Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20181113


Dossier : A-419-17

Référence : 2018 CAF 205

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE RENNIE

LA JUGE WOODS

 

 

ENTRE :

ABUBAKAR SHARIF

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 22 octobre 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 13 novembre 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LA JUGE WOODS

 


Date : 20181113


Dossier : A-419-17

Référence : 2018 CAF 205

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE RENNIE

LA JUGE WOODS

 

 

ENTRE :

ABUBAKAR SHARIF

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1]  M. Sharif interjette appel du jugement de la Cour fédérale, rendu par le juge Boswell le 27 novembre 2017, dans le dossier 2017 CF 1069.

[2]  La Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire de M. Sharif visant une décision rendue le 6 décembre 2016 par le président chargé de l’audition des accusations d’infraction disciplinaire de l’Établissement de Warkworth. Le président a déclaré M. Sharif coupable d’avoir contrevenu à l’alinéa 40h) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L. C. 1992, ch. 20, lequel interdit de « se livre[r] ou menace[r] de se livrer à des voies de fait ou prend[re] part à un combat ».

[3]  Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel, j’infirmerais le jugement de la Cour fédérale, j’autoriserais le contrôle judiciaire, j’annulerais la déclaration de culpabilité et j’ordonnerais au président de rejeter l’accusation.

A.  La norme de contrôle applicable en appel

[4]  En appel, notre première tâche consiste à décider si la Cour fédérale a choisi la norme de contrôle appropriée. Ensuite, il faut se demander si la Cour fédérale a appliqué cette norme correctement. À ce sujet, voir Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S 559, aux par. 45 à 47. Comme l’affirme la Cour suprême dans l’arrêt Agraira, au par. 46, nous devons nous mettre à la place de la Cour fédérale. En pratique, il s’agit d’un contrôle de novo : nous refaisons complètement l’analyse que la Cour fédérale a effectuée.

[5]  Récemment, la Cour suprême a annoncé qu’elle envisagerait, dans trois pourvois à venir, l’opportunité de modifier le droit relatif au contrôle au fond de décisions administratives. Elle pourrait vouloir se demander si juger l’affaire de zéro favorise l’économie judiciaire et cadre avec les politiques judiciaires exprimées dans Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87. Pour une approche différente, se reporter à R. c. Chief Constable of Greater Manchester Police and another, [2018] UKSC 47.

B.  Analyse

(1)  Choix par la Cour fédérale de la norme de la décision raisonnable pour le contrôle de la décision du président

[6]  La Cour fédérale a procédé au contrôle de la décision du président selon la norme de la décision raisonnable. Elle l’a trouvée raisonnable.

[7]  Devant nous, les parties conviennent que la Cour fédérale a eu raison d’opter pour la norme de la décision raisonnable. Nous ne sommes pas liés par l’accord des parties; nous devons examiner la question nous-mêmes (Monsanto Canada Inc. c. Ontario (Surintendant des services financiers), 2004 CSC 54, [2004] 3 R.C.S. 152).

[8]  Je suis d’accord avec les parties. La décision du président fait intervenir l’interprétation par ce dernier de l’alinéa 40h) de la Loi. Cette disposition relève tout à fait de « sa propre loi constitutive ou [d’] une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie ». A priori, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Voir l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au par. 54.

[9]  Qu’est-ce qui constitue une décision raisonnable? Les parties reconnaissent que le contexte importe et que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable dans un cas comme celui qui nous occupe doit être relativement strict en raison des conséquences susceptibles d’en découler. Par exemple, le détenu peut écoper d’une amende qui le prive de presque tous ses revenus, de travaux supplémentaires ou d’un isolement (Loi, par. 44(1)). De plus, ses perspectives de libération conditionnelle risquent d’en souffrir (Taylor c. Canada (Procureur général), 2004 CF 1536, au par. 9).

