme Vincent voulait le faire pour elle-même, il semble que la question de la qualité pour agir soit celle de la capacité juridique. Le régime envisage toutefois clairement que la succession d’un réclamant décédé peut demander le partage des droits. Voir le paragraphe 53.3(1) du Régime. Par conséquent, la succession a la capacité d’intenter (et, par extension, de poursuivre) une demande de partage des droits de sorte qu’elle possède manifestement la qualité pour agir dans le sens de capacité juridique. Elle possède également un intérêt suffisant dans la mesure où, compte tenu du décès de Mme Vincent, c’est la seule entité en mesure de poursuivre sa demande de partage des droits. De plus, la question de la justiciabilité de la demande ne se pose pas, étant donné que le partage des droits est prévu par la loi. Par conséquent, le seul aspect de la « qualité pour agir » qui soulève encore des questions est le bien-fondé de la demande présentée par la succession. En fait, une des affaires invoquée par le ministre pour appuyer sa position au sujet de la qualité pour agir, la décision Wilson Estate, a donné lieu à un débat sur le fait que la réclamation de la succession ne révélait aucune cause d’action raisonnable, ce qui illustre fort bien mon dernier point. L’utilisation de la notion de qualité pour agir dans ce contexte est reconnue par la jurisprudence mais il me semble que l’examen des droits en litige permet de mieux comprendre le problème que soulève le présent appel.

 


[14]           Je reconnais avec l’avocate du ministre que les précédents qu’elle invoque permettent d’affirmer que la succession d’un défunt ne peut invoquer des droits garantis par l’article 15 de la Charte lorsque le défunt ne les a pas invoqués de son vivant. Cela s’explique pour deux raisons. La succession n’est pas une personne et ne peut donc invoquer en son propre nom les garanties constitutionnelles reconnues en matière d’égalité. L’autre raison, comme nous allons le voir, est que les droits découlant de la Constitution sont de nature personnelle et que, dans la jurisprudence invoquée par le ministre, ils disparaissent avec la personne qui en est titulaire. La question que soulève le présent appel est celle de savoir si les droits constitutionnels peuvent être cristallisés du vivant d’une personne de sorte qu’ils peuvent être exercés après le décès de cette personne.

 

[15]           La première proposition sur laquelle s’appuie le ministre est qu’une succession n’est pas une personne et ne peut donc prétendre au bénéfice de l’article 15 où l’on retrouve le mot « personne ». La décision Succession Levesque illustre cette proposition. M. et Mme Levesque ont vécu séparés pendant 13 ans, après avoir été mariés pendant 39 ans. Mme Levesque n’a jamais demandé le partage des biens matrimoniaux de son vivant, de sorte que, lorsque ces deux personnes sont décédées à quelques semaines d’intervalle, la plupart des biens matrimoniaux étaient au nom de M. Levesque. Dans son testament, M. Levesque laissait la plupart de ses biens à deux des douze enfants du couple. Les enfants auxquels le père n’avait pas laissé de biens par testament ont fait en sorte que la succession de leur mère présente une demande de partage des biens matrimoniaux. Il a été opposé à cette demande que, si la Loi sur les biens matrimoniaux du Nouveau-Brunswick autorise une succession à poursuivre une demande de partage introduite pendant la vie d’un conjoint, elle n’autorisait pas la succession à introduire, en son propre nom, une action en partage.

 


[16]           La succession soutenait que les dispositions de la Loi sur les biens matrimoniaux constituaient une violation des droits à l’égalité garantis par l’article 15 de la Charte. La Cour n’a éprouvé aucune difficulté à conclure qu’« [u]ne une succession, quelle qu’elle soit, n’est pas une personne physique et n’est donc pas une “personne” au sens où l’entend le paragraphe 15(1) de la Charte ». La conclusion selon laquelle seule une personne physique peut utilement invoquer l’article 15 est largement appuyée par la jurisprudence. La décision Succession Levesque permet d’affirmer que dans un contexte constitutionnel, une succession n’est pas une personne.

