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Date : 20061020

Dossier : A-93-05

Référence : 2006 CAF 342

 

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LE JUGE PELLETIER

                        LE JUGE MALONE

 

ENTRE :

ALLISON G. ABBOTT, MARGARET ABBOTT et

MARGARET ELIZABETH McINTOSH

appelantes

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 12 octobre 2006

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 20 octobre 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                             LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                            LE JUGE NADON

LE JUGE MALONE

 

 


Date : 20061020

Dossier : A-93-05

Référence : 2006 CAF 342

 

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LE JUGE PELLETIER

                        LE JUGE MALONE

 

ENTRE :

ALLISON G. ABBOTT, MARGARET ABBOTT et

MARGARET ELIZABETH McINTOSH

appelantes

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

[1]               Les appelantes à titre nominal représentent deux groupes de preneurs à bail, dans le parc national du Mont‑Riding, au Manitoba. Les deux groupes sollicitent un jugement déclaratoire portant qu'ils ont le droit de renouveler à perpétuité leurs baux même si aucune disposition de ce genre ne figure dans ces baux. Les deux groupes allèguent que la Couronne les a illégalement contraints (le premier groupe) ou a illégalement contraint leurs prédécesseurs en titre (le second groupe) à renoncer à un bail prévoyant un droit de reconduction à perpétuité en échange d'un bail prévoyant un droit restreint de reconduction. Les membres du premier groupe sont les cessionnaires des preneurs à bail initiaux. Comme condition de l'octroi de son consentement à la cession, la Couronne exigeait la renonciation au bail initial en échange d'un autre bail qui ne prévoyait pas de droit de reconduction à perpétuité. Les membres du second groupe sont des personnes dont les prédécesseurs en titre (immédiats ou éloignés) faisaient partie du premier groupe. En d'autres termes, les membres de ce groupe n'ont jamais été obligés de renoncer à leurs baux puisque le droit de reconduction à perpétuité avait déjà été supprimé.

 

[2]               Les appelantes affirment que le comportement de la Couronne était inadmissible et qu'il a entraîné l'enrichissement sans cause de la Couronne. Les deux groupes allèguent que la Couronne ne pouvait pas se prévaloir de son droit de consentir à une cession des baux initiaux afin de changer les conditions, de façon à supprimer le droit de reconduction à perpétuité, mais cet argument touche de plus près les membres du premier groupe (puisque c'étaient eux qui étaient obligés de renoncer à leurs baux) que les membres du second groupe.

 

[3]               La Cour fédérale ne s'est pas prononcée sur le bien‑fondé des réclamations des appelantes et elle les a rejetées pour le motif qu'il y avait prescription en vertu de la Loi sur la prescription du Manitoba, C.P.L.M. 1987, ch. L150 (la Loi), qui est la loi pertinente compte tenu de l'article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C‑50. À mon avis, la Cour fédérale est arrivée à la bonne conclusion, et ce, pour les motifs ci‑après énoncés.

 

[4]               Les appelantes ont cherché à éviter l'application de la Loi en affirmant que le redressement demandé, à savoir un jugement déclaratoire portant sur leurs droits, n'était pas visé par la prescription puisqu'il ne dépendait pas de l'existence d'une cause d'action. Elles ont cité un certain nombre de décisions à l'appui de cette thèse, notamment Kent Coal Company Limited et al. c. Northwestern Utilities Limited, [1936] 2 W.W.R. 393 (C.A. Alb.), Re Henning and City of Calgary (1974), 51 D.L.R. (3d) 762, Vic Restaurant Inc. c. Montreal (City), [1959] R.C.S. 58 et International Brotherhood of Electrical Workers, Local 2085 c. Winnipeg Builders' Exchange, [1967] R.C.S. 628. Ces décisions étayent toutes la thèse selon laquelle une partie peut demander un jugement déclaratoire même si sa cause d'action n'a pas encore pris naissance. En d'autres termes, il n'est pas nécessaire d'attendre qu'il soit porté atteinte aux droits d'une personne pour demander un jugement déclaratoire. Ces décisions n'appuient pas la thèse invoquée, à savoir que le droit à un jugement déclaratoire n'est pas assujetti à la prescription parce qu'il ne dépend pas de la naissance d'une cause d'action. Dès que la cause d'action prend naissance, le délai de prescription commence à courir, et lorsqu'il prend fin, toutes les actions, y compris les actions visant l'obtention d'un jugement déclaratoire, sont prescrites.