[10]  La position des parties fait écho aux nombreuses déclarations des juges unanimes ou majoritaires de la Cour suprême selon lesquelles la norme de la décision raisonnable « s’adapte au contexte » et « s’apprécie dans le contexte du type particulier de processus décisionnel en cause et de l’ensemble des facteurs pertinents ». Se reporter, par exemple, aux arrêts Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, au par. 18; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au par. 59; Wilson c. Énergie Atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29, [2016] 1 R.C.S. 770, aux par. 22 et 73; Canada (Procureur général) c. Igloo Vikski Inc., 2016 CSC 38, [2016] 2 R.C.S. 80, au par. 57; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458, au par. 74; Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364, au par. 44; Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395, au par. 54. Autrement dit, des circonstances, des considérations et des facteurs jouent dans l’évaluation du caractère acceptable et justifiable des décisions administratives dans des cas particuliers.

[11]  À la lumière de certains de ces arrêts de la Cour suprême, notre Cour fait observer que, dans les situations où une décision administrative est importante pour l’intéressé, porte atteinte à sa liberté, détermine la responsabilité selon des normes juridiques plutôt qu’une politique administrative ou est circonscrite par un libellé restrictif, la Cour est habilitée à réduire la marge d’appréciation accordée au décideur administratif. Autrement dit, le contrôle peut être davantage serré (Walchuk c. Canada (Justice), 2015 CAF 85, par. 33; Canada (Procureur général) c. Boogaard, 2015 CAF 150, par. 49; Canada (Transports, Infrastructure et Collectivités) c. Farwaha, 2014 CAF 56, [2015] 2 R.C.F. 1006, par. 90 à 92).

[12]  Par conséquent, je suis d’accord avec les parties qu’il faut examiner la décision du président selon la norme de la décision raisonnable, mais appliquée de manière assez stricte.

(2)  La décision du président était-elle raisonnable?

[13]  La Cour fédérale a conclu que la décision du président, y compris son interprétation de l’alinéa 40h) de la Loi, était raisonnable. Je ne suis pas d’accord. La décision du président ne saurait être confirmée, et ce même si on fait preuve l’égard de celle-ci d’une grande déférence.

[14]  Tout d’abord, « nous devons circonscrire la question précise que devait trancher le décideur administratif ainsi que le pouvoir juridique du décideur en la matière » (Boogaard, par. 36). En l’espèce, en raison des motifs laconiques du président, nous devons également caractériser exactement ce qu’il a décidé (Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c. Canada), 2018 CAF 58, aux par. 36 à 42.

[15]  M. Sharif a été accusé « de [s’être] livr[é] ou [d’avoir] menac[é] de se livrer à des voies de fait ou [d’avoir pris] part à un combat », une infraction prévue à l’alinéa 40h) de la Loi.

[16]  Selon le procès-verbal de l’accusation, M. Sharif [traduction] « s’est fait ordonner à plusieurs reprises de se rendre au bout de la queue à la cantine », mais qu’il s’est montré « non coopératif par son comportement physique », qu’il a « refusé de suivre les directives » et qu’il a poussé un agent correctionnel « plusieurs fois avec sa poitrine ».

[17]  Le président a conclu que M. Sharif [traduction] « tentait de garder son plateau [repas] hors de la portée de l’[a]gent [correctionnel] » et « loin de l’[a]gent », une conduite qui « invite les contacts physiques provoqués par M. Sharif ou l’[a]gent ». Il s’agit là des seules conclusions de fait du président sur les actes de M. Sharif. C’est à la lumière de ces conclusions de fait que le président a déclaré M. Sharif coupable de l’infraction prévue à l’alinéa 40h) de la Loi.

[18]  Il faut interpréter l’alinéa 40h) suivant son libellé, son contexte ainsi que son objet et celui de la Loi (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559). Le président n’a pas suivi cette méthodologie.

[19]  En fait, le président n’a pas expressément analysé ou interprété l’alinéa 40h) de la Loi. Il a tout de même conclu que la conduite de M. Sharif, qui maintenait son plateau-repas hors de la portée de l’agent correctionnel de façon à favoriser le contact physique, équivalait à l’infraction décrite à l’alinéa 40h), soit « se livre[r] ou menace[r] de se livrer à des voies de fait ou prend[re] part à un combat », perpétrée contre l’agent correctionnel.