 

[17]           Les autres décisions invoquées par le ministre, notamment Stinson Estate, permettent d’affirmer qu’une succession ne peut invoquer des droits constitutionnels que le défunt n’a pas revendiqués de son vivant. Il s’agit de savoir si la question soulevée ici porte sur la qualité pour agir ou sur des droits substantiels.

 

[18]           Il ressort d’une lecture attentive de ces affaires que si les tribunaux ont utilisé la notion de qualité pour agir pour rejeter la demande des demandeurs, la justification réelle est que la réparation sollicitée par la succession ne peut être obtenue que par la personne dont les droits ont été violés. Par exemple, dans la décision Wilson Estate, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a déclaré :

[traduction]

[24] J’estime que la réparation prévue par l’article 24 ne peut être demandée par l’administrateur de la succession du défunt qui veut obtenir une réparation à l’égard de la violation ou négation alléguée des droits ou libertés du défunt. Le statut des tiers est examiné dans R. c. Paolitto (1994), 91 C.C.C. (3d) 75, et Borowski c. Procureur général du Canada (1989), 57 D.L.R. (4th) 231.

 

 

 

[19]           Le juge de première instance a ensuite déclaré que l’article 24 de la Charte [traduction] « ... ne permet d’accorder une réparation qu’au demandeur dont les droits ou libertés ont été violés ou niés ». (paragraphe 25). La Cour conclut :


[traduction]

26.  Adeline Wilson est décédée. Elle ne peut donc obtenir la réparation prévue par l’article 24. Ce sont ses droits et libertés personnels qui, soutient-on, ont été violés. L’administrateur de sa succession n’est pas fondé à demander une réparation pour le bénéfice de la succession.

 

 

 

[20]           Dans la décision Succession Levesque, la succession invoquait pour son propre compte les droits à l’égalité de l’article 15. Dans la décision Wilson Estate, celle-ci invoquait ces droits pour le compte du défunt dont les droits avaient été violés, soutenait-on. Il existe une jurisprudence, en dehors du contexte des droits à l’égalité, qui indique que seules les personnes dont les droits ont été violés peuvent demander les réparations prévues par la Charte. Par exemple, dans l’arrêt R. c. Paolitto (1994), 91 C.C.C. (3d) 75, cité dans la décision Wilson Estate, la Cour d’appel de l’Ontario a jugé qu’un accusé ne pouvait invoquer le fait que certains éléments de preuve avaient été obtenus en violation des droits d’une autre personne pour faire rejeter ces éléments. Dans la décision Wilson Estate, la Cour a décidé d’appliquer ce principe à une succession qui tentait de revendiquer les droits constitutionnels du défunt.

 

[21]           L’étape suivante du raisonnement tenu dans les décisions citées par le ministre est que les droits reconnus par la Charte appartiennent à une personne et ne survivent donc pas au décès de la personne dont les droits ont été violés. L’affaire Stinson Estate, un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, portait également sur une date limite dont il était allégué qu’elle violait les dispositions de la Charte en matière d’égalité. Là encore, la Cour a utilisé la notion de qualité pour agir pour justifier sa conclusion. Il semble toutefois que la Cour a plutôt estimé dans ses motifs que la nature des droits en question avait déterminé l’issue de l’affaire :


[traduction]

[11] J’estime que le présent appel devrait être accueilli pour le troisième moyen, à savoir que la succession de la défunte n’a pas qualité pour intenter des poursuites pour le compte de la défunte en raison de la violation des droits garantis par l’article 15 de la Charte à celle-ci. L’article 15 protège les droits à l’égalité d’une « personne ». Les droits garantis sont de nature personnelle et seule la personne dont les droits ont été violés a le pouvoir de mettre en oeuvre cette garantie. En l’espèce, c’est la succession de la défunte qui sollicite une réparation fondée sur la violation alléguée d’un droit de Mme Stinson. La succession ne peut présenter une telle réclamation, à titre de tiers, selon les termes de la Charte.