 

[5]               La Cour suprême a dit que, dans certains cas du moins, le fait que la réparation est prescrite entraîne l'extinction effective du droit en question. Voir Markevich c. Canada, 2003 CSC 9, [2003] 1 R.C.S. 94, paragraphe 41 (Markevich), où figure la remarque suivante :

[...] Celui‑ci [le fait générateur] est donc survenu le 16 septembre 1986. Pendant les six années qui ont suivi cette date, le ministre n'a pris aucune mesure en vue du renouvellement du délai de prescription. Par conséquent, à partir du 16 septembre 1992, selon l'art. 32 de la LRCÉCA, le ministre ne pouvait plus exiger de l'intimé le remboursement de sa dette fiscale pour l'année 1986. On a traditionnellement considéré que les délais de prescription empêchaient le créancier d'exercer son recours, mais qu'ils n'éteignaient pas sa créance. À mon avis, il s'agit là d'une distinction vide de sens. À toutes fins utiles, la dette fiscale fédérale de l'intimé est prescrite.

 

[6]               Dans la mesure où l'argument des appelantes repose sur l'idée selon laquelle même s'il y a prescription, seul le recours, et non le droit, est prescrit, et que les appelantes ont donc encore droit à un jugement déclaratoire portant sur leurs droits, la décision rendue par la Cour suprême dans l'affaire Markevich mine le fondement de cet argument.

 

[7]               Les appelantes soutiennent également que le délai de prescription n'a pas commencé à courir à leur encontre parce qu'elles n'ont pas encore subi la perte par suite de laquelle ce délai commencera à courir à leur encontre. Cet argument est fondé sur l'idée selon laquelle les appelantes ne subiront pas de perte tant que la Couronne ne refusera pas de renouveler leurs baux. Tant que cela ne se produira pas, disent‑elles, leur cause d'action est incomplète et ne fait pas entrer le délai de prescription en ligne de compte. Il est possible de démontrer le manque de substance de cet argument en examinant ce sur quoi les appelantes se fondent pour revendiquer le droit de renouveler leurs baux. Cela ne peut être aux termes de leurs baux existants, qui ne prévoient aucun droit de ce genre. Si leur réclamation repose sur les conditions d'un bail antérieur, une perte a été subie lorsque les appelantes (ou leurs prédécesseurs en titre) ont été contraintes de renoncer à ce bail en échange de celui dont elles jouissent maintenant. Avant cette renonciation, il existait un droit de reconduction à perpétuité; après la renonciation, ce droit n'existait plus. C'est alors que les appelantes ont subi une perte.

 

[8]               Si le comportement de la Couronne était tel qu'il donnait droit à un redressement, la perte du droit de reconduction à perpétuité était le dernier élément nécessaire pour constituer une cause d'action. En l'absence de quelque question de possibilité de découverte, une cause d'action prend naissance lorsqu'est présent le dernier élément nécessaire pour étayer la cause d'action. Dans la décision J & S Hardware Ltd. c. Ed Penner Construction Ltd., [1989] S.J. no 569, la cour a cité Halsbury's Law of England, 3e éd. volume 1, page 6 :

[Traduction] L'expression « cause d'action » s'entend ordinairement de l'acte particulier commis par le défendeur, lequel a pour effet de donner au demandeur un motif de plainte. Toutefois, il peut y avoir plus d'une cause d'action valable effective découlant de la même opération. À vrai dire, « chaque fait qu'il est important d'établir afin de permettre au demandeur d'avoir gain de cause, chaque fait que le défendeur aurait le droit de nier », constitue un élément essentiel de « la cause d'action », qui « prend naissance » lorsque se produit le dernier de ces faits [...]