[20]  Nous devons en déduire que le président doit avoir considéré implicitement que les termes « combat » et « voies de fait » s’entendent, dans le cadre de l’alinéa 40h), de toute conduite susceptible de mener à un contact physique.

[21]  Cette interprétation est beaucoup trop large et :

  • laisse entendre que même un comportement complètement passif et pacifique, comme une grève pacifique, pourrait, dans certaines situations, constituer un « combat » ou des « voies de fait ». Les termes « combat » et « voies de fait » reçoivent alors une interprétation qui va bien au-delà de leurs sens ordinaires;

  • n’est ni requise ni appuyée par l’objet du régime disciplinaire en milieu carcéral énoncé à l’article 38 de la Loi;

  • n’est pas justifiée par la version anglaise de l’alinéa 40h) de la Loi. Le libellé anglais « fights with, assaults or threatens to assault another person » évoque un geste ou un acte de violence affirmatif et délibéré qui entraîne des conséquences physiques. Ce sens est commun aux versions française et anglaise de l’alinéa 40h) et, par conséquent, doit être accepté (voir les arrêts Merck Frosst Canada Ltée c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, [2012] 1 R.C.S. 23, au par. 203; Schreiber c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 62, [2002] 3 R.C.S. 269, aux par. 55 à 57 et les sources mentionnées dans cette jurisprudence);

  • diffère des autres décisions publiées concernant des infractions prévues à l’alinéa 40h), selon lesquelles cette disposition vise des actes de violence physique (Zanth c. Canada (Procureur général), 2004 CF 1113; Young-Taillon c. Canada (Procureur général), 2016 CF 1158; Lemoy c. Canada (Procureur général), 2009 CF 448; Dutiaume c. Canada (Procureur général), 2008 CF 990);

  • attribue une portée à l’alinéa 40h) qui rendrait superflus plusieurs autres alinéas de la disposition. Si l’alinéa 40h) a une portée aussi vaste que le laisse entendre le procureur général, les autres alinéas n’ont pas de raison d’être. Il faut donc leur donner un sens distinct. Ils établissent des infractions distinctes : désobéir à l’ordre légitime d’un agent (alinéa 40a)); agir de manière irrespectueuse envers une personne au point de provoquer vraisemblablement chez elle une réaction violente (alinéa 40f)); créer des troubles ou toute autre situation susceptible de mettre en danger la sécurité du pénitencier ou y participer (alinéa 40m)).

[22]  À ce sujet, le procureur général a concédé que [traduction] « le recours à la force [...] est un élément essentiel des “voies de fait” pour l’application de l’alinéa 40h) » (voir l’accord des parties visant à circonscrire les questions assujetties au contrôle, déposé à la Cour).

[23]  Selon le président, le comportement de M. Sharif [traduction] « invit[ait] les contacts physiques par M. Sharif ou l’[a]gent ». Il n’équivalait pas à un geste ou à un acte de violence délibéré entraînant des conséquences physiques. M. Sharif s’est peut-être montré exaspérant, agaçant ou puéril. Il a peut-être désobéi à un ordre légitime d’un membre du personnel ou s’est montré irrespectueux ou perturbateur. Certains de ces comportements sont susceptibles d’être visés en tout ou en partie par d’autres alinéas de l’article 40. Or, sa conduite n’était pas celle d’un détenu qui « se livre ou menace de se livrer à des voies de fait ou prend part à un combat », ce qu’interdit l’alinéa 40h).

[24]  Dans son mémoire des faits et du droit, le procureur général reconnaît que les faits constatés par le président ne permettent pas de conclure que M. Sharif s’est livré à des voies de fait sur qui que ce soit. Cependant, le procureur général décrit à plusieurs reprises dans son mémoire le comportement de M. Sharif comme étant [traduction] « agressif ». Le procureur général semble nous inviter à adopter la même conclusion et, s’il y a lieu, à suppléer aux motifs du président.