 

 

 

[22]           Ce raisonnement n’est que la confirmation par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique du principe appliqué par le juge de première instance dans la décision Wilson Estate. La Cour a justifié ses commentaires au sujet du fait que la succession a la qualité de tiers en citant le libellé de la Estate Administration Act (Loi sur l’administration des successions) pour montrer que cette loi n’avait pas pour effet de transmettre à la succession les droits constitutionnels du défunt :

 

[traduction]

[12] Il n’est pas possible de remédier à l’absence de qualité pour agir de la succession en invoquant la Estate Administration Act, R.S.B.C. 1996, ch. 122. Le paragraphe 59(2) de la Loi autorise l’exécuteur ou l’administrateur d’une succession du défunt [traduction] « à continuer ou intenter une action pour tout préjudice causé à la personne ou aux biens du défunt [...] » Il ne s’agit pas là d’une demande d’indemnisation d’un préjudice. La succession sollicite une mesure déclaratoire aux termes de l’article 52 de la Charte. La Estate Administration Act ne s’applique donc pas.

 

 

 


[23]           Cela soulève la question de savoir si le droit de la succession d’entamer une action à l’égard de droits constitutionnels est visé par les lois provinciales sur la transmission des causes d’action. Autrement dit, le tribunal en serait-il arrivé à une autre conclusion si le libellé de l’Estate Administration Act avait été suffisamment large pour comprendre les droits constitutionnels? Ce n’est sans doute pas le cas, si l’on tient compte de la conclusion à laquelle en est arrivée la Cour au sujet de l’extinction de ces droits à la suite du décès :

[traduction]

[13] La nature personnelle des droits à l’égalité de l’article 15 et leur extinction par le décès de la personne concernée, a en fait été reconnue par le juge qui a prononcé la décision Grigg, dans laquelle il a jugé que son ordonnance s’appliquerait uniquement aux personnes vivantes le 16 mars 1995. La nature personnelle des droits reconnus par la Charte a également été reconnue, dans des circonstances légèrement différentes, par le juge Shabbits dans la décision Wilson Estate c. Canada (1996), 25 B.C.L.R. (3d) 181, aux pages 186 et 187, affirmation à laquelle je souscris entièrement. La réparation sollicitée dans la décision Wilson était fondée sur l’article 24 de la Charte. Ce n’est pas le cas ici où les demandeurs invoquent uniquement l’article 52 et ne demandent qu’une mesure déclaratoire. J’estime néanmoins que le résultat est le même.

 

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[24]           La Cour a-t-elle déclaré que les droits à l’égalité s’éteignaient avec la personne parce qu’en Colombie-Britannique, l’Estate Administration Act ne s’applique pas aux recours créés par les articles 24 et 52 de la Charte? Ou la Cour a-t-elle indiqué que les droits constitutionnels sont de nature tellement personnelle qu’ils ne sont pas visés par les lois sur la transmission des causes d’action? Dans le premier cas, la question de savoir si les droits constitutionnels survivent au décès de la personne concernée dépendra des lois provinciales sur la transmission des causes d’action. Dans le second cas, les droits constitutionnels sont éteints par le décès de la personne en cause et ne peuvent être visés par les lois provinciales sur la transmission des causes d’action.

 


[25]           La Cour d’appel de l’Ontario semble avoir conclu que la question ne relève pas de la transmission des causes d’action lorsqu’elle a appliqué l’arrêt Stinson Estate dans l’arrêt Hislop c. Canada (Procureur général), [2004] O.J. 4815, une affaire qui traitait de la date limite pour des prestations accordées aux couples homosexuels :

[traduction]

[103] L’article autorise la succession du partenaire survivant, qui décède sans avoir perçu la pension du survivant, à demander les prestations destinées au survivant dans les douze mois du décès du partenaire survivant. Le paragraphe 15(1) de la Charte s’applique uniquement à des personnes. Dans l’arrêt Stinson Estate c. Colombie-Britannique (1999), 70 B.C.L.R. (3d) 233 (C.A.), autorisation de pouvoir devant la C.S.C. refusée, [2000] S.C.C.A. no 169, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a jugé que les droits reconnus au paragraphe 15(1) étaient de nature personnelle, qu’ils disparaissaient avec la personne et ne pouvaient être revendiqués par la succession de cette personne, une entité distincte et artificielle. Nous souscrivons à ces affirmations. Par conséquent, la succession du survivant ne peut faire valoir les droits reconnus par le paragraphe 15(1) et il n’est donc pas justifié d’examiner si le paragraphe 60(2) porte atteinte à ces droits.