 

[9]               Les appelantes réitèrent l'argument selon lequel leur cause d'action n'a pas encore pris naissance en se fondant sur les articles 25, 26 et 30 de la Loi, qui traitent des actions visant le recouvrement d'un bien‑fonds. Elles affirment qu'étant donné qu'elles ne seront pas dépossédées de l'intérêt qu'elles ont dans le bien‑fonds tant que la Couronne ne refusera pas de renouveler leur bail, elles n'ont pas encore été dépossédées de leur intérêt. En s'appuyant sur l'article 26 de la Loi, elles affirment que la dépossession est l'élément qui déclenche le délai de prescription. À mon avis, les appelantes s'appuient à tort sur ces dispositions parce qu'elles ne cherchent pas à recouvrer la possession d'un bien‑fonds. En effet, les appelantes continuent à jouir de l'usage et de l'occupation des biens‑fonds loués. Même si ces dispositions s'appliquent, leur argument est assujetti à la même réponse que sa manifestation antérieure. C'est le droit de reconduction de leurs baux que les appelantes ont perdu. Ce droit a été perdu lorsque les appelantes (ou leurs prédécesseurs en titre) ont renoncé à leur bail initial et ont accepté en échange un bail ne prévoyant pas ce droit de reconduction. L'intérêt dont les appelantes ont été dépossédées est le droit de reconduction, et cette dépossession a eu lieu bien après l'expiration du délai de prescription prévu dans ces dispositions.

 

[10]           Selon l'autre argument avancé par les appelantes, la Couronne ne peut pas invoquer l'écoulement du temps, et la prescription en résultant, lorsqu'elle agit illicitement ou qu'elle bénéficie d'un enrichissement sans cause. Les appelantes font valoir que l'enrichissement sans cause n'est pas visé par la Loi étant donné que celle‑ci n'en fait pas mention. Les appelantes font en outre valoir qu'étant donné que la Couronne ne bénéficiera pas d'un enrichissement tant qu'elle ne reprendra pas possession des biens‑fonds loués par suite de l'expiration de leurs baux, leur cause d'action n'a pas encore pris naissance.

 

[11]           Dans la mesure où l'enrichissement sans cause est une doctrine fondée sur l'équité, donnant droit à un recours en équité, cet enrichissement est visé à l'alinéa 2(1)k) de la Loi qui traite « [d']un accident, [d']une erreur ou [d']un autre motif de recours reconnu en équité, sauf les motifs, mentionnés aux alinéas ci‑dessus [...] ».

 

[12]           L'argument des appelantes, à savoir qu'un acte illicite commis par la Couronne agissant en sa capacité administrative ou exécutive ne devrait pas être assujetti à un délai de prescription, n'est pas convaincant. Les appelantes, qui font remarquer qu'un acte ultra vires ne devient pas un acte intra vires avec l'écoulement d'un délai de prescription, soutiennent que le même principe devrait s'appliquer lorsque les actes reprochés sont des actes illicites. Elles avancent cet argument sans fournir de motifs ou de décisions faisant autorité à l'appui. Fait encore plus important, il est ici loin d'être clair que la Couronne ait agi en sa capacité administrative ou exécutive. À mon avis, les appelantes peuvent tout au plus alléguer que la Couronne a agi illicitement en sa qualité de bailleur.

 

[13]           Je suis donc convaincu que le juge de la Cour fédérale est arrivé à la bonne conclusion en statuant que les réclamations des appelantes sont prescrites. Cela étant, il n'est pas nécessaire d'examiner les questions de fond soulevées par les appelantes.

 

[14]           Par conséquent, je rejetterais l'appel avec dépens.

 

 

« J.D. Denis Pelletier »

Juge

 

« Je souscris aux présents motifs

     M. Nadon, juge »

 

« Je souscris aux présents motifs

     B. Malone, juge »

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 

 

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    A-93-05

 

APPEL D'UNE ORDONNANCE DE LA COUR FÉDÉRALE RENDUE PAR LE JUGE RUSSELL, No T‑1168‑96

 

INTITULÉ :                                                   ALLISON G. ABBOTT, MARGARET ABBOTT ET MARGARET ELIZABETH McINTOSH

                                                                        c.

                                                                        SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 12 OCTOBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     LE JUGE NADON

                                                                        LE JUGE MALONE

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 20 OCTOBRE 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Arthur J. Stacey

POUR LES APPELANTES

 

Paul D. Edwards

Jurgen Feldschmid

 

POUR L'INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Thompson Dorfman Sweatman

Winnipeg (Manitoba)

POUR LES APPELANTES

 

Duboff Edwards Haight et Schachter

Winnipeg (Manitoba)

 

 

POUR L’INTIMÉE

 

 

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