[25]  Dans l’analyse de cet argument, nous devons d’abord examiner les motifs du président. Les motifs ne contiennent aucune constatation quant à un comportement agressif. Le président a seulement conclu que M. Sharif [traduction] « tentait de garder son plateau [repas] hors de la portée de l’[a]gent ».

[26]  Mais l’analyse ne s’arrête pas là. Nous ne devons pas nous contenter d’interpréter littéralement les motifs du président. Nous devons examiner ses motifs à la lumière du dossier dont il était saisi (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708. Ce faisant, je conclus que le président, c’est-à-dire la personne désignée par le législateur afin d’agir à titre de juge des faits et du fond, a refusé de conclure que le comportement de M. Sharif était agressif.

[27]  Même si nous étions enclins à adopter un point de vue différent, nous ne sommes pas autorisés à substituer nos conclusions de fait à celles du président (Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654).

[28]  Nous en serions alors réduits aux conjectures sur ce que le président avait en tête ou, pire encore, à substituer nos opinions à celles du président, une issue interdite par l’arrêt Delta et contraire à la démarcation entre le décideur administratif ‑ le juge du fond ‑ et les Cours fédérales – siégeant en révision (Bernard c. Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, voir aussi l’analyse dans Bonnybrook Industrial Park Development Co. Ltd. c. Canada (Revenu national), 2018 CAF 136, aux par. 80 à 83 (motifs dissidents, mais non contestés par la majorité sur ce point). Cette démarcation ressort du paragraphe 43(3) de la Loi qui accorde expressément au président, et non à nous, le pouvoir de décider.

[29]  Ce qui précède suffit pour mener à la conclusion que la déclaration de culpabilité de M. Sharif n’est pas raisonnable et ne saurait être maintenue. Les faits constatés par le président ne démontrent pas que M. Sharif a perpétré l’infraction prévue à l’alinéa 40h).

[30]  Toutefois, il convient dans les circonstances que la Cour ne se contente pas de trancher la question (voir la discussion à cet égard dans Construction de défense Canada c. Ucanu Manufacturing Corp., 2017 CAF 133, [2018] 2 R.C.F. 269, aux par. 38 à 41). Ce domaine du droit régit la relation entre les impératifs pressants de l’État et les droits fondamentaux des personnes détenues par ce dernier. Il s’agit d’un domaine où il vaut mieux définir les normes juridiques avec clarté plutôt que de laisser flotter l’incertitude et les conjectures, ce qui mène à de futurs litiges. C’est aussi un domaine qui échappe fréquemment au contrôle judiciaire, les détenus n’ayant souvent pas la faculté ou les moyens d’intenter un recours.

[31]  J’aimerais ajouter quelques remarques sur les motifs du président. À l’audience, j’ai abordé la question avec les parties.

[32]  Les motifs sont lacunaires, à tel point qu’il est impossible de procéder au contrôle de principaux aspects de la décision du président pour décider si cette dernière est raisonnable.

[33]  Prenons, par exemple, l’exigence selon laquelle la perpétration de l’infraction doit être démontrée hors de tout doute raisonnable (Loi, paragraphe 43(3)). Il s’agit d’une norme rigoureuse. Dans l’arrêt Ayotte c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 429, au par. 14, notre Cour confirme que les principes relatifs à la norme de l’absence « de tout doute raisonnable » (y compris ceux énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. W.(D.), [1991] 1 R.C.S. 742), s’appliquent aux instances disciplinaires intentées en application de la Loi (voir également la démarche rigoureuse préconisée par la Cour fédérale dans les décisions Boucher-Côté c. Canada (Procureur général), 2014 CF 1065, au par. 29, et Campbell c. Canada (Procureur général), 2017 CF 971, aux par. 15 à 18). En l’espèce, le président s’est contenté de conclure que l’infraction avait été [traduction] « établie », sans rien ajouter. Nous ne savons pas s’il était conscient du fardeau de la preuve et s’il l’a appliqué.