 

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[26]           Lorsque la Cour d’appel de l’Ontario affirme que l’arrêt Stinson Estate permet d’affirmer que les droits de l’article 15 s’éteignent avec la personne qui en est titulaire, sans faire référence à la loi ontarienne sur la transmission des causes d’action, elle adopte en fait la théorie selon laquelle l’extinction des droits de l’article 15 en cas de décès découle de la nature de ces droits et non pas de la portée des lois sur la transmission des causes d’action dans une province donnée. Cette conclusion est peut-être juste mais elle ne s’impose pas à première vue, compte tenu du raisonnement qu’a tenu la Cour d’appel de la Colombie-Britannique.

 


[27]           Dans aucune de ces affaires, la personne dont les droits avaient été violés n’avait pris des mesures pour faire valoir ces droits de son vivant. Lorsqu’une personne veut revendiquer de son vivant ses droits à l’égalité, ces droits sont-ils cristallisés de sorte qu’on peut les faire valoir même après le décès de cette personne? Est-ce que la nature de la réparation recherchée influence le résultat de sorte que, par exemple, une demande d’indemnisation aux termes de l’article 24 pourrait être évaluée différemment qu’une action en déclaration d’invalidité aux termes de l’article 52?

 

[28]           Il ressort clairement des décisions qui ont été citées que dans les affaires où la personne en question n’a pas institué une action de son vivant, le droit d’obtenir une réparation pour la violation d’un droit protégé par la Constitution s’éteint avec la personne. Cette jurisprudence n’empêche pas que les droits constitutionnels puissent être cristallisés en prenant des mesures appropriées du vivant de la personne dont les droits ont été violés. Si l’on conclut que cette possibilité existe, il faut alors se demander si on a pris le genre de mesure requis dans la présente espèce.

 

[29]           Aucune de ces questions n’a été débattue devant nous. Je ne suis pas disposé à me prononcer sur ces questions sans avoir eu l’avantage d’entendre les arguments des avocats. Plutôt que de demander des observations supplémentaires, ce qui retarderait d’autant la résolution de ce litige, il me paraît préférable de renvoyer l’affaire pour une audience complète devant le tribunal de révision qui pourra se pencher sur ces questions ainsi que sur celles de droit substantielles. Dans le cas où un appel serait formé aux termes de ce processus, la Cour aura alors l’avantage d’avoir un dossier complet ainsi que l’analyse de ces questions par le tribunal.

 

CONCLUSION

[30]           Je rejetterais donc l’appel avec dépens.


                                                                          « J.D. Denis Pelletier »              

                                                                                                     Juge                           

« Je souscris aux présents motifs

     Robert Décary, juge »

 

« Je souscris aux présents motifs

     M. Nadon, juge »

 

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B.


                            COUR DAPPEL FÉDÉRALE

 

                     AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                         A-403-04

 

(APPEL DUNE ORDONNANCE DE LA COUR DATÉE DU 20 JUILLET 2004, N° DE DOSSIER : T-652-03)

 

INTITULÉ :                                          LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et SUCCESSION DETHEL VINCENT

 

LIEU DE LAUDIENCE :                  HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

 

DATE DE LAUDIENCE :                LE 16 JUIN 2005

 

MOTIFS DU JUGEMENT :              LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :                          LE JUGE DÉCARY

                                                              LE JUGE NADON

 

 

DATE DES MOTIFS :                       LE 15 AOÛT 2005

 

COMPARUTIONS :

 

Florence Clancy                                                                    POUR LAPPELANT

 

Vincent Calderhead                                                              POUR LINTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)                                                                    POUR LAPPELANT

 

Nova Scotia Legal Aid

Halifax (Nouvelle-Écosse)                                                    POUR LINTIMÉE

 


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