[34]  En outre, l’article 34 et le paragraphe 38(1) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620, prévoient un processus légal auquel est subordonnée l’infliction d’une sanction. Le défaut par un décideur administratif de suivre ce processus légal obligatoire fait que sa décision n’appartient pas aux issues acceptables et, par conséquent, la rend déraisonnable (Canada (Procureur général) c. Almon Equipment Limited, 2010 CAF 193, [2011] 4 R.C.F. 203).

[35]  Le président n’a donné aucune raison à l’appui de la sanction, et il n’est pas possible d’en dégager du dossier. Je ne peux pas dire si le président a suivi ce processus légal obligatoire. Je ne peux ni présumer ni croire qu’il l’a fait. Le rôle des cours de révision est de contrôler, et non de présumer ou de faire confiance (Tsleil-Waututh Nation c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 128, par. 79; Canada (Citoyenneté et immigration) c. Tennant, 2018 CAF 132, par. 23; Canada c. Kabul Farms Inc., 2016 CAF 143, par. 32 à 35; Paul A. Warchuk, « The Role of Administrative Reasons in Judicial Review: Adequacy and Reasonableness » (2016), 29 C.J.A.L.P. 87, p. 113).

[36]  Une cour de révision qui ne peut contrôler une décision administrative pour décider si elle est raisonnable doit annuler cette décision (voir les arrêts Leahy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227, [2014] 1 R.C.F. 766; Vavilov c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 132, au par. 39; Maple Lodge Farms Ltd. c. Agence canadienne d’inspection des aliments, 2017 CAF 45, au par. 26 et la jurisprudence mentionnée dans ces arrêts).

[37]  Dans son arrêt de principe Dunsmuir, la Cour suprême parle (au paragraphe 47) d’annuler une décision administrative si l’on ne conclut pas « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité ». Toutefois, cette cour ne fournit aucune explication du concept ni définition de ces termes. Les lacunes dans la présente affaire représentent peut-être le genre de problèmes auxquels elle renvoie.

(3)  Autres observations

[38]  Je voudrais aborder trois observations faites par les parties : l’une par M. Sharif et les deux autres par le procureur général.

– I –

[39]  M. Sharif soutient que la Cour fédérale a fait erreur en tenant compte de déclarations de témoins dont ne disposait pas le président. M. Sharif invoque la règle générale selon laquelle de nouveaux éléments de preuve ne peuvent être admis dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire (Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22). Il ajoute que le paragraphe 43(3) de la Loi exige que la culpabilité à l’égard d’une infraction reprochée soit déclarée uniquement « sur la foi de la preuve présentée ».

[40]  La Cour fédérale n’a pas fait erreur en tenant compte des déclarations des témoins. Le président en était saisi. Le dossier certifié du président a été déposé dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire. Ce dossier contenait les déclarations des témoins.

[41]  Le dossier certifié d’un décideur administratif, une fois déposé, constitue une preuve de ce dont il était saisi. À noter qu’il doit être déposé pour que la cour de révision puisse l’examiner (Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c. Alberta, 2015 CAF 268, [2016] 3 R.C.F. 19).

[42]  Dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire, le demandeur peut affirmer qu’un ou plusieurs des documents contenus dans le dossier certifié ne faisaient pas partie du dossier du décideur administratif. Dans un tel cas, la cour de révision devra se prononcer sur la teneur du dossier dont l’administrateur était saisi.

[43]  Une fois que le demandeur a pris connaissance du dossier certifié, il peut faire valoir que certains documents ont été reçus en secret ou sans lui donner la possibilité de les mettre en doute. Dans un tel cas, il faudrait trancher cette question d’équité procédurale.

[44]  Toutefois, dans le cas qui nous occupe, M. Sharif n’a pas contesté la teneur du dossier certifié. Il n’a pas non plus soulevé de préoccupation relative à l’équité procédurale.

– II –

[45]  En défendant la déclaration de culpabilité prononcée par le président à l’égard de M. Sharif au titre de l’alinéa 40h), le procureur général a souligné à maintes reprises que le président avait décrit les circonstances de l’incident comme étant [traduction] « explosives ».

[46]  Dans l’examen de cet aspect de la décision du président, il est important de faire la distinction entre ce qui constitue l’actus reus et la mens rea de l’infraction.

[47]  L’actus reus d’une infraction est habituellement [traduction] « défini comme la conduite de l’accusé dans certaines circonstances » (Don Stuart, Canadian Criminal Law, 7e éd., Toronto, Carswell (2014), p. 83). Or certaines infractions définissent une conduite interdite sans préciser de circonstances.

[48]  Par rapport à l’actus reus de l’infraction, l’alinéa 40h) ne mentionne que la conduite de l’accusé; l’infraction ne précise aucune circonstance. Par conséquent, les circonstances « explosives » en l’espèce ne jouent aucunement sur la démonstration de l’actus reus.

– III –

[49]  Dans son mémoire des faits et du droit, le procureur général nous prie de garder à l’esprit [traduction] « [qu’]il est impératif que les prisons soient capables de maintenir l’ordre grâce à un régime disciplinaire efficace ». À l’appui de cette affirmation, il cite certaines observations qui figurent dans l’arrêt Howard c. Établissement de Stony Mountain, [1984] 2 C.F. 642, (C.A.). Dans cette affaire, le juge décrit les prisons comme étant « des lieux d’incarcération où l’on met à l’écart des hommes et des femmes [. . .] qui, pour la plupart, sont des criminels endurcis ayant un comportement asocial »; « l’ambiance qui y règne rappelle tristement l’état primitif de la nature telle que l’imaginait Hobbes [...] où l’être humain menait une vie solitaire, pauvre, malsaine, abrutissante et courte ». Dans « un tel climat de haine et de discorde, la plus petite étincelle peut mettre le feu aux poudres ». De plus, tout tribunal qui refuse aux autorités carcérales la capacité de « réagir efficacement » « sur-le-champ » aux « troubles de l’ordre dans la prison » serait « irréfléchi » et « bien mal renseigné ».

[50]  Je ne vois pas ces remarques, citées par le procureur général, d’un mauvais œil. Après tout, elles font partie de la jurisprudence dont nous devons tenir compte. Parfois, des juges prononcent des opinions personnelles sur des politiques. Je ne crois pas que le procureur général cherche par ces remarques à promouvoir l’idée que les dispositions légales, sans égard à leur libellé, devraient recevoir une interprétation et une application défavorables aux détenus et favorables à l’ordre au sein des prisons. Je ne crois pas non plus que, selon le procureur général, tout est permis dans le contexte carcéral, pourvu que l’ordre soit maintenu. Cependant, aux fins de l’évolution de la jurisprudence, ce passage de l’arrêt Howard doit être nuancé.

[51]  Notre Cour est composée de juges ayant prêté le serment d’obéir à la loi dans une démocratie régie par la primauté du droit, et non pas d’agents libres qui transforment leurs croyances personnelles en règles de droit. Nous ne rédigeons pas les lois; nous nous contentons d’interpréter et d’appliquer les lois adoptées par le législateur. Nous examinons les lois pour en discerner le sens véritable; nous ne tenons pas compte de nos propres préférences en matière de politiques, de notre vision du monde, des opinions des puissants ou de celles du public. Nous appliquons les lois, suivant leur sens véritable, aux faits dont nous sommes saisis, de façon neutre, objective et logique, sans parti pris, crainte ou favoritisme, pour parvenir à un résultat. Nous ne faisons pas pencher la balance pour que l’issue corresponde à nos idéaux, pour promouvoir les valeurs que nous préférons ou pour qu’elle réponde aux souhaits ou aux attentes d’autrui. Voir les arrêts Williams c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 252, aux par. 41 à 52 et Canada c. Cheema, 2018 CAF 45, aux par. 77 à 80.

[52]  En l’espèce, en agissant selon ces principes, je suis parvenu à un résultat qui va probablement à l’encontre de celui qu’auraient souhaité les autorités carcérales. Or, cette issue ne fait pas de moi un acteur favorable aux détenus ou défavorable à l’ordre dans les prisons ou, d’ailleurs, irréfléchi ou mal renseigné; mes opinions personnelles n’entrent pas en ligne de compte. Si nos représentants élus au Parlement estiment que j’ai mal compris le sens véritable de leur texte ou s’ils veulent le modifier, nos ententes constitutionnelles bien établies leur offrent une voie : ils peuvent modifier la loi à leur gré.

(4)  Mesures de réparation

[53]  Dans de telles circonstances, la réparation habituelle consiste à annuler la déclaration de culpabilité et à renvoyer l’affaire au décideur pour qu’il rende une nouvelle décision au fond. Or, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, les mesures de réparation relèvent du pouvoir discrétionnaire de la Cour (Mines Alerte Canada c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, [2010] 1 R.C.S. 6; Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202).

[54]  M. Sharif soutient et le procureur général reconnaît à juste titre qu’en l’espèce, il ne servirait à rien de réexaminer l’accusation au fond. Je suis d’accord. Il s’agit d’un motif acceptable pour refuser de renvoyer une affaire à un administrateur (voir les arrêts Maple Lodge Farms Ltd., aux par. 48 à 55 et Robbins c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 24, aux par. 16 à 19 et à la jurisprudence qui y est mentionnée). De plus, une déclaration de culpabilité au titre de l’alinéa 40h) est impossible sur le fondement des faits tels qu’ils ont été constatés par le président.

[55]  Quoi qu’il en soit, l’accusation demeure entre les mains du président et ne devrait pas traîner. Étant donné qu’une déclaration de culpabilité au titre de l’alinéa 40h) n’est pas possible, le président n’a d’autre choix que de rejeter l’accusation. Dans de telles situations, la Cour peut rendre, à sa discrétion, une ordonnance de mandamus (Apotex c. Canada (Procureur général), [1994] 3 R.C.S. 1100, conf. [1994] 1 C.F. 742, p. 767 à 768 (C.A.); Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Lebon, 2013 CAF 55, par. 14). J’ordonne donc au président de rejeter l’accusation.

[56]  Il s’ensuit donc que toute conséquence associée à la déclaration de culpabilité, comme la perception de l’amende et toute inscription au dossier carcéral de M. Sharif concernant la déclaration de culpabilité, doit être annulée.

C.  Post-scriptum

[57]  Je tiens à féliciter les parties d’avoir préparé et déposé un énoncé conjoint des questions. Nous l’avons trouvé utile. Cette façon de faire est conforme à la nouvelle culture en matière de litige que nous sommes tous tenus d’adopter (Hryniak). À défaut d’un accord formel sur les questions, le tribunal est toujours reconnaissant pour les concessions unilatérales de l’une ou l’autre des parties permettant de circonscrire ou de clarifier les questions soulevées dans le cadre des instances de contrôle judiciaire.

[58]  Je remercie les deux parties de leurs excellentes observations.

D.  Décision proposée

[59]  Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais l’appel avec dépens dans les deux cours, j’infirmerais le jugement de la Cour fédérale, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire, j’annulerais la décision du président et je lui ordonnerais de retirer l’accusation. J’ordonnerais également que toute conséquence associée à la déclaration de culpabilité, comme la perception


de l’amende et toute inscription au dossier carcéral de M. Sharif concernant la déclaration de culpabilité soit annulée.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Donald J. Rennie, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Judith Woods, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-419-17

APPEL D’UN JUGEMENT DE L’HONORABLE JUGE BOSWELL EN DATE DU 27 NOVEMBRE 2017, NUMÉRO DE DOSSIER T-2230-16

INTITULÉ :

ABUBAKAR SHARIF c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 OCTOBRE 2018

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LA JUGE WOODS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 NOVEMBRE 2018

 

COMPARUTIONS :

Paul Quick

 

POUR L’APPELANT

 

Eric O. Peterson

POUR L’INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Queen’s Prison Law Clinic

Kingston (Ontario)

 

POUR L’APPELANT

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

POUR L’INTIMÉ

 

 